Propos japonais/05

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Imprimerie franciscaine missionnaire (p. 35-42).

CÉRÉMONIAL DES VISITES


Je ne sais rien d’aussi gracieux qu’une visite japonaise. C’est à cette occasion qu’il est surtout loisible d’admirer l’extrême politesse des gens de ce pays. Au premier abord, tout paraît solennel et précieux. En réalité, il n’en est rien : tout s’accomplit le plus simplement du monde et si gentiment !… D’ailleurs, jugez-en vous-même.

Voici le visiteur, le « noble monsieur le visiteur », comme on l’appelle ici ! Il ouvre la porte du petit vestibule, pièce inséparable de toute maison japonaise, puisque c’est là qu’on quitte les chaussures et les habits, avant de pénétrer à l’intérieur.

« Faites excuse » dit-il. Si c’est une femme, la formule est encore plus polie : « Veuillez m’accorder une excuse. » On sait que la femme au Japon a été jusqu’aujourd’hui dans une condition très inférieure à celle de l’homme, dont elle est devenue moins l’épouse que la servante. Dès lors, son langage accuse forcément cet état d’infériorité et de sujétion.

Il faut remarquer aussi, dans la voix, les tonalités et les inflexions qui sont d’une gentillesse, dont les Japonais ont peut-être seuls le secret.

À noter encore que le visiteur ne frappe pas à la porte, probablement parce que celle-ci, étant fabriquée en papier, serait vite trouée — elle le devient assez tôt sans cela, — et que d’ailleurs, on entend tout de l’intérieur.

En s’excusant donc, le visiteur s’annonce par le fait même. Une fois entré dans le vestibule, il s’excuse une seconde fois. Alors la réponse ne se fait plus attendre. Elle est brève et très vive : Hai ; dit-on ; ce qui signifie, dans le cas, non pas précisément la réponse affirmative, le « oui » à une question posée, mais plutôt ceci : « Certainement ! Qu’y a-t-il à votre service ? » ou bien : « J’y suis ! J’ai entendu ! »

Puis on ouvre la fragile petite porte, que l’on prendrait plutôt, au premier coup d’œil, pour un châssis aux multiples petits carreaux de papier. Cette porte n’a ni charnières, ni gonds : elle glisse derrière une autre porte semblable, dans de petites rainures, ménagées, à la partie supérieure, sur le linteau et, à la partie inférieure, sur le seuil.

La conversation s’engage après que l’on s’est réciproquement souhaité le bonjour. Si l’entrevue doit être courte, l’affaire se règle ainsi dans la porte à demi-ouverte, quelquefois même la porte restant close. Mais si le visiteur, tout inconnu qu’il est, désire entrer pour une affaire plus importante, il le demande avec beaucoup de modestie : « Si j’allais jusqu’à entrer, serait-ce bien ? » Naturellement, si le visiteur est une personne bien connue, cette demande est vite prévenue, et avec quelle déférence dans le ton de la voix et dans le choix des mots ! « Vous êtes le bienvenu. S’il vous plaît, daignez nous faire l’honneur de monter. »

On remarquera ici que les hôtes n’invitent pas à « entrer » mais à « monter ». Et ceci s’explique par la disposition de la maison japonaise, dont le parquet, couvert de nattes, est à un niveau plus élevé que celui du vestibule, lequel n’est souvent autre chose que le sol.

Le cérémonial est encore plus complet dans les maisons aristocratiques, où il y a une servante. Au premier appel, celle-ci apparaît sur le seuil, se tenant un peu à l’écart, à genoux sur les nattes, et, avec une gracieuse révérence, elle pose timidement cette question : « À qui ai-je l’honneur de parler ? » Sur quoi le visiteur se fait connaître, puis il ajoute : « Votre maître est-il chez lui ? » La servante de répondre aussitôt : « Oui, monsieur, il est chez lui. S’il vous plaît, veuillez me faire l’honneur d’attendre un tout court instant. » Elle va alors promptement annoncer le visiteur, puis, à son retour, si le maître de la maison est visible, elle invite le visiteur à entrer.

À l’invitation qui lui est faite, le visiteur s’empresse de répondre. « C’est bien, je vous remercie. » Quittant aussitôt ses chaussures, son chapeau, et son pardessus, si c’est en hiver, il entre à la suite de la servante et, se présentant devant le maître de la maison, il se prosterne devant lui.

Alors, l’un et l’autre se font, mains et front en terre, trois grandes salutations, tout en échangeant quelques paroles de bienvenue, dont voici quelques formules usuelles : « C’est la première fois que j’ai l’honneur de me suspendre à vos nobles yeux, » ou bien : « Oh ! il y a bien longtemps que je ne me suis pas informé de vos nouvelles. — Eh ! non, c’est moi au contraire. — Tout le monde est en bonne santé, j’imagine ? — Oui, tout le monde ici est en parfaite santé. »

Puis, le maître indique à son visiteur d’un geste royal, doublé d’une aimable révérence, un large coussin, appelé zabuton et préparé tout exprès : « Bien ! dit-il, venez donc par ici » — « J’ai le plaisir de vous remercier, répond le visiteur. » Puis s’agenouillant sur le coussin : « Veuillez m’excuser », ajoute-t-il.

Immédiatement paraît la femme de la maison qui, à son tour, souhaite la bienvenue au visiteur, puis discrètement prépare le service du thé, tandis que la conversation se poursuit entre l’hôte et son visiteur.

Cette préparation du thé est aussi fort intéressante et fait partie du cérémonial de la visite. De l’eau est d’abord chauffée dans une bouillotte, sur le feu de charbon de bois qui brûle incessamment dans la maison. Lorsque cette eau commence à bouillir, on découvre la bouillotte pour en laisser échapper, durant quelques instants, la vapeur trop abondante, puis on remplit la théière dans laquelle on a déjà introduit les feuilles de thé.

Alors tout est prêt pour le service. On verse le thé dans de minuscules tasses, en les remplissant par petites doses distribuées à tour de rôle dans chacune. Bientôt, on présente une tasse au visiteur, non pas en la lui offrant, dans la main, mais en la plaçant devant lui par terre, ou bien en la lui tendant sur un plateau, appelé bon, et ceci, avec une révérence toujours gracieuse, et avec une formule qui révèle autant de modestie que de noblesse : « S’il vous plaît, veuillez accepter de ce thé : il est bien pauvre ; cependant daignez nous faire l’insigne honneur d’en prendre une tasse. » — « C’est bien, fait le visiteur avec une inclination, je vous remercie. Je vais le prendre. » Cependant il se garde bien de le boire immédiatement. Il attend une seconde, puis une troisième invitation, et enfin le signal que le maître de la maison doit donner lui-même, en buvant le premier à sa propre tasse. Le visiteur ne va pas non plus vider la sienne d’un trait, bien que dans la tasse il n’y ait guère plus de thé que pour un seul trait. Au contraire, il y trempe à peine les lèvres pour en aspirer deux petites gorgées seulement ; mais il a soin de boire avec bruit, afin de laisser entendre à son hôte qu’il trouve un goût exquis et subtil au thé qu’on lui présente. Ce détail offusquera peut-être la susceptibilité de la politesse française ; mais on le comprendra vite, en se rappelant qu’au Japon les coutumes sont aux antipodes de celles de l’étranger.

Avec le thé on offre aussi les « nobles bonbons », dont il existe beaucoup de variétés. Presque tous sont plus substantiels et plus nutritifs qu’au Canada, étant fabriqués surtout avec du riz ou des fèves. D’ordinaire, on en offre de plusieurs espèces au visiteur, de sorte que celui-ci aurait amplement de quoi se distraire, si la conversation allait languire.

Mais celle-ci ne languit jamais. Les Japonais parlent avec beaucoup de facilité, surtout les femmes qui, en ceci, ont renoncé probablement à contraster avec celles de l’étranger ? ?…

De plus, le Japonais n’expose jamais le but de sa visite sans un préambule. Et quel long préambule ! Il n’est pas rare de recevoir un visiteur qui passe deux heures environ à causer de choses et autres, et ne fait connaître le but de sa visite que tout juste avant de quitter ou même en sortant.

La raison en est peut-être celle-ci : il ne semble pas y avoir, à proprement parler, de visites d’affaires au Japon. Ce sont toutes des visites de cérémonie, à l’occasion desquelles on peut exposer une affaire.

D’ailleurs les Japonais ne sont pas pressés. Il n’y a guère d’affaire, quelque importante qu’elle soit, qui ne puisse se remettre au lendemain ou à plus tard. On dérange bien rarement un Japonais, serait-ce à l’heure des repas, ou, plus exactement, à notre heure des repas, car lui, lui n’a pas d’heure fixe pour manger : il le fait pour ainsi dire à temps perdu ; de sorte que, très souvent, il passe une journée entière sans prendre aucun aliment.

Les visites japonaises sont donc très longues. Mais elles sont, à certains points de vue, fort agréables, pour les étrangers surtout, à cause du charme que ces gens mettent dans leurs conversations. Ils font peu de gestes, il est vrai, tout orientaux qu’ils sont ; mais en revanche, il faut voir leurs jeux de physionomie ; il faut entendre leurs expressions vives, dans lesquelles ils cristallisent leur pensée, selon l’ordre spontané de la sensation qui l’a précédée et préparée ; il faut remarquer les inflexions de leur voix et leur invariable sourire, persistant même s’ils se mettent en colère. Toute cette mise en scène, qui d’ailleurs reste très simple et très naturelle, produit réellement l’effet d’un charme irrésistible, dont le visiteur garde toujours l’agréable impression.

Quand il veut se retirer, le visiteur annonce brièvement qu’il va partir, et aussitôt, quittant le coussin, il salue profondément son hôte, qui s’empresse de dire : « Quoi ! serait-ce donc déjà votre noble retour ? » Puis, à moins qu’il ne veuille retenir plus longtemps son visiteur, l’hôte ajoute : « S’il vous plaît, faites-nous encore l’honneur de revenir. » À quoi le visiteur répond : « Oh ! oui, certainement ! Je vous remercie ; je reviendrai encore. Au revoir. » Le visiteur est reconduit au vestibule, où il reprend ses chaussures ; quant à son chapeau et à son pardessus, il garde le premier à la main et place l’autre sur son bras, et, à moins qu’on le prie très instamment de s’en revêtir sur le champ, il se retire ainsi, en saluant une dernière fois par une grande révérence et par un dernier : « Au revoir », Sayônara.