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Révélation d’un grand romancier

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Révélation d’un grand romancier


RÉVÉLATION D’UN GRAND ROMANCIER


“Sous le Soleil de Satan”

Demain le premier livre, le premier roman d’un jeune écrivain, M. Georges Bernanos, sera dans toutes les mains et M. Georges Bernanos, auteur de Sous le Soleil de Satan[1], sera célèbre. Je dirai de lui, comme je le disais naguère de Marcel Proust, — hélas ! — qu’une grande force, intellectuelle et imaginative, apparaît au firmament des lettres françaises. Mais cette fois synthétique, et non plus analytique, et dans un genre, à ma connaissance, encore inexploré et qui est le domaine de la vie spirituelle, des choses et des corps commandés par les âmes.

Sous le Soleil de Satan, c’est l’histoire raccourcie et dramatique, des luttes d’un saint contre l’esprit du mal ; il y a, dans ce saint, quelques réminiscences de l’hagiographie du curé d’Ars ; dans ce récit, quelques analogies avec les tourments de cette « nuit obscure » qu’a décrite le Frère Jean de la Croix. Il y a surtout, du point de vue littéraire, un effort rare, singulier, puissant, pour arracher l’affabulation romanesque à la peinture des instincts brutaux et des historiettes sentimentales, et pour l’entraîner vers les hauteurs.

Ne nous y trompons pas une minute. La façon dont est traité le sujet — en dehors même de son importance et de son universalité — classe immédiatement M. Georges Bernanos sur le plan d’un Balzac ou d’un Barbey d’Aurevilly. Ce que je suis le premier à annoncer ici ce matin, avec une sécurité absolue, sera bientôt banal et courant. Car un certain génie [ingenium] s’impose comme un coup frappé sur l’airain, et rien, une fois qu’il s’est produit, ne saurait arrêter tel ébranlement sonore, ni ses ondes de propagation. Il était à prévoir que le renouveau littéraire succédant aux convulsions de la guerre et à leurs répercussions immenses — en dépit de la phraséologie des assemblées et de la débilité mentale de nos contemporains en général — serait de l’ordre métaphysique, transcendantal, quasi mystique, ainsi qu’après toute diluvienne effusion de sang. Car là seulement un auteur qui sent vivement, et qui voit grand, peut trouver ce refuge de paix, de consolation et de justice, après quoi Gœthe, pour prendre un seul exemple, a couru toute sa vie sans l’atteindre.

Beaucoup de jeunes écrivains, et très bien doués, ont eu le sentiment qu’il importait ainsi de dominer la matière et de surmonter son fatalisme ; mais aucun n’avait atteint la cime, rougeoyante d’une lumière surnaturelle, où vient de s’installer, avec une maîtrise qui étonne, l’auteur de Sous le Soleil de Satan. J’eusse préféré, d’ailleurs, comme titre, le Soleil de Satan. Ce « sous » me paraît inutile et amoindrissant, comme ce qui est oblique et non direct. Autre reproche, d’un autre ordre : le débat scrupuleux, presque théologique, qui se joue dans la conscience, si pure et cependant bourrelée, de l’abbé Donissan, héros du livre, est d’un tour pascalien, angoissé, presque déchirant, où l’on souhaiterait quelques perspectives sereines et reposées. Celles-ci existent même dans les pires douleurs, grâce, précisément, aux horizons illimités qu’ouvre la contemplation de la Croix. Mais M. Bernanos me répondra qu’il a été entraîné par ce lyrisme intérieur de la souffrance, auquel l’humanité doit ses plus belles pages et, au delà de toute littérature, quelques-uns de ses plus hauts exemplaires de renoncement et de sacrifice. Des années de tourments ne sont-elles pas nécessaires pour distiller l’essence d’une seconde de pure joie spirituelle ?

La première question qui se pose, à l’apparition d’un Georges Bernanos, c’est celle-ci : « Comment le classer ? » C’est du moins le devoir de toute critique raisonnable. Il n’est personne, si complexe que soit sa nature, ou cette nature seconde qu’est le talent, qui ne puisse être classé. Avant même de vous dire en gros ce qu’est Sous le Soleil de Satan — ce qui fera l’objet d’un article ultérieur – je dois vous dire où l’ouvrage se situe : sur un plan neuf.

D’une façon générale, le roman est la peinture de la vie. Disons, plus exactement, des vies. Car il y a, dans chaque homme, trois vies, ou trois potentiels, trois virtualités, de vies distinctes, bien que fréquemment enchevêtrées : l’organique — qui est celle des tissus, des instincts, de leurs réactions, de leurs combats ; l’intellectuelle, qui se définit par elle-même, et à laquelle préside le discernement, l’esprit, le nous grec ; la spirituelle, enfin, qui est la vie de l’âme, atrophiée chez ceux-ci, développée chez ceux-là, et qui, en fin de compte, chez les héros, les martyrs et les saints, informe et commande à la fois la vie organique et la vie intellectuelle. L’immense majorité des romanciers décrit et peint la vie organique, avec plus ou moins d’intensité et d’amplitude. Un petit nombre de romanciers ajoute, aux peintures de la vie organique, quelques traits, saisissants et bien choisis, de la vie intellectuelle. Même remarque quant aux auteurs dramatiques, j’entends quant à ceux qui comptent. Avec cette différence qu’au théâtre ce qui est de l’ordre intellectuel ne porte guère ou, comme disait le bon Porel, « ne chante pas ». Les efforts tendus d’un François de Curel, souvent peu couronnés de succès, en dépit d’un talent considérable, marquent l’extrême difficulté qu’il y a à intellectualiser une situation dramatique, à la faire sauter de la passion dans l’esprit. Un Mæterlinck s’en est tiré, comme jadis Shakespeare, par la féerie, laquelle, étant le réservoir de tous les possibles, de tous les jeux, y compris ceux de l’intelligence, prête à toutes les combinaisons symboliques.

Mais devant la vie spirituelle — la plus importante puisqu’elle commande à l’heure de la mort et, par elle, à toute l’imagination métaphysique — le roman a généralement hésité, le souffle a manqué, la plume s’est tarie. Le théâtre ici est le plus souvent défaillant, [exception faite pour le cas d’Henri Ghéon], parce que la simplicité même, qui conditionne le domaine spirituel, en bannit tout effet de théâtre. La vie spirituelle, avec ses délices incomparables, ses certitudes, ses aspects si vastes, universels et cependant précis, est, à la vie intellectuelle la plus altière, ce que le plain-chant est à la musique profane, mélodique ou symphonique : une souveraineté. Or, dans le roman de Georges Bernanos, qui est le développement d’une crise tragique, de la lutte de l’Ange et du Démon, il n’y a pas d’effet de théâtre. Il y a une rencontre de fait, sur une route, entre le héros du livre et le Malin, une conversation avec le Malin, qui est une des pages les plus étonnantes, je dirais les plus bouleversantes, de toute notre littérature ; mais tout cela demeure nu et grave, comme dans le colloque pascalien, comme dans une allée de Port-Royal des Champs. Il n’y a même pas le subterfuge de la féerie, ni celui du sermonnaire. Cela est, parce que cela est.

La vie spirituelle est synthétique. C’est elle qui a permis ces œuvres d’ensemble que sont les cathédrales, ces immenses entreprises que furent les Croisades, l’existence miraculeuse de Jeanne d’Arc, la cité périodique de Lourdes, etc… Un roman de la vie spirituelle, et qui s’attache à suggérer l’invisible par le visible, surprend le lecteur contemporain, accoutumé à n’admirer que l’analyse, que les raffinements analytiques, que l’éparpillement brillant du mercure mental sous le choc de la métaphore. L’écrivain du Soleil de Satan déplace devant nous des quartiers de roc, des éboulements de préjugés, grossiers et subtils, rebutants et séduisants, venus de Renan, de Taine, d’Anatole France. Ces auteurs, tant célébrés, étaient cependant dépourvus de ces prolongations impalpables, mais ramifiées, qui relient l’homme à sa destinée providentielle. D’où leur effritement rapide… et in pulverem reverteris… d’où cette impression désertique que laissent leurs minarets de carton, dorés, argentés, mais friables. Le livre compact, dur, formidable — sous un certain angle — de Bernanos ne vaut pas seulement comme récit ; il vaut encore, et beaucoup, comme symptôme. Il annonce une forme nouvelle, une orientation nouvelle de la pensée française et latine, qui dépassera le roman, côtoiera l’esthétique, atteindra et traversera la critique, puis — tenez-vous bien ! — ira rejoindre la science sur des rives imprévues. Car c’est un fait que les avatars des sciences biologiques ont accompagné, chez nous, les avatars du roman. Zola se prétendait le disciple de Claude Bernard. Il imitait en cela Balzac, qui se réclamait de Cuvier, de Geoffroy Saint-Hilaire, etc…

N’allez pas croire que ce livre plein soit lourd ni pénible. Sa force d’entraînement, d’intérêt fulgurant, est telle que ses 363 pages compactes se lisent d’un trait. La richesse des remarques essentielles, des remarques d’ensemble, est fondue dans le brasier général, comme des pierres précieuses jetées à la forge. C’est vraiment beau !

Léon DAUDET.
  1. Chez Plon-Nourrit, 8, rue Garancière. Un volume : 15 francs