Prostitués/VIII/Thomas Hardy

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(p. 221-229).

Thomas Hardy est un esprit singulier, intéressant et troublant, riche en observations de détails, fécond en pensées générales et en hypothèses ingénieuses, mais auquel manque cruellement le don d’harmonie. Contreforts trop inégaux et placés tout à fait au hasard, diverses théories psychologiques et diverses thèses sociales soutiennent et écrasent chacun de ses livres.

Étudions son cas dans Jude l’Obscur, le plus complet peut-être et le moins mal composé de ses romans.

L’auteur semble d’abord occupé uniquement de Jude l’autodidacte, de ses efforts malheureux vers la conquête d’une position libérale, de ses efforts à demi heureux vers la conquête de la science désintéressée. Mais voici, hésitante et envahisseuse comme le flot qui monte, puérilité persistante en qui rien n’éveillera des sens ou un cœur de femme, mais dont la tête faible se grisera tantôt de perversités, tantôt de vérités, tantôt de folies, — Suzanne. Une telle malade peut être un sujet d’étude curieux, mais il serait absurde de confier à cet être titubant vers toutes les chutes le flambeau dont on voudrait éclairer la prochaine route de l’humanité. Or cette absurdité le romancier anglais s’y complaît, et c’est le défaut radical de son livre.

Suzanne a rencontré Jude et s’est fait aimer de lui. Elle éprouvait elle-même un sentiment mal défini, où l’amour tient moins de place que le caprice de dominer et la fantaisie de faire souffrir. Mais peu à peu elle se prend au jeu cruel et dangereux et, quand elle est devenue elle aussi capable de souffrance, Jude, dont le cœur est à elle tout entier et dont la vie est libre moralement et matériellement, lui avoue, tout confus, qu’il est, d’après les registres publics, un homme marié. Elle n’est pas de force en ce moment à sentir le mensonge des conventions sociales et des affirmations officielles. La nouvelle la blesse et l’irrite ; par dépit et par vengeance, par besoin aussi de se précipiter douloureuse en un refuge, Suzanne épouse un homme qu’elle n’aime point et qui est beaucoup plus âgé qu’elle. À peine le coup de tête accompli, elle se repent ; une répugnance physique l’écarte invinciblement de son mari. Après bien des agitations, bien des mouvements contradictoires, le flot pousse sur la terre de vérité cet esprit inquiet et troublé, épave enfin sauvée peut-être. Ses instincts, son cœur, son intelligence s’unissent en une noble harmonie de révolte. Elle sent et elle comprend que le mariage est le plus ridicule et le plus odieux des vœux perpétuels. Le plus souvent par la bouche de Suzanne, quelquefois par celle des autres personnages, et aussi en son propre nom, Thomas Hardy fait une critique victorieuse de ce « contrat permanent basé sur un sentiment éphémère », de cet « abominable contrat qui m’engage à sentir d’une manière particulière dans une chose dont l’essence même est la spontanéité. » Et ce serait ici le centre heureux du livre, si le livre avait un centre.

En peu de temps, les deux personnages intéressés aux gestes de Suzanne se laissent convaincre par elle. Jude reconnaît facilement qu’il est permis de « défaire ce qu’on a fait par ignorance » et que le mariage, ignoble troc prostitueur ou pacte grotesque par lequel on promet de ne pas changer de goût, est la plus vaine et la plus immorale des formalités. Il faut s’évader, il le comprend, « des moules sociaux où la civilisation nous enferme », car ils « n’ont pas avec nos formes réelles une plus exacte relation que les figures conventionnelles des constellations avec la véritable carte stellaire. » — Triomphe moins vraisemblable et qui paraît la victoire définitive de la thèse : Phillotson, le vieux mari de Suzanne, et qui aime Suzanne, est persuadé par les arguments de sa femme. Il trouve raisonnable qu’elle le quitte pour aller vivre avec Jude.

Cette froide Suzanne est un champion bien singulier des instincts naturels. Elle tient à rester auprès du bien-aimé comme une sœur auprès de son frère. Fantaisie déroutante, et qui dure longtemps, et qui durerait peut-être toujours. Heureusement la femme légale de Jude reparaît, et Suzanne accorde à la jalousie ce qu’elle refusait à l’amour. Elle accorde largement et fait trois enfants à Jude. Mais une aventure bizarre et mélodramatique tue les trois enfants.

Sous le choc du drame, un effrayant travail de désagrégation commence dans l’esprit de Suzanne. Son ancienne logique croule. Des mysticités poussent sur les ruines. Parce qu’elle est malheureuse, elle se croit punie, elle se croit criminelle. La morale, dans ces lueurs d’orage, ne lui paraît plus la même qu’à l’aube de l’espérance et au soleil du bonheur. En vain Jude s’irrite, affirme avec une énergie croissante que les vérités éternelles ne doivent pas être vues aux reflets changeants des événements fortuits. La petite Sue n’est pas de force à porter la douleur : elle s’enivre pour oublier, elle s’enivre de foi comme quelques-uns s’enivreraient de gin. Or, « l’un et l’autre de ces empoisonnements ôte la vue un peu noble des choses. » Enfin, en une raide course ébrieuse, elle revient à son mari. Pauvre être incertain, toute en demi-élans, elle lui revient d’abord à moitié, ne renoue avec lui qu’une apparence de vie commune. Mais, un jour qu’elle se sent trop amoureuse de Jude, elle pousse la « pénitence » jusqu’au bout et, dans un dégoût qu’elle parvient à peine à cacher, vient offrir à Phillotson, qui encore se fait prier, « la suprême chose. »

Pour conter rapidement en restant intelligible, mon analyse a dû supprimer tout ce qui est le plus incohérent dans les événements, dans les sentiments, dans les pensées et, malgré moi, elle a simplifié et organisé le reste. Elle ne donne aucune idée de la ligne hésitante et fuyante du livre.

Elle me paraît suffisante à faire sentir la grave faute commise par Thomas Hardy en confiant à un personnage aussi flottant que Suzanne le soin de nous enseigner la vérité morale.

Le dessein de l’auteur est d’ailleurs presque aussi incertain que la conduite de son héroïne. Au commencement il semblait vouloir nous donner une étude sur l’autodidactisme. Et ces préliminaires furent vraiment longs. Puis il nous intéressa — vivement cette fois — à une thèse d’éthique. Enfin il subordonna la vérité libératrice à une théorie psychologique : « Le temps et les circonstances, qui élargissent les vues de la plupart des hommes, rétrécissent les vues des femmes presque invariablement. » Malheureusement, si l’auteur illustre cette hypothèse par la victoire chaque jour plus complète de Jude sur les préjugés et par la défaite finale de Suzanne, il la contredit par le changement, trop féminin alors, de Phillotson, d’abord intelligent et généreux, qui ensuite obéit aux plus ridicules convenances et se laisse persuader aux chuchotements des plus sordides calculs.

Thomas Hardy, intelligence anglaise, riche et complexe, mais perdue et tâtonnante au labyrinthe du détail, ne sait même pas pourquoi « l’expérience » de Suzanne et de Jude a échoué. Tantôt il allègue la doctrine psychologique de l’influence contraire du temps et des circonstances sur l’esprit féminin et sur l’esprit masculin. Parfois il croit que Suzanne, pour anesthésier une souffrance trop grande, s’est enivrée de foi mais que, ses enfants vivants, le temps ni les circonstances n’auraient rien pu contre elle. Ou bien il la déclare trop faible pour supporter la désapprobation générale et regrette seulement pour ses héros qu’ils soient venus « cinquante ans trop tôt ». Sans doute ces explications pourraient ne pas s’exclure, se soutenir même mutuellement et il serait intéressant de faire sa part à la première, sa part à la seconde, à la troisième sa part. Mais l’auteur est impuissant à les nouer en faisceau ; il ne paraît même pas les apercevoir simultanément et chacune, à l’instant où il l’exprime, semble pour lui l’explication totale. Il ignore d’ailleurs que la cause principale du désastre se trouve dans la complexité ondoyante, dans la vivacité puérile et la puérile lâcheté de sa singulière Suzanne.

Les vérités anti-sociales et les demi-vérités psychologiques contenues dans Jude l’obscur pouvaient peut-être se mouvoir en une harmonie vivante. L’auteur n’a pas su les mettre à leur place ; les membres restent bizarrement dispersés et comme hostiles. Thomas Hardy, remarquable par le détail de l’invention, est une puissance synthétique insuffisante. C’est pour cela que chez lui aussi « trop d’abondance appauvrit la matière » et, qu’au lieu du beau livre que le sujet et quelques-unes des qualités de l’auteur semblaient promettre, nous n’avons qu’un curieux, mais gauche et fatigant feuilleton idéologique.