Réponse du Président (M. Regneault) au récipiendaire

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RÉPONSE DU PRÉSIDENT
(M. REGNEAULT)
AU RÉCIPIENDAIRE.




Messieurs,

Je dois, tout en répondant à M. Poincaré, vous exposer d’abord très-succinctement la situation administrative de la Compagnie : j’achèverai de vous faire connaître son état présent, dont M. le secrétaire annuel vous a déjà donné les détails en récapitulant avec chaleur les incidents de l’année, nos pertes et nos acquisitions. Pour mieux comprendre notre position actuelle, j’effleurerai quelques aperçus rapides sur l’état du corps auquel, Monsieur, vous appartenez désormais ; sur l’influence probable qu’il est appelé à exercer dans l’avenir. Il ne s’agit donc plus de l’historique de l’Académie, mais des mobiles généraux qui la dirigent. Ce sera en quelque sorte vous indiquer plus strictement vos devoirs d’un nouveau genre, leur importance réelle et faire ressortir, dans ma courte réponse, l’esprit dont nous devons être animés.

Votre fondateur, assure-t-on, désirait que son Académie s’occupât avant tout de l’histoire de la Lorraine, qu’elle se livrât presque uniquement à des recherches relatives à la province dont il voulait être le bienfaiteur. Plus d’un siècle s’est écoulé, et l’on a pu dire avec raison que l’histoire de la Lorraine est faite, du moins en très-grande partie. Vous connaissez, du reste, les investigateurs patients qui ont pris cette tâche à cœur ; comme les sujets de leur étude, ils appartiennent maintenant pour la plupart au passé.

Cette ancienne Société devait-elle demeurer renfermée dans un cercle étroit, et même, dès le principe, la pensée du roi de Pologne était-elle aussi exclusive ? On peut en douter si l’on se rappelle les illustres étrangers qui, avec son assentiment, figurèrent dans la première Académie. Les développements du temps, une émulation progressive, obligèrent l’Académie Lorraine à étendre ses attributions, à admettre dans ses recueils tous les genres de travaux, et tel fut le zèle de nos compatriotes que des Sociétés nouvelles, provoquées par les exigences de leurs spécialités respectives, se détachèrent de leur mère à diverses époques, pour vivre à part comme des filles émancipées. C’est en vain qu’on aurait voulu ralentir un si énergique effort.

Dans votre Académie je vois encore, Messieurs, la première société libérale du pays. Elle n’est point déchue de son rang, elle n’a point abdiqué son ancien rôle. Ne faut-il pas surtout, à un moment où l’on semble désirer la décentralisation, ne faut-il pas, dans chaque contrée, un centre secondaire, vers lequel convergent les tendances littéraires, scientifiques et artistiques, centre d’où émanent en retour une officieuse direction, des conseils et des encouragements. Loin de nous, au sein des grandes Académies, des flots plus pressés s’agitent et se heurtent, des sommités y surnagent, mais s’isolent : dans ces sections nombreuses, trouve-t-on au même degré la sollicitude attentive des intérêts qui nous touchent de près, y voit-on ce faisceau d’une intimité étroite, que resserrent le plus souvent les instincts d’un même berceau ? Au surplus, vous restez ou les satellites modestes, ou les émules des autres corps savants de la France. Les hommes qui les composent savent que des œuvres durables peuvent s’élaborer partout ; que dans cette vaste arène, où l’on se devance tour à tour, la Providence seule dispense la gloire, et qu’elle la fait naître où bon lui semble.

Ce qui prouve l’importance croissante des Académies telles que la nôtre, c’est la récente et bienveillante attention des Ministres, ce sont ces congrès des volontaires de la science, formant comme une extension officielle des Académies de la Capitale. Plusieurs de leurs membres, concurremment avec les célébrités étrangères, ont voulu être inscrits sur vos listes. Un petit nombre d’entre vous ont reçu l’honneur de la correspondance, cela tout récemment encore, à l’Académie impériale de médecine ; beaucoup ont obtenu des médailles d’honneur à l’Académie des Sciences. Enfin, à l’un de vos littérateurs, l’Académie Française a décerné l’une de ses précieuses couronnes, événement mémorable dans les familles où échoit une telle distinction. Les Académies de province, dont je ne mets pas en doute l’utilité, deviennent aujourd’hui des stations d’où partent la notoriété et les retentissements des réputations naissantes : là s’ouvrent des avenues que plusieurs d’entre vous, Messieurs, parcoureront pour parvenir au temple où les savants aspirent, pour arriver à un foyer plus brillant, l’Institut.

Votre sphère est limitée, vous manquez, il est vrai, de toutes les ressources nécessaires pour exciter autour de vous votre salutaire influence. Cependant, quand vous l’avez pu, vous avez aussi décerné des médailles et d’autres récompenses. On vous a rappelé l’exemple qu’a donné un jeune savant, moissonné au début de sa carrière, le prix qu’il a fondé pour les progrès des applications utiles de la chimie, exemple qui portera ses fruits. Pour faciliter l’emploi des donations qui pourraient vous enrichir, Sa Majesté est intervenue, comme vous l’a annoncé M. le secrétaire annuel. Je rappelle donc et je proclame la conclusion du décret Impérial : l’Académie de Stanislas est reconnue établissement d’utilité publique. Nous sommes reconnaissants de ce don de l’Empereur, nous témoignons notre gratitude au ministre éclairé qui l’a obtenu, au Conseil d’État qui en a approuvé les motifs.

La voie est ouverte, et n’en doutons pas, des membres mêmes de l’Académie contribueront, par des dons généreux, à augmenter ses moyens d’action. Le Conseil municipal de Nancy nous seconde par son concours. Le maire dévoué, qui le préside, n’a rien négligé pour votre nouvelle installation : nous lui devons nos remerciements. Le Conseil général est convaincu du lustre que vous pouvez conserver à l’ancienne Lorraine, par votre prépondérance dans le département qui en est le centre. Que sommes-nous, Messieurs, en état de décerner périodiquement un prix pour la littérature, un prix pour les sciences, un prix pour la musique, la peinture, la sculpture : on verrait, chaque année, la Société des lettres, sciences et arts de Nancy, le front orné d’une triple couronne d’or, distribuer de ses deux mains des lauriers mérités !

Telle est l’heureuse impulsion que vous avez le droit de propager, même jusqu’à des limites éloignées. Le renom de votre ancienne institution croîtra de plus en plus. Vos travaux se multiplient, vos œuvres se trouvent à l’étroit dans vos publications annuelles. Vous êtes gênés pour l’impression complète de vos mémoires ; et quand des écrits de vos confrères sont obligés d’être publiés en dehors, vous n’avez d’autre moyen de leur faire honneur que de les mentionner brièvement ou de les indiquer dans de simples catalogues. Le labeur, figuré dans vos armes, s’est donc accru dans une forte proportion : cela ne doit point vous étonner, car un nouvel élément s’est joint aux premières sources de votre activité. Semblables à de riches affluents qui s’uniraient pour former un fleuve plus puissant, trois jeunes Facultés et l’École de Médecine, qui les a précédées, vous apportent leur tribut et la fécondité : nos rives se sont élargies, nos perspectives se sont étendues. Nous saluons l’époque prospère où le titre de membre de l’Académie de Stanislas, toujours compatible avec toutes les fonctions, est brigué, comme au temps de sa royale splendeur, par les hommes les plus distingués. Cette année, outre vous, Monsieur, nous avons fait d’importantes acquisitions : une autre voix que la mienne vous en fera plus tard apprécier le prix, car je ne dois pas anticiper sur les attributions du Président futur.

Un fauteuil de plus devient vacant par le passage de M. Beaupré au rang de membre honoraire. Nous avons dû céder à son désir, à son droit au repos, que réclame le savant antiquaire : en le plaçant parmi les Académiciens émérites, nous ne nous sommes pas refusés à alléger la fatigue qu’il ressent, à l’affranchir d’une assiduité pénible.

Dans cette ruche d’abeilles, selon la métaphore usitée, au sein de cette assemblée laborieuse, dont vous devenez membre actif, les uns retracent les luttes instructives de l’histoire des hommes ou étalent à vos yeux les merveilles de celle de la nature ; on y approfondit l’art de guérir, la physique et la chimie ; on y fonde de savantes formules sur l’électricité et sur la mécanique rationnelle ; les uns explorent le labyrinthe de la métaphysique, sèment les bienfaits d’une saine morale, rouvrent les sens aux sourds, cultivent l’archéologie, l’art splendide des monuments ; les autres, dans de diserts éloges dépeignent la vie privée des hommes qui ont marqué, ou, fidèles à l’étude des chefs-d’œuvre d’Athènes et de Rome, en réveillent le génie, se livrent à la critique des créations modernes, nous captivent par le charme des vers, ou enfin, inaugurant une ère nouvelle, transportent des bords du Gange les antiques poëmes de l’Orient et la sagesse des Brahmes. Voilà le tableau varié qui peut se dérouler devant vous.

Vous vous rangez, Monsieur, parmi les doctes médecins, principalement comme savant physiologiste. Vos consciencieuses expériences présentent la précision et la sage circonspection d’un travail net et scrupuleux.

Dans vos Recherches sur le siége et l’origine de l’amidon animal, l’analyse chimique des tissus vous a conduit à constater que l’amidon animal peut, même chez l’adulte, se rencontrer ailleurs que dans le foie ; vous persistez cependant à croire que le foie seul est capable d’en produire, mais vous pensez que cette substance est susceptible d’être transportée par la circulation. Ainsi se trouve réalisé le principe de l’unité de plan dans la composition chimique de la matière animale : les animaux supérieurs, de même que les inférieurs, sont partout formés par un mélange de matières azotées et amylacées.

Quant à vos recherches sur la Glycogénie justifiée par l’examen des excrétions chez les diabétiques, vous avez trouvé la confirmation de la théorie émise par M. Bernard, professeur au Collége de France : vous avez reconnu que chez l’homme atteint spontanément de ce mal, comme chez les animaux qui le contractent par la piqûre du bulbe, la combustion nutritive est plutôt exagérée, et vous avez éclairci les doutes qui restaient encore sur cet important sujet.

Dans un travail d’histologie comparée, vous avez signalé et étudié l’existence des Corpuscules qui entrent dans la constitution des reins d’un petit nombre de poissons. Ils diffèrent essentiellement des Corpuscules qui existent, sans exception aucune, dans toute l’échelle des vertébrés. Il est impossible pour le moment de déterminer leur destination physiologique : mais leur existence exceptionnelle donne à penser que l’organe par lequel s’échappent les scories de la combustion nutritive n’a pas toujours un mode de fonctionnement identique.

Par une note sur les tumeurs perlées, vous avez démontré que cette forme n’est pas liée à la nature de la substance qui la présente, car elle peut appartenir à de simples amas de cholestérine ou à des perturbations accidentelles : je supprime ici une nomenclature d’affreuses maladies.

Je regrette de ne pouvoir entrer dans les détails d’un examen plus complet de vos délicates investigations. Il ne serait d’ailleurs compris que par un public de Docteurs ou au moins par des esprits faits aux analyses scientifiques. Nous venons d’entendre vos observations sur le rôle qu’on doit attribuer au magnétisme dans l’économie animale. Chacun a pu apprécier la sagacité de vos aperçus, la prudence de vos conclusions ; nous avions déjà jugé la justesse des idées, la sûreté et la fermeté de style dont vous venez de faire preuve devant un auditoire d’élite. Si en vous ouvrant solennellement les portes de l’Académie, son Président vous adresse de flatteuses paroles, vous n’en serez pas surpris : mais une certaine convenance, votre mérite depuis longtemps reconnu, votre modestie même, m’arrêtent et m’inspirent la pensée d’adoucir l’expression des éloges légitimes que je vous dois, en résumant vos principaux titres à votre admission parmi nous. Vous savez concilier la prévision des vues spéculatives avec la certitude des expériences pratiques. C’est l’allure de la haute science : tous les grands savants ont été de profonds philosophes. Il y a en effet à distinguer parmi les savants : les uns donnent tout à la théorie et se perdent parfois dans des hauteurs nuageuses ; les autres n’ont foi que dans l’observation positive, terre à terre. Hasarder quelques hypothèses philosophiques, sans quitter la rigueur, introduit dans la science autre choses que des intérêts lucratifs. Quoi de plus attachant que de comprendre les admirables fonctions de la vie organique, si intimement unie à la volonté.

Par vos rapprochements sur le magnétisme, vous avez scruté un des passages supposés, établi en quelque sorte un trait-d’union, entre l’étude de la matière animée et celle du principe immatériel dont elle est l’organe. M. Gillet, que nous devions entendre après vous, étudiait l’âme des hommes, non sous le rapport purement physiologique, mais dans les actes de leur vie. Son travail sur la destinée et les œuvres de Chevrier fait voir jusqu’où peuvent aller d’une part les égarements d’une présomption irréfléchie, de l’autre l’implacable vengeance d’un homme outragé, armé d’un pouvoir redoutable. Aujourd’hui, comme s’il eût voulu établir un contraste entre les orages des passions haineuses et le calme d’une vie sans tourmentes, le biographe de Chevrier se proposait de vous raconter la vie de M. Digot, d’énumérer les travaux et les vertus du successeur de Dom Calmet, de l’historien de l’Austrasie, qui remplit si bien le vœu de Stanislas. M. Gillet avait à peine pu mettre la dernière main à son travail : le coup fatal l’a frappé entre la première communication de son discours de réception et sa lecture en séance publique, circonstance rare dans les annales Académiques.

Dans cette séance, qui nous rassemble, je ne réponds plus en quelque sorte qu’à l’ombre de M. Gillet : nous pourrions le supposer encore au milieu de nous. Il y a à peine quelques semaines que je prononçais près de ses restes les adieux de l’Académie. Si j’ajoute quelques paroles de plus, c’est pour résumer ce qu’il a laissé. M. Gillet a produit plus d’un ouvrage présentant le cachet de l’utilité : c’est là un mérite sérieux. Il a composé un travail sur les Circulaires du ministère de la justice, un autre sur la justice de paix, d’importants rapports concernant la bibliothèque de la ville. Il était membre de la Société d’Archéologie, de la Commission du Musée historique, il participa à celles des hospices et de l’Instruction publique. Alliant aux devoirs sévères de la magistrature et de l’administration locale les délassements de l’érudition privée, il avait réuni dans son cabinet des documents précieux pour l’histoire de la Lorraine, une collection remarquable de médailles, de jetons des anciens duchés, objet d’une œuvre inédite. Il était le successeur, comme numismate, de notre confrère regretté M. Monnier, ancien président de la Société centrale d’Agriculture, auquel aussi il témoignait naguère toute son affection par un touchant et dernier hommage.

Depuis peu, Messieurs, la terre s’est ouverte plus d’une fois pour nous répéter l’éternelle leçon de Bossuet, applicable aux simples mortels comme aux têtes couronnées, pour nous montrer la vanité de nos prétentions, si souvent illusoires quoique opiniâtres ; pour vous faire déplorer ce qu’il y a d’éphémère dans les vestiges sans consistance que nous laissons sur notre passage, qu’effacent certainement de jour en jour l’indifférence et l’oubli, que raffermissent cependant, pour quelque temps au moins, la durée relative des pages imprimées, surtout quand elles sont consacrées, comme ici, à des hommes remarquables par une capacité réelle, par l’attachement à leur devoir et la pratique de l’équité. Si M. Gillet était là, il entendrait son éloge un peu voilé. La mort octroie plus de liberté, elle permet de parler sans entraves : la vie de M. Gillet fut simple et remplie. On peut dire de lui qu’il réalisait aussi le type de l’ancien Académicien, puisque l’un de ses soucis fut de mettre à l’abri de la destruction les souvenirs de son pays, et que son choix principal dans les œuvres littéraires était encore l’éloge des Lorrains.

Nous sommes condamnés à donner à nos discours une teinte funèbre : je vous ai rappelé nos confrères MM. Monnier et Gillet : nous ne devons pas laisser à son silence une troisième tombe, celle qui s’est refermée sur M. Parade ? Ici ma voix a plus d’autorité, quelques mots suffiront. Je n’ai point été l’élève, mais le collaborateur de M. Parade, pendant trente ans. Doyen après lui de l’École forestière, j’ai été à même, autant que qui que ce soit, de justement l’apprécier. Quand nous commençâmes à nous connaître, il était déjà, depuis plus de dix ans, le promoteur persévérant des règles de culture importées en partie d’Allemagne par son beau-père, et qu’il voulait compléter en France. Ses prescriptions pratiques s’appuyaient sur l’observation et, de prédilection, sur la garantie du bon sens. Tout ce qu’il entreprenait était médité longuement dans ses détails, soit qu’il s’agit de la chose forestière, qui était devenue sienne, soit qu’il se préoccupât du sort des élèves sortis de ses mains. Sa vie fut consacrée aux forêts : un si long dévouement devait être récompensé par le succès. On saura mieux, avec un personnel préparé, et des doctrines vulgarisées, traiter, améliorer et agrandir le domaine forestier, public ou particulier, augmenter la richesse des forêts, si précieuses par leurs revenus, nécessaires à nos besoins, indispensables pour les constructions navales et civiles de toutes espèces. Leur importance ne se borne pas à ces résultats directs : les bois, en grandes masses, maintiennent le régime des eaux, ils tempèrent, en les régularisant, les variations de l’atmosphère et entretiennent un heureux climat. Les funérailles de M. Parade furent un fait notable : l’affluence qu’on y remarqua, apprit combien il avait su se concilier d’amis. Vous avez entendu les échos de leurs regrets, qui se renouvellent à chaque occasion ; vous avez été témoin de l’empressement de ces amis à élever un monument à l’homme qu’ils perdaient, vous n’ignorez pas les actives preuves de sollicitude données à sa famille.

Le panégyrique en général est une prérogative académique. Pourquoi sur la terre, n’existerait-il pas de lieux propices où l’on ne prononcerait plus, après la mort, de fatales sentences ? Parmi les hommes, dont les cités ont à s’enorgueillir, les uns sont désignés par leur dévouement à la chose publique, par les longues et éminentes fonctions qu’ils ont remplies ; quelques-uns appartiennent, déjà de leur vivant, à l’histoire, beaucoup passeront inaperçus. Magistrats, hommes de guerre, prélats, illustrations diverses, vous formez des galeries où l’on voit ressortir des physionomies empreintes du caractère des temps traversés. Plusieurs d’entre nous ont, avec élégance et une impartiale exactitude, fixé celles de nos principales célébrités provinciales, dans le barreau, dans les sciences, dans la littérature et les arts. La bibliothèque de la ville possède quelques bustes et un grand nombre de notices, champ fécond de l’éloquence Académique. Chaque année, la lecture d’un pareil morceau suffirait à elle seule pour rendre nos séances publiques sérieusement intéressantes. Mais si de cette sorte de proie, que nous nous arrogeons non pour déchirer mais pour rendre moins périssable la mémoire des hommes, nous voulons tirer des leçons de philosophie pratique, il faut apporter dans nos jugements un grand tact, l’éloignement de toute exagération ; il faut, pour être vrai et à la fois favorable à ceux qu’on loue, prendre garde de se laisser aller à l’aveuglement des rancunes et des partis pris, ou de s’abandonner à la remorque d’un engouement maladroit. Quand la louange est fondée, elle est aussi facile à exprimer que douce à entendre. Que ne puis-je m’arrêter ici et évoquer quelques souvenirs lointains de mes anciens maîtres. Appelé pour la seconde fois à l’honneur de vous présider, je vois déjà moi-même le rivage reculer, et je compte presque autant d’amis disparus que j’aperçois d’anciens Académiciens qui leur survivent, dans cette assemblée où a toujours régné la concorde, le respect de soi-même et des autres.

À toutes les époques, notre Académie a présenté le spectacle d’une harmonieuse entente : chaque spécialité, du reste, trouve dans les Commissions particulières satisfaction à ses aptitudes spéciales. Quoi de plus naturel que l’accord entre les hommes de lettres et les savants ? Les neuf sœurs se donnaient la main quand elles se réunissaient sur l’hélicon. Au temps du bon Roi Stanislas, et lorsqu’écrivaient Voltaire, Saint-Lambert, Palissot, Mme de Graffigny, l’esprit des lettres dominait en France. Les belles lettres, que bon nombre de gentilshommes cultivaient autrefois, semblent se relever d’un assez long discrédit, il se fait comme une seconde renaissance. La muse de la poésie se retirait à l’écart avec timidité : aujourd’hui elle reparaîtra en souriant pour terminer comme autrefois notre fête Académique, celle de Stanislas lui-même, par l’un de ces morceaux de la bonne école, que le public aime et applaudit.

La double puissance des sciences et des lettres, dont nos récipiendaires vous ont offert en petit comité un exemple dans deux talents divers, est singulièrement rehaussée quand elle est accompagnée de la noblesse d’un beau caractère et par l’idéal de la solidité morale. Nous nous éleverions bien haut en envisageant quel devrait être le terme de la science humaine : mais ce serait alors le portrait d’un sage que j’aurais à reproduire, de l’homme probe qui, inébranlable dans le bien et dans l’épreuve, comme une statue de bronze, ne se croit grand que quand il a été modestement utile. Pour achever de peindre quelques traits de ceux que vous avez perdus, ajoutons que les savants, en devenant plus expérimentés, ne se dessèchent et ne s’endurcissent point par leurs connaissances mêmes. Devant les pas chancelants de la vieillesse du sage, semble luire l’aurore d’un jour plus pur où il doit connaître ce qu’il a longtemps cherché. Il espère, en s’avançant, qu’une main invisible le guide vers de meilleures destinées. Plusieurs de nos devanciers se sont éteints avant l’âge, consolés par ces nobles sentiments.

Enfin, si j’avais à faire une mercuriale Académique, je vous dirais que la concentration en soi-même, que l’orgueil, antique origine de nos chutes, mais témoin subsistant de notre grandeur, est une maladie assez commune chez les gens d’étude, penchant d’autant plus perfide en ses variétés qu’il est ici quasi légitimé. Les hommes ornés d’un savoir fièrement conquis risquent parfois de perdre par l’isolement la rectitude du jugement, le naturel des idées, de devenir inconséquents et absolus à force de regarder en dedans leurs propres qualités. Dans les réunions Académiques, la communication de contacts fréquents, la surveillance de soi-même, rétablissent l’équilibre. Vous ne trouverez parmi nous que modération, point de froissements malséants d’amour-propre. Cette facilité d’humeur ne doit-elle pas d’ailleurs être le fruit de la maturité ? Cette douce urbanité, on s’attend à la rencontrer chez l’homme instruit, on la retrouve toujours dans l’âme du véritable Académicien.

Monsieur, dans le cours de ma réponse, si j’ai pu émettre quelques avis, c’était le président de l’Académie qui parlait ; si je me suis laissé entraîner à des considérations, que vous approuverez en partie, il est permis parfois à celui qui discourt de s’égarer ; si j’ai fait des vœux ambitieux pour les destins de l’Académie, c’est parce que vous avez été jugé digne de soutenir les priviléges de sa royale fondation, c’est aussi parce que l’amour de la même patrie nous inspire les mêmes désirs. Lorrains, d’origine ou d’adoption, la plus grande de vos deux patries rayonne au loin avec gloire ; la plus petite a droit à des égards : n’est-elle pas la confidente assidue et sympathique de vos moindres travaux ?

Au dehors, comme au dedans de l’Académie, généreux Concitoyens, soutenez vos efforts : par eux, vous contribuerez à la prospérité, à l’illustration de cette belle cité, qui, fière du passé, confiante dans l’avenir, grandit de jour en jour, et en importance matérielle et par les productions de l’esprit.