Revue littéraire — 14 décembre 1840

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REVUE LITTÉRAIRE.

Comme la politique, la littérature a sa session, et c’est l’hiver ordinairement que les livres paraissent, que l’activité redouble, que les écrivains règlent leurs comptes avec le public. Cette année, l’éclat, le retentissement, la gravité des luttes parlementaires semblent tenir jusqu’ici les romanciers et les poètes dans la réserve. Le drame réel l’emporte sur les fictions. Dans ces derniers mois, il n’a paru que de gros livres, des livres considérables, considérables au moins par le but, et où la littérature, la forme, ne viennent nécessairement qu’en seconde ligne, puisqu’il y est question tout simplement de refaire la philosophie d’un bout à l’autre, ou de reconstituer la société, notre vieille société, sur des bases absolument nouvelles. L’Humanité, de M. Leroux, l’Esquisse, de M. de Lamennais, ne sont pas précisément des ouvrages littéraires ; il s’agit là, avant tout, de l’homme et de la société, et c’est aux politiques, c’est aux philosophes de juger. Ils ont donné ou ils donneront leur avis.

Tandis que, dans l’ordre sérieux, ces livres se produisent et demandent à être appréciés à part avec étendue, avec réflexion, tandis que l’agrément, la fantaisie, l’art véritable, se recueillent et se taisent, la littérature exclusivement active (dirai-je la littérature industrielle ?) s’épuise, se ralentit, disparaît, et réfugiée au bas des journaux quotidiens, où elle dispute à la politique un dernier refuge, ne fournit même plus à la critique son aliment habituel. Il y a prostration véritable, ou au moins intervalle calme. Les jeunes poètes eux-mêmes qui, presque tous avec talent (et c’est là le malheur), viennent noblement offrir leur volume hebdomadaire en holocauste à ce roi implacable et sourd que M. Michaud appelait sa majesté le public, et qui, dans la banalité facile du rhythme actuel, ont fait chacun la même ode splendide, la même élégie harmonieuse, écho affaibli des Orientales ou des Méditations, les jeunes poètes eux-mêmes, toujours trompés, si confians, semblent depuis quelque temps concourir aussi à ce silence momentané des lettres.

Il est d’autres régions où la vie littéraire se montre plus active. À la Sorbonne, par exemple, il y a toute une renaissance de littérature grave et sérieuse qu’il est juste de signaler.

La révolution de juillet a fait une singulière condition à la Faculté des lettres ; elle a illustré ses membres et dispersé son enseignement. Sans doute il est glorieux pour elle de voir se perpétuer sur ses programmes des noms de ministres, hier le nom de M. Cousin, aujourd’hui ceux de M. Guizot et de M. Villemain ; il est glorieux pour elle de briller à la tribune par la parole de M. Jouffroy, de compter dans ses rangs actifs des députés distingués, comme l’était, comme le redeviendra M. Saint-Marc Girardin ; il faut l’avouer, la Sorbonne paie un peu cher cette illustration parlementaire. Il n’y a, à l’heure qu’il est, que trois professeurs titulaires qui enseignent. Mais si de ce côté la position de la Faculté des lettres de Paris ne s’améliore pas, et cela est bien difficile, puisqu’elle ne souffre que par sa gloire, les inconvéniens sont aujourd’hui bien moindres que dans les années qui ont immédiatement suivi la révolution de juillet. Que de cours médiocres alors, que d’amphithéâtres déserts ! quel contraste surtout avec ce brillant enseignement de M. Guizot, de M. Villemain, de M. Cousin, qui est resté une date universitaire, et, qui plus est, une date intellectuelle, politique. Aujourd’hui les quelques professeurs suivis alors et applaudis ont gardé, ont agrandi leur succès ; plusieurs suppléans se sont formés à cet art difficile de la chaire et tiennent maintenant leur place avec distinction. Voilà aussi que de jeunes talens pleins d’ardeur se mettent à leur tour en lumière à côté des maîtres. Disons quelques mots de tout cela, et sans ordre, sans viser surtout à être complet et à ne pas omettre, donnons leur part à quelques noms connus comme à quelques noms nouveaux.

L’esprit a droit à la première place en France : je parlerai d’abord du cours de poésie française de M. Saint-Marc Girardin. Il y a long-temps déjà que M. Saint-Marc connaît les succès de la Sorbonne, et il n’en est plus à chercher la popularité. C’est la popularité maintenant qui va à lui. M. Saint-Marc Girardin ne flatte pas son auditoire ; au contraire, avec sa parole facile, alerte, détachée, il peut risquer toutes les vérités, se permettre tous les conseils, les conseils les plus difficiles à dire, les conseils qui touchent à l’amour-propre. C’est par le côté moral, par le côté pratique que M. Saint-Marc Girardin aime à aborder la littérature. Derrière l’homme de talent, derrière l’homme qui écrit, sa critique aime à chercher l’homme de la famille et l’homme de la société ; elle aime à montrer que le talent ne dispense pas du devoir. J’ai quelquefois entendu reprocher à M. Saint-Marc Girardin de méconnaître l’enthousiasme et la poésie ; mais on oublie à qui s’adressent les leçons de M. Saint-Marc. Il y aura toujours assez de poésie, il y aura toujours suffisamment d’enthousiasme dans cette jeunesse qui vient demander au haut enseignement quelque chose de plus sérieux sans doute que des complimens et des madrigaux. Le grand mal, quand M. Saint-Marc montrerait à ceux qui l’écoutent les réalités de la vie, quand il les dégoûterait un peu de cette manie d’écrire qui, au sortir du collège, détourne tant de jeunes intelligences de leur vraie voie. Qu’on ne s’effraie pas, ces conseils ne suffiront point à détourner les vocations véritables, et ils écarteront peut-être quelques-unes des aspirations banales, de ces vagues velléités poétiques qui sont la maladie de notre temps. Quel danger y a-t-il à cela ? Ceux qui trouvent quelque chose d’un peu outré dans les avertissemens de M. Saint-Marc, à l’endroit de la littérature, n’ont qu’à se rappeler son propre exemple. C’est un correctif suffisant. N’est-ce pas par les lettres, n’est-ce pas par son talent si franc et si vif, que M. Saint-Marc Girardin s’est fait sa place, une place légitime et brillante ? Il y a toujours assez d’illusion dans les jeunes ames, et je ne vois pas l’inconvénient qu’il y aurait quand cet enseignement si spirituel, si incisif, si fertile en mots heureux, si volontiers fidèle aux saines traditions littéraires, sauverait quelques pas de clerc aux débutans, et nous délivrerait en même temps de quelque gros volume de vers individuels, ou de quelque nouvelle sociale et humanitaire.

Cette année, M. Saint-Marc Girardin a pris un cadre commode, varié, flexible, très distingué à force d’être vulgaire et inattendu, cadre bien difficile, mais où son esprit preste et habile se joue, peut toucher à tous les sujets, et dans la variété des aperçus retrouve toujours l’unité du goût et du sens commun ; M. Saint-Marc Girardin commente l’Art Poétique de Boileau. C’est un centre où il revient toujours, mais qui mène à tout, et qui lui permet de rajeunir par une forme piquante des vérités bien vieilles sans doute, les simples et éternelles vérités de l’art et de la morale, enfin tout ce que nous oublions si facilement aujourd’hui.

Dans ses deux premières leçons, M. Saint-Marc a parlé fort spirituellement de la poésie, et il s’est demandé d’abord ce que c’était que la poésie, ce qui l’a conduit bientôt à se demander ce que c’était que le génie. Le sens du mot génie a bien changé, et M. Saint-Marc a fait la curieuse histoire de ce terme dans notre langue. Ses destinées ont d’abord été modestes ; au XVIIe siècle, on n’entendait par là qu’une facilité naturelle, qu’un talent particulier pour telle ou telle chose. C’est le bel esprit qui signifiait alors génie ; mais le titre de bel esprit étant devenu commun et banal, grace aux usurpateurs, quand tout le monde s’appela bel esprit, personne ne voulut plus l’être. « C’est au XVIIIe siècle que le mot de génie, dit M. Saint-Marc Girardin, commence à être mieux vu que le mot de bel esprit ; il désigne déjà une supériorité décisive et souveraine ; ce n’est pas encore le droit d’être universel, mais c’est déjà celui d’être infaillible. » Cependant on était encore loin de nos idées, puisque Buffon disait que le génie c’est la patience. Cela, comme on le devine, a amené M. Saint-Marc Girardin à notre époque, dont il a raillé les ridicules et les prétentions à l’endroit du génie et de cette dictature spontanée et dispensée de tout labeur et de toute patience, que le génie est assez disposé à s’arroger et qu’on lui laisse prendre. Comme tout le monde y prétend, tout le monde a prêté à ce mot afin de l’enrichir et de le grossir pour en profiter soi-même. M. Saint-Marc préfère garder la vieille signification : « Il m’est arrivé parfois, racontait-il, de vouloir louer quelques-uns des hommes les plus éminens de notre littérature et comme l’éloge est aujourd’hui très difficile, tant il est banal ; comme il est malaisé de donner à la louange un peu de relief et de saveur, tant elle s’est épuisée par l’exagération ; comme le mot génie est le seul qui vaille quelque chose et le seul dont un auteur puisse savoir gré, il m’est arrivé alors de donner à ceux que je voulais louer le génie de telle ou telle chose ; ils m’entendaient dans le sens général que le mot génie a aujourd’hui, tandis que moi, je parlais dans le sens que le mot génie avait au XVIIIe siècle, et de cette manière j’en disais assez pour les satisfaire, grace à la manière dont ils comprenaient, et je n’en disais pas trop pour me déplaire à moi-même ; leur vanité et ma conscience étaient satisfaites. » Ces paroles sont trop vraies ; M. Saint-Marc Girardin a raison. Je les recommande aux critiques. À combien de réticences mentales n’oblige pas en effet l’amour-propre des contemporains. Le métier de critique, autrement, sans ces concessions, ne serait pas tolérable. Le public est là heureusement qui rabat de l’éloge et rétablit le vrai niveau.

La banalité, cette banalité de la louange qui s’est introduite dans la critique et qui l’a gâtée, M. Saint-Marc l’a fort bien retrouvée, et montrée sous une autre forme dans la poésie contemporaine. C’est un thème vrai, mais que nous avons trop souvent soutenu dans cette Revue pour y insister de nouveau. Il y a maintenant une forme de vers courante, accessible, à la disposition de tout le monde. Une méditation est devenue aussi facile que l’était un rondeau sous Voiture, une orientale aussi faisable que l’étaient un madrigal sous Dorat, une tirade descriptive sous Delille. Cela ne diminue en rien assurément le génie de M. de Lamartine et le génie de M. Victor Hugo ; au contraire c’est la preuve qu’ils ont trouvé une forme originale, neuve, mais qui est devenue vulgaire dans les mains de leurs imitateurs. Il n’y a pas à l’heure qu’il est (et ceci n’est pas une exagération) d’élève de rhétorique un peu distingué qui n’ait produit sa contrefaçon, assez bonne après tout et qui ferait illusion, durant quelques vers, de telle ode des Feuilles d’automne, de tel hymne des Harmonies.

M. Saint-Marc Girardin a montré avec un grand sens et une grande perspicacité les causes, les résultats de cet abaissement de la haute poésie, de cet accès facile qui la laisse envahir un peu par tout le monde. En cela, M. Saint-Marc regrette les conditions littéraires du XVIIe siècle, et il a raison. « Autrefois, comme il l’a très bien dit, le sentiment existait, mais l’expression était difficile à trouver ; le style était un obstacle, parce qu’il fallait le faire avec peine. Il n’y avait pas autrefois moins d’amoureux, moins de rêveurs, moins de mélancoliques qu’aujourd’hui, mais il était plus difficile d’exprimer aisément l’amour, la rêverie, l’enthousiasme. Il y avait moins de phrases faites sur tout cela. »

Les jeunes poètes peuvent contester quelques-unes des vues de M. Saint-Marc Girardin ; personne n’en contestera l’à-propos, personne surtout ne contestera la verve, l’esprit, le tact littéraire qui animent ces leçons et aiguillonnent incessamment l’auditoire.

L’enseignement dogmatique des lettres, long-temps abandonné à la Sorbonne pour l’enseignement historique, semble cette année vouloir reprendre le terrain qu’il a perdu. On est frappé en effet, en jetant les yeux sur le programme des cours de la Faculté des lettres, d’une coïncidence qui n’a été ni concertée, ni fortuite, dans laquelle il n’y a pas plus de préméditation que de hasard. M. Saint-Marc Girardin a pris pour texte Boileau ; le nouveau suppléant de M. Boissonade, M. Egger, parle de la Poétique d’Aristote, et M. Géruzez cherche dans l’histoire littéraire la confirmation des principes esthétiques qu’il commence par développer.

Serait-ce là le symptôme, je ne dis pas d’un besoin, mais d’une disposition générale des esprits ? Serait-on fatigué, comme se le demandait dans sa leçon d’ouverture le suppléant de M. Villemain, du désordre et de l’anarchie, et cela va-t-il nous ramener aux chartes littéraires du passé ? Pour ma part, je ne le pense pas ; mais ces études seront curieuses, utiles, profitables.

M. Egger a fait sur la Poétique d’Aristote des leçons excellentes, approfondies, pleines de science réelle, de vues, de rapprochemens ingénieux, et cela avec une remarquable facilité de parole. M. Egger est une des meilleures acquisitions de la Faculté des lettres depuis plusieurs années. Le cours de littérature grecque, exclusivement philologique jusque-là, se faisait dans le désert. M. Egger a su y ramener, non pas la foule (la foule a autre chose à faire), mais un auditoire nombreux, fidèle et toujours intéressé. M. Egger a constitué dans la chaire de littérature grecque l’enseignement historique, comme avaient fait M. Le Clerc pour la prose latine, M. Patin pour la poésie. C’est une louable innovation. La leçon d’ouverture, que M. Egger a fait imprimer, mérite d’être distinguée. C’est une vue générale des lettres grecques et de leur influence, qui révèle un esprit ouvert, beaucoup de science et du talent d’écrire.

Les leçons que M. Egger a consacrées aux tentatives de la critique avant Aristote, c’est-à-dire au premier éveil du génie esthétique, ont été fort bien accueillies. Mais c’est là de l’histoire littéraire, ce n’est pas encore de la théorie. M. Géruzez, au contraire, a abordé dès l’abord la dogmatique de l’art ; et, avec une grande finesse et une véritable sagacité psychologique, il en a recherché les conditions et déterminé les lois. Sans se perdre dans la transcendante esthétique de Hegel ou des Schlegel, sans se résigner au terre à terre de Marmontel et de La Harpe, il a établi et dégagé les vrais principes du beau, pour en chercher ensuite les applications dans notre littérature. Voilà l’esthétique qui partout se substitue à la rhétorique. On me permettra de dire que c’est un progrès, une conquête.

Tout se touche dans les lettres, et je n’ai pas besoin de transition pour passer au cours de poésie latine. La grace particulière à l’enseignement de M. Patin, cette érudition solide qui pourtant ne s’interdit pas l’agrément, cette parole élégante qui fait si bien goûter les antiques modèles toujours jeunes, tant de qualités charmantes et en même temps sérieuses, ont depuis long-temps assuré un auditoire assidu au cours de poésie latine, autrefois aussi désert que le cours de littérature grecque. M. Patin traite cette année du drame chez les Latins, et sa première leçon a été consacrée à une vue générale sommaire de la tragédie romaine dans ses rapports avec le théâtre grec qu’elle a imité, avec le théâtre moderne qu’elle a quelquefois inspiré. Les faits et les idées que M. Patin a exposés dans cette première leçon se grouperont, dans la suite du cours, tantôt autour d’ouvrages demeurés entiers, comme ceux qui portent le nom de Sénèque, tantôt, au contraire, autour d’ouvrages perdus et connus seulement par des témoignages qu’il faudra recueillir, par des fragmens qu’il faudra restituer, où il faudra chercher avec patience et curiosité la trace effacée du monument primitif. M. Patin a annoncé l’intention de transporter ces tragédies, tirées de l’oubli, sur la scène même du théâtre romain, relevée par l’érudition. Il placera les dialogues dans la bouche de leurs antiques interprètes les Roscius et les Œsopus ; en d’autres termes, il mêlera l’histoire du drame à celle de la représentation scénique. À défaut des vieux textes, les auteurs d’un autre temps et d’un autre genre, qui se sont inspirés des souvenirs de ce théâtre, pourront quelquefois parler à la place d’Ennius, de Pacuvius, d’Attius, qui pour nous se taisent bien souvent. Dans cette évocation intéressante d’une scène bien mal connue et bien sévèrement jugée (puisqu’on ne la juge que par Sénèque), M. Patin rapprochera sans cesse la tragédie latine de la grecque son modèle, de la française en partie son élève ; il la montrera entre deux influences, l’une reçue par elle, l’autre qu’elle a exercée ; il caractérisera enfin ces influences dont l’action n’a pas toujours été aussi simple qu’on le dit. C’est un programme bien choisi. Il y a six ans déjà que M. Patin enseigne à la Faculté des Lettres ; et chaque année affermit et constitue son succès.

Dirai-je un mot de la philosophie après la littérature ? Il y a un nom au moins que je ne saurais omettre sans injustice. M. Jules Simon, abandonnant la belle philosophie de Platon, qu’il exposait l’année dernière, a choisi un sujet d’un abord moins difficile, mais d’une importance au moins égale, l’histoire de l’école d’Alexandrie. Héritière de toutes les philosophies qu’elle aspire à concilier, cette école, dernier monument de la fécondité de l’ancien monde, tient aussi par des liens étroits à la formation du monde nouveau. Elle naît avec le christianisme, se développe à côté de lui, entre en lutte avec ce redoutable adversaire, soutient le combat durant quatre siècles, et ne succombe qu’avec la philosophie elle-même, avec les lettres, avec les dieux. Il n’y a pas de livres moins connus que les livres de Plotin, et pourtant Plotin est le père de la philosophie alexandrine. Il semble qu’après avoir pénétré dans le système de Platon, dans celui d’Aristote, les historiens, les critiques, tous les amis de l’antiquité, séduits par la majesté, la grandeur, la savante et belle proportion de ces incomparables philosophies, ne veuillent plus en connaître, ni en admirer aucune autre. Et puis, il faut bien l’avouer, si les alexandrins sont restés dans l’ombre, ce n’est pas entièrement la faute de ceux qui les y ont laissés. Les alexandrins ont assurément une rare fécondité de génie ; mais cette fécondité s’épuise souvent en chimériques et subtiles distinctions. Ce sont des esprits étendus, mais qui veulent embrasser des choses contradictoires, des esprits sérieux, mais sujets à s’égarer dans les élans et les vertiges de l’enthousiasme ; ils ont enfin une prodigieuse érudition qui les accable, et sous cette science universelle leur génie s’obscurcit et finit par être étouffé.

Certes le sujet est difficile, mais aussi il vaut bien la peine qu’on s’y dévoue. Il ne s’agit de rien moins que d’exhumer une période de cinq siècles et d’éclairer à la fois d’une vive lumière le berceau du christianisme et le déclin des philosophies et des religions de l’antiquité. Pour montrer dès le premier jour l’intérêt grave et profond qui s’attache au sujet qu’il veut traiter, M. Jules Simon a fait voir l’école d’Alexandrie aux prises avec le christianisme ; il a expliqué la nécessité de cette lutte, marqué son origine, son progrès, son terme. Le christianisme, l’esprit nouveau, devait triompher. Là étaient la vie, la jeunesse, la foi, la force, l’avenir. En vain l’école d’Alexandrie s’entourait de toutes les traditions, de toutes les gloires du passé ; en vain elle appelait dans le sein de son vaste éclectisme Orphée et Pythagore, Hésiode et Thalès, Aristote et Platon, les dieux de la Grèce et ceux de l’Orient. Cette ardeur aveugle à tout confondre n’était que l’impuissance de tout unir.

Mais j’oublie que M. Simon a parlé ici même, dans cette Revue, de l’école d’Alexandrie et que ce qu’il a dit à propos d’un livre assez médiocre me dispense d’insister. Personne ne conteste à M. Simon l’éclat de la parole. Sous ce rapport, il est vraiment doué, et la pratique, l’expérience, ne peuvent qu’étendre, en le modérant, ce talent qui a si bien réussi à la Sorbonne.

J’ai été bien long déjà, et pourtant je n’ai pas dit un mot de l’histoire et j’ai omis bien des noms, mais l’occasion se retrouvera. M. Lenormant dans la chaire de M. Guizot, M. Rosseeuw-Saint-Hilaire dans la chaire de M. Lacretelle, traitent l’un de l’histoire de France, l’autre de la civilisation grecque. Les recherches savantes de M. Guigniaut sur la géographie, les consciencieuses investigations de M. Damiron sur la philosophie du XVIIe siècle appelleraient aussi un souvenir, un jugement. Mais je n’ai pas promis d’être complet. Ce qu’il est seulement juste, ce qu’il importe de constater, c’est que plusieurs remarquables débuts ont eu lieu depuis quelques années et que par là la Sorbonne est en progrès. Être en progrès c’est le grand mot du siècle ; mais pourquoi est-il plutôt dans les phrases que dans les choses ?


Pierre l’Ermite, et la Première Croisade, par M. Henri Prat[1]. — Les grands évènemens qui ont remué le monde et mérité place dans la mémoire humaine, sont ceux qu’on se représente communément sous les couleurs les plus fausses. C’est que la pensée populaire qui s’en est emparée les a dépouillés de toute réalité pour les élever jusqu’à l’idéal. Le travail que l’opinion publique accomplit alors, n’est pas sans analogie avec le procédé des poètes. Elle commence par écarter les incidens mesquins, les accessoires disparates ; elle établit l’unité du sujet en concentrant l’intérêt sur un petit nombre de personnages qu’elle adopte, auxquels elle prête toujours une allure héroïque, une intelligence nette de tout ce qui se passe autour d’eux, une volonté ferme, une action souveraine. Ainsi, le réel de l’histoire disparaît à la longue pour faire place à une œuvre d’imagination qui appartient à tous et à laquelle on ne saurait attacher aucun nom, œuvre puissante d’ailleurs par son harmonie, et d’autant plus sympathique qu’elle est comme un écho des sentimens qui ont cours. L’histoire de Napoléon, sans indiscrétions biographiques, ne prendrait-elle pas dans la bouche d’un homme du peuple les proportions majestueuses de l’épopée ? Et pour rentrer dans notre sujet, l’idée qu’on se fait généralement des croisades d’après les vagues notions qui ont cours, les scènes qui s’offrent à l’imagination ne semblent-elles pas promettre un drame sublime ? On éprouve quelque désappointement, quand on consulte les témoins qui ont reçu directement l’impression des faits, et qu’on se condamne à lire les correspondances et les actes originaux qui nous ont été conservés. Tel est le plan que M. Henri Prat a suivi pour la première croisade : il a opposé aux narrations théâtrales de ses devanciers, une analyse intelligente des documens de l’époque, une sorte de procès-verbal historique, d’un calme imperturbable qu’on pourrait prendre parfois pour de la froideur, mais dans lequel nous préférons voir la réserve calculée du juge qui refoule en lui son émotion pour prêter à la sentence qu’il va rendre un caractère plus imposant d’impartialité.

Quand on se rappelle la pieuse frénésie qui éclata à la fin du XIe siècle, et qu’on se représente, suivant l’énergique expression d’Anne Comnène, l’Occident tout entier s’arrachant de ses fondemens pour se précipiter sur l’Asie, on rêve une époque de foi ardente et jalouse, de mœurs austères, de vertueuse abnégation. Le désenchantement commence à la lecture de ce passage de Guillaume de Tyr, que plusieurs historiens des croisades, et M. Prat lui-même, on eu le tort de négliger. « Il n’y avait plus en Occident ni religion, ni justice, ni équité, ni bonne foi. Les églises et les monastères étaient abandonnés au pillage : on n’était en sûreté nulle part ; les crimes les plus horribles restaient impunis. Dans l’intérieur des familles, les mœurs étaient tellement corrompues, que les liens du mariage étaient généralement méprisés. Le luxe, l’ivrognerie et le jeu, régnaient partout ; le clergé ne donnait pas l’exemple d’une conduite régulière ; les évêques eux-mêmes étaient livrés à la débauche et à la simonie. » M. Michaud, qui a su faire du zèle religieux des populations un ressort éminemment dramatique, accuse l’archevêque de Tyr d’avoir tracé un tableau satirique. On ose à peine soupçonner Guillaume d’exagération, quand on se rappelle que, pendant le cours du XIe siècle, on compta en France vingt-sept années de famine ; extrémités qui annoncent à coup sûr un dérèglement affreux, un coupable abandon des devoirs sociaux. Quels ont donc été les leviers assez puissans pour déplacer les populations ? les prédications de Pierre l’Ermite, la volonté énergiquement exprimée du pape Urbain II ? Le rôle du petit Pierre est en effet fort beau dans le récit de Guillaume de Tyr et dans l’Alexiade d’Anne Comnène. Mais ces deux écrivains étaient étrangers, et au lieu de traduire des impressions personnelles, ils ont écouté la voix publique, fort prompte, comme nous l’avons dit, à dénaturer la réalité. Les chroniqueurs français au contraire paraissent à peine connaître celui que nous considérons aujourd’hui comme l’apôtre des croisades. Guibert, abbé de Nogent, dépeint avec une nuance d’ironie l’exaltation de Pierre et les effets merveilleux de son zèle ; mais il se hâte d’ajouter qu’il ne parle pas avec connaissance de cause (non ad veritatem), et qu’il n’est qu’un écho du vulgaire, toujours exagéré, toujours épris de la nouveauté. Un autre historien qui assista au concile de Clermont, et suivit la grande expédition des croisés, Foulcher de Chartres, se contente de dire : « Un certain Pierre l’Ermite, suivi d’une foule de gens de pied, mais de peu de chevaliers, prit d’abord son chemin par la Hongrie. » N’est-il pas évident que, si Pierre l’Ermite avait communiqué aux évènemens une impulsion décisive, ses contemporains eussent parlé de lui en meilleurs termes ?

Quant au pape Urbain II, engagé dans les querelles qu’avait léguées à ses successeurs le belliqueux Grégoire VII, menacé par l’anti-pape Guibert et par la partie corrompue du clergé, en lutte permanente avec l’empereur d’Allemagne, obligé de sévir contre le roi de France, défenseur ordinaire du pouvoir pontifical, il avait assurément trop d’affaires sur les bras pour caresser des projets d’expédition lointaine. Toutes ses préoccupations devaient appartenir à l’Occident, car le christianisme était menacé de mort par les maux qui dévoraient intérieurement l’église latine, tandis que les fureurs mahométanes pouvaient devenir tout au plus une occasion de martyre pour les chrétiens d’Asie. La guerre sainte ne fut en effet pour les pères du concile de Clermont, qu’une affaire secondaire et pour ainsi dire épisodique. Le rétablissement de la paix publique au moyen de la trêve de Dieu et des asiles sacrés, l’excommunication du roi Philippe Ier, le droit d’investiture, c’est-à-dire les principes suivant lesquels les grades et les bénéfices ecclésiastiques devaient être conférés, et enfin plusieurs réformes disciplinaires très urgentes furent les principaux points mis en délibération. La scène a un aspect beaucoup plus animé dans l’œuvre de M. Michaud : « Les fidèles, dit-il, accourus de toutes les provinces, n’avaient qu’une seule pensée ; ils ne s’entretenaient que des maux des chrétiens de la Palestine ; ils ne voyaient que la guerre qu’on allait déclarer aux infidèles, etc. » Le spirituel historien ne peut dissimuler que les affaires de l’église latine n’aient absorbé d’abord l’attention du concile ; mais pour conserver le relief de son principal personnage, il lui prête une ruse pieuse, qui sans doute était bien éloignée de son intention. Il suppose que par un retard adroitement calculé le souverain pontife voulait exciter l’impatience des soldats du Christ et concentrer l’enthousiasme pour que l’explosion en fût plus terrible. M. Prat, dont la principale ambition est de rétablir la vérité des faits, analyse avec soin les trente-deux décrets du concile de Clermont, et il ne trouve qu’un seul canon à rapporter à la croisade : c’est le deuxième qui est conçu en ces termes : « Quiconque, par dévotion et sans aucune espérance d’honneur mondain, entreprendra le voyage de Jérusalem, obtiendra, en raison de ce voyage, une rémission pleine et entière de ses péchés. » Il est curieux encore de comparer l’habile et chaleureuse allocution que M. Michaud a mise dans la bouche du pape Urbain avec la reproduction littérale du véritable discours donné par M. Prat, d’après Guillaume de Tyr. Le trop fidèle traducteur a fort bien caractérisé ce morceau en disant que « l’érudition pédantesque, la recherche d’esprit, le mauvais goût, y étouffent à peu près le sentiment. » On ne comprend plus dès-lors que cette longue et traînante homélie, accueillie avec enthousiasme, ait été couronnée par le cri unanime de : Dieu le veut ! qui devint la devise des croisades.

Après avoir amoindri le rôle des deux promoteurs de la guerre sainte, on se demande quelle influence a déterminé cet ébranlement, dont les oscillations ont continué pendant deux siècles. Un historien de l’école voltairienne a pensé que les Occidentaux prirent les armes pour rétablir d’importantes relations commerciales, interrompues par l’invasion des hordes turques. Selon nous, on se rapprocherait plus de la vérité, surtout à l’égard de la France, en disant que les populations, décimées par la faim, ont obéi instinctivement à ce besoin de déplacement qu’on éprouve quand on souffre. On croyait assez généralement alors que le sol français était surchargé d’habitans. Qui sait si les pauvres qui partirent les premiers, avec leurs femmes et leurs enfans, n’emportaient pas l’espoir de s’établir dans une terre promise ? Quant à la seigneurie, les brillans résultats de quelques entreprises récentes avaient dû la mettre en goût d’aventures. L’Italie méridionale était devenue la proie de quelques pillards normands ; le duc Guillaume venait de conquérir l’Angleterre ; le comte Henri de Bourgogne s’était fait place avec son épée dans la péninsule espagnole ; partout la royauté semblait le lot du plus brave. Or, la guerre sainte se présentait aux hommes d’armes avec une double séduction : elle promettait la rémission des péchés dont les consciences nobles étaient alors passablement chargées, et elle offrait la chance de conquérir quelque petit royaume au-delà des mers. Ce qui paraîtrait confirmer cette conjecture, applicable seulement à la première croisade, c’est qu’aucun prince couronné ne s’associa à l’expédition. Il faut malgré tout laisser une très large part à l’enthousiasme religieux ; mais, pur et exalté chez quelques hommes héroïques comme Godefroi de Bouillon, il ne fut pour la foule que le véhicule des passions terrestres.

La marche des premiers croisés ne peut être comparée qu’au déplacement des nomades qui quittent une terre épuisée pour chercher un établissement meilleur. Une population armée où les âges, les sexes et les rangs sont confondus, s’avance péniblement, sans itinéraire convenu, sans système d’approvisionnemens ; accueillie un jour fraternellement, le lendemain obligée de combattre pour obtenir des vivres ou s’ouvrir un passage. Les pauvres ont attelé leurs chevaux ou leurs bœufs à de misérables chariots sur lesquels ils ont entassé femmes, vieillards, enfans, avec le peu de provisions qu’ils ont pu rassembler au départ ; et « les petits enfans, aussitôt qu’ils aperçoivent un château ou une ville, demandent, en ouvrant de grands yeux, si c’est là cette Jérusalem dont on leur a tant parlé[2]. » Une telle cohue représentait moins un pieux pèlerinage qu’une invasion de barbares, et on conçoit la frayeur du prince qui régnait à Constantinople à l’approche de ces auxiliaires dont il avait sollicité si ardemment la coopération. L’empereur des Grecs déploya toute la perfidie qu’on attribue à sa nation pour enchaîner l’héroïsme turbulent de ses dangereux alliés. Les historiens occidentaux l’ont fort maltraité à ce sujet ; mais M. Prat éclaircit habilement les couleurs sombres employées jusqu’ici pour peindre Alexis : il montre que l’empire oriental était sérieusement compromis par le débordement des peuples occidentaux, et qu’au nombre des orthodoxes, il se trouvait des chevaliers qui pouvaient lutter de perfidie avec le prince byzantin. Les chapitres suivans, qui conduisent les croisés du Bosphore à Jérusalem, ne modifient pas essentiellement les narrations précédentes. Explorateur infatigable, M. Prat découvre de temps en temps des points de vue intéressans ; mais, au lieu d’y arrêter son lecteur, il les indique avec une sorte d’indifférence, et reprend aussitôt son allure calme et mesurée. Par exemple, après avoir avancé que les descriptions de la Jérusalem Délivrée sont en rapport parfait avec les localités, et que le Tasse a trouvé le germe de plusieurs épisodes fantastiques dans les chroniques contemporaines, il eût été piquant de chercher la réalité sous les déguisemens poétiques, et de montrer la science exacte au service de la plus pétulante imagination. Un peu plus loin, M. Prat déclare que le code promulgué après la conquête de la Palestine, sous le nom de Bon Droit et Assises de Jérusalem, peut être considéré comme le type idéal de la féodalité, parce que les institutions féodales, transplantées sur un terrain vierge, ne furent pas faussées, comme en Occident, par une quantité de droits acquis. Cette assertion méritait, à coup sûr, quelques développemens.

Nous nous abstiendrons de multiplier les critiques de détail. Encouragé par M. Guizot, qui a accepté la dédicace de son premier livre, M. Prat est à la source des bons conseils. Le maître qu’il a adopté est plus que tout autre en droit de rappeler que la fidélité scrupuleuse n’exclut pas le talent de la composition, et que, sans le rare et difficile accord de la science et de l’art, il n’est pas de succès éclatant dans la carrière historique.


L’Histoire de France depuis l’établissement des Francs dans la Gaule jusqu’en 1830, par M. Théodose Burette[3], vient d’être achevée. Elle offre plus qu’un résumé de tous les évènemens compris dans ces quatorze siècles. Sans entrer dans la discussion érudite, l’auteur a su se tenir au courant des résultats les plus importans, et les a pris dans le fil du récit. Pratiquant la bonne habitude moderne de puiser aux sources même, il a fait de nombreux et heureux emprunts aux textes des chroniques ; il en a éclairé en maint endroit et comme blasonné ses pages, non moins qu’avec les cinq cents dessins et vignettes par lesquels M. David les a illustrées. Il a su répandre ainsi sur une si longue étendue de siècles, dont plusieurs sont fort arides, quelque chose de cet intérêt agréable et facile que M. de Barante avait donné dans son Histoire des Ducs de Bourgogne à certaines portions des XIVe et XVe siècles. M. Burette a très bien observé pour son compte le ad narrandum non ad probandum. Il y a dans la suite des faits et gestes qu’il déduit une façon libre et déployée qui ne sent pas l’abrégé ; aucune note d’ailleurs ne vient avertir de l’effort. Toutes les notes ont été confiées, en quelque sorte, au crayon des artistes collaborateurs ; elles ne visent qu’à flatter le regard, et sont très multipliées ; elles font même tort au narrateur en un sens, en ce qu’elles dissimulent à chaque page, sous air de divertissement, le labeur et l’étendue de ses recherches. Le livre de M. Burette se donnera beaucoup en étrennes, mais plus d’un de ceux qui le donneront, se laissant aller à le lire, y profitera.

  1. Un vol.  in-8o. — Rue Christine, 10.
  2. Guibert de Nogent, livreII, dans Bongars, Gesta Dei per Francos.
  3. Ducrocq, rue Hautefeuille, 22 ; 2 beaux volumes grand in-8, de plus de 600 pages chacun.