Prostitués/VIII. — Quelques étrangères

La bibliothèque libre.
(p. 209-229).


CHAPITRE VIII


QUELQUES ÉTRANGÈRES


« Je ne sais parler que de moi-même », déclare le héros du Feu. Et nous entendons bien que, lorsqu’un Stelio Effrena nous parle de lui-même, c’est Gabriele d’Annunzio qui, « sous le voile de quelque allégorie séduisante, avec le prestige des belles cadences », nous entretient de la « chère âme » de Gabriele d’Annunzio. Les belles cadences, en effet, ne manquent jamais dans ses livres. Mais, comme il n’y a guère autre chose et qu’elles ne varient guère, leur musique monotone et vide perd bientôt son prestige premier. La « chère âme » qu’elles chantent est d’ailleurs une des plus dégoûtantes, une des plus répulsives que l’humanité puisse connaître et, malgré les belles cadences, malgré l’éclat coloré ou lumineux de certaines images, les allégories qui expriment cette pourriture folle ne parviennent pas à me séduire.

Considérées comme des romans, les interminables fantaisies livresques d’Annunzio apparaissent encore plus fausses et plus puériles que les fantaisies scéniques de Hugo quand on essaie de les regarder comme des drames. Les personnages sont aussi inconsistants, la psychologie plus incertaine encore et plus superficielle. Hugo du moins avait quelque puissance constructive et ses immenses châteaux de cartes présentent une certaine beauté architecturale. Annunzio est tout entier en divagations lyriques. Il reconnaît lui-même qu’il se livre, proie ivre, au hasard. Il parle toujours « avec un fluide abandon. » Il rappelle le précepte du Vinci : « Observer les taches des murailles, la cendre du foyer, les nuages, les fanges, et autres choses de cette espèce pour y trouver invenzioni mirabilissime et infinite cose. » Et voyez comme naïvement et lâchement il se traduit la leçon célèbre : « Le maître savait bien que le hasard — comme l’a démontré jadis l’éponge d’Apelles — est toujours l’ami de l’artiste ingénieux. Moi, par exemple, je suis sans cesse étonné par la facilité et la grâce que met le hasard à seconder le développement harmonique de mes intentions. » L’inconscient applique, en effet, à l’exécution le conseil d’invention ; nous voyons le peintre ridicule faire son tableau à coups d’éponges, émerveillé à chaque instant, de la beauté de l’œuvre et du génie de l’ouvrier. Ai-je besoin de dire qu’il n’y a pas de tableau et que, pour découvrir ici ou là une ligne significative, nous sommes obligés à beaucoup d’indulgence et à beaucoup d’imagination ?

L’éponge — et c’est pourquoi quelques-uns crient au miracle — est trempée non dans l’eau, mais dans les plus éclatantes couleurs. Certaines taches, avec du recul et de la bonne volonté, semblent belles dans leur imprécision et font rêver, comme « les fentes des murailles, la cendre du foyer, les nuages, les fanges », comme tout ce qui est lumière ou couleur affranchie du dessin et de la logique.

Annunzio est né pour de brefs élans lyriques et pour de petits hasards heureux ; il faut placer, très bas encore, mais bien au-dessus de ses romans, les vers où il exprime avec une fougue jeune ce que le critique Chiarini appelle sa « démence aphrodisiaque. »

Puisque, au désordre vivant de ses odes et au désordre inorganique de ses romans, l’auteur de l’Intermède de rimes et du Feu ne sait parler que de lui-même, examinons qui il est. Si cette « chère âme » était belle de quelque générosité native ou acquise, nous serions — malgré le néant de la pensée, malgré l’enfantillage des constructions et le manque de vie des personnages — payés un peu de notre effort à suivre les longues divagations. Car on ne saurait se contenter d’un rythme qui charme d’abord mais dont la monotonie ne tarde pas à irriter ou à endormir, ni même de quelques images ardentes mais d’un dessin vraiment insuffisant.

Hélas ! quand on l’a dépouillé des pourpres volées un peu partout dont il drape la gueuserie de son esprit et l’infamie de son âme, on se trouve en présence d’une brute conquérante ou d’un animal de chasse.

La victoire, il le répète souvent, lui est nécessaire « comme l’air à ses poumons. » Et, en effet, ce misérable poursuit le succès avec une âpreté qui ne recule devant aucun moyen. Monsieur Alphonse Bonaparte épousa, pour obtenir un commandement, la maîtresse de Barras : Monsieur Alphonse d’Annunzio fit la conquête de l’actrice qui pouvait servir sa gloire en jouant ses drames avec amour et rêva de la cantatrice dont la voix donnerait à ses vers une beauté nouvelle. Mais à chaque instant sa maîtresse sentait qu’il « n’aimait personne, ni elle, ni Donatella, mais qu’il les considérait l’une et l’autre comme de purs instruments de l’art, comme des forces à employer, des arcs à tendre. »

Il est capable d’ailleurs de quelque diversité de joies et il ne rêve pas uniquement aux bravos de la foule. Une fièvre de succès, de plaisir et de domination aussi ardente que celle d’Annunzio ne va pas sans délire de cruauté. Non seulement il sacrifierait avec indifférence tous les êtres au moindre intérêt personnel ou à la moindre fantaisie. Volontiers il en sacrifie à rien, à la volupté de voir souffrir. Il adore sa « chère âme » vide comme une idole, et les idoles aimèrent toujours l’odeur infâme des sacrifices humains.

À vrai dire, il me paraît fou. Il est atteint, comme un Érostrate ou un Néron, de démence destructive. En regardant une illumination, il se dit, joyeux : « À quelque amant néronien caché sous le felse, Venise offrira dans une heure le spectacle d’une ville délirante qui s’incendie. » Or, c’est lui l’amant néronien qui jouira, un peu snob et en se montant le coup, de cet incendie apparent, spectacle, hélas ! que n’accompagne point le désastre. Il est artiste, à la manière de Néron ; d’étranges bonheurs décevants font fleurir sur les bouches des deux monstres la même écume de lubricité, de folie et d’impuissance. L’amour de la couleur, quand il s’accompagne d’une indifférence aussi complète au dessin et d’une aussi effroyable impuissance logique, me paraît un symptôme sûr de la manie destructive. Le mot populaire sur le meurtrier qui « a vu rouge » contient de la sagesse. Néron incendiant Rome est un coloriste qui, pour exaspérer la couleur ardente, détruit complètement la ligne. Tout comme Néron chante dans sa joie délirante des vers qu’il n’a point faits et déshonore Homère de sa bave impériale, Annunzio clame, bacchant écumant, des images volées à Shelley, des chansons cambriolées dans Mæterlinck, et des « pensées » prises à tous, à ceux qui pensent et à ceux qui ne pensent pas. Cet érotomane est aussi un kleptomane ; il emporte également, comme des butins précieux, l’or, le plomb et la boue.

Sa joie de faire souffrir, son amour pour les bêtes de proie qui lui ressemblent, s’exprime en « belles cadences » émues dans l’éloge de Gog le lévrier, « celui qui, d’un seul coup de ses mâchoires, cassait les reins du lièvre ; » celui qui « possédait toutes les vertus de la grande race » , depuis la rapidité à la course jusqu’au « désir constant de tuer la proie. » Nul autre ne donnait une si grande impression de beauté, nul autre « n’avait la gueule construite pour mordre d’une façon aussi parfaite. » Sur ce sujet, l’éloquence de Stelio-Gabriele est intarissable ; ses phrases et ses mains, en un interminable tremblement heureux, caressent sur le corps des lévriers son propre prurit de tuer. Et, cependant qu’il explique « l’œuvre de sang », sa maîtresse reste « suspendue aux lèvres de Stelio, fascinée par leur instinctive expression cruelle. »

Il ne suffit pas à ce monstre que sa maîtresse soit « ce qu’avant tout elle devait être, un bon et fidèle instrument au service d’une puissance » qu’il affirme « géniale. » Il faut qu’elle lui soit aussi une matière à douleur. Le Feu est, comme Adolphe, l’histoire de la fin d’un amour. Mais ici l’amant qui abandonne ne regrette point de faire souffrir, n’hésite point devant la souffrance qu’il crée ; il en jouit et, pour renouveler son ignoble plaisir, il s’applique à la multiplier, à la diversifier. Ce livre, où des pourpres d’incendie cachent mal l’ignominie du maquerellage et l’ignominie du sadisme, a produit un miracle que j’aurais cru impossible : il m’a rendu un instant Adolphe sympathique.

Le succès d’Annunzio, plagiaire impuissant à ordonner ses vols en construction solide ; d’Annunzio, lyrique écumant de toutes les démences aphrodisiaques et destructives, est une des grandes hontes de notre temps. Serions-nous décidément plus vils que les contemporains de Néron ? Eux, du moins, n’applaudissaient que sous peine de mort et il fallait des soldats pour leur imposer l’histrion couronné.

« Vous savez que notre situation se trouve dans Madame Bovary », dit une héroïne de Matilde Serao. Tous ses personnages pourraient faire souvent de telles remarques. D’autres situations viennent de Flaubert, et aussi des procédés. Des procédés viennent de Zola, et aussi des situations : il y a, par exemple, dans l’Aventureuse, un jardin anglais (shocking !) qui veut la faute. Et certaines pages semblent détachées, ou plutôt involontairement parodiées, de quelque livre de Gabriele d’Annunzio, grand plagiaire lui-même. Décidément ces Italiens, depuis le vieux Nævius, sont des pillards et des imitateurs.

Mais des matériaux et même des procédés de composition empruntés n’empêchent pas toujours l’œuvre de revêtir une beauté originale. Virgile, douce lumière lunaire, luit parmi des paysages tragiques que le soleil d’Homère illumina d’abord et sa clarté onduleuse en renouvelle l’aspect. Sa faiblesse transforme en fantômes indécis les personnages nets et agissants des Grecs, mais sa mélancolie les dresse longs, frêles, aériens, dans un ciel de rêve et de larmes. Dans tous les arts, les Italiens sont coutumiers de telles victoires.

Mais supposez que Virgile ne soit pas une âme profonde et un esprit délicat : malgré tous ses efforts, l’imitation tournerait à la parodie et il ferait sans le savoir un Homère travesti.

Son succès immédiat n’en eût peut-être pas été diminué : beaucoup de parodies inconscientes sont vues des contemporains aussi favorablement que du poète. Leur ridicule ne se révèle qu’avec le temps et, leur ridicule reconnu, elles tombent dans l’oubli.

D’autres œuvres, au contraire, semblent d’abord uniquement des parodies qui, plus tard, apparaissent étrangement nobles. La beauté sérieuse de Don Quichotte fut longtemps méconnue ; le ridicule de Madame Bovary finira par frapper tous les yeux.

Madame Bovary est moins un roman réaliste qu’une parodie du romantisme, une longue raillerie de l’imagination et de la sensibilité, de la passion et du rêve, de toute la poésie. Et déjà la pensée ici est bafouée dans le personnage d’Homais, comme elle le sera tout le long de Bouvard et Pécuchet. Mais, parodiste des sentiments romantiques, Flaubert écrit une langue romantique, de sorte que l’avenir ne trouvera rien de plus comique chez lui que sa propre grandiloquence. Car on apercevra dans cinquante ans ce manque d’harmonie entre l’idée et la parole et dans un siècle l’œuvre incertaine ne sera plus que ruines.

Don Quichotte est immortel, parce que Don Quichotte est le contraire de Madame Bovary. Le chevalier de la Triste Figure est un héros naturel et sa folie, d’origine littéraire — romantique, si vous voulez — lui cache le prosaïsme de son époque, fait de lui un admirable et poétique anachronisme. Un être sans consistance, comme Emma Bovary, comme Bouvard, comme Pécuchet, n’intéresse pas longtemps les hommes et, si l’auteur a l’air de croire que de telles absences d’âmes nient toute l’âme, il ne prouve que son propre vide intérieur. En vain son âpre volonté de beauté extérieure lui fait jeter d’amples draperies sur ces squelettes, on finira par apercevoir leur néant et que ces riches vêtements les écrasent. Flaubert a réussi et doit périr pour les mêmes raisons qui expliquent le succès et la ruine de l’épistolier Jean-Louis Guez de Balzac : leur conception n’est pas de force à porter leur phrase. Ici comme là, il y a la massue d’Hercule et la peau du lion de Némée ; mais c’est un enfant qui disparaît sous la fauve dépouille et qui s’épuise à soulever l’arme lourde. Flaubert serait une admirable parole romantique, s’il avait eu à faire passer par son « gueuloir » autre chose qu’une âme bourgeoise.

Cervantès, au contraire, héros bafoué par la vie, crée un être réel et noble, puis il le livre à l’insulte des basses réalités. Don Quichotte, hué par la tourbe ignoble des faits, apparaît comme un martyr jeté aux bêtes. Il n’en est que plus admirable. C’est quand l’âme semble vaincue par les choses que sa vraie supériorité éclate ; la couronne d’épines et le sceptre de roseau sont de merveilleuses parures pour ceux-là dont le royaume n’est pas de ce monde.

Ai-je oublié Matilde Serao ? Pas un instant. Voici comment elle nous définit Lucie Altimare, « l’aventureuse », la plus significative de ses héroïnes : « Au fond, un cœur froid et aride, sans une palpitation d’enthousiasme ; au dehors une imagination trompeuse qui grandissait toute sensation, qui augmentait toute impression… Au fond, un manque absolu de sentiment ; au dehors, des rêveries sur les nobles utopies humanitaires, des aspirations flottantes vers un idéal incertain ». Et on nous fait connaître longuement « l’artifice de sa personne, un artifice si naturel, si absolu, si complet, qu’il la trompait elle-même, en lui donnant une fausse sincérité ; en devenant son véritable caractère, son tempérament, son sang, ses nerfs ; en la persuadant de sa propre bonté, de sa propre vertu, de sa propre supériorité ». Le plaisant, c’est que Matilde Serao s’oublie assez souvent à croire, elle aussi, à la supériorité de Lucie Altimare, et qu’il lui arrive de la proclamer une figure « grande et haute » .

Les personnages de Matilde Serao appartiennent, comme d’ailleurs beaucoup de fantoches des romans actuels, à la famille qui produisit d’abord Emma Bovary, Homais, Bouvard et Pécuchet. Seulement les personnages de Flaubert sont plus sanguins, et leur innombrable descendance, soit dans la branche italienne, soit dans la branche française, nous répète depuis trop longtemps les grimaces et les cabotinages de la névrose.

Thomas Hardy est un esprit singulier, intéressant et troublant, riche en observations de détails, fécond en pensées générales et en hypothèses ingénieuses, mais auquel manque cruellement le don d’harmonie. Contreforts trop inégaux et placés tout à fait au hasard, diverses théories psychologiques et diverses thèses sociales soutiennent et écrasent chacun de ses livres.

Étudions son cas dans Jude l’Obscur, le plus complet peut-être et le moins mal composé de ses romans.

L’auteur semble d’abord occupé uniquement de Jude l’autodidacte, de ses efforts malheureux vers la conquête d’une position libérale, de ses efforts à demi heureux vers la conquête de la science désintéressée. Mais voici, hésitante et envahisseuse comme le flot qui monte, puérilité persistante en qui rien n’éveillera des sens ou un cœur de femme, mais dont la tête faible se grisera tantôt de perversités, tantôt de vérités, tantôt de folies, — Suzanne. Une telle malade peut être un sujet d’étude curieux, mais il serait absurde de confier à cet être titubant vers toutes les chutes le flambeau dont on voudrait éclairer la prochaine route de l’humanité. Or cette absurdité le romancier anglais s’y complaît, et c’est le défaut radical de son livre.

Suzanne a rencontré Jude et s’est fait aimer de lui. Elle éprouvait elle-même un sentiment mal défini, où l’amour tient moins de place que le caprice de dominer et la fantaisie de faire souffrir. Mais peu à peu elle se prend au jeu cruel et dangereux et, quand elle est devenue elle aussi capable de souffrance, Jude, dont le cœur est à elle tout entier et dont la vie est libre moralement et matériellement, lui avoue, tout confus, qu’il est, d’après les registres publics, un homme marié. Elle n’est pas de force en ce moment à sentir le mensonge des conventions sociales et des affirmations officielles. La nouvelle la blesse et l’irrite ; par dépit et par vengeance, par besoin aussi de se précipiter douloureuse en un refuge, Suzanne épouse un homme qu’elle n’aime point et qui est beaucoup plus âgé qu’elle. À peine le coup de tête accompli, elle se repent ; une répugnance physique l’écarte invinciblement de son mari. Après bien des agitations, bien des mouvements contradictoires, le flot pousse sur la terre de vérité cet esprit inquiet et troublé, épave enfin sauvée peut-être. Ses instincts, son cœur, son intelligence s’unissent en une noble harmonie de révolte. Elle sent et elle comprend que le mariage est le plus ridicule et le plus odieux des vœux perpétuels. Le plus souvent par la bouche de Suzanne, quelquefois par celle des autres personnages, et aussi en son propre nom, Thomas Hardy fait une critique victorieuse de ce « contrat permanent basé sur un sentiment éphémère », de cet « abominable contrat qui m’engage à sentir d’une manière particulière dans une chose dont l’essence même est la spontanéité. » Et ce serait ici le centre heureux du livre, si le livre avait un centre.

En peu de temps, les deux personnages intéressés aux gestes de Suzanne se laissent convaincre par elle. Jude reconnaît facilement qu’il est permis de « défaire ce qu’on a fait par ignorance » et que le mariage, ignoble troc prostitueur ou pacte grotesque par lequel on promet de ne pas changer de goût, est la plus vaine et la plus immorale des formalités. Il faut s’évader, il le comprend, « des moules sociaux où la civilisation nous enferme », car ils « n’ont pas avec nos formes réelles une plus exacte relation que les figures conventionnelles des constellations avec la véritable carte stellaire. » — Triomphe moins vraisemblable et qui paraît la victoire définitive de la thèse : Phillotson, le vieux mari de Suzanne, et qui aime Suzanne, est persuadé par les arguments de sa femme. Il trouve raisonnable qu’elle le quitte pour aller vivre avec Jude.

Cette froide Suzanne est un champion bien singulier des instincts naturels. Elle tient à rester auprès du bien-aimé comme une sœur auprès de son frère. Fantaisie déroutante, et qui dure longtemps, et qui durerait peut-être toujours. Heureusement la femme légale de Jude reparaît, et Suzanne accorde à la jalousie ce qu’elle refusait à l’amour. Elle accorde largement et fait trois enfants à Jude. Mais une aventure bizarre et mélodramatique tue les trois enfants.

Sous le choc du drame, un effrayant travail de désagrégation commence dans l’esprit de Suzanne. Son ancienne logique croule. Des mysticités poussent sur les ruines. Parce qu’elle est malheureuse, elle se croit punie, elle se croit criminelle. La morale, dans ces lueurs d’orage, ne lui paraît plus la même qu’à l’aube de l’espérance et au soleil du bonheur. En vain Jude s’irrite, affirme avec une énergie croissante que les vérités éternelles ne doivent pas être vues aux reflets changeants des événements fortuits. La petite Sue n’est pas de force à porter la douleur : elle s’enivre pour oublier, elle s’enivre de foi comme quelques-uns s’enivreraient de gin. Or, « l’un et l’autre de ces empoisonnements ôte la vue un peu noble des choses. » Enfin, en une raide course ébrieuse, elle revient à son mari. Pauvre être incertain, toute en demi-élans, elle lui revient d’abord à moitié, ne renoue avec lui qu’une apparence de vie commune. Mais, un jour qu’elle se sent trop amoureuse de Jude, elle pousse la « pénitence » jusqu’au bout et, dans un dégoût qu’elle parvient à peine à cacher, vient offrir à Phillotson, qui encore se fait prier, « la suprême chose. »

Pour conter rapidement en restant intelligible, mon analyse a dû supprimer tout ce qui est le plus incohérent dans les événements, dans les sentiments, dans les pensées et, malgré moi, elle a simplifié et organisé le reste. Elle ne donne aucune idée de la ligne hésitante et fuyante du livre.

Elle me paraît suffisante à faire sentir la grave faute commise par Thomas Hardy en confiant à un personnage aussi flottant que Suzanne le soin de nous enseigner la vérité morale.

Le dessein de l’auteur est d’ailleurs presque aussi incertain que la conduite de son héroïne. Au commencement il semblait vouloir nous donner une étude sur l’autodidactisme. Et ces préliminaires furent vraiment longs. Puis il nous intéressa — vivement cette fois — à une thèse d’éthique. Enfin il subordonna la vérité libératrice à une théorie psychologique : « Le temps et les circonstances, qui élargissent les vues de la plupart des hommes, rétrécissent les vues des femmes presque invariablement. » Malheureusement, si l’auteur illustre cette hypothèse par la victoire chaque jour plus complète de Jude sur les préjugés et par la défaite finale de Suzanne, il la contredit par le changement, trop féminin alors, de Phillotson, d’abord intelligent et généreux, qui ensuite obéit aux plus ridicules convenances et se laisse persuader aux chuchotements des plus sordides calculs.

Thomas Hardy, intelligence anglaise, riche et complexe, mais perdue et tâtonnante au labyrinthe du détail, ne sait même pas pourquoi « l’expérience » de Suzanne et de Jude a échoué. Tantôt il allègue la doctrine psychologique de l’influence contraire du temps et des circonstances sur l’esprit féminin et sur l’esprit masculin. Parfois il croit que Suzanne, pour anesthésier une souffrance trop grande, s’est enivrée de foi mais que, ses enfants vivants, le temps ni les circonstances n’auraient rien pu contre elle. Ou bien il la déclare trop faible pour supporter la désapprobation générale et regrette seulement pour ses héros qu’ils soient venus « cinquante ans trop tôt ». Sans doute ces explications pourraient ne pas s’exclure, se soutenir même mutuellement et il serait intéressant de faire sa part à la première, sa part à la seconde, à la troisième sa part. Mais l’auteur est impuissant à les nouer en faisceau ; il ne paraît même pas les apercevoir simultanément et chacune, à l’instant où il l’exprime, semble pour lui l’explication totale. Il ignore d’ailleurs que la cause principale du désastre se trouve dans la complexité ondoyante, dans la vivacité puérile et la puérile lâcheté de sa singulière Suzanne.

Les vérités anti-sociales et les demi-vérités psychologiques contenues dans Jude l’obscur pouvaient peut-être se mouvoir en une harmonie vivante. L’auteur n’a pas su les mettre à leur place ; les membres restent bizarrement dispersés et comme hostiles. Thomas Hardy, remarquable par le détail de l’invention, est une puissance synthétique insuffisante. C’est pour cela que chez lui aussi « trop d’abondance appauvrit la matière » et, qu’au lieu du beau livre que le sujet et quelques-unes des qualités de l’auteur semblaient promettre, nous n’avons qu’un curieux, mais gauche et fatigant feuilleton idéologique.