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Promenades japonaises—Tokio-Nikko/Chapitre 7

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G. Charpentier (Vol. IIp. 43-50).


VII

OUÉNO



Nous gravissons quelques marches qui nous amènent sur une vaste plate-forme ombragée. C’est l’emplacement du temple brûlé.

Ce temple servait d’habitation au Mia de Mikko ; c’est pour s’emparer de sa personne qu’on mit le feu au temple en 1868.

Or, qu’est-ce que c’était que le Mia de Mikko ?

C’était presque l’empereur, disent les uns. C’était un otage, disent les autres. C’était un descendant des dieux, mais un prisonnier, un homme vénéré, mais un nantissement, le frère de l’empereur confisqué par le Shiogoun.

Un usage fortement établi voulait que les frères du Mikado entrassent en religion ; ils devaient se faire raser la tête et se vouer au célibat.

On avait trouvé que de simples mortelles étaient indignes d’épouser de tels personnages qui avaient dans les veines un sang divin, et, pour éviter ces contacts immondes que Jupiter ne dédaignait pas, on mettait le dieu au couvent.

Par la même occasion on supprimait toutes ces branches cadettes toujours gênantes en politique.

Yeyas, le Shiogoun centralisateur, pensa que cette pratique était bonne, mais il voulut la rendre meilleure. Ce n’était pas assez d’avoir annulé le Mikado en le séquestrant dans son Olympe de Kioto, il voulut avoir sous la main un répondant, et, sous prétexte d’honorer le frère de l’empereur, il le nomma Mia de Mikko et l’envoya en exil sacré dans les montagnes du Nord. Mia signifie à la fois temple et prince du sang ; par cette assimilation l’homme devient sanctuaire.

Yemitsou, le petit-fils d’Yeyas, était grand amateur de religions et grand bâtisseur d’églises ; le shintoïsme et le bouddhisme avaient simultanément ses faveurs.

Le plus beau temple de Nikko et le grand temple d’Assakssa furent construits par son ordre, de même que le grand temple d’Ouéno et le grand temple de Shiba étaient son ouvrage.

Il eut pitié du Mia de Mikko, abandonné dans un petit village des montagnes ; il le fit venir près de lui, à Ouéno, ce qui avait le double résultat de sanctifier la capitale en y amenant un saint personnage et de consolider sa politique en gardant à vue l’otage impérial.

Car Yemitsou avait une politique et même une politique assez raide.

Quand, à la mort de son père, il prit possession du shiogounat, il assembla les daïmios qui étaient ses égaux et leur dit :

— Messeigneurs, la place est vacante. Si quelqu’un d’entre vous a ce désir étrange d’aspirer au shiogounat, il le peut en toute liberté, mais je le préviens que je m’y opposerai par la force des armes.

À cette offre obligeante chacun s’empressa de décliner l’honneur de succéder au fils du grand Yeyas.

Un des seigneurs, pour entraîner la majorité, qui d’ailleurs n’était pas douteuse, déclara qu’il se chargeait de châtier ceux qui seraient d’un avis contraire à la motion du président de l’assemblée.

Cette manière de consulter les grands du royaume eut le succès qu’en attendait Yemitsou. Il fut élu Shiogoun.

Et, pour consacrer son autocratie, il encouragea la dévotion sous toutes ses formes, éleva des temples superbes et combla de faveurs les prêtres des sectes les plus diverses.

Lorsqu’arriva au Japon la révolution singulière qui jeta ce pays dans la voie du progrès européen, lorsque que le Mikado réclama des successeurs d’Yemitsou les pouvoirs qu’il avait usurpés, on eut la singulière idée de faire jouer au grand prêtre de Nikko et d’Ouéno un rôle contraire à son origine impériale, on le mit en opposition avec l’empereur, son parent.

Le Taïkoun Tokougava Keïki venait de faire sa soumission au Mikado. Deux cent cinquante de ses fidèles mirent à leur tête le Mia de Ouéno et se fortifièrent dans le grand temple, prêts à subir l’attaque. Les troupes impériales, pour éviter de combattre un prince du sang eurent recours à l’incendie, espérant faire fuir les rebelles de l’enceinte sacrée, les combattre facilement et s’emparer du prince.

Mais tous échappèrent avec beaucoup d’adresse et se retirèrent sous la conduite du Mia dans la province de Moutsou où ils subirent un siège dans le château d’Aïzou.

Les uns furent tués, les autres se rendirent, le prince fut pris sain et sauf. Deux ans après, on l’envoyait à Berlin faire ses études militaires.

Il n’avait que vingt et un ans.

Voilà pourquoi nous ne voyons que l’emplacement où fut le temple.

On a construit un monument funéraire élevé avec l’autorisation du gouvernement à la mémoire des rebelles tués.

C’est un trait caractéristique du Japonais d’honorer le dévouement aux princes, même chez des ennemis, et ceux qui ont combattu l’empereur pour obéir à leurs chefs sont donnés en exemple par l’empereur lui-même.

Sur la droite, des maisons de thé, placées au bord du glacis verdoyant, dominent des jardins particuliers et laissent la vue s’étendre sur la ville jusqu’à la mer.

Des avenues larges et gazonnées donnent des perspectives infinies à travers les futaies immenses et touffues. Des groupes de Japonais se reposent à l’ombre ; pour obtenir plus de fraîcheur, les légers vêtements ont été mis de côté et donnent sur la verdure où ils sont étendus des notes vives, blanches et bleues. Les vers des Géorgiques vous reviennent en mémoire, l’idylle est prise sur le fait, et l’on se croirait transporté dans quelque Tibur gigantesque, à la végétation invraisemblable.


Des avenues larges et gazonnées donnent des perspectives infinies
à travers les futaies immenses et touffues.

Au détour du chemin, des murailles de temple bordées de plusieurs rangs de lanternes de pierre nous rappellent que nous sommes dans un parc bouddhique, un lucus oriental.

La muraille, couverte de mousse, s’étend au loin ornée, çà et là, de groupes de toros en pierres, lanternes sacrées offertes par les daïmios.

Trois portes, très espacées, donnent accès dans les cours qui sont derrière ; à chaque porte correspond un temple, et, derrière les temples, sont les tombeaux de sept shiogouns.

Les bonzes ne sont pas là pour nous faire les honneurs de leurs riches sanctuaires, et nous n’avons pas le temps de les attendre.

Nous reprenons notre marche sous les frais arbres, dont le feuillage varié, sombre ou clair, maigre ou touffu, tortueux ou retombant, ne lasse pas un moment notre admiration. Les vieux cèdres aux branches zigzaguées comme un éclair noir se détachent sur les arbres argentés et cotonneux ; les bambous élégants laissent entrevoir des groupes de pruniers à fleurs roses — sans fleurs, hélas ! pour le moment, — et les vastes peupliers abritent des taillis de camélias bronzés.

Laissant à gauche le temple dédié au Quanon de Kiomidzou, monument qui émerge au printemps des touffes de cerisiers blancs, nous entrons dans l’avenue qui mène au temple d’Yeyas.



À droite et à gauche, des toros en bronze, en pierre, des cuves servant de bénitiers, des poteaux à inscriptions, d’autres qui, les jours d’illuminations, portent d’énormes lanternes de papier : tout cela est très meublant et anime l’entrée. Un torii sacré, arc de triomphe en pierre, est à l’entrée de l’avenue, et sur la droite, on voit une grande tour à cinq toits superposés.

Au-dessus de la porte d’entrée, on a placé une grosse corde en paille de riz d’une forme particulière : c’est un emblème shintoïste.

Le temple a plutôt l’aspect d’un temple bouddhiste, il y a autour des bas-reliefs en granit qui représentent des animaux fort bien rendus.

Dans un coin, en redescendant vers l’entrée du parc, on nous montre une petite chapelle qui contient une énorme statue. La façade est grillée et laisse voir le bouddha en cage, encombré d’ex-votos.

Évidemment, la maison a été construite pour le dieu, mais l’architecte semble avoir mal pris ses mesures : c’est plutôt un manteau qu’un temple.