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Recherches asiatiques/Tome 1/Discours du Président

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Collectif
Imprimerie impériale (1p. xvi-xxiv).

DISCOURS
Sur l’établissement d’une Société instituée pour faire des recherches sur l’histoire naturelle et civile, les antiquités, les arts, les sciences et la littérature de l’Asie ;

Par le Président.
Messieurs,

Au mois d’août dernier, me trouvant sur le vaisseau qui me transportoit dans cette région, vers laquelle mes vœux se tournoient depuis long-temps avec ardeur, je reconnus un soir, en examinant les observations de la journée, que nous avions l’Inde devant nous et la Perse à notre gauche, tandis qu’une brise venue de l’Arabie souffloit à-peu-près sur la poupe de notre bâtiment. Une situation aussi agréable en elle-même et aussi nouvelle pour moi, ne pouvoit manquer de faire naître une suite de réflexions dans un esprit accoutumé de bonne heure à s’occuper avec délices des histoires aventureuses et des riantes fictions de l’Orient. Je sentis un plaisir inexprimable de me trouver au milieu d’un aussi noble amphithéâtre, presque environné des vastes contrées de l’Asie, qui a toujours passé pour le berceau des sciences et des arts, soit d’utilité, soit d’agrément ; de cette terre illustrée par tant d’actions glorieuses, fertile en productions du génie, abondante en merveilles naturelles, et qui présente des variétés infinies dans les formes de gouvernement et de culte, dans les lois, les mœurs, les usages, aussi-bien que dans les traits et la couleur de ses habitans. Ma pensée mesura involontairement cette mine si importante et si riche qui n’étoit pas encore exploitée, tant de solides avantages qu’on négligeoit de mettre à profit. Je vis avec douleur que, dans notre carrière inconstante, imparfaite et bornée, de pareils travaux demandoient les efforts réunis de plusieurs personnes, qu’il n’est pas aisé de diriger vers un point commun, à moins d’un attrait puissant ou d’une forte impulsion ; mais l’espérance dissipa bientôt ces nuages. Je partageai l’opinion de quelques personnes que je ne puis nommer sans être taxé d’adulation : je me dis à moi-même que s’il étoit un pays où cette union pût s’effectuer, c’étoit le Bengale, c’étoit parmi mes compatriotes établis dans cette contrée, dont je connoissois plusieurs intimement, et avec la plupart desquels je desirois former une liaison.

Vous avez, Messieurs, réalisé cet espoir ; vous êtes même allés au-devant de mes vœux, par votre empressement à poser les bases d’une Société établie pour faire des recherches sur l’histoire et les antiquités, les productions naturelles, les arts, les sciences et la littérature de l’Asie. J’ose prédire avec confiance qu’une institution aussi propre à étendre les connoissances du genre humain et à lui fournir de l’amusement, arrivera à sa maturité par une marche lente, mais sûre. C’est ainsi que la Société royale, qui ne fut d’abord que la réunion d’un petit nombre d’amis à Oxford, s’éleva graduellement à cette hauteur glorieuse où elle eut un Halley pour secrétaire, et pour président un Newton.

Je suis d’avis que, pour assurer notre succès et notre durée, nous devons tenir un juste milieu entre une inaction languissante et une activité excessive : l’arbre que vous avez planté sous d’heureux auspices, produira, ce me semble, de plus belles fleurs et des fruits plus exquis, s’il n’est pas tout-à-coup exposé à un soleil trop éclatant. Je prendrai cependant la liberté de vous soumettre quelques idées générales sur le plan de notre Société : soit que vous les rejetiez ou que vous les approuviez, je vous proteste que vos censures me donneront à-la-fois du plaisir et de l’instruction, après l’honorable titre que votre politesse m’a conféré.

Votre dessein, à ce que j’imagine, est de prendre un champ vaste pour vos savantes recherches, et de ne leur fixer d’autres bornes que les limites géographiques de l’Asie. Considérant l’Hindoustân comme un centre, et tournant en idée vos regards vers le nord, vous avez, à votre droite, plusieurs royaumes importans dans la presqu’île orientale, l’ancien et merveilleux empire de la Chine avec toutes ses dépendances tartares[1], et celui du Japon, avec ce groupe d’îles précieuses où demeure cachée depuis trop longtemps une foule de curiosités singulières. Devant vous est située cette chaîne prodigieuse de montagnes qui, jadis, étoit peut-être une barrière contre la violence de l’océan ; au-delà l’intéressant pays du Tibet, et les vastes régions de la Tartarie, d’où sont sortis, comme du cheval poétique d’Ilion, tant de guerriers consommés, dont la puissance s’est étendue pour le moins des rivages de l’Ilissus aux embouchures du Gange. Sur votre gauche sont les belles et célèbres provinces de l’Irân[2] ou de la Perse, les déserts non mesurés et peut-être incommensurables de l’Arabie, et le royaume jadis florissant d’Yémèn, avec les îles riantes que les Arabes ont soumises ou qu’ils ont peuplées de leurs colonies ; plus loin vers l’ouest, les possessions asiatiques des sulthâns othomâns, dont le croissant paraît approcher rapidement de son déclin. Telle est la vaste circonférence du champ où vous allez moissonner : mais comme il a certainement existé d’anciennes relations entre l’Égypte et l’Inde, sinon entré l’Égypte et la Chine ; comme le langage et la littérature des Abyssins ont une affinité frappante avec ceux de l’Asie ; comme les Arabes ont dominé long-temps sur la côte africaine de la Méditerranée, et qu’ils ont même fondé une puissante dynastie sur le continent de l’Europe, vous aimerez quelquefois à suivre le courant du savoir asiatique un peu au-delà de sa limite naturelle. S’il est nécessaire ou convenable de donner à notre Société une courte épithète pour la distinguer dans le monde, celle d’Asiatique paroît à-la fois classique et juste, soit que nous considérions le siége ou l’objet de l’institution : je la crois préférable à celle d’Orientale, qui, au fond, est purement relative, et ne présente aucune idée distincte, quoiqu’on l’emploie communément en Europe.

Si l’on demande quels seront les objets de nos recherches dans une carrière aussi vaste, nous répondrons : l’homme et la nature ; tout ce qui est exécuté par l’un, ou produit par l’autre. On a savamment analysé la science humaine d’après nos trois facultés intellectuelles, la mémoire, la raison et l’imagination, constamment occupées à disposer et à retenir, à comparer et à distinguer, à combiner et à diversifier les idées que nous recevons par nos sens ou qui nous viennent de la réflexion. De là, les trois principales branches du savoir sont, l’histoire, la science et l’art. La première comprend la notice des productions naturelles, ou les documens originaux des états et des empires ; la seconde embrasse le cercle entier des mathématiques pures et mixtes, ainsi que la morale et les lois, en tant que celles-ci dépendent du raisonnement ; la troisième renferme toutes les beautés descriptives et les charmes de l’invention, déployés dans un langage mesuré, ou représentés à l’aide des couleurs, des figures ou des sons.

Conformément à cette analyse, vous rechercherez tout ce que présente de rare l’étonnant édifice de la nature ; vous corrigerez la géographie de l’Asie par de nouvelles observations et de nouvelles découvertes ; vous étudierez les annales et même les traditions des peuples qui l’ont de temps en temps ou peuplée ou ravagée ; vous mettrez au jour leurs diverses formes de gouvernement, avec leurs institutions civiles et religieuses. Vous examinerez leurs progrès et leurs méthodes dans l’arithmétique et la géométrie, dans la trigonométrie, les mesures, la mécanique, l’optique, l’astronomie et la physique générale ; leurs systèmes de morale, de grammaire, de rhétorique et de logique ; leur habileté dans la chirurgie et la médecine, et leurs progrès quelconques dans l’anatomie et la chimie. Vous y ajouterez des recherches sur leur agriculture, leurs manufactures, leur commerce ; et tandis que vous étudierez avec plaisir leur musique, leur architecture, leur peinture et leur poésie, vous ne négligerez pas ces arts secondaires qui procurent ou perfectionnent les jouissances et même les agrémens de la vie sociale. Vous remarquez sans doute que, dans cette énumération, je ne parle point des langues de l’Asie, dont la diversité et la difficulté s’opposent aux progrès des connoissances utiles ; mais je n’ai jamais considéré les langues que comme de simples instrumens du savoir réel, et je pense qu’on a tort de les confondre avec lui. Il est néanmoins indispensablement nécessaire de s’en instruire ; et si au persan, à l’arménien, au turk et à l’arabe, on pouvoit joindre non-seulement le sanskrit, dont nous avons maintenant l’espérance de voir déterrer les trésors, mais encore le chinois, le tartare, le japonois et les divers dialectes des îles, nous aurions devant nous une mine immense, que nous exploiterions avec autant de plaisir que d’avantage.

Après vous avoir soumis ces idées imparfaites sur les limites et les travaux de notre Société future, je vous demande la permission d’en ajouter quelques-unes sur les principes qui doivent régler ses premiers pas.

Lucien commence un de ses opuscules satiriques contre les historiens, en déclarant que la seule proposition véritable qu’il y ait dans son ouvrage, c’est qu’il ne contiendra pas un mot de vérité. Peut-être, afin de prévenir des différences d’opinions sur des points particuliers qui ne seroient pas immédiatement sous nos yeux, il est convenable de n’établir qu’une seule règle, celle de n’en avoir aucune. Tout ce que j’entends par-là, c’est que, dans l’enfance d’une société quelconque, il ne doit point exister de restriction, de fatigue, de dépense, de formalité inutiles. Ayons, si vous voulez, pour le moment, des séances hebdomadaires le soir dans cette salle, pour entendre des mémoires originaux sur les sujets qu’embrasse le cercle de nos recherches : que tous les hommes curieux et savans soient invités à transmettre leurs dissertations à notre secrétaire, qui leur en fera parvenir aussitôt nos remercîmens ; et si, vers la fin de chaque année, nous avons assez de bons matériaux pour former un volume, présentons nos Mélanges asiatiques au monde savant. L’agréable ouvrage de Kæmpfer[3], le meilleur modèle que nous puissions nous proposer, a procuré tant de plaisir et d’instruction, qu’on acceptera avec empressement un nouveau présent du même genre. Vous ne serez peut-être pas disposés à admettre de simples traductions d’une étendue considérable, excepté celles des mémoires inédits qui nous seront transmis par des auteurs indiens ; mais parmi beaucoup d’autres questions, sur lesquelles vous prononcerez à mesure qu’elles s’offriront à vous, il s’agira de déterminer si vous recevrez comme membres un certain nombre de doctes Indiens. Vous penserez, à ce que je présume, que toutes les questions devront être décidées au scrutin, et à la majorité des deux tiers des votans, et qu’il faudra neuf membres pour délibérer. Au surplus, Messieurs, je laisse entièrement à votre détermination ces points et tous les autres ; je n’ai ni le droit ni la prétention de réclamer au-delà de mon droit individuel de suffrage. Je me borne à vous recommander vivement une chose essentielle à votre dignité, c’est de n’admettre aucun membre, pour quelque raison que ce soit, qui n’ait pas exprimé volontairement le désir d’être reçu parmi vous ; et, dans ce cas, je suppose que vous n’exigerez point d’autre titre que l’amour des sciences et le zèle pour leurs progrès.

Je suis persuadé que votre institution parviendra d’elle-même à sa maturité, et que vos assemblées seront amplement fournies de mémoires intéressans et agréables, dès que l’objet de vos recherches sera généralement connu. Il est parmi nous des hommes que la délicatesse me défend de nommer, mais dont les importantes études me font concevoir les plus hautes espérances. Pour moi, en tant que le simple travail peut être de quelque utilité, je promets sincèrement que si, dans ma sphère de jurisprudence, ou dans les excursions que me permettra mon loisir, j’ai Je bonheur de cueillir par hasard ou des fleurs ou des fruits, j’offrirai mon humble nezr[4] à votre Société avec un zèle aussi respectueux que si je l’offrois au plus grand potentat de la terre.


  1. La véritable orthographe de ce mot est tatâr ; j’ai cru devoir conserver celle qu’avoit adoptée M. Jones. Voyez ma note a, tom. II, p. 35. (L-s.)
  2. اسان est le nom que tous les Orientaux donnent à la vaste étendue de pays désignée par les Européens sous le nom de Perse. Voyez le Discours sur les Persans, tome II, page 70 et ma note, p. 70-71. (L-s.)
  3. M. Jones veut sans doute parler ici des Amœnitates exoticœ de Kæmpfer, qui sont en effet une mine inappréciable, et pourtant presque vierge, d’érudition orientale. Nous devons aussi au même savant voyageur une Histoire du Japon, non moins estimable et beaucoup plus connue que ses Amœnitates. (L-s.)
  4. نزر C’est le terme généralement employé dans l’Inde pour indiquer le présent que l’on offre à ses supérieurs, toutes les fois qu’on paroît en leur présence. (L-s.)