Rapport de la Commission nommée au sujet de la candidature de M. Joachim Ménant

La bibliothèque libre.


RAPPORT
De la Commission nommée au sujet de la candidature de M. Joachim Ménant.




(SÉANCE DU 2 DÉCEMBRE 1864.)



Jamais l’Académie de Stanislas ne donne publicité aux rapports que lui présentent ses Commissions. Si elle a décidé de faire exception pour celui-ci, c’est à raison de la nature, encore assez neuve, des questions amenées par les travaux du candidat : questions que les trois membres commissaires se trouvaient forcément conduits à exposer.




Messieurs,

La demande du titre de Correspondant, formée auprès de vous par M. Joachim Ménant, — et dont vous nous avez chargés de vous rendre compte, — donnaient lieu aux hommes qui avaient à examiner les œuvres de ce candidat, d’observer deux phénomènes assez rares.

D’abord, en effet, les fonctionnaires publics ne peuvent ordinairement pas trouver le moyen d’exécuter de grands et difficiles travaux en dehors de leur tâche obligatoire. Ou tout au moins faut-il qu’alors ces travaux d’extrà aient quelque rapport avec elle ; comme il arriva, par exemple, à Montesquieu, pour son Esprit des lois.

Et puis, fût-il même question d’un simple particulier, maître de toutes ses heures, on ne regarde guère comme possible qu’il creuse suffisamment certaines études d’un genre encore récent, — qu’il les approfondisse jusqu’à faire faire à la Science des pas nouveaux, — s’il n’a pas pour demeure l’une des capitales qui semblent posséder seules les ressources indispensables en pareil cas : les documents à consulter sur ces matières.

Eh bien, Messieurs, vous le savez, toute règle a ses exceptions. En voici la preuve frappante.

D’une part, M. Ménant, tout magistrat qu’il est, et en pleine activité de service, puisqu’il occupe un siège de tribunal civil, — a si bien mis à profit ses heures de loisir, qu’il a non-seulement parcouru, mais élargi, le champ de l’archéologie orientale. — De l’autre, les découvertes qu’il a faites, il les a faites sans cesser d’habiter la province ; car ses fonctions le fixent en Normandie, et il ne peut quitter son domicile que pendant la passagère saison des vacances.

C’est là, Messieurs, quelque chose d’inaccoutumé, et d’assurément très-remarquable.

Pour ses débuts, M. Ménant, il y a de cela quinze ou dix-huit ans, avait publié sur Zoroastre un petit volume d’études, non dépourvues d’intérêt, lequel a eu deux éditions. Mais ce que l’auteur possédait de forces, ne s’est révélé qu’à partir du moment où il a eu rencontré l’objet de sa vocation naturelle. — Son vrai partage, c’était l’Assyrie. Dès qu’il eut appliqué ses efforts à cultiver ce champ, si hérissé de ronces, il s’y montra défricheur habile ; et depuis lors, il n’a plus cessé d’en tirer des fruits, d’une valeur toujours croissante.

Pour bien faire comprendre dans quel état se trouvaient les études assyriennes lorsqu’il commença de s’en occuper, nous aurions presque, Messieurs, à vous dérouler l’histoire du déchiffrement des cunéiformes ; déchiffrement qui est, avec celui des hiéroglyphes, l’un des faits les plus étonnants et les plus mémorables de notre siècle ; soit par l’immensité des obstacles que l’on avait à vaincre, soit par la grandeur des résultats historiques qu’il a permis d’obtenir.

Vous savez que les caractères cunéiformes ou cludiformes[1], ces signes graphiques qui affectent la forme de coins ou de clous, et qui apparaissent d’une manière si frappante sur les ruines des palais et des tombeaux de la Perse, ou sur les grandes pages de ses rochers, — ne commencèrent à être mentionnés par les voyageurs européens que vers 1620. Au moyen-âge, on n’y avait vu (c’est tout simple) que des figures talismaniques, cabalistiques, magiques, propres à enrichir l’heureux mortel qui en débrouillerait le grimoire ; et antérieurement, l’Antiquité classique, loin de s’en occuper, avait paru en connaître à peine l’existence. — Phénomène dont on ne pourrait se rendre compte, tant il est bizarre, si l’on ne savait à quel point les Grecs et les Romains, se bornant à la compréhension d’eux-mêmes, étaient dépourvus du don de s’intéresser à d’autres peuples, d’en estimer les œuvres et d’en pénétrer le génie.

Quoi qu’il en soit, Piétro della Valle, sortant le premier ou du règne de l’indifférence ou de celui des chimères, eut le bon sens d’émettre l’idée que ces traits, malgré leur aspect insolite et leur complication, devaient être l’écriture d’un ancien peuple. Toute raisonnable qu’était cette opinion, elle obtint longtemps si peu de crédit, que, malgré l’adhésion de Chardin, qui s’y rallia dans le cours de la génération suivante, l’auteur du traité De veteri religione Persarum, le savant Hyde, put encore, en 1700, soutenir impunément qu’il n’y avait là autre chose que des arabesques, variées à l’infini pour l’ornement architectural. C’est en 1765 seulement, que Niebuhr donna le signal d’essais d’examen sérieux, et que, prenant la peine d’étudier de près ces traits ou clous, regardés jusque alors en gros et d’un œil superficiel, il y reconnut trois écritures différentes, et parvint à préciser dans l’une (dans la moins compliquée des trois) quarante-deux combinaisons distinctes, quarante-deux groupes formels, sur lesquels tout linguiste pouvait dès-lors hasarder des conjectures. Ce programme, fixé par Niebuhr, perfectionné plus tard par Tychsen (de Rostock), resta pourtant infructueux pendant près de quarante ans ; car rien ne fut découvert avant 1802 : époque mémorable, où tout-à-coup le Danois Münter mit le doigt sur la valeur alphabétique de deux signés, et où l’Allemand Grotefend devina, sauf quelques erreurs, la manière de lire trois ou quatre mots entiers.

Put-on, dès lors, avancer d’un pas sûr ? — Cela aurait dû être. Mais non : les résistances obstinées de Volney, lequel restait alors une puissance, et les folles assertions de Lichtenstein, qui détournèrent l’attention vers des rêves, firent croire au public qu’on s’était trompé ; — la Science pendant un quart de siècle s’arrêta.

Ce n’est qu’en 1826 que Rask, tirant du sanscrit un parti précieux, arriva, par des inductions aussi ingénieuses que justes, à déterminer deux nouvelles lettres. Mais, dès lors, le branle fut donné tout de bon ; le mouvement ne s’arrêta plus. En 1836, Lassen et Burnouf, presque à la fois, firent faire à la question des pas immenses, tandis que Rawlinson, du fond de son consulat de Bagdad, arrivait par ses propres recherches à des résultats presque identiques. C’en était fait : l’un des trois alphabets était trouvé, et il nous révélait la langue des Achéménides. On put lire à merveille les inscriptions laissées par eux : lignes éminemment instructives, car, servant à la fois de contrôle aux récits que nous avait transmis Hérodote et aux traditions nationales qu’avait immortalisées Ferdouci, elles ont renversé les dernières au profit des premiers, elles ont donné raison au vieux historien grec sur le poète persan. Les Afrasiab, les Isfendiar, les Roustem, ces héros si chers au peuple de l’Iran, ont disparu : les Cyrus, les Cambyse, les Darius et les Xercès, tels que nous les connaissions, sont restés debout. C’est eux qui nous parlent sur eux-mêmes, et qui nous en parlent dans leur idiôme, le perse : langue qui n’est nullement le zend, quoiqu’elle ressemble comme lui au sanscrit, au grec et au latin.

De grands faits se trouvaient acquis, Messieurs ; seulement, ces découvertes ne répondaient qu’à un tiers du problème. Il restait, à interpréter, deux autres sortes de caractères, — cunéïformes aussi, mais plus compliqués, — lesquels, employés dans les inscriptions trilingues des rois-des-rois, devaient correspondre à deux langues non encore déterminées. Or, ces langues, quelles étaient-elles ?

L’une, exprimée par les caractères dits d’abord médiques, qui sont au nombre de cent neuf signes, avait été supposée devoir être l’idiôme propre des Mèdes : on reconnut plus tard qu’il avait été celui des Scythes, ces envahisseurs de l’Asie qui y laissèrent jadis de profondes traces de leur domination, — moins passagère qu’on ne l’a cru, car elle ne s’était pas bornée à leur dernière invasion.

Aperçu d’abord par le Danois Westergaard en 1844, puis par l’Irlandais Hincks en 1856, ce fait surprenant (que le second système des inscriptions trilingues appartenait à un peuple de race touranienne), ce fait a été mis hors de doute par M. de Saulcy en 1850. On avait tenu longtemps en suspicion, et non sans raison, une semblable chose ; car il était bien difficile de prendre pour sérieuses les interprétations que l’on proposait, puisqu’elles produisaient un idiôme à physionomie bizarre, qui se trouvait ressembler à toutes sortes de langues, la plupart tar-taro-finnoises, — notamment au tzigane des Bohémiens et au turc. — Mais, en présence des preuves, force fut de capituler.

L’autre, — dont les signes graphiques, tels que parvint à les reconnaître à Ninive M. Botta, n’étaient pas au-dessous du nombre de six cent quarante deux, — l’autre est l’assyrien. Certaines personnes l’appellent aussi le babylonien ; car les deux grands empires de Ninive et de Babylone parlaient la même langue.

Malgré M. Luzzato, qui avait trop légèrement cru reconnaître là des indices de sanscritisme, c’est bien et dûment le sémitisme qui la revendique. Non pas qu’à ce classement, d’abord très-controversé, de graves objections n’aient été présentées par un savant linguiste, qui certes était pertinent dans la matière ; mais on a trouvé moyen de les résoudre ; et seulement, il demeure établi qu’un tel sémitisme n’est pas identique avec celui des Hébreux ou des Arabes. L’assyrio-babylonien a des traits grammaticaux qui lui sont propres ; il forme, sur le tronc sémitique, un rameau non douteux, mais latéral ; comparable, par exemple, à celui que l’éthiopien était déjà reconnu constituer sur le même arbre.

Maintenant, Messieurs, comment s’y est-on pris pour réussir à déchiffrer les caractères de la seconde et de la troisième classes des inscriptions trilingues ? — Ah nous renonçons à vous le dire, car il y faudrait trop de temps. M. Ménant est parvenu, lui, à le faire comprendre, dans la monographie qu’il vous adresse, — exposé méthodique et savamment simple, qui est un chef-d’œuvre de difficile clarté. — Nous en recommandons l’étude à qui voudra comprendre la marche de ces gigantesques travaux, l’un des plus prodigieux efforts de l’esprit humain.

Sans doute on avait pour ressource, en abordant les deux écritures anâryennes, l’écriture âryenne de la langue déjà déchiffrée ; car elle renfermait des noms propres, lesquels devaient, quoique plus ou moins défigurés, se retrouver dans les traductions (ou scythiques ou ninivites) du perse, gravée par ordre des rois achéménides. — Et tel a bien été le point de départ.

Mais tout s’est trouvé compliqué par l’existence du phénomène le plus étrange possible.

D’abord, en effet, ces deux langues ont l’inconvénient d’être à la fois syllabiques et idéogrammatiques. — Une telle complication ne serait pas effrayante si elle se présentait dans les mêmes conditions qu’en Égypte, où le phonétisme, il est vrai, coëxiste avec l’hiéroglyphisme, mais où le premier, n’intervenant qu’à titre exceptionel, est toujours rendu visible par des encadrements linéaires, lesquels restreignent son domaine à des cartouches francs et reconnaissables. Au contraire, le scythique et le babylonien ne manifestent cette différence par aucune indication oculaire. Dans le dernier des deux surtout, la confusion est perpétuelle ; il y a mariage incessant de la lecture naturelle et de l’hiéroglyphe ; rien ne montre où finit l’une, où commence l’autre ; et ce mélange continuel a lieu non-seulement de phrase à phrase, ou même de terme à terme, mais de syllabe à syllabe. Souvent la moitié d’un mot se trouve écrite en idéogramme, et l’autre moitié en syllabisme sonore. — Comment se tirer d’un pareil dédale ?

Eh bien, la patience, qui est l’instrument des victoires, a triomphé d’un tel obstacle. À force de comparer des textes, on est parvenu à reconnaître l’identité de mots qui se présentaient sous des aspects profondément divers, et à déterminer quel devait être le phonétisme réel de termes dont tout ou partie ne se trouvait être écrit qu’en signes hiéroglyphiques.

Chose merveilleuse surtout : on en est arrivé à se garantir d’une illusion presque inévitable : celle de certains phonétismes faux, que tout semblait autoriser. Car tel signe assyrien a deux valeurs de son ; l’une sa valeur originelle, qu’il tenait des peuples primitifs, anté-historiques, qui inventèrent le système cunéiforme (bien antérieur au règne des langues et des alphabets sémitiques) ; l’autre sa valeur postérieure ou d’hiéroglyphe, laquelle, lorsque le caractère n’est pris que comme simple idée, exige qu’on le prononce sémitiquement et dans la langue des Ninivites ou des Babyloniens[2]. Rien de plus extraordinaire que n’était ce labyrinthe, avant qu’on n’en eût découvert le fil ; car, si l’on venait à confondre les deux choses et à lire sur une clé fausse cette musique, qui n’en avait point du tout, on pouvait articuler An-pa-du-sis le nom de Nabucodorrosor (Nabu-ku-dur-riu-sur), ou bien défigurer, sous la forme de Din-tir-ki, cette colossale Babylone, la reine des villes passées et futures, dont le nom, aussi magnifique peut-être qu’elle (Bab-Ilu), signifie tout simplement le palais de Dieu ; mot à mot, selon l’usage oriental, « la porte de Dieu »[3].

Abrégeons. Lorsqu’au retour de l’expédition de Mésopotamie, organisée par M. Léon Faucher en 1851, M. Oppert, qui avait complété dès la même époque l’explication des inscriptions perses, ou du premier système, se livra tout entier, par la route que venait d’ouvrir M. de Longpérier, à l’interprétation du troisième, M. Menant devint son collaborateur. Il lui est, depuis, resté fidéle associé dans cette tâche.

On a, du magistrat linguiste, les brochures suivantes, publiées sous forme séparée :

1o Essai sur la philosophie religieuse de la Perse ; seconde édit. Paris, 1857.

2o Inscriptions assyriennes des briques de Babylone. Paris, 1859.

3o Les Polyphones assyriens. Lithographié ; 1859.

4o Les Écritures cunéïformes. Première édition, 1861 ; seconde édit., 1864.

5o Les Noms propres assyriens ; janvier 1861.

6o Principes élémentaires de la lecture des textes assyriens. Paris, 1861.

7o Sur les inscriptions assyriennes du British Museum : deux rapports au Ministre d’État. Le premier en 1861, le second en 1863.

8o Inscriptions de Hammou-Rubi, roi de Babylone (XVIe siècle avant J.-C.), traduites avec commentaire. Paris, 1863.

Sans compter son beau travail sur les inscriptions du roi Sargon, fait en collaboration avec M. Oppert, et imprimé dans le Journal asiatique en 1863.

En somme, ç’a été un fait heureux, pour les progrès de la Science, que l’association volontaire de M. Jules Oppert et de M. Joachim Menant ; car ces deux hommes laborieux se complètent l’un par l’autre. Si le premier a sur le second l’avantage de l’initiative, celui-ci possède à un haut degré le talent de classer et d’exposer. L’un apportait les trésors de savoir d’un docte enfant de l’Allemagne ; chez l’autre, se manifeste par excellence l’un des caractères de l’esprit français, le don de se rendre intelligible à tous. Or dans des matières aussi nouvelles encore, aussi embrouillées que l’étaient celles dont nous venons d’avoir à vous parler, c’était un don précieux que celui-là.

Du reste, il ne faudrait pas croire que M. Ménant n’eût d’aptitude que pour assister à des découvertes, les comprendre et les raconter. Coopérateur d’une partie de celles de M. Oppert, il en a fait aussi pour son propre compte ; témoin son bel Essai sur les briques de Babylone, qui date de 1859 ; témoin surtout son travail, plus récent, sur les inscriptions de Hammou-Rabi.

Qu’est-ce que Hammou-Rabi ? dira-t-on. Ce personnage, qui n’est plus pour nous une figure vaporeuse, puisque nous en sommes à posséder l’un des fragments matériels de son sceptre, était l’un des rois de la première dynastie chaldéenne ; de celle qui, précédant la grande puissance de Ninive, avait succédé directement à ces nébuleuses dynasties, chusites ou touraniennes, dont Justin nous donne une idée vague. Antérieur de mille ans à Nabucodorrosor, Hammourabi nous laisse dans ses inscriptions le souvenir des faits majeurs de son règne, travaux dirigés tous vers l’utilité de ses peuples. Si ce vieux monarque sémite pouvait sortir de son tombeau, il verrait avec intérêt, sans doute, nos contemporains retrouver sa langue, ressusciter jusqu’à ses paroles, et, trois mille quatre cents ans après lui, reconduire le fleuve de la science vers ces mêmes déserts de Sumir et d’Accad où il cherchait, de son temps, à porter par des canaux d’irrigation, la vie et la fertilité.

Nous vous proposons, Messieurs, d’admettre M. Joachim Ménant au nombre de vos correspondants français.



  1. Ce mot a été employé, bien qu’assez à tort, puisque cludus n’a exprimé clou que dans le plus détestable latin du moyen âge. Mieux aurait valu dire claviforme. — Peut-être seulement a-t-on craint qu’il n’y eût amphibologie entre clavus (clou) et clava (massue).
  2. Dans une lettre à M. Oppert (53e cahier de la Revue orientale), M. Léon de Rosny vient d’émettre, au sujet de phénomènes plus ou moins analogues, présentés par l’écriture japonaise, certaines remarques dont il est bon que les linguistes prennent connaissance.
  3. En Orient, toute demeure souveraine s’appelle porte, comme en Occident elle s’appelle cour. À Constantinople cette coutume règne encore, et le palais du Sultan continue de s’appeler la Porte.