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Questions politiques et sociales/9

La bibliothèque libre.
Calmann Lévy (p. 107-110).



IX

AU RÉDACTEUR EN CHEF
DU JOURNAL LA RÉFORME


Monsieur le Rédacteur,

On vous écrit de mon village :

« Dites, dites hardiment à ceux qui ne veulent pas comprendre la pétition[1], et qui s’en effrayent, que, là où on la présentera avec bonne foi, zèle et simplicité, elle sera accueillie et signée.

» Chez nous, les pauvres paysans n’ont pas besoin qu’on entortille l’explication.

» — C’est là une bonne chose, disent-ils, et, si nous savions signer, nous signerions avec notre sang !

» Quelques riches laboureurs nous ont dit, avec un scrupule naïf et respectable :

» — Nous ne sommes pas des plus maleureux ; est-ce que nous n’aurions pas l’air, en signant, de réclamer pour nous-mêmes des secours dont tant d’autres ont plus besoin que nous ?

» À ceux-là, il n’y a qu’un mot à répondre :

» Lisez la pétition.

» Les riches de bonne volonté demandent qu’on s’occupe des pauvres ; n’est-ce pas le devoir des riches ?

» — C’est juste, répond le bon cultivateur. »

Et il signe.

Mais, hélas ! combien peu dans nos campagnes, savent, je ne dis pas lire et écrire, mais seulement signer leur nom ! les petits enfants vont à l’école, même les pauvres. Mais l’école est loin de toutes ces chaumières, et elle n’est pas gratuite. C’est un énorme sacrifice pour la famille. On le fait cependant, et on persévère lorsque l’enfant montre un peu d’aptitude. Avec quelle rapidité le peuple s’instruirait, si on lui en fournissait les moyens ! On ne sait pas assez tout ce qu’il y a de bon sens et de bon vouloir dans ces âmes fortes et patientes.

Nous avons des curés très orthodoxes, très peu anarchistes, qui signent la pétition et la colportent dans les hameaux pour la faire signer à ceux qui le peuvent ; ces sages pasteurs ne concevraient pas qu’une demande si légitime pût éveiller des soupçons et rencontrer des obstacles.

Le nôtre nous a dit :

« — La cause des malheureux est sacrée, et je croirais me manquer à moi-même, si je lui refusais mon concours.

» Tous les membres du clergé n’ont pas oublié qu’ils sont citoyens français. Les propriétaires les plus prudents comprennent que la misère publique les menace, et le grand nombre des hommes de la classe moyenne n’apportent pas les répugnances qu’on leur suppose à voir améliorer le sort des prolétaires.

» Mais qui suppose cela, ce n’est pas nous, c’est l’esprit du Gouvernement ; c’est pour son plaisir que le Gouvernement ferme l’oreille aux cris de la misère et du désespoir. Eh bien, dites hardiment à ceux qui gouvernent qu’ils se trompent et qu’ils font injure à la France. La petite bourgeoisie, c’est-à-dire la grande, puisque c’est la majorité, n’est pas solidaire des intérêts sordides d’une poignée de capitalistes qui corrompent ou effrayent le pouvoir. Non, les hommes ne sont pas si méchants, et ceux qui ne sont pas très bons, sentent tellement la puissance d’une opinion fondée sur la justice, qu’ils rougiraient de s’élever contre les justes réclamations du pauvre. On ne s’attache pas les hommes en leur prêchant la doctrine du mal. On les égare, on les avilit un instant ; mais la voix de Dieu est plus forte que celle du mensonge. Elle parle au fond des consciences et il arrive bientôt qu’une nation méprisée au point d’être gouvernée par la corruption, s’indigne, se relève et méprise à son tour les idées monstrueuses qu’on a voulu lui suggérer. Si je ne me trompe, la pétition sera surtout signée dans les campagnes par les propriétaires. Ceux-là, seuls, peuvent faire lire le nom qu’ils portent ; mais, du moins, il y en aura peu qui hésiteront à le faire connaître.

» Puisse leur suffrage éclairer l’opinion des Chambres et les faire enfin réfléchir ! »

décembre 1844.
  1. La pétition pour l’organisation du travail.