Propos japonais/03

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Imprimerie franciscaine missionnaire (p. 19-28).

LA POLITESSE


Ce n’est pas en vain que l’on vante la politesse japonaise : assurément il n’est rien de plus gracieux ni de plus charmant ; et s’il fallait entendre le mot civilisation au seul sens païen, comme on l’entendait autrefois à Athènes ou à Rome, avant l’établissement du christianisme, c’est-à-dire de façon à n’y voir que la formation d’un citoyen aux bonnes manières, il faudrait dire que le Japon est le pays le plus civilisé du monde.

Race à l’âme noble et fière, les Japonais ont le secret de la courtoisie. Rien de rustre ni de gauche chez eux, rien de guindé ni de hautain non plus ; tout, au contraire, soit dans leurs manières, soit dans leur langage, du moins si l’on n’en considère que l’extérieur, est de bon ton, plein de déférence et de respect.

Il faut admirer leurs bonnes manières, surtout quand ils nous abordent sur la rue, par exemple, ou bien quand ils présentent, reçoivent ou portent un objet.

Leur abord est toujours très obséquieux et très courtois. Les hommes ne se contentent pas d’enlever leur chapeau et de rester nu-tête, tout le temps qu’ils ont à entretenir leur interlocuteur ; si celui-ci est une personne de dignité supérieure, ils prennent encore le soin de retirer leur manteau, qu’ils portent sur le bras. Quant aux femmes, elles ne se présentent jamais devant une personne plus digne, sans avoir au préalable enlevé le fichu qui recouvre leur tête, et la corde, appelée tasube, qui retient leurs larges manches lorsqu’elles sont au travail. Leurs saluts et leurs inclinations surtout sont célèbres. Au dehors, même en pleine rue, la manière ordinaire de saluer est l’inclination profonde de corps. Cette inclination est toujours très gracieuse, non seulement chez les gens de la ville, mais aussi chez les gens de la campagne et même chez les tout petits enfants. Chez ces derniers surtout, c’est charmant à l’excès : il faut voir leurs petits corps, qu’on hésiterait à croire assez longs pour pouvoir être pliés en deux, se pencher dans une jolie courbette, avec cette rare souplesse qui est encore une des qualités naturelles des Japonais. De plus, ce salut est invariablement accompagné d’un lumineux et bon sourire, où l’on peut lire toute la distinction et toute l’affabilité natives de leurs personnes.

Maintenant, présentent-ils un objet ? un présent ? de l’argent, par exemple ? Ils ne le font jamais sans l’avoir d’abord enveloppé dans un papier de luxe. Il faut noter ici la manière d’envelopper : elle est à peu près toujours la même et faite dans le goût le plus exquis et le plus délicat, si bien, qu’à chaque fois l’étranger ne saurait y demeurer insensible.

En certaines circonstances, c’est plus solennel. C’est le cas des funérailles, par exemples, à l’occasion desquelles on offre des présents à ses amis. Si le présent est petit, de l’argent, par exemple, on le place sur un éventail, même si l’on est en hiver, et on le dépose devant la personne intéressée. Pour recevoir le cadeau, celle-ci fait une inclination profonde ; puis, prenant l’objet des deux mains, elle l’élève d’un gracieux mouvement à peu près à la hauteur des yeux, en exprimant avec effusion sa reconnaissance. D’ailleurs, toujours on reçoit un objet des deux mains croisées l’une sur l’autre et on l’élève ainsi en le recevant.

Quant à la manière de porter un objet, on l’enveloppe dans un fichu, dont tout Japonais possède plusieurs, variétés. Et ceci, on l’observe scrupuleusement pour tout objet, même pour une emplette faite dans un magasin, même pour une sacoche. Surtout, on porte cet objet sur le bras, et non sous le bras, et ceci est encore très gracieux.

Dans le langage, la politesse japonaise n’est pas moins admirable. Les termes polis, les tours délicats et les formules de respect sont d’une variété et d’une richesse incroyables. Je ne sais s’il existe une autre langue où les termes polis jouent un aussi grand rôle. En tout cas, en japonais, ce rôle va si loin, qu’il n’y a guère d’autre manière de déterminer les personnes. Celles-ci, en effet, dans la phrase japonaise, ne se désignent pas, comme dans beaucoup d’autres langues, par les diverses desinences d’un même verbe, mais par des verbes ou autres mots différents. Tel verbe poli, par exemple, ne s’emploie que pour la personne à qui l’on parle ou de qui l’on parle, si celle-ci est une personne de dignité plus grande que celui qui parle. La personne qui parle, au contraire, si elle le fait d’elle-même ou d’un de ses inférieurs, ne se servira que de termes pleins de modestie. C’est ainsi que, des deux verbes irassharu et mairu, qui tous deux signifient aller, le premier est un terme de respect et le second un terme de modestie.

Il y a, par conséquent, comme un double répertoire que l’on doit utiliser avec une extrême discrétion et un attentif à propos, si l’on ne veut pas faire rire de soi, pour une méprise, si facile en pareille occurrence. Il va sans dire que les Japonais eux-mêmes observent cette règle tout naturellement et toujours avec une remarquable dextérité. Il n’en va pas de même des étrangers, qui trouvent là une des plus grandes difficultés de la langue parlée.

Il faut encore noter les tours de phrase, en particulier ces groupements de verbes et de mots aimables qui donnent tant de grâce à la pensée japonaise. Soit des tournures comme celle-ci : Mô o kaeri narimashita ka ? En êtes-vous donc déjà venu à votre noble retour ? ou bien celle-ci : Go benkyô de gozaimasu ka ? Seriez-vous donc livré à vos nobles études ? ou encore cette autre : Kono tegami wo o yomi kudasaimasenu ka ? N’auriez-vous pas la condescendance de lire cette lettre ? Outre ces tournures verbales, il faut remarquer aussi dans ces phrases les particules o et go, dont le rôle est précisément de rendre hommage à la dignité de l’interlocuteur.

Et ce ne sont là que des tournures de la conversation ordinaire. Dans le style réservé à la narration de récits célèbres ou à l’exposé de doctrines religieuses, par exemple, notre catéchisme catholique, les verbes ont des constructions différentes, et beaucoup d’autres mots sont spécialement consacrés à ces sortes de sujets.

À plus forte raison en est-il ainsi du style poétique. Ces différences sont même plus grandes que celles qui existent en anglais, entre le style parlé et le style sacré.

D’autres tournures, remarquables par leur délicate modestie, sont les comparaisons de supériorité. La manière de procéder est telle que, grammaticalement, on n’exprime pas cette sorte de comparaison ; on se contente de l’insinuer, en confrontant les deux choses à comparer et en affirmant l’attitude en question, de préférence chez l’une que chez l’autre. Soit cet exemple : Je suis plus grand que vous ; on traduit simplement : Anata yori watakuski wa sei ga takai, c’est-à-dire : à côté de vous, moi je suis grand. On dirait vraiment que l’on se garde de choquer, en énonçant une affirmation qui paraîtrait heurter le sentiment d’un autre. Réellement, on a presque l’illusion d’un acte de vertu.

Comment qualifier maintenant les formules de politesse du genre de celles qui existent aussi dans les autres langues ? En japonais, on le devine, elles sont très nombreuses, très expressives et surtout très caractéristiques. Ce qui paraît singulier, en effet, pour l’étranger, c’est que, dans ces formules, les particules de respect n’accompagnent pas la personne, — qui n’est pas même désignée par un pronom, — mais l’action de la personne. En outre, à part ces particules, on ajoute en plusieurs formules, le mot sama qui veut dire auguste, honorable, respectable, et plus familièrement, Monsieur. On dira donc pour remercier d’un service rendu : Makobo ni o sewa sama de gozaimashita : assurément ce fut (j’ai été l’objet de) votre auguste assistance. Notre formule française « grâce à vous » se traduira : O kage sama de : étant donné votre ombre révérende. Pour offrir ses sympathies à quelqu’un, on s’exprimera ainsi : O kinodoku sama : et la signification de cette dernière est particulièrement forte, la voici littéralement : « À coup sûr, cette épreuve est un poison pour votre noble et honorable esprit. »

D’ailleurs le mot sama ou san s’emploie, non seulement avec les noms des adultes, mais aussi avec ceux des enfants, qui s’en servent toujours, même entre eux. Pour ces derniers cependant, ce mot se prononce souvent tchan, mais sans cesser d’être poli.

Quant aux noms propres eux-mêmes, ils ont tous une signification ; et comme la plupart du temps ils sont pris dans la nature, ils sont fort jolis, surtout pour les petites filles. En voici qui sont très répandus : O Hama san, O Yuki san, O Tsuyu san, O Take san : Mlle Fleur, Mlle Neige, Mlle Rosée, Mlle Bambou. À noter aussi que le mot san désigne à la fois « Monsieur, Madame et Mademoiselle, » et qu’on le place toujours après le nom.

On ajoute encore ce terme respectueux aux pronoms. Par exemple, on dira : Anata san, omae san, mina san, « Monsieur vous, monsieur toi, messieurs tous. » Bien plus, dans les légendes japonaises et même sur les lèvres de certaines personnes, c’est ainsi que sont dénommés les animaux ; ainsi on dit : O Saru san, o Usagi san, « Monsieur le singe, Monsieur le lapin. »

Mais, démonstrative dans ses manières, éloquente dans son langage, la politesse japonaise est-elle quelque chose de plus ? A-t-elle cette autre qualité qui distingue la vraie politesse, qui vient du cœur ; je veux dire, est-elle sincère ? Hélas ! non ! Elle ne l’est pas. On a dit des Japonais qu’ils ont trois cœurs : un qu’ils révèlent à tout le monde, un autre, qu’ils révèlent à leurs amis, un troisième, qu’ils ne révèlent à personne. Assurément il y a de nobles exceptions, parmi lesquelles il faut compter nos chrétiens et, en plus, toute la classe enfantine. Oh ! les chers enfants japonais ! jusqu’à l’âge de quinze ans environ, ils sont si simples, si candides, si purs, si sincères et si bons ! Ils sont, sans contredit, les plus belles fleurs de ce pays des fleurs. Mais en général, chez les adultes et surtout chez les femmes, cette politesse est étrangement superficielle et formaliste. Impossible, la plupart du temps, de croire à leurs démonstrations. Pourtant, celles-ci paraissent si spontanées et si vraies ! C’est que les Japonais, comme tous les Orientaux formés par le bouddhisme, ont appris à dissimuler entièrement leurs sentiments. C’est au point qu’on ne peut réellement pas, d’après la seule expression de leur figure, deviner ce qu’ils pensent. Lors même qu’ils nous paraissent les plus polis, les plus avenants, les plus aimables, ils peuvent, au même instant, entretenir intérieurement des sentiments de mépris et nous détester profondément, — sentiments que, d’ailleurs, ils nourrissent à l’égard de tous les étrangers. — Certaines femmes, par exemple, se haïssent jusqu’à la perfidie ; si, par hasard, elles se rencontrent sur la rue, elles ne tarissent pas d’exclamations de joie apparente et ne cessent plus de se faire des inclinations ; vraiment c’est inouï d’hypocrisie !

Un autre fait qui se présente souvent pour le missionnaire, c’est celui-ci. Il va dans les maisons païennes, rendre visite à des personnes avec lesquelles il entretient des relations, dans l’espoir de les amener peu à peu au catholicisme. Or, on le reçoit avec l’empressement le plus marqué, avec la joie la plus visible, même avec les termes d’Auguste Père, Shimpu Santa ; en un mot l’accueil ne saurait être, apparemment du moins, plus affable et plus bienveillant. Entame-t-il, après quelque temps, des sujets de religion, on écoute avec respect et admiration, on questionne avec intérêt, on demande même humblement d’être admis dans une religion aussi raisonnable et aussi sainte et on promet spontanément de venir à l’église catholique assister aux offices religieux ; bref, apparemment, on ne saurait rencontrer de docilité plus modeste et plus souple. Cependant, en réalité il n’en est rien ; cet hôte, si aimable, n’attend peut-être pas même au lendemain pour oublier et ce qu’il a entendu et ce qu’il a promis ; en tout cas, il ne paraît jamais à l’église. Il existe heureusement un bon nombre d’âmes mieux disposées, que la grâce divine touche efficacement et qui ont assez de courage pour se convertir. Mais le fait ci-dessus reste, hélas ! journalier et démontre avec quel art incroyable les Japonais savent dissimuler.

Si courtoise et si obséquieuse soit-elle, la politesse japonaise n’est donc que tout extérieure. C’est un vernis riche et brillant qui recouvre d’insaisissables sentiments. Il est donc bien vrai que le paganisme, comme tout ce qui est purement humain, ne saurait foncièrement civiliser ; il n’atteint que l’extérieur et ne donne qu’une perfection de surface. Le christianisme, au contraire, atteignant, dirigeant, cultivant et nourrissant de lumière et de force la conscience humaine, ce levier de l’activité morale, donne à la vie intérieure et extérieure, individuelle et sociale un sens logique qui ne se dément jamais, et surtout, il établit entre tous les cœurs un lien de charité surnaturelle, seule vraie source de la politesse et de la courtoisie. Dès lors, l’homme devient tout d’une pièce : il ne se contente pas de paraître honnête et vertueux, il l’est véritablement. Sans doute, il peut, à certaines heures, avoir des faiblesses ; sa nature, malgré tout, restant si fragile ! Mais si, en s’appuyant avant tout sur le secours de la grâce divine, il tient fortement à rester fidèle aux principes incorruptibles dont l’a pénétré sa sainte religion, vite il se relève, se purifie, s’élève et se grandit à la hauteur du Christ, suprême civilisateur des individus et des peuples.

Or, ce qui manque aux Japonais, c’est la conscience. Par orgueil et par fierté, ils veulent paraître honnêtes, intègres et polis ; peu leur importe que ces dehors soient faux et menteurs.

Oh ! si ce pays était tout chrétien, quelle ne serait pas la politesse japonaise !