Propos japonais/27

La bibliothèque libre.
Imprimerie franciscaine missionnaire (p. 251-260).

LE DIEU DE NOS AUTELS EN PAYS
DE MISSION


Vous qui vivez en pays catholiques, avez-vous jamais songé au Dieu de nos autels en pays de mission ? Vous qui priez dans ces temples magnifiques, dans ces colosses de pierre, œuvres immortelles par lesquelles l’homme a, pour ainsi dire, prosterné son génie aux pieds du Très-Haut ; vous qui assistez à ces cérémonies incomparables, présidées par ces grandes orgues dont, selon les circonstances, les puissants accords, les déchirants soupirs ou les célestes litanies font palpiter la ferveur du peuple fidèle et la forcent irrésistiblement à se répandre en prières et en saints cantiques ; vous qui voyez les troupes angéliques des premières communions, les heureux élus des ordinations sacerdotales, les sacrifices touchants des professions religieuses, les oblations héroïques de tous les consacrés ; vous qui participez aux théories ondulantes des processions sans fin, au milieu des gazouillis d’oiseaux, accrochés à tous les arbres, et des parfums aromatiques, voltigeant à la brise sur toutes les haies ; vous enfin qui applaudissez au triomphe de Jésus-Hostie au milieu d’une nature abîmée comme vous dans l’adoration et la prière, avez-vous jamais songé, dis-je, à ce même Jésus-Hostie en pays de mission ? Oh ! je vous prie, songez souvent à lui, en ces plages lointaines, songez à lui particulièrement sur ce sol japonais, songez à la solitude qu’il habite, à l’insensibilité qui l’entoure, à l’idolâtrie qui l’insulte.

Ah ! si vous voyez la solitude qu’il habite, le Dieu de nos autels, en la plupart de nos missions japonaises ! Figurez-vous un instant la misérable chapelle qui l’abrite, — là où il y en a une pour lui, — : rien autre chose qu’un bâtiment exigu en bois, au plafond en papier, aux murs en bambous et en terre séchée, au parquet recouvert de nattes de paille. De cela à une petite grange il n’y a donc pas loin ! D’ailleurs la senteur des nattes en donne déjà l’illusion.

Encore si Jésus-Hostie avait nombreuse et constante compagnie en ce réduit ! Mais il y est à peu près toujours seul ! Dans la chapelle règne un silence mélancolique et triste à mourir ! La lampe du sanctuaire, la nuit surtout, y projette indolemment de faibles lueurs, qui permettent à peine de reconnaître le tabernacle et l’autel ; on dirait qu’elle s’y ennuie et voudrait laisser Jésus tout seul ! Le matin, le missionnaire apparaît pour dire la sainte messe, pour laquelle bien souvent il n’a pas de servant. En ce même temps, par la petite porte du fond se glissent quelques ombres : trois ou quatre personnes, qui aiment bien le bon Dieu, celles-là du moins. Tout se passe sans bruit, dans la plus désolante simplicité. Le dimanche, c’est un peu mieux. Il y a plus d’affluence. La chapelle est à moitié pleine, et même pleine, les jours de grande fête par exemple. Et puis, il y a la voix collective des chrétiens qui prient ensemble. Ceci est réellement touchant. Il y a encore beaucoup de communions, vu le petit nombre des chrétiens dans la localité : c’est déjà une consolation. En outre, lorsqu’il y a un baptême, quelques premières communions ou des confirmations, c’est quelque chose d’extraordinaire qui, sans doute, doit faire plaisir à Notre Seigneur. Alors, quand tout est fini, après la bénédiction du Très Saint Sacrement, il reste dans le pauvre réduit des parfums d’encens qui en font lentement le tour et viennent se réunir autour de l’autel. Aussi, j’imagine qu’en ces moments le pauvre Jésus-Hostie doit oublier les senteurs de paille pour songer avec amour à ces élans d’une foi toute neuve, dont il a été l’objet sacré un instant auparavant, et dont maintenant, ces forts parfums d’encens rappellent la pureté et la fraîcheur.

À tout prendre, cependant, c’est encore bien peu de consolations, quand on pense à l’insensibilité du peuple innombrable d’alentour. Pourquoi donc ce peuple est-il aussi insensible à la voix si douce de Jésus, qui appelle toutes ces pauvres âmes du tendre nom de brebis, qui les veut ramener toutes au bercail de sa sainte Église, afin qu’il n’y ait plus qu’un seul troupeau et qu’un seul pasteur ? Ah ! le grand mal de ces âmes, c’est l’ignorance : elles ne connaissent pas Jésus-Hostie. Sans doute, elles ont déjà souvent entendu parler de lui, mais elles ne voient en lui qu’un étranger célèbre, qu’un héros fameux, comme il y en a d’ailleurs une foule dans l’histoire de leur propre pays. Elles savent aussi que ce héros d’Occident est considéré comme un Dieu ; mais, en cela, rien d’extraordinaire non plus, pensent-elles ; leurs héros, à elles aussi, reçoivent les honneurs divins ; dès lors, pourquoi préférer un héros, un dieu étranger aux héros, aux dieux nationaux ? La petite chapelle se dresse bien, il est vrai, sur le bord de la rue de quelques grandes villes. Mais elle est si petite, si pauvre, si misérable, si insignifiante, en un mot, quand on la compare aux pagodes qui font l’orgueil de la nation par leur splendeur et leur richesse. Elle s’appelle bien aussi : « Église catholique », c’est-à-dire qu’elle prétend enseigner une religion qui s’adresse à tous les peuples sans distinction de race, de langue ou de classe. Mais, pensent les pauvres païens, il y en a tant, de nos jours, de sectes religieuses qui prétendent être faites pour tout le monde ; tellement que le vrai problème, semble-t-il, c’est l’embarras du choix. Et leurs pensées en sont là ! Evanuerunt in cogitationibus suis ! (Rom. 8, 21.)

Il y a encore une autre raison ; l’indifférence. Et d’où vient donc cette indifférence pour rechercher la religion ? Autrefois, si l’on en croit l’histoire du premier épanouissement de la foi au Japon, le peuple éprouvait une véritable avidité à s’instruire de la vérité, et en ces temps, la foi catholique faisait des progrès si merveilleux que les missionnaires suffisaient à peine à conférer le saint baptême. Aujourd’hui, on a du goût pour s’instruire de tout, mais pas des vérités de la religion. Toute autre chose, mais pas cela ! Que s’est-il donc passé ? Une des causes, c’est l’absence de toute éducation religieuse. Autrefois, il n’y avait pas d’autres écoles que celles des bonzes, auprès desquels venaient s’instruire les enfants de la noblesse et même ceux du simple peuple. Or, l’enseignement des bonzes était non seulement littéraire, — à ce point que c’est à eux qu’est due l’introduction la conservation de l’écriture en ce pays, — mais il était encore, on le devine, religieux, bien qu’idolâtrique. Aujourd’hui la situation est tout autre : toutes les écoles appartiennent à l’État ; et dans ces écoles, on ne peut parler de religion : l’enseignement doit être affranchi de toute tendance religieuse quelconque. De là le dégoût des élèves pour les vérités de la religion. Et comme ce système dure déjà depuis plusieurs années, de là aussi l’absence de toute éducation religieuse dans les familles dont les parents ont suivi les écoles de l’État. Une autre cause est l’appât des richesses. On le sait, depuis que le Japon est ouvert à l’étranger, il s’est totalement transformé. À l’heure qu’il est, il jouit d’une prospérité matérielle, relative, et beaucoup sont devenus subitement riches. La richesse ! voilà donc le grand appât, le seul but vers lequel ces pauvres païens concentrent toute leur vie. D’où, plus de temps pour s’occuper des choses de l’au-delà. D’ailleurs, d’après eux, y a-t-il bien une autre vie, puisqu’ils n’ont reçu sur ce sujet, aucune éducation religieuse, rien qui puisse, sur ce point, retracer les quelques vestiges de la loi naturelle gravée en leur cœur ! Une troisième raison de l’insensibilité japonaise vis-à-vis de la religion, c’est l’immoralité générale. Ceci n’est ni plus ni moins qu’épouvantable. Il est vrai qu’elle ne date pas d’aujourd’hui ni d’hier : elle est plusieurs fois séculaire. Seulement, autrefois elle faisait ses ravages surtout parmi les bonzes et les nobles. Aujourd’hui, elle est générale, et, de jour en jour, elle prend des proportions plus effroyables. C’est que la prospérité matérielle vient ajouter son poids énorme à celui déjà considérable de l’hérédité, de sorte que la nation est ainsi entraînée presque fatalement vers le crime et l’enfer. Tant il est vrai que, de la richesse à l’immoralité, il n’y a qu’un pas !

Or comment voulez-vous qu’une âme dépravée soit accessible aux saintes vérités de la religion et du salut ? La foi est un don essentiellement gratuit ; mais Dieu ne l’accorde pas à une âme qui n’est pas disposée à le recevoir. De même, comme à dit Notre Seigneur, qu’on ne met pas du vin nouveau dans des outres vieillies, mais dans des outres neuves et bien propres, ainsi la foi n’entre pas dans une âme, si elle n’y rencontre au moins le repentir sincère des fautes passées et le ferme propos de ne plus pécher à l’avenir. Or, une foule immense de gens ici, même parmi le menu peuple, à plus forte raison parmi les grands et les riches, sont tyrannisés par des habitudes invétérées, trop bien secondées et favorisées, hélas ! par les commodités de l’époque actuelle. Leur esprit souvent admet la raison, la droiture, l’honnêteté, en un mot l’excellence indiscutable de l’enseignement catholique ; mais leur cœur, lui, enchaîné à son boulet d’esclavage, ne se sent pas capable de suivre le dictamen de l’esprit. Ainsi, mille fois plus à plaindre encore que le jeune homme de l’Évangile, qui ne put se résoudre à suivre Jésus, parce qu’il possédait de grands biens, ces pauvres Japonais s’éloignent, parce qu’ils n’osent pas sortir de leur péché. Or, je le demande, qui pourrait s’imaginer l’immense tristesse de Jésus-Hostie, en présence de ces âmes insensibles qui refusent de porter son joug, pourtant si suave et son fardeau pourtant si léger ?

Ce n’est pas tout : songeons encore à l’idolâtrie qui insulte Jésus-Hostie en son divin Tabernacle. Le matin, dès que l’aurore a blanchi l’horizon, annonçant majestueusement l’ascension triomphale du puissant roi du jour ; au moment où une brise légère vient faire frissonner le verdoyant feuillage des arbres, entr’ouvrir la corolle des fleurs chargées de perles de rosée et avertir les oiseaux d’entonner de nouveau leurs chants, en un mot, au moment où toute la nature se réveille pour louer son Créateur, voici qu’arrive jusqu’à la chapelle catholique un son de cloche mélancolique, lugubre, sinistre : ce sont des coups comme ceux d’un glas funèbre, résonnant d’abord à intervalles distants, puis de plus en plus courts, enfin éclatant en tempête confuse et insupportable. Ce son de cloche vient d’une pagode voisine et il annonce que les bonzes vont en ce moment commencer leurs dévotions larmoyantes devant leurs hideuses idoles. C’est ainsi qu’au milieu d’une nature qui prie, l’homme seul, pourtant la plus noble des créatures terrestres, ignore son Créateur et son vrai Dieu.

Le long du jour, du fond de son Tabernacle, Jésus-Hostie entend encore de temps en temps le son du tambour. Ce son vient non-seulement des bonzeries, mais aussi de certaines maisons particulières, où le bonze vient de temps à autre faire des prières pour avoir une aumône ou pour veiller auprès d’un mort. Or, en ces circonstances, il est presque toujours accompagné de son tambour.

Il y a aussi les enterrements bouddhistes et shintoïstes qui sont toujours une insulte pour Notre-Seigneur. Le décor du cortège diffère un peu chez les uns et chez les autres. Les premiers ont beaucoup de fleurs. Les autres pas, ou presque pas. Les bouddhistes ont pour acolytes, ou pour semblable fonction, des bonzesses, dont l’accoutrement fait penser au costume des religieuses catholiques. Les shintoïstes, sans avoir de bonzesses, n’excluent pas cependant les femmes de leurs fonctions rituelles. Les uns et les autres surtout considèrent le défunt qu’ils portent en terre ou au four crématoire, comme un dieu auquel ils rendent des honneurs divins, au préjudice du vrai Dieu.

Mais la plus cruelle injure de toutes pour Jésus-Hostie est sans contredit le spectacle des fêtes païennes dont le bruyant écho parvient jusqu’au temple catholique. Ces pauvres païens qui ne cherchent leur bonheur que sur cette terre, lorsqu’il y a une fête publique — et il y en a souvent — s’y jettent éperdument avec une passion qui ne connaît aucun frein. Alors l’argent ne compte plus et les épargnes recueillies avec peine n’ont pas d’autre destination que le désordre et la débauche. Aussi, on ne peut voir sans amère tristesse à quels épouvantables excès se livrent ces malheureux : ils deviennent comme possédés d’une folie brutale. Pauvres gens !

Oui, pauvres gens ! et pauvre Jésus ! Vraiment, qui pourrait dire combien il souffre en pays de mission ? Lui qui voit tout, entend tout, connaît même le fond des cœurs, comme il doit gémir de la solitude qu’il habite, de l’insensibilité qui l’entoure et de l’idolâtrie qui l’insulte !

Vous donc qui vivez en pays catholiques, songez souvent, je vous prie, au Dieu de nos autels en pays de mission. Vous qui priez dans des temples magnifiques, qui assistez à des rites imposants et à des cérémonies inoubliables, qui enfin coopérez au triomphe de Jésus-Hostie dans les âmes et dans la société, pensez aussi, je vous prie, à la divine tristesse de Jésus en plein paganisme.

Vous, mère chrétienne, qui au jour mille fois béni de la première communion de votre enfant, dans les transports d’une joie qui vous fait pleurer silencieusement, contemplez à travers vos larmes, votre cher petit, là-bas, à la sainte table, au milieu de cette phalange de communiants, toute enveloppée des faisceaux d’une lumière multicolore, que tamisent onctueusement les verrières de l’église ; vous qui, au moment où le prêtre, avec une visible émotion lui-même, met pour la première fois sur la langue du petit la blanche Hostie de l’autel et où l’enfant reçoit son Dieu avec une piété angélique, unissez votre cœur au sien et, disant à Dieu une fervente prière, ne craignez pas de lui consacrer votre enfant, pour qu’il en fasse son prêtre, ah ! je vous prie, pensez aussi, à cette heure, à la cruelle solitude de Jésus en pays infidèle et n’hésitez pas à demander que votre fils soit un jour missionnaire.

Et toi, petit enfant de chœur, à la chevelure bouclée moussant dans un surplis de fine dentelle, vêtu d’une longue soutane rouge comme un petit cardinal, soit que tu verses le vin dans le calice d’or, soit qu’en sonnant la clochette argentine tu prosternes tout un peuple à genoux, soit que tu balances le fumant encensoir et fasses monter vers le ciel des nuages embaumés, devenant ainsi comme l’interprète de la prière de tous, toi aussi, à ces moments solennels surtout, songe un peu à l’insensibilité qui entoure Jésus Hostie en pays infidèle, et, comme l’encens que tu lui offres avec amour pendant que le prêtre trace lentement avec l’ostensoir le signe auguste d’une large bénédiction au-dessus de mille têtes courbées, offre-toi toi-même généreusement à Jésus, pour l’aider à répandre là-bas la foi chrétienne dans les âmes.

Vous enfin, jeunes lévites, élus du sanctuaire, qui, vous consacrant au service de l’autel, en gravissez lentement les degrés, et, dans la prière et l’étude, vous préparez à recevoir l’onction sacerdotale, soit que, dans vos pieuses méditations, vous vous appliquiez à remplir vos cœurs de l’amour de Dieu, afin de le transformer un jour en zèle ardent pour le salut des âmes, ou que vous saisissiez votre esprit des témoignages irréfragables de la vérité et de tous les sublimes secrets de la sainte théologie, n’oubliez pas non plus l’idolâtrie qui insulte encore le Dieu de nos autels en pays de mission. De plus, comme le bon Pasteur, venez courir après les brebis égarées. Oh ! non, ne laissez pas plus longtemps à d’autres la poursuite d’une si noble mission. Si personne de vous ne vient, qui donc viendra ?