Prostitués/II/Paul et Victor Margueritte

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(p. 24-32).

Paul Margueritte dessina jadis des grisailles aimables et Jours d’épreuve par exemple ne m’a pas laissé un trop mauvais souvenir. Un charme triste se cachait dans ses livres, fait de conscience qui s’efforce et d’impuissance qui s’avoue presque. La probité et la modestie de l’auteur touchaient ; on souffrait de voir un ouvrier si appliqué ne réaliser qu’à demi ; on l’aidait d’un rêve sympathique et l’esprit du lecteur achevait l’œuvre. Malgré tout, l’insuffisance éclatait ; mais on souriait à ce qu’il restait dans l’auteur d’enfance persistante et, d’une espérance qui s’obstine, on attendait encore quelque chose de lui après dix volumes manqués. Hélas ! les dix volumes sont devenus trente volumes. Le talent est resté une montagne inaccessible aux efforts répétés, mais les marécages du succès sont conquis, enfin. On multiplie rapidement des produits qui ont maintenant un débouché certain.

Même le commerce s’est élargi, on a pris un associé fraternel et la maison, dont le chiffre d’affaires va augmentant, est avantageusement connue sur la place de Paris sous la raison sociale Paul et Victor Margueritte.

La maison tient divers articles : on y trouve des aventures enfantines de petits garçons, de petites filles ou de grandes personnes ; on y fournit aussi le roman-pétition contre les lois mal faites (car, pour ces braves gens, il y a des lois qui sont bien faites.) Mais le triomphe de la maison, ce sont les chromos de la guerre franco-allemande (Voyez rayons 1870 et 1871). C’est cet article seul que je consens à prendre en main aujourd’hui. Parmi les divers livres qui composent la série intitulée une époque, mon boniment doit vous conseiller surtout Les tronçons du glaive. Regardez-moi ça, si c’est bien conditionné : joli cadre doré, papier de première qualité ; et l’article est avantageux comme ceux de la maison Zola. Le client qui aime que ça dure en a pour son argent. Il n’y manque que peu de choses : la couleur et la vie. Mais la couleur, c’est de bien mauvais goût ; et les livres vivants, vous savez, le grand public n’en veut pas : il trouve que ça fait peur.

Donc Paris bloqué essaie en vain de trouer les lignes allemandes et la Province tente en vain de secourir Paris. Les frères Margueritte nous content, d’un accent triste et vaillant, ces efforts malheureux. Ils s’indignent contre Bourbaki et Trochu qui ne surent pas vouloir. Ils s’enthousiasment pour Gambetta, pour Chanzy et pour Faidherbe qui voulaient et qui, semble-t-il, auraient réussi si leur don complet et leur tenace énergie n’avaient été rendus inutiles par la faiblesse résignée des deux autres.

Le sujet, fort complexe, tout de détails et d’épisodes, était difficile à grouper en livre. Vue du côté français, cette guerre de 1870 est une tragédie mal faite dont l’action multiple se dissémine insaisissable sur dix théâtres à la fois. Au lieu de dresser un héros unique, les auteurs, élevés au collège naturaliste, ont voulu nous intéresser à toute une famille et, sur chacun des lieux où doit se passer quelque chose, ils ont placé, témoin ému, un membre de cette famille. Hélas ! l’artifice naïf, au lieu de donner au récit quelque unité même apparente, en fait sentir plus cruellement la dispersion. Pas plus que les tronçons du glaive de la France, les tronçons du livre ne se rejoindront. On sent l’impuissance dès les premières pages ; il n’y a plus qu’à se résigner, à s’intéresser aux divers fragments comme à une série de nouvelles sur « une époque ».

On peut aussi créer soi-même l’unité : en choisissant Paris comme centre et en traduisant le récit direct des efforts de la Province par l’émotion qu’ils apportent aux assiégés ; ou en s’attachant à la pensée de Gambetta et en regardant les événements se refléter vibrants dans cette âme. Il est regrettable que les auteurs n’aient pas fait, par un de ces deux moyens ou par quelque autre, le travail d’unification qui, après tout, leur incombait. Une belle ordonnance synthétique grandirait singulièrement la valeur littéraire du volume.

La valeur littéraire du volume est médiocre : non-seulement nous n’avons pas un livre, mais encore, parmi les nombreux personnages inventés, aucun ne montre la solidité organique d’un caractère. Chacun est une succession de gestes qui restent épars — je ne dis pas contradictoires. La marionnette qui a commis un geste lâche répétera des gestes lâches ; celle qui une fois s’est dressée héroïque continuera son héroïsme. Mais rien ne sera fortement caractéristique, rien ne jaillira d’une profondeur vivante. Quand on aura dit de celle-ci qu’elle est héroïque, de celle-là qu’elle est lâche, on n’aura rien à ajouter. Cependant, certaines pages du roman valent par le mouvement ému du style, celles surtout qui disent, souriantes ou élégiaques, quelque fragment d’idylle.

Les frères Margueritte ont mieux dessiné les personnages historiques. Leur Gambetta, leur Chanzy, leur Trochu, leur Bourbaki, leur Thiers sont d’une ligne autrement précise et marchent d’une allure autrement vivante que toute leur raide ou fantomatique famille des Réal. Leurs observations valent mieux que leurs tentatives de création et ces romanciers manqués réussissent parfois à se manifester historiens appliqués et intelligents.

Le style, d’un mouvement toujours lent, souvent incertain, mérite cependant quelques éloges — même en dehors des pages idylliques, — par sa gravité triste et vaillante. L’écriture[1] est malheureusement très inférieure. Au début elle est détestable, comme chez la plupart des contemporains quand ils s’appliquent. C’est une insupportable accumulation d’images scientifiques ou industrielles : « Hier, aujourd’hui, demain, bouillonnant dans le creuset de l’heure trouble. » — « L’or venait de circuler par mille voies nouvelles, les chemins de fer, les chemins vicinaux, tout un réseau artériel et veineux. Privée de son cœur, ce Paris de qui elle était accoutumée à recevoir le sang vivace, l’impulsion des idées… » Diable, diable ! si c’est l’or qui circule dans le « réseau artériel et veineux », comment se fait-il que les idées soient le « sang vivace » lancé par le « cœur » ? Mais plus encore que leur incohérence et leur banalité, il faut condamner la nature même de ces métaphores. Elles appartiennent à cette préciosité scientifique qui sera un des ridicules européens de notre époque comme la préciosité sentimentale est le grand ridicule européen de la longue époque des Gongora, des Marini et des Voiture. Heureusement les auteurs, vite fatigués, ne soutiennent ce grand effort littéraire qu’aux trois ou quatre premières pages. Ensuite l’écriture, grise, quelconque, ne se fait plus remarquer, sauf à longs intervalles par quelque gauche impropriété, trop souvent aussi par l’équivoque d’un même mot prononcé une seule fois et étourdiment employé dans deux significations voisines.

La philosophie des frères Margueritte, guère moins hésitante que les caractères qu’ils essaient de créer, reste aussi banalement moyenne que leur écriture. Eugène Réal, qu’ils chargent plus particulièrement d’exprimer leurs opinions, est un pauvre garçon flottant : tantôt il condamne la guerre, « vaste et criminel assassinat » ; tantôt il s’affirme qu’il fait, en assassinant, « son devoir de soldat, de Français ». Car la guerre devient « le premier, le plus beau des devoirs, aussitôt qu’elle défend les champs, les villes, la race même, les trésors et le passé d’un peuple. » Les frères Margueritte déclarent que leur but est d’inspirer au lecteur « l’horreur de la guerre » , Parfois, en effet, ils nous font songer « aux dessous répugnants et affreux, à cette insanité du meurtre, à cette exaltation de la force et des instincts sauvages, à toute la basse animalité lâchée ». Mais il leur arrive aussi, pauvres fils de soldat, d’écrire des énormités telles : « Comme aux tirs de foires autrefois, sur le mail, avec un plaisir d’enfant, fouetté d’un âpre vertige, il charge, épaule, tire. Il ne se rend pas compte qu’il tue. Il accomplit un acte très simple, il fait sans réflexion son devoir » !!! Je ne sais pas, même dans La Force de l’infâme Paul Adam, de phrase plus puante et plus coulante de sanie morale. Néanmoins les Margueritte et Eugène Réal reprennent bientôt leur demi-noblesse faite de tristesse incertaine. Ils se demandent « comment concilier l’implacable antinomie » du devoir français et du devoir humain. Et ils se désolent : « Problème insoluble, doute affreux ! »

Non, le problème n’est pas insoluble. « Tu ne tueras point » est un précepte naturel et éternel. L’Allemagne, la France, la Russie, sont des constructions artificielles, variables, périssables. Il n’y a pas de devoir d’Allemand, de devoir de Français, de devoir de Russe ; il n’y a que des devoirs d’homme. France ! Allemagne ! Russie ! vains mots qui n’existiez pas il y a deux mille ans et qui, dans deux mille ans, ne serez plus que des noms historiques : les vents de folie qui soulèvent ici ou là votre poussière d’une heure ne peuvent faire douter du soleil moral que ceux qui sont esclaves de leur temps et des mouvements de foule ou ceux chez qui les persistants instincts de la brute triomphent de l’homme à peine commencé. Ni Jésus ni Épictète certes ne confondraient le son ivre du clairon avec la voix de la conscience et ne consentiraient à tuer pour les néants que vous êtes : France ! Allemagne ! Russie !


  1. Sur la différence de sens qu’il convient d’établir entre les mots style et écriture voir, au chapitre XI, la fin de l’étude consacrée à Remy de Gourmont.