Prostitués/III. — Soubrettes et bonnes à tout faire

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(p. 39-53).


III


Soubrettes et bonnes à tout faire


Étymologiquement, la soubrette — sobretarde — c’est la servante entremetteuse qui, sur le tard, à la brune, va porter les lettres d’amour. Tandis que sa main frôleuse glisse le billet doux, son regard et ses lèvres sourient des promesses ou des malices et par le mot excitant qu’elle souffle à l’oreille on ne sait si elle raccroche pour elle ou pour sa maîtresse.

Ce rôle d’allumeuse est celui qui plaît le plus à Catulle Mendès. Même en sa jeunesse première, dans la gloire de sa beauté blonde, quand il portait fièrement la tête d’un Christ qui rêve d’être Madeleine : cet être à deux faces jouisseuses aima surtout les besognes crépusculaires et équivoques. Sans doute, il sait se déguiser de toutes les ambitions et il lui arrive de représenter le poète ou le critique comme un cabotin, aux lumières, est le roi ou l’honnête conseiller. Et ses attitudes ne marquent jamais raideur ni gêne. Mais sous les noblesses théâtrales on sent toujours la joie espiègle de celui qui se travestit. Il rit de la bonne farce et, bientôt redevenu lui-même, fait l’entremetteur. Il est heureux de nous offrir, soubrette chuchoteuse ou camelot à la croupe souple, des bonbons à la cantharide et des contes transparents.

Naguère, en un livre sur les femmes qui écrivent, il me parut juste d’étudier Catulle Mendès. Mais certains sexes hésitants troublent le naturaliste ; on reste toujours inquiet, quelque état civil qu’on ait attribué à celui-là : si cette femme n’était qu’un homme qui nous tourne le dos...

Donc, quoique j’aie donné sur elle un jugement d’ensemble auquel je n’ai rien à changer, voici que je reviens vers lui. Lui ou elle, masculin ou féminin, Mendès s’en fiche, qui écrivit dans le Journal du 6 mars 1897 : « L’accomplissement de cette chimère, les États-Unis de l’intelligence humaine, est-elle souhaitable ? »

Willy, élève de Stanislas qui oublie ses condisciples vieillis pour Claudine « petit pâtre bouclé » et qui, devant l’objectif du photographe, ne boucle plus la boucle d’un p’tit jeune homme que si c’est Polaire qui offre ses grâces postérieures ; Willy qui ne sut jamais voir aux yeux d’autrui que ses propres vices, m’accusera, j’espère, d’avoir cédé à une nostalgie perverse : je viens de relire deux de ces volumes de contes où Mendès, fameux par ses imitations, se laisse saisir lui-même, fuyant et onduleux seulement comme une amuseuse qui s’amuse.

Dans les exercices de L’homme-orchestre, il m’a paru masturbateur remarquable. Je recommande ce livre — dirai-je : émouvant ? — aux potaches, pour qui il vaudra un portrait d’actrice. Les vieillards, grâce à lui, mendieront moins de caresses préparatoires et paraîtront rajeunis de dix ans. Quelque esprit est dépensé, d’ailleurs, à cette basse besogne et, si on le compare au travail de Willy, notre plus récent allumeur, on trouve délicat et élégant le geste dont Mendès nous frôle et nous énerve.

J’ai relu aussi Arc-en-Ciel et Sourcil-Rouge. Ce recueil a le mérite négatif d’être moins ignoble que d’autres produits du délicieux pornographe décoré. Même, par comparaison, sur les trente-deux fragments qu’il contient, deux offrent quelque intérêt. Le livre débute par l’histoire d’un amour brutal, sorte de mélo psychologique. Gâté par les agaçantes roublardises du conteur, il réussit encore à nous secouer d’une émotion grossière, pas artistique, à nous secouer cependant. Et puis, figurez-vous qu’on rencontre, au courant du volume, une idée. Peut-être Mendès l’a volée et maquillée, cette idée ; mais je ne l’ai pas reconnue. Il imagine un peintre qui cessa de peindre pour une raison noble et subtile : la couleur, pense ce pauvre homme, est dans l’univers en quantité limitée ; celle qu’on perd à fabriquer de l’artificiel, on la vole à la nature que nos larcins condamnent à créer une vie plus pâle. Ne l’avez-vous pas remarqué, en effet ? depuis que salons et expositions se multiplient, nous n’avons plus de belle saison. Et ce nous est un grief supplémentaire contre Bouguereau, qui ne vole pourtant pas beaucoup de couleur à la nature appauvrie. Le petit fou que nous présente Mendès n’ose pas non plus, le soir venu, allumer sa lampe : il craint trop de diminuer les rayons du jour. Je trouve cette conception exquise. Certes, le récit est agaçant de mièvreries, de puérilités séniles, d’habiletés bêtes. Tant qu’on lit, on est furieux contre l’auteur qui gâte une pensée supérieure à son talent. Mais, quelques heures après, quand le silence s’est fait autour de son bavardage, quand la nuit a recouvert ses grimaces, on peut dépouiller l’intéressante imagination du vêtement barbarement pailleté, oublier la robe de foraine dont Catulle crut embellir cette duchesse. Les autres contes sont radotages de vieille qui, pour être moins infâme dans cette conversation, n’en reste pas moins inepte.

Les innombrables critiques qui saluèrent en Mendès un poète firent, presque tous, une cour intéressée à cette puissance des bureaux de rédaction. Pourtant cette cabotine, il faut le reconnaître, sait se maquiller et un dauphin prit un singe pour un homme.

Tomber des habiletés énervantes de Mendès aux maladresses de René Maizeroy : lourde chute. Des mains expertes et amusées d’une parfumée aimable on passe à la hâte grossière d’une fille qui, après trente ans d’exercice, ne sait même pas encore grimacer le sourire et feindre la joie. J’ai eu le courage, pourtant, de relire un livre du gauche et laborieux baron, celui qui m’avait laissé le moins mauvais souvenir. Ça s’appelle Joujou et c’est un démarquage d’un bien médiocre roman, L’amour infirme de Hugues Le Roux. La petite René a puérilisé le récit déjà puéril. Rien de fatigant comme de l’entendre zézayer, en phrases longues et filandreuses — j’en ai compté une de soixante-quatre lignes — la fable sentimentalo-bébête.

Remontons un peu — jusqu’à Abel Hermant. Cette fille sait s’habiller à la mode. Garce des fortifs quand le naturalisme rapportait les petits cadeaux, elle fait maintenant le boulevard.

Tous les genres de vaudeville, dialogues pour les planches, pour les journaux ou pour Ollendorff, lui ont révélé leurs émouvants secrets.

Celui de ses exercices qu’Abel Hermant doit préférer c’est Les Confidences d’une aïeule. Cette aïeule vit longtemps, traverse des époques très différentes et se confie dans le style de chacune de ces époques, déclamatoire et humanitaire aujourd’hui, rieuse et nonchalante hier. Car Abel Hermant a appris au bon endroit ce métier de pasticheur que la rue d’Ulm prend pour l’art de l’écrivain. Qu’on dise tout le mal qu’on voudra de l’Ecole avec un grand E : il est certain que les fantômes qui sortent de ce monument savent prendre partout leur bien, je veux dire ce qu’il faut pour, devant des yeux naïfs, se matérialiser.

Parmi les livres légers qu’Abel Hermant fabrique avec application je signalerai encore Le Sceptre.

Le Sceptre, c’est, en un dialogue peut-être spirituel, l’histoire d’un archiduc qui, sur le point d’hériter un empire, recule devant la vie exceptionnelle, se fait passer pour mort et s’efforce de s’organiser une bonne petite existence bourgeoise. Mais il n’a pas de persévérance, il rate son entreprise et se résigne à régner.

L’idée pouvait être intéressante et d’une ironie profonde. Mais les choses qui font penser mettent en fuite le public. Et puis la pensée, c’est un peu loin d’Abel Hermant. Je soupçonne qu’il n’a pas eu besoin d’être prudent.

Les personnages sont des fantoches absurdes et leurs conversations essaient seulement d’être drôles. Quelquefois l’un d’eux déclare que ce qui arrive « c’est du Shakspeare. » Mais un autre affirme ou vient d’affirmer : « C’est de l’opérette. » Or M. Hermant pastiche mieux Meilhac que Shakspeare.

Je voudrais faire plaisir à M. Hermant, gent-de-lettre considérable. Je dirai donc que Le Sceptre n’est ni du Shakspeare ni de l’opérette. C’est du Voltaire. Vraiment oui, de l’excellent Voltaire de normalien. Vous pouvez y allez voir : c’est du Voltaire, ou de l’Edmond About, comme le Brunetière est du Bossuet.

Le laborieux ouvrier qui a voulu faire un sceptre et a presque réussi une marotte, est aussi le fabricant des Transatlantiques. Mais ça c’est de l’article à treize, de la camelote avouée.

Et il a travaillé pour le théâtre. Ce qu’on se rappelle — avec la meilleure volonté — de cette partie de son œuvre, c’est qu’elle lui valut un excellent duel de publicité avec je ne sais quel prince des élégances mort depuis et dont le monocle se suspendait à un ruban très large.

En somme le joli petit Hermant est de ces normaliens qu’on doit recommander aux directeurs de théâtre, aux directeurs de journaux, aux éditeurs et au public comme les plus docilement indifférentes des bonnes à tout faire.

Henri de Régnier essaya d’être un poète noble et réussit à être un versificateur facile et symétrique. Mais les sonnets de José-Maria de Hérédia occupent, garnisons tenaces, toutes les sinécures et toutes les pensions. En attendant l’ouverture, lointaine j’espère, de la succession, Henri de Régnier essaie de gagner quelque argent dans le roman. Il nous conte avec indifférence de bien indifférentes aventures. La Canne de Jaspe, le Bon Plaisir, la Double Maîtresse, tout ça se vaut et ne vaut rien. Voici Le Bon Plaisir, mesdames :

Louis XIV traversant une ville au milieu de son escorte aperçoit à une fenêtre une jeune femme qui lui plaît. Auprès d’elle, un jeune homme, l’air heureux. Ce jeune homme deviendra un bon soldat et un courtisan d’adresse moyenne. Il n’aura jamais de succès à la cour, parce qu’il inspira au Roi un mouvement de jalousie et que le Roi a une mémoire tenace des visages même fugitivement aperçus.

Voilà ce qui se passe dans ce livre. Ça vous est égal, n’est-ce pas ? Et à l’auteur donc ? Il fabrique un volume avec ça comme il le fabriquerait avec autre chose. Ouvrier qui s’ennuie jusqu’au bâillement, il nous ennuie jusqu’à l’énervement.

Henri de Régnier ramasse dans l’histoire ou ailleurs n’importe quelle anecdote comme, sur le trottoir ou dans un café, une fille qui a besoin d’argent raccroche n’importe quel michet. Seulement Régnier ne sait pas cacher, maussade, que l’anecdote ou le michet l’embête et qu’il aimerait mieux se reposer : il ne mérite guère son petit cadeau. Décidément les filles qui jouent passablement leur comédie de jouissance se font rares et Pierre Louïs est le seul des Trois Gendres — je ne compte pas Gérard d’Houville — qui parvienne quelquefois à être un peu aphrodisiaque.

Le type le plus vulgaire de la bonne à tout faire, c’est peut-être Jules Claretie. Il sait cuisiner un discours, un article de journal, un roman, un volume de critique ou presque et Mme Comédie-Française ne l’accuse pas tous les jours de faire danser l’anse du panier.

Je l’admire surtout quand il se déguise en homme et en camelot. Parmi ces braves gens toujours prêts à nous offrir l’article d’actualité, question du jour ou portrait du grand homme qu’on fête, Jules est certainement un des plus lestes, un de ceux aussi dont la voix éraillée appelle le plus efficacement nos seigneurs les Bourgeois. Il toucha une grosse part dans les cinq milliards d’indemnité de guerre payés à nos ennemis les historiens de 1870. La Commune ne lui fut pas moins profitable que Reischoffen et Sedan. Il ouvre certains jours un musée forain où nous pouvons admirer les merveilles de l’hypnotisme. D’autres fois, il nous vend un peu de Victor Hugo.

Je ne suis pas un faiseur de boniments, Mesdames et Messieurs, et je ne vous affirmerai pas que les marchandises de Jules Claretie soient des articles solides et durables. Pourtant la maison est inscrite parmi les quarante plus considérables de la place de Paris et le patron siège comme un autre au tribunal de commerce littéraire que nous appelons Académie française. S’il a des platanes et le loisir de se promener à leur ombre, il peut, comme ce naïf Bornier, se frapper fièrement la poitrine et se déclarer : « C’est un académicien qui se promène sous mes platanes ! »

Donc je n’affirmerai pas que, pour trois francs, il vous foute un travail soigné : vous ne voudriez pas, mesdames et messieurs. Mais du moins ce qu’il vous offre est gentil et léger. Un livre de Claretie, ça n’est pas beaucoup plus lourd à porter que le petit cochon acheté à la foire et sur lequel court en sucre rose le prénom de Jules.

Souvent le pain d’épices est vieux et rance. Mais le marchand a double mérite qui réussit à le vendre.

Voici un volume, par exemple, qui s’appelle Victor Hugo, souvenirs intimes. C’est fabriqué pour l’anniversaire et publié en 1902. Mais c’est fait d’anciens articles retapés par quelqu’un qui ne laisse rien perdre et qui n’a pas de temps à perdre. Autrefois ces articles parlaient au présent de faits récents. Claretie a mis au passé la plupart de ses verbes. Seulement cet homme a beaucoup de travail. Alors, vous comprenez, il y a quelques verbes qu’on a oublié de rafraîchir et quelques phrases blanchies qu’on a négligé de teindre. On nous parle généralement de Hugo comme d’un vieux mort. Mais tout à coup éclate ce couac anachronique : « Il a dû naguère, à Guernesey, s’amuser beaucoup des journaux religieux, qui annonçaient, avec une douce charité chrétienne, que, frappé par Dieu dans son orgueil, Victor Hugo venait d’être atteint de folie. » Et Claretie nous raconte encore, en plein 1902 : « On entourait le poète qui, souriant devant cette mort, qui n’est heureusement pas près de le toucher, disait parfois avec sa gaîté robuste : — Il est peut-être temps de désencombrer mon siècle. »

Que contiennent ces vieux articles mal repeints que Claretie et Fasquelle nous vendent honnêtement pour du neuf ? Des anecdotes indifférentes et ressassées. Une admiration inepte, sans critique, déshonorante à qui l’éprouve et presque à qui la produit. En voilà un qui « admire comme une brute. » Son estomac avide n’a pas encore assez avalé de Hugo. Il pleure, le pauvre affamé : « Le Post-Scriptum de ma vie forme MALHEUREUSEMENT le dernier volume de prose à publier. »

Ailleurs, Claretie cite quelques « livres immortels » et le premier titre qu’il proclame, c’est Bug-Jargal ! Prudent, il motive rarement son admiration. S’il se hasarde, il se manifeste le plus amusant des critiques. Il nous signale par exemple « la Légende des Siècles dont les chansons exquises nous charmaient. » La légende des siècles exquise ! Le Corneille est joli quelquefois, n’est-ce pas, Jules ? Aimez-vous les Lettres à la fiancée ? Claretie les déclare un chef-d’œuvre parce que celui qui les écrit « est un laborieux et brave garçon. » Cet académicien me rend optimiste : je suis maintenant certain que la saison prochaine produira quelques chefs-d’œuvre.

Où Jules devient particulièrement intéressant c’est lorsque, quittant les livres, il parle de la vie de son héros. Lui aussi est un brave garçon, et qui s’attendrit devant les beaux spectacles. « S’imagine-t-on — s’écrie-t-il avec des larmes dans la voix — s’imagine-t-on Victor Hugo prenant des mouchettes pour couper la mèche d’une lampe qui charbonne ? » Et M. Claretie, commerçant qui connaît le prix de la réclame, profite de l’occasion pour nous informer que M. Claretie « possède les mouchettes de Rachel, en argent. »

Ah ! rien n’est petit et sans intérêt de ce qui concerne Victor Hugo ou Jules Claretie. Que de détails précieux nous devons à ce livre. Sachez que, dans le manuscrit d’Hernani, « Victor Hugo a donné à ses actes non pas un numéro mais une lettre spéciale : a, b, c, d, et e. » Apprenez encore que, le titre de ce drame est tracé « en grandes lettres figurant l’imprimerie et séparées les unes des autres » tandis que « le titre de Marion de Lorme est écrit en lettres anglaises. »

Ainsi, pendant 263 pages, Jules Claretie recueille d’inestimables rognures d’ongles et — espérons que ça lui portera bonheur — avale, béat, les excréments desséchés de son grand-lama.