Prostitués/VI/Léon Daudet

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(p. 140-147).

Les premiers livres de Léon Daudet étaient des chaos ardents d’où on s’attendait à voir sortir un jour quelque harmonieuse statue. Toutes les tendances combattaient et hurlaient dans ces fournaises et ceux qui aimaient l’auteur, fermant les yeux aux raisons de craindre, criaient à eux-mêmes et aux autres les raisons d’espérer.

Pour ma part, avec une inquiétude qui s’efforce d’admirer, je m’étonnais devant les Morticoles, devant le Voyage de Shakspeare et même encore, amoureux tenace, devant Suzanne.

Hélas ! toute admiration est devenue impossible, et tout espoir, et même toute inquiétude. Celui qui semblait pouvoir être le noble pamphlétaire de sa propre conscience est devenu bassement le pamphlétaire d’un parti. Celui qui promettait un penseur original s’est rangé à la banalité catholique et, au lieu de rugir dans la solitude, il bêle avec force parmi le troupeau de la Libre Parole.

Il me serait trop pénible d’étudier le Léon Daudet d’aujourd’hui. Je reviens à l’époque où on ignorait la pente de cette matière en fusion et qu’elle irait se refroidir en un moule connu. Comme on évoque, avec leur escorte d’émotions incertaines, les heures où l’on ne distinguait pas encore dans la bien-aimée la courtisane ou l’empoisonneuse, je reviens au passé frémissant de Léon Daudet, à l’époque où je l’aimais d’espérance. On est toujours obligé de reconnaître qu’on s’est laissé duper presque volontairement. Aussi de telles méditations humiliantes ont peut-être, outre leur charme inquiet, quelque utilité.

À travers une affection qui me cachait la plupart des signes défavorables, Léon Daudet m’apparaissait, à ses débuts, une énergie violente, énorme, superbe malgré les incohérences et l’absence de maîtrise. Je l’admirais comme un orage dont l’angoisse s’illumine à la brusque splendeur des éclairs ou parfois à je ne sais quels vastes frémissements lumineux. J’aimais Le voyage de Shakspeare, étude curieuse de la formation d’un génie, et l’Astre noir, étude âpre de l’écrivain génial dans sa pleine et complexe maturité. J’aimais aussi des pamphlets extérieurement hardis et généreux, les Morticoles et même — Dieu me pardonne ! — les Kamtchatka. Pourtant, au plus fort de mon admiration, je m’inquiétais :

« Ses études de psychologie tératologique semblent presque approuver ce qu’il condamne violemment dans ses satires. Le Malauve de l’Astre noir n’est point blâmé de ses ignominies ; elles apparaissent comme des nécessités de son génie et l’auteur n’ose pas détester ici nettement ce qu’il appellera ailleurs « abominable supériorité intellectuelle. » En son Shakspeare qui aime avec peu de sincérité et de loyauté ; qui, sous prétexte de mieux étudier la nature, se crée d’artificiels sentiments, M. Léon Daudet semble parfois admirer un Kamtchatka[1]. »

Je ne voyais pas, je ne voulais pas voir que Léon Daudet, quand il étudiait un homme de génie, avait la naïveté de faire de l’auto-psychologie et de dire, ébloui, ce qu’il découvrait en Léon Daudet.

Néanmoins le Voyage de Shakspeare reste le moins décevant de ses livres. Large tableau d’histoire, il ressuscite la vie du xvie siècle sans trop appauvrir cette énorme puissance combattive. La vaste tempête agite d’innombrables catastrophes individuelles. Par malheur ces aventures tragiques restent dispersées et Shakspeare en est trop souvent le témoin, trop rarement le héros.

Mais, si le roman d’aventures est mal composé, ce collier dénoué d’épisodes n’est pas tout le livre. Voici, assez curieux et assez original, un roman de critique littéraire. Avec des aveuglements singuliers et tout à coup d’étonnantes clairvoyances, Léon Daudet étudie la genèse du génie shakspearien. Chacun des drames rencontrés dans la vie contribue à former le futur dramaturge ; chacun des personnages vus et entendus se transforme en l’esprit du jeune Shakspeare, s’harmonise et grandit jusqu’à l’intensité tragique. Il est intéressant de voir la matière première de ce qui deviendra poésie.

Quand je lisais pour la première fois ce livre aux âpretés incertaines et aux violences troubles, je me charmais surtout à considérer Léon Daudet, être équivoque dont je ne devinais point l’avenir banal. Un an plus tard paraissait Suzanne, le livre de transition vers le catholicisme, le En route de ce jeune Huysmans. Tout en refusant encore de voir, je m’irritais et je reprochais à l’auteur d’obéir à une mode[2] :

« Une conversion est considérée depuis quelque temps, comme le plus élégant des dénoûments : au lieu de marier ses héros ou de les tuer, on les agenouille. Mais, un livre achevé, on songe à en faire un autre et, comme dit M. de La Palice, on ne peut pas commencer par la fin. Il n’y a pas à craindre que Bourget, Huysmans ou Léon Daudet soient chrétiens dans les deux cents premières pages de leur prochain roman. »

Je me trompais. Après des calculs de commerçant, Bourget, ce Léo Taxil ennuyeux, allait opter. L’ancienne clientèle refusait décidément des rossignols toujours semblables et chaque fois moins réussis ; il ferait appel à l’argent catholique. Huysmans et Léon Daudet, pauvres êtres sans équilibre, ne verraient bientôt contre la folie menaçante d’autre refuge que le catholicisme. Léon Daudet surtout est une âme désemparée, un mélange de révolte exaspérée et de soif d’obéir, un chaos d’ambitions vers le repos moral et d’âpres désirs de pécher. Ses perversités contradictoires ne peuvent se désaltérer qu’au catholicisme, seul pays où le péché soit un fruit savoureux et le remords une boisson capiteuse.

Suzanne déjà, par sa perversité naïve et par la conversion finale, est un livre deux fois catholique : une diabolique qui finit bien. À propos de l’inceste qui est le sujet de ce roman, j’écrivais ces lignes d’homme qui voit presque et qui refuse de voir tout à fait :

« Léon Daudet n’a pas compris la véritable faute de ses héros. Suzanne n’aime pas Guillaume ; elle veut son père. Guillaume est moins séduit par la beauté de Suzanne que par l’idée de l’inceste. Leur baiser est un acte de révolte. Ils font, sans amour, le geste d’amour. Or le seul crime est de se préoccuper de la loi ; mais il y a deux façons de le commettre : obéir aux conventions ou les violer pour le plaisir enfantin de les violer. Suzanne et Guillaume commencent par la seconde puérilité, tombent ensuite dans la première. Ils ne savent jamais être eux-mêmes sincèrement, tranquillement, ignorer en toute innocence que des gens se sont permis de formuler des règles morales universelles. »

Je n’aurai pas la cruauté de juger après sa chute un esprit dont j’aimai le départ hésitant. Le Léon Daudet des Parlementeurs et de tant d’autres banalités hurlantes n’intéresse personne, sauf peut-être Édouard Drumont, qui insulta Alphonse Daudet et que Léon Daudet, pratiquant non sans quelque intérêt immédiat l’oubli des injures, proclame « prophète en son pays. »

  1. Demain, 9 février 1896.
  2. Demain, 18 janvier 1897.