Revue Musicale de Lyon 1904-02-17/César Franck

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CÉSAR FRANCK

(Suite)
iii
L’Éducateur

César Franck fut pour toute la génération qui eut le bonheur de se nourrir de ses sains et solides principes non point seulement un éducateur clairvoyant et sûr, mais un père, et je ne crains pas de me servir de ce mot pour caractériser celui qui donna le jour à l’école symphonique française, car nous tous, ses élèves ainsi que les artistes qui l’ont approché, nous avons et, d’un accord unanime, quoique non concerté, toujours nommé instinctivement le père Franck.

Tandis que les professeurs des Conservatoires, et spécialement de celui de Paris, où l’on ne s’applique guère qu’à produire des premiers prix, obtiennent pour résultat de faire de leurs élèves des rivaux qui deviennent souvent par la suite des ennemis, le père Franck, lui, s’ingéniait à faire des artistes vraiment dignes de ce beau et libre nom ; une telle atmosphère d’amour rayonnait autour de lui que ses élèves, non seulement l’aimaient comme un père, mais encore s’aimaient les uns les autres en lui et par lui. Et depuis bientôt treize ans que le bon maître n’est plus là, sa bienfaisante influence s’est perpétuée en sorte que ses disciplines sont restés intimement unis sans qu’aucun nuage soit venu altérer leurs amicales relations.

Mais aussi, quel admirable professeur de composition fut César Franck ! Quelle sincérité, quelle intégrité, quelle conscience il apportait à l’examen des esquisses que nous lui présentions ! Impitoyable pour les vices de construction, il mettait sans hésitation le doigt sur la plaie et lorsqu’il en arrivait, dans sa correction, aux passages que nous considérions nous-mêmes comme douteux, bien que nous n’eussions gardé de le prévenir, instantanément sa large bouche devenant sérieuse, son front se plissait, son attitude exprimait la souffrance et, après avoir joué deux ou trois fois le passage au piano, il nous regardait alors en laissant échapper le fatal : « Je n’aime pas ! » Mais quand par hasard nous avions trouvé dans nos balbutiements quelque harmonie neuve et logiquement amenée, quelque essai de forme intéressant, alors, souriant et satisfait, il se penchait vers nous en murmurant : « J’aime ! J’aime ! » et il était aussi heureux de nous donner cette approbation que nous-mêmes de l’avoir méritée.

Qu’on me permette une anecdote personnelle relative à la façon dont je fis connaissance avec le père Franck. Après avoir terminé mon cours d’harmonie et avoir aligné quelques pénibles contrepoints, sans avoir étudié ni la fugue ni la composition, je me figurais être assez instruit pour pouvoir écrire, et ayant à grand’peine couché sur papier à musique un quintette pour piano et instruments à cordes, je demandai à mon ami Henri Duparc, un des plus anciens élèves du maître, de me présenter à lui, persuadé que mon œuvre ne pouvait que m’attirer les félicitations du grand artiste que je révérais sans le connaître encore. Lorsque j’eux exécuté mon quintette devant lui, il resta un moment silencieux, puis, se tournant vers moi d’un air triste, il me dit ces paroles que je n’ai pu oublier, car elles eurent une action décisive sur ma vie : « Il y a quelques bonnes choses ; les idées ne sont pas mauvaises, mais… vous ne savez rien du tout ! » Puis, me voyant très mortifié de ce jugement, auquel je ne m’attendais guère, il ajouta, dans une intention corrective : « Si vous voulez que nous travaillions ensemble, je pourrais vous apprendre la composition. »

En revenant chez moi, dans la nuit, car cette première entrevue avait eu lieu un soir, assez tard, je me disais en ma vanité blessée : « certainement Franck est un esprit arriéré, il n’a rien compris aux beautés de mon œuvre… » Néanmoins, plus clame le lendemain, en relisant ce fameux quintette et en me rappelant les observations que le maître m’avait faites en soulignant, selon son habitude, ses paroles d’arabesques au crayon sur le manuscrit, je fus forcé de convenir avec moi-même qu’il avait absolument raison : Je ne savais rien.

J’allais donc lui demander, presque tremblant, de vouloir bien me prendre au nombre de ses élèves, et il m’admit à la classe d’orgue dont il venait d’être nommé professeur.

(À suivre).
Vincent d’Indy.