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Revue littéraire - 31 octobre 1843

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REVUE LITTÉRAIRE.

I. — GŒTHE ET BETTINA,
PAR M. SÉB. ALBIN.
II. — LA GUERRA DEL VESPRO SICILIANO,
PAR MICHELE AMARI.

Une assertion m’arrête dès le début de la préface qu’a placée M. Sébastien Albin en tête de son intelligente version des lettres adressées à Goethe par Mme Bettina d’Arnim : l’ingénieux écrivain affirme qu’en amour les sentimens exceptionnels sont beaucoup plus fréquens qu’on ne l’imagine. Voilà tout d’abord une opinion dont je me défie, et qui pourrait bien n’être seulement qu’une politesse du traducteur envers son auteur, un paradoxe adroit de l’interprète, pour couvrir les bizarreries de l’original. Qu’arrive-t-il, en effet, dans l’art ? Aux grandes époques littéraires, on se contente de traduire les sentimens naturels du cœur, les épreuves ordinaires de la vie. Toute œuvre d’imagination est simplement un tableau, où chacun retrouve des airs de famille, un miroir dans lequel le premier venu reconnaît ses propres traits, ou les traits de son voisin. Plus tard, il n’en est pas ainsi : on arrive au raffinement, on croit n’avoir pas assez des vulgaires émotions du cœur. Viennent alors les combinaisons étranges, les situations singulières : ne faut-il pas quelque chose de mieux et de plus rare que ces communes affections de mère, d’amante, de fille ? On fait donc appel aux ressources des civilisations avancées, on crée des sentimens. Telle est trop souvent la poésie des seconds âges littéraires, tranchons le mot, la poésie des décadences. Pourquoi cependant ne pas oser le dire ? il n’y a de vrai que les lieux communs, parce que le fond des passions humaines est éternellement le même. Que vous rajeunissiez tout cela par l’expression et les nuances, que vous jetiez à pleines mains, sur cette matière première les fleurs, toujours nouvelles, les richesses à jamais inépuisables de l’imagination inventive, rien de mieux. Libre à vous de changer, dans des combinaisons sans fin, les nombres de la poésie ; mais est-il besoin, est-il permis d’inventer de nouveaux chiffres ?

Sans doute, de tous les sentimens humains, l’amour est, à beaucoup près, celui qui admet les plus bizarres faiblesses, les plus capricieuses évolutions. Et cependant, je le demande, quand Werther sent frissonner dans sa main la main de Charlotte, quand M. de Nemours recueille l’aveu tremblant de Mme de Clèves, quand Rousseau demande aux allées de La Chevrette l’empreinte des pas de Mme d’Houdetot, quand le premier rayon du matin ne luit pas encore sur les fronts enlacés de Roméo et de Juliette, croyez-vous que le sentiment qui agite ces cœurs divers soit tout-à-fait différent, croyez-vous que leur passion soit moins grande parce qu’elle se rencontre dans une émotion à peu près pareille ? Pour ma part, je n’hésiterais pas à le nier. Toute esthétique est mauvaise qui prend l’extraordinaire pour le sublime. L’idée de beau, au contraire, implique celle de degré, d’hiérarchie : or le commun est tout-à-fait sur la même ligne que l’idéal ; seulement des degrés infinis les séparent, qu’il appartient à la beauté de gravir en se transfigurant, en devenant plus resplendissante à mesure qu’elle s’élève davantage. Aussi, peindre des sentimens naturels, vulgaires si l’on veut, c’est s’adresser à tout le monde ; peindre des sentimens exceptionnels, c’est ne s’adresser qu’à quelques-uns, qu’à certains cœurs égarés, curieux, maladifs. Ce dernier but n’est pas, ne peut pas être celui de l’art véritable. Par-là, en effet, dans l’ordre des idées, on arrive forcément au factice, à des sentimens de convention ; dans l’ordre du style, on est induit au caprice, à la manière. Ce que je dis là me semble élémentaire, quoi qu’en puisse penser Sébastien Albin. Encore une fois, j’accorderai volontiers au spirituel pseudonyme que, plus que toute autre passion, l’amour a ses inconséquences, ses mystères : ce n’est pas moi assurément qui lui retirerai le classique bandeau. Tout ce que je veux maintenir, c’est que là même l’exception demeure et doit demeurer une exception. Si Mlle de Lespinasse n’en mourait pas de douleur, pourrions-nous comprendre sa double, sa brûlante, sa fatale attache pour deux amans à la fois ? Si ce n’était pas l’indiscrétion d’un étranger qui eût trahi ce mystère, qui eût livré à la publicité cette secrète correspondance, ces cris solitaires d’une ame blessée, pardonnerions-nous à ce grand cœur son égarement, une passion à ce degré insolite, à ce degré invraisemblable, quoiqu’elle soit vraie ? Mlle de Lespinasse publiant elle-même sa correspondance amoureuse avec M. de Guibert eût paru à la fois odieuse et ridicule. D’où vient, au contraire, que Mme d’Arnim faisant, de sa propre inspiration, imprimer ses lettres à Goethe, c’est-à-dire les témoignages d’une liaison également exceptionnelle et bizarre, excite la curiosité au lieu d’inspirer le dégoût ? C’est que, chez Mlle de Lespinasse, la passion était dans le cœur, et devait, par cela même, y rester enfouie, tandis qu’à Mme d’Arnim il était plutôt permis d’afficher sans scrupule une passion de l’esprit, si extraordinaire, si excentrique qu’elle fût.

En France, assurément, une fille de seize ans écrivant la première des lettres d’amour à un homme de soixante, et se reprenant, vingt années après pour ce même vieillard de quatre-vingts ans, d’une affection tout aussi exaltée, tout aussi fébrile que le premier jour, nous trouverait incrédules, nous paraîtrait un phénomène monstrueux. Avec le tour rêveur et presque mystique de l’imagination allemande, cela se comprend mieux, surtout si on pense que le héros de ce drame purement platonique et sentimental est, au-delà du Rhin, le roi de toute poésie : c’est nommer Goethe. Rien assurément ne serait moins piquant qu’une pareille correspondance, si elle n’avait pas été réellement écrite, si elle n’était qu’une fantaisie de l’imagination, enfantée après coup dans des vues de vanité littéraire. La réelle existence de ces singulières relations, la sincérité de cet entraînement extatique, l’homme avec ses infirmités disparaissant sous le poète et se transfigurant dans la gloire, aux yeux d’une enfant qui en fait son bien-aimé, son idéal, son dieu, il y a dans tout cela, au contraire, un attrait particulier pour tout lecteur curieux d’étudier le cœur humain dans ses attachemens les plus incompréhensibles ou (pourquoi ne pas dire le mot ?) dans ses maladies les plus étranges. Y aurait-il, par hasard, une intention caustique dans le double sens que notre langue donne au mot affection, et la médecine ici aurait-elle voulu faire une épigramme contre la morale ?

Ce n’est pas la première fois, au surplus, que le public français est initié aux étonnantes amours de Goethe. Que Frédérique meure de chagrin, c’est là un dénouement qui me touche, parce qu’il n’est pas commun ; que Lili se console ailleurs, c’est là une fin si ordinaire, qu’elle ne provoque même pas le sourire ; de pareils épisodes n’ont point droit de surprendre dans la biographie de celui qui fut à la fois (cela ne s’exclut pas) le plus grand poète et le plus parfait égoïste de son siècle. Mais il est deux femmes qui ont joué, dans la vie de Goethe, un rôle sinon aussi intime, au moins plus frappant. On se rappelle la liaison subite, profonde, illuminée par tous les éclairs de la passion, qui s’établit entre le jeune Wolfgang et Mme de Stolberg, qu’il n’avait jamais vue, qu’il ne vit jamais, et à qui il envoyait pourtant le journal assidu de sa vie, le secret de ses plus mystérieuses émotions ; on se rappelle le silence de quarante années qui suivit ces premiers rapports, et la lettre éloquente que la comtesse adressa à Goethe comme un avertissement suprême, comme le dernier gage d’une affection que l’âge avait interrompue sans l’éteindre. Les pages spirituelles qui ont été consacrées ici même[1] à Mme de Stolberg sont d’une date trop récente pour qu’il soit besoin de retracer, dans ses détails, cette situation de cœur qui n’est pas sans quelque ressemblance avec celle de Mme d’Arnim, dont les lettres paraissent aujourd’hui, traduites en français, sous le titre de Goethe et Bettina[2]. Seulement, avec Mme de Stolberg, c’est Goethe jeune, prodiguant au dehors sa poésie, enflammé, ivre d’amour, et répandant devant l’autel d’une divinité inconnue cet encens dont la fumée déborde en lui et cherche une issue ; avec Bettina, au contraire, c’est Goethe vieilli, glorieux, personnel, immobile, drapé, économe de poésie, s’assimilant comme un trésor celle qui s’échappe du cœur de cette jeune fille ; en un mot, c’est le dieu sur son piédestal, le dieu impassible, vénérant sa propre majesté et acceptant l’adoration d’autrui, le culte d’une autre ame comme le plus naturel holocauste.

Le recueil des lettres de Bettina et des réponses de Goethe fut publié par Mme d’Arnim elle-même, deux ans après la mort du grand poète, en 1835. Ce livre, qui s’appelait modestement Correspondance de Goethe avec une enfant, fit en Allemagne une sensation profonde, et obtint un succès que les années n’ont pas diminué. Qui s’en étonnerait ? L’ouvrage de Mme d’Arnim rappelait une époque si glorieuse pour la littérature de son pays, il touchait à une mémoire si chère et si illustre, il correspondait si bien aussi à cette poésie rêveuse, à ce naturalisme exalté, à ce goût des pensées errantes et des vagues harmonies dans lesquelles se berce volontiers l’imagination germanique ! L’expérience a prouvé que quelque chose manque à toute œuvre d’art qui, après avoir conquis la gloire à l’étranger, n’a pas été accueillie à la fin et consacrée par le public français. C’est là le dernier baptême, le sceau définitif. L’épreuve sera-t-elle favorable à Bettina ? Il serait difficile de répondre, ou plutôt on peut répondre à la fois oui et non. Oui, si l’on s’attache à ce qu’il y a dans ces pages désordonnées de souffle puissant, de poésie féconde, d’aspirations et d’élans passionnés, de couleur, d’inépuisables images ; non, si l’on considère ce chaos d’amplifications sans suite, ce jargon d’une métaphysique creuse, cette puérile exagération du lyrisme, cette fièvre chaude de la pensée et de la phrase, cette poésie surtout, confuse, noyée, indéfinie, et qui semble une mer sans rivage où les flots se lèvent, retombent, disparaissent à travers une brume éternelle. Mais voyons le livre même.

Mme d’Arnim est, à l’heure qu’il est, une des femmes les plus distinguées de la société de Berlin, et, comme toute personne célèbre, elle a eu des biographes. Aussi ne serons-nous pas indiscret en disant que Bettina naquit en 1788, à Francfort, d’un banquier italien nommé Brentano. Orpheline dès l’enfance, elle fut élevée dans un couvent catholique. C’est là que commença à se développer, à éclater, ce riche tempérament, plein à la fois d’ardeur et de rêverie, et où la pétulance du sang italien se mêlait à toutes les molles langueurs des complexions allemandes. Un immense et vague besoin d’aimer et de répandre le trop plein de son ame, une sorte de sève exubérante de l’être, une fermentation intérieure d’idées, de sentimens, de désirs, à laquelle une fin était nécessaire, voilà dans quelles conditions se montre d’abord à nous l’ame de Bettina. Les expressions manquent pour expliquer des natures ainsi douées virtuellement, ainsi surchargées d’un enthousiasme sans détermination, d’une poésie sans but, d’un amour sans objet. Bettina a les extases, les défaillances, les soulèvemens des mystiques : c’est le cœur brûlant de sainte Thérèse et de la Sophie de Mirabeau, mais d’une sainte Thérèse sans crucifix, d’une Sophie dépouillée de ses sens ; et, comme ses transports n’ont à s’assouvir ni dans les chastes embrassemens de l’amour céleste, ni dans les baisers de la créature, ce cœur embrasé se rejette sur tout ce qui l’entoure, sur tout ce qui respire, et, séduit par le sphinx du monde vivant, se donne à ce fantôme imaginaire, à ce génie inconnu de la nature dont Spinoza et Jacobi crurent entendre de loin l’éternel monologue.

C’est au couvent que Mlle de Brentano connut la chanoinesse Caroline de Gunderode, dont on a, sous le nom de Tian, un délicieux volume de poésies allemandes. Caroline était la digne compagne de Bettina. Ces pensionnaires-là dépaysent un peu, quand on songe aux nonnes sucrées de Vert-Vert. Ici, chez ces deux enfans (chose étrange !), c’est tout spontanément un mélange de l’illuminisme mystique du moyen-âge et des plus extrêmes hardiesses de la moderne poésie. Dans l’intervalle de leurs études, ces petites filles évitaient avec soin de parler des évènemens de la vie réelle ; elles écrivaient des voyages d’imagination, elles lisaient Werther, elles dissertaient sur le suicide, et Caroline répétait sans cesse : « Beaucoup comprendre et mourir jeune ! » Elle tint parole : éprise du célèbre philologue Kreutzer, l’auteur de la Symbolique des Anciens, elle se tua. Souvent Caroline avait parlé à Bettina de ce projet ; elle lui montrait sur son sein l’endroit où elle devait se frapper, et Bettina, qui jusque-là n’avait jamais embrassé son amie, couvrait, en pleurant, de baisers cette place chère, où la blessure en effet fut trouvée. Ce qu’il y a de plus étonnant, c’est que la nature de Caroline était calme, reposée, patiente, toute contraire aux turbulences de Bettina, c’est que, comme l’explique Mme d’Arnim, la jeune chanoinesse barricadait sa timide nature derrière des idées fanfaronnes. J’ajouterai que l’une aima sans doute réellement, avec le désespoir d’une passion trompée, tandis que l’autre, personnifiant plus tard dans Goethe l’idéal qu’elle s’était fait à elle-même, n’adora qu’une idole imaginaire. L’amour de Bettina, c’est celui de Pygmalion pour sa statue, c’est la passion transformée par l’art.

La chanoinesse Gunderode a sa place marquée dans l’histoire de la poésie allemande ; elle tient une grande place aussi dans la première biographie de Mme d’Arnim, et le caractère même de la correspondante de Goethe s’en trouve en bien des points éclairé. Mme d’Arnim a publié, il y a trois ans, les lettres de Caroline et les siennes : comme il est très souvent question de Mme de Gunderode dans les lettres à Goethe, M. Sébastien Albin, qui est si intelligemment renseigné sur tout ce qui touche à la littérature allemande, eût bien fait de profiter de l’occasion pour donner les plus caractéristiques passages de ce nouveau recueil. Celui qu’il a traduit eût tiré de ces extraits une lumière nouvelle et plus d’intérêt encore. J’ai insisté sur cette liaison entre les deux jeunes filles, parce que toute la suite de la vie de Bettina se trouve, à mon sens, expliquée par l’étrangeté de ces débuts.

Caroline perdue, il fallait une amie à Mlle de Brentano. Passant un jour vis-à-vis la maison de la mère de Goethe qu’elle connaissait peu, et chez qui elle n’était jamais venue, l’idée lui vint de franchir le seuil : « Madame la conseillère, dit-elle en entrant, je veux faire votre connaissance ; j’ai perdu mon amie la chanoinesse Gunderode, il faut que vous la remplaciez. » — « Essayons, » répondit Mme de Goethe. Je n’invente pas. La conseillère avait soixante-dix sept ans, Bettina en avait dix-huit. Une intimité si profonde s’établit bientôt entre ces deux femmes, que ce fut un objet d’étonnement pour tout le monde. Bettina avait tout d’abord trouvé le secret du cœur de Mme de Goethe ; elle ne cessait de lui parler de son fils. Depuis deux ans que Wilhelm Meister lui était tombé entre les mains, elle refusait chaque soir d’aller dans le monde avec ses sœurs, elle se couchait au plus vite, et ses nuits se passaient à dévorer, à relire cent fois les œuvres du poète. Ce fut bientôt un culte exclusif. Le génie de la nature, qui avait troublé sa jeune ame, et que les livres de Goethe lui expliquaient avec le charme souverain des beaux vers, Goethe en devint pour Bettina le symbole vivant et idéal. Sans avoir jamais vu l’auteur de Werther, elle en fit son héros, l’ami de son cœur, l’éternel objet de ses vœux, sa divinité véritable. Goethe avait soixante ans. La conseillère fut tout d’abord confidente de cette passion despotique, effrénée, improbable, et cependant vraie, qui devint peu à peu l’unique occupation, la vie même de Mlle de Brentano. Voilà donc cette enfant qui, chaque jour, imprègne son ame de tous les parfums de la poésie, pour la rendre plus digne de cet amant inconnu, de ce roi, selon elle, de tout art et de toute poésie. Mme de Goethe, en femme d’esprit à la fois et en mère fanatique, comprend tout-à-fait cette passion ou en sourit. Il y a des lettres d’elle tout-à-fait charmantes, et où une pointe d’esprit fin et observateur se glisse heureusement sous la bonhomie de l’âge, sous je ne sais quel tour de rêverie et de sentimentalité tout allemandes. « Ne sois pas si folle avec mon fils, dit-elle à Mlle de Brentano, il faut que tout reste dans l’ordre. » Et ailleurs : « Écris des lettres raisonnables ! Quelle idée ! envoyer des bêtises à Weimar ! » Mais ce ton, cet air d’ironie ne percent que quand Bettina se laisse par trop emporter à ses courans les plus impétueux. D’ordinaire, Mme de Goethe prend très au sérieux cet attachement de Mlle de Brentano pour son fils, avec qui Bettina était bientôt entrée en correspondance suivie ; elle semble même envier son bonheur, et elle lui dit avec conviction : « Entre des milliers d’êtres, personne ne comprendra quel lot de félicité t’est échu en partage ! » La fraîcheur d’imagination, on le voit, est durable en Allemagne : voilà comment Mme de Goethe parlait à quatre-vingts ans. L’orgueil conservait à la mère vieillie les mêmes illusions qu’entretenait chez la jeune fille la fougue d’un esprit entraîné vers le surhumain et le merveilleux.

La conseillère voulait que Bettina écrivît souvent et longuement à Goethe : c’était le vrai moyen, selon elle, de donner de l’air à son imagination. Maintenant qu’on commence à connaître Mlle de Brentano, on se doute bien qu’elle profita amplement de la permission. Pendant huit années, l’auteur de Werther reçut assidument les dithyrambes éloquens et passionnés de Bettina ; il y répondait quelques mots de temps en temps. C’est à ce commerce épistolaire commencé en 1807 et interrompu en 1811, quand Mlle de Brentano devint Mme d’Arnim, que la publicité a été donnée, il y a quelques années, par Bettina elle-même.

Ce qui frappe surtout dans cette correspondance, l’impression générale en demeure, c’est la vive sympathie de Mlle de Brentano pour le monde extérieur, c’est l’enivrement où la jette le spectacle du milieu où s’agite l’humanité. Il y a un endroit curieux où son secret lui échappe, où ce matérialisme sentimental se déclare sans aucun scrupule : « J’envoie au diable, s’écrie-t-elle, les tendances hypocrites et morales, avec toutes leurs friperies mensongères ; les sens seuls savent créer dans l’art comme dans la nature. » Curieuse, penchée avec volupté, Bettina se laisse attirer sur le sein de la mère commune (alma mater), elle écoute, elle entend l’être sourdre dans ses flancs féconds. Cette harmonie, ce concert de la vie universelle la séduisent, l’absorbent ; elle cherche à s’identifier avec le monde, elle se perd dans la contemplation de ce qui l’environne. Alors des délices inconnues l’inondent, et elle n’entend plus que l’hymne confus chanté dans les espaces par tout ce qui respire, par tout ce qui est animé : selon elle, un hanneton, en effleurant dans son vol le nez d’un philosophe, suffit à culbuter tout un système. Le clapotement de l’eau qui court entre les cailloux de la plaine, la brise qui agite les brins d’herbe, un insecte bruissant au fond de la mousse, une branche tremblante dans la feuillée sous les pas d’un oiseau jaseur, une lueur errante, un nuage doré qu’emporte le vent, la goutte de rosée où se reflète le soleil, le disque de la lune qui glisse sur la brume du soir, toutes ces choses pour elle sont autant de notes de la symphonie amoureuse qui monte de la terre vers le ciel. Bettina a tour à tour, pour la nature, l’amour sombre de Lucrèce, le culte enthousiaste de Diderot, la tendre sympathie de Bernardin de Saint-Pierre, l’admiration sereine de Buffon, et tout cela mêlé à ce que la poésie la plus foncièrement germanique a de vagues et de mystérieux épanchemens. Ses plus grandes joies, comme ses plus vives amertumes, viennent de ce commerce animé avec l’ensemble du monde physique. Souvent il lui semble que, dans les choses d’alentour, du sein de ces forces vitales, un esprit plaintif demande sans cesse sa délivrance. Les fleurs elles-mêmes paraissent alors la regarder, et, dans ces regards, il y a une question. Mais comment y répondre autrement que par des pleurs ? C’est pour cela que, quand elle est assise sous la tonnelle de chèvrefeuille, elle mêle ses larmes au miel des corolles ; c’est à cause de cette sympathique tristesse des êtres en présence les uns des autres, qu’elle s’écrie : « Nous nous connaissons, le chevreuil et moi. — Il serait facile assurément de tourner en ridicule toute cette poésie sauvage, inconnue, aussi peu incroyable qu’elle est sincère : ne vaut-il pas mieux reconnaître, au contraire, ce qu’il y a là de puissance véritable et d’originalité ? Les objections n’échapperont à personne, elles viennent d’elles-mêmes, et autant vaut les omettre.

C’est ainsi que Mlle de Brentano professait dans son cœur le culte de la nature ; Goethe, pour elle, en devint peu à peu le grand prêtre, le représentant bien-aimé, ou, comme on eût dit au moyen-âge, le microcosme. Il fallait en effet, pour leurrer son imagination ardente, qu’elle concentrât dans une image réelle, qu’elle incarnât en un seul être cet amour errant et indistinct. Par l’admiration extraordinaire que lui inspiraient les écrits de Goethe, par sa manière analogue de comprendre et d’expliquer l’être, Bettina se trouva amenée bientôt à s’agenouiller devant le poète, à en faire le maître suprême de son cœur. « Je croyais fermement, lui écrit-elle, que tes caresses à la nature, ta félicité de posséder sa beauté, ses langueurs, son abandon dans tes bras, agitaient les branches des arbres, en détachaient les fleurs, et les faisaient ainsi tomber doucement sur moi. » Voilà comment Bettina perd la conscience de ce monde, comment elle transporte tout en Goethe. Il y a des momens, toutefois, où elle se rend compte de cette sujétion en quelque sorte religieuse et où elle l’explique : « Quand je suis, dit-elle, au milieu de la nature, dont votre esprit m’a fait comprendre la vie intime, souvent je confonds et votre esprit et cette vie. » L’orgueil de Goethe s’explique : être aimé ainsi, c’est poser en dieu. Jamais peut-être aucune ame n’a abdiqué à ce degré au profit d’une autre ame. De toute façon, c’est là un fait curieux dans l’histoire de la poésie.

On devine ce que contiennent les lettres de Mlle de Brentano à l’auteur de Werther : Bettina ne résiste jamais au courant de l’inspiration et à tout hasard elle écrit au poète ce qui lui passe par l’esprit. Tantôt c’est la révolte des Tyroliens qui l’enflamme et qui amène sous sa plume toutes sortes de tirades guerrières ; tantôt c’est un paysage qu’elle peint, un voyage qu’elle raconte, quelque œuvre merveilleuse de sculpture dont elle invente la riche description. Ici vous rencontrerez un dithyrambe nébuleux sur la musique, là une boutade enjouée où quelque ridicule est saisi d’un air espiègle. Si emportée en effet que soit cette chèvre sauvage dans son essor vers les inaccessibles sommets, elle ne s’en arrête pas moins avec grace pour donner malicieusement, à droite et à gauche, de charmans petits coups de tête : lasciva capella. Jacobi, Mme de Staël, Goethe lui-même aux momens de bonne humeur, en reçoivent plus d’un en passant.

Durant les huit années que dura cette liaison, Mlle de Brentano alla plusieurs fois a Weimar visiter son dieu, qui la traitait avec bienveillance, comme on traite une enfant. La première fois qu’elle le vit (on sait qu’elle avait dix-huit ans), elle s’endormit sur son cœur, et cela lui causa tant de joie qu’elle en écrivit en toute hâte à la mère de son cher Wolfgang. Quand elle reposait ainsi sur le sein de son vieil ami, la main distraite de Goethe jouait avec ses serpens noirs, comme il disait, avec les tresses brunes de ses longs cheveux. Quelquefois le poète y mettait de la coquetterie. Ainsi, à une soirée chez Wieland, il lui jeta un bouquet de violettes enfermé dans une bourse. Bettina, folle de ce gage d’affection, le laissa quelque temps après tomber dans une rivière et fit une demi-lieue à la nage pour le rattraper. Tout cela, d’ailleurs, se passait avec la plus grande innocence du monde, au su de tout Weimar et de l’assentiment de la femme de Goethe, à qui Mlle de Brentano, dans ses lettres, fait souvent ses complimens, et de qui elle écrit : « Personne ne l’aime plus que moi. » Si Bettina tutoie Wolfgang, c’est par privilége d’écrivain et d’artiste, c’est pour le rhythme. Au surplus, on ne saurait se figurer sans avoir lu cette correspondance, de quels termes brûlans use Mlle de Brentano, et comment elle se laisse incessamment emporter par l’orage de son cœur. Le danger même de cette situation paraît l’exciter et l’enivrer. Parlant de la cathédrale de Cologne, dont elle venait de visiter les tours, Bettina raconte que deux fois le vertige avait voulu s’emparer d’elle, et que deux fois l’idée lui étant venue qu’elle pourrait y succomber, elle s’aventura tout exprès, elle s’avança davantage pour braver la peur : il semble vraiment qu’elle traite son attachement pour Goethe précisément de la même façon ; chaque jour elle s’y jette plus avant, comme pour s’étourdir. C’est elle-même, ailleurs, qui compare son amour à un roc escarpé où elle s’est risquée, au péril de sa vie et d’où elle ne peut plus redescendre. Le plaisir de désaltérer son ame à l’ame d’un autre, voilà surtout ce qui la soutient et l’exalte. Quelquefois sa passion est si fantasque, qu’elle va jusqu’à être jalouse des héroïnes littéraires du poète, jusqu’à porter envie au rayon de soleil qui glisse à travers le store de sa fenêtre, et même à l’honnête jardinier qui plante sous sa direction des couches d’asperges. On en conviendra, ceci est de la naïveté allemande.

Ce n’est pas la vanité littéraire, comme on le pourrait soupçonner, qui encourageait Bettina dans la perpétuelle offrande de son cœur. Si Goethe, en effet, la chante dans ses vers, elle en est toute confuse. « J’aime mieux soupirer, écrit-elle, que de me voir, honteuse et couronnée, amenée par ta muse à la lumière du jour : cela me fend le cœur. Oh ! je t’en prie, ne me regarde pas si long-temps, ôte-moi la couronne ! » Voilà certes, de la part d’un esprit aussi aventureux, aussi peu inquiet des modesties féminines, voilà des sentimens honnêtes, réservés, qui plaisent et qui rendent indulgent. Tout ce que désire Bettina, en épanchant ainsi son ame aux pieds du poète, c’est qu’on honore un jour sa fidélité. « Jamais, dit-elle quelque part, on ne connaît de moi que cet amour, et je crois que c’est suffisant pour pouvoir léguer ma vie aux muses comme un document important. » Vanité bien humble que celle-là ! désir bien excusable, que de vouloir qu’on la voie s’enfuir derrière cette haie de l’oubli… Cupit ante videri.

Telle est Bettina. Sa manière de vivre, durant ces années de la jeunesses fut aussi bizarre que l’est son livre lui-même. À n’en juger que par ses propres récits, les caprices les plus inattendus, les entreprises les plus hardies, ne lui coûtaient pas. Y a-t-il des armées qui encombrent les routes ? la voilà aussitôt qui traverse les camps en habits d’homme ; la voiture s’égare-t-elle en voyage ? elle grimpe résolument sur un sapin pour découvrir la route, elle détèle les chevaux ; elle prend place sur le siége ; ses rêves l’empêchent-ils la nuit de dormir ? elle revêt son peignoir, court dans la campagne, monte toute seule au Rochusberg, ou va au sommet d’une tour se coucher sur un vieux mur que de jour elle n’eût pas osé gravir. Par malheur, un peu de tout cela, un peu de ce désordre se retrouve dans le style du livre. Il servirait peu d’être sévère. Mme d’Arnim s’exécute de bonne foi quand elle parle sans façon de son peu de bon sens ; à un autre endroit, elle dit même tout naïvement : « Je passe pour être fort peu sensée. » Nous doutons que le recueil des lettres à Goethe améliore sa réputation sur ce point : en revanche, ce qu’il y a de sûr, c’est qu’elle trouvera non pas seulement de l’indulgence, mais souvent de l’admiration, chez tous ceux qui ont encore quelque penchant pour la grande poésie, pour les accens de la beauté idéale. Seulement, on est trop fréquemment tenté de redire à Mme d’Arnim le joli mot que lui glissait Goethe : « Tiens-toi bien au balancier, et ne t’élève pas trop dans le bleu. » Le balancier, en effet, échappe un peu trop souvent aux mains de Bettina, qui trop souvent aussi s’élance, par-delà le bleu du ciel, jusqu’au plus profond des nuées.

Vis-à-vis de Mlle de Brentano, Goethe, on s’en doute bien, reste fidèle à ses habitudes et n’abandonne pas un instant son rôle de dieu : depuis le premier jour jusqu’au dernier, il se laisse adorer avec un calme parfait, avec une sérénité profonde. C’est, je crois, cet égoïste La Rochefoucauld qui a dit : « On est plus heureux par la passion qu’on a que par celle qu’on inspire. » Le cœur, ici, a parlé malgré l’auteur des Maximes. Aussi Goethe raffine-t-il sur La Rochefoucauld : il demeure impassible, et ce lui est seulement une agréable distraction de contempler, comme un spectacle, la marche du sentiment dont il est l’objet. Le tronc le plus noueux reverdit à se sentir de la sorte enlacé de jeunes rameaux qui dissimulent l’injure des ans : Montaigne disait que l’amour est bon à dilayer des prinses de la vieillesse. Le poète, cependant, ne se met pas en grands frais pour répondre aux prévenances de Mlle de Brentano ; mais celle-ci est si riche qu’elle ne compte pas, et que, sans y regarder, elle prodigue les couleurs brillantes de sa palette où bien souvent Goethe n’a pas dédaigné de tremper son pinceau. Le moindre mot, quelques lignes d’amitié et d’encouragement, suffisent à entretenir chez Bettina le feu sacré. Quelquefois pourtant Wolfgang est si indolent, si dédaigneux, qu’il dicte à peine un court billet à son secrétaire. Alors la belle se fâche tout de bon, et déclare qu’elle ne veut plus entendre parler de ce style de perruquier, de ces vieilles ritournelles, de ces roueries de moine. Dans son humeur, les plus grosses vérités lui échappent, et elle dit à son ami : « Tu es un homme dur. » Aussitôt une caresse vient qui l’apaise, et Goethe, de cette façon, continue à pouvoir rafraîchir ses lèvres à cette source de jeune et fraîche poésie qu’il trouvait fort à son gré, et où il puisait sans cesse des sonnets, des élégies, mille idées gracieuses, mille images charmantes toutes prêtes à s’enchâsser dans ses livres. Bien des pages du poète du Divan, ne sont que des pages de Bettina ainsi arrangées, rimées, ajustées. « Écris-moi bientôt, lui répète-t-il sans cesse, afin que j’aie bientôt de la copie à traduire. » Goethe ici se trahit ; on cherche l’homme, on se heurte à l’écrivain. Comment, en effet, se dissimuler que ce qui excite surtout sa curiosité, à l’endroit des lettres de Mlle de Brentano, c’est l’espoir d’utiliser certains passages. Le poète, au reste, ne s’en cache guère. « Quoique je ne croie point, écrit-il à Bettina, que tout ce qui est en toi à l’état d’énigme et d’incompris parvienne jamais à s’éclaircir entièrement, nous pourrons toujours en obtenir quelques résultats très réjouissans. » J’en suis fâché pour le sublime artiste, mais c’est là du Bentham tout pur.

Heureusement, la renommée de Goethe est si grande, que tout ce qui le touche est désormais consacré. La correspondance de Mme d’Arnim n’aurait pas une valeur propre, qu’elle serait encore le commentaire obligé des rimes les plus touchantes du poète, car les lettres de Bettina se trouvent être précisément ce qu’est la prose dans la Vita Nuova de Dante, c’est-à-dire un développement, une glose interprétative des vers. Ce serait déjà quelque chose. Toutefois, cette correspondance a par elle-même un intérêt qu’il serait injuste de méconnaître. Quant aux défauts très apparens et très nombreux qui la déparent, ils n’échappaient point à Goethe lui-même ; ce n’est pas pour rien que le maître reprochait à sa poétique élève d’enfiler ses pensées dans un fil lâche ; ce n’est pas pour rien que, touchant quelque chose de son style exagéré, il lui parlait de ces torches, de ces pots de feu, de ces lueurs subites qui l’aveuglaient, mais dont il espérait cependant un grand effet comme illumination d’ensemble. À chaque instant, on est tenté de répéter à Mme d’Arnim ce que M. Tissot disait un jour à Delille après la lecture de je ne sais quel morceau trop brillant : « Si vous voulez que j’y voie, il faut éteindre quelques lumières. » Oui, Mme la conseillère devinait juste quand elle écrivait à Bettina : « Mon enfant, tu as une imagination de fusée. » On sort ébloui de ce mirage poétique comme d’une sorte de brouillard lumineux où le regard se perd dans le vague. Il y a là aussi quelque chose de ces rêves maladifs que donne l’opium, et trop souvent les idées vacillantes se dérobent à qui tente de les cueillir. Je n’oublie pas que la fée de la jeunesse conduisait Mlle de Brentano dans les sentiers de la poésie, et que personne peut-être n’a retracé mieux qu’elle, dans un plus éclatant langage, et la vie splendide du cœur, et les harmoniques agitations de la nature. Sa muse, tenant à la main une tresse aux mille couleurs, traverse au hasard les plaines, gravit sans fatigue les collines pour poursuivre les libellules aux yeux de cristal, les insectes a l’écaille dorée ; mais, comme à la suite de l’oiseau bleu des Mille et une Nuits, on se fatigue à l’accompagner dans ces courses interminables, sans jamais arriver, sans pouvoir jamais rien atteindre.

Bettina disait un jour à Goethe, dans une lettre : « La nuit, j’ai peur. Je pense quelquefois à me marier, afin d’avoir quelqu’un qui me protége contre le monde désordonné de revenans qui m’apparaît. Wolfgang, ne va pas te fâcher de cela ! » Fût-ce à la suite d’un rêve de revenans ? je ne sais ; en 1811, Mlle de Brentano épousa un écrivain célèbre de l’Allemagne, et devint Mme d’Arnim. Les jeunes époux allèrent voir le vieux Goethe bientôt après ; mais à la suite d’on ne sait quel dissentiment d’opinion, un refroidissement eut lieu. À ce propos, Goethe, avec sa sécheresse ordinaire, dit seulement dans ses Mémoires : « Nous nous quittâmes avec l’espoir de nous revoir bientôt et sous de plus heureux auspices. » L’habituelle correspondance de Bettina fut donc interrompue. Six ans après, en 1817, gardant toujours au mur ses poétiques penchans, elle risqua une première lettre bien tendre, bien affectueuse, où elle s’accusait, où elle disait : « Qu’il y a peu de bon en moi ! » Goethe ne répondit pas. En 1821, après ce qu’elle appelait dix ans de solitude, Mme d’Arnim essaya de nouveau, avec tout l’élan de la passion, de renouer cette liaison rompue : « Œil de mon ame, écrivait-elle au poète, on a voilé mon cœur, on a enseveli mes sens. La digue que l’habitude avait bâtie est emportée… » Rien ne toucha l’inflexible divinité, qui s’obstina dans le silence. C’est alors sans doute que, pour se consoler, Bettina composa, sous le titre de Livre d’Amour, une sorte de poème en prose, qui offre le résumé de ses lettres, et où son talent se manifeste dans tout son éclat et avec une forme moins diffuse. La nature vraie de l’affection de Mme d’Arnim pour Goethe s’y révèle par ce seul mot : « Te comprendre, c’est te posséder. » L’amour chez Bettina n’a été, en effet, que l’exaltation du culte de l’intelligence. En 1832, Achille d’Arnim mourut ; mais, à cette date, Goethe lui-même touchait à la tombe. Par une coïncidence saisissante, la dernière visite qu’il reçut fut celle du fils de Bettina, et c’est sur l’album de cet enfant que sont écrits les derniers vers qu’ait tracés la main du grand homme. Quand Dieu eut rappelé Goethe à lui, on restitua à Mme d’Arnim la volumineuse correspondance de Mlle de Brentano. Ce sont ces pages, dans leur désordre, dans leur franchise exaltée et sauvage, que Bettina a cru devoir publier elle-même intégralement, comme un dernier hommage à une mémoire chère ; elle a voulu que d’autres, avec elle, après elle, pussent cueillir sur cette tombe la fleur sacrée du souvenir. Aujourd’hui encore, après des années, quand le vieillard qu’elle a si étrangement poursuivi de son amour enthousiaste ne vit plus que dans la mémoire des hommes, Mme d’Arnim demeure fidèle à la religion de son cœur et conserve cette même admiration soumise, absolue, dévouée ; toujours agenouillée devant l’idole, elle dit encore à son Wolfgang : « Laisse-moi à tes pieds, tout-puissant, prince, poète. » Dante n’allait pas si loin pour Virgile :

Tu duca, tu signore e tu maëstro.

Chez Bettina, si ce n’est pas du parti pris (et j’en doute, car elle semble sincère), C’est au moins du fétichisme.

La délicate traduction de M. Sébastien Albin est faite pour répandre en France le nom de Mme d’Arnim. Quoi qu’on pense en définitive de cette poésie du vertige, quelque impression dernière que laissent une passion si peu naturelle, un mélange si singulier de l’enthousiasme littéraire et de l’exaltation amoureuse, le nom de cette muse fantasque restera comme un phénomène, et ne sera jamais séparé de celui de Goethe. Assurément, ce n’est pas une femme ordinaire que celle qui fut l’amie de Herder et de Jacobi, que celle à qui le chantre de Faust a si souvent dérobé ses inspirations. Beethoven enviait cette destinée de Goethe : « Si comme lui, écrivait-il à Mme d’Arnim, j’avais pu vivre avec vous ces beaux jours, j’aurais produit de bien plus grandes choses. » Il n’y a pas de plus bel éloge. Certes, ce n’est point dans le groupe glorieux de Cinthie, de Béatrice, de Laure ou d’Elvire que Bettina sera rangée : elle a été de celles qui aiment plutôt qu’on ne les aime, de celles qui trouvent elles-mêmes les accens de leur passion ; mais elle aura son rôle à part, et, ne la voyez-vous pas déjà qui erre solitaire, les cheveux épars, agitant d’une main fébrile le thyrse poétique, comme une ménade de l’esprit, comme la Sapho de l’intelligence ?


En quittant cette littérature si vague et si enivrante, on a besoin de se reposer l’esprit par quelque étude plus calme. Ce sont les Russes, je crois, qui au sortir des chaleurs du bal, vont se plonger dans des bains de neige. Pour ma part, je suis heureux de faire ainsi. Après les éblouissemens de la poésie germanique, l’ombre modeste de l’érudition paraît plus douce. Entrons-y donc sans plus de façon, en compagnie d’un estimable savant italien, M. Michele Amari.

Il a paru, il y a environ un an, à Palerme, sous le titre quelque peu vague de Un Periodo delle Istorie siciliane del Secolo XIII, une très remarquable histoire des vêpres siciliennes. L’ouvrage, autorisé d’abord par la censure locale, fut bientôt accueilli dans l’Italie du sud avec une vive sympathie qui ne tarda pas à éveiller les faciles susceptibilités de la police napolitaine. Aujourd’hui, le livre est prohibé dans les états siciliens ; mais l’auteur, qui a demandé à la France ce libre refuge qu’elle accorde si volontiers à la science, vient d’en donner ici même, sous la dénomination plus précise de la Guerra del Vespro siciliano, une édition augmentée, rectifiée[3], et à laquelle les richesses manuscrites des Archives et de la Bibliothèque royale ont fourni une autorité et des lumières nouvelles. La domination provençale en Sicile est un chapitre de notre propre histoire : en publiant de nouveau à Paris ce qu’il avait déjà publié à Palerme, il se trouve que M. Amari s’adresse aux vaincus après s’être adressé aux vainqueurs ; ses originales recherches n’en seront pas moins bien accueillies. L’érudition chez nous n’a pas de rancunes nationales. Le livre de M. Amari assigne à la révolution et au massacre de 1282 un caractère et des causes en partie nouveaux. Est-ce effectivement un fait avéré, comme le veulent la plupart des historiens, ou est-ce seulement une fable traditionnelle, comme l’affirme l’auteur de la Guerra del Vespro, que la mystérieuse conspiration de Jean de Procida ? Avant de rien résoudre, il importe de faire connaître les considérations préliminaires sur lesquelles s’appuie l’auteur, les antécédens d’où il part.

Le fait qui semble frapper tout d’abord M. Amari, quand il considère dans son ensemble l’histoire de l’Italie au XIIIe siècle, c’est le développement singulier de l’élément démocratique et communal. La politique des papes, on le comprend, ne manqua pas de s’emparer de cet esprit guelfe pour s’en faire une arme contre la domination allemande ; elle n’y manqua pas, surtout quand les envahissemens de la maison impériale se furent étendus sur la Pouille. En Sicile, jusqu’au commencement du XIIIe siècle, l’organisation municipale était très forte, et partant le pouvoir monarchique et aristocratique était limité. Cependant, avec son génie souple, avec son amour contradictoire du despotisme et de la civilisation, Frédéric II bientôt s’essaya au pouvoir absolu. À mesure que les impôts augmentaient, les libertés diminuèrent ; le peuple était mécontent : Rome, dans ses luttes avec Frédéric II, en profita. L’esprit démocratique fut donc habilement soulevé, dans les cités de la Pouille et de la Sicile, par les intrigues du saint-siége, si bien qu’après la mort de Frédéric et de son fils Conrad, on proclama la république à Palerme. Le parti gibelin et aristocratique avait cependant assez de ressources pour disputer la victoire au parti municipal et guelfe. Le courage et l’habileté du fils de l’empereur y suffirent : Mainfroi chassa les armées papales du royaume de Naples et renversa en Sicile ce simulacre d’établissement libéral. Il fallut retomber sous le gouvernement monarchique de la maison de Souabe.

La fédération des municipes ayant échoué, les séductions républicaines ne suffisant plus à soulever les peuples, la politique pontificale dut aviser à d’autres moyens. S’appuyant donc sur la tradition suspecte d’une concession de la Sicile faite par elle aux Normands, Rome conçut le projet d’une royauté nouvelle dans l’Italie méridionale, d’une royauté qui accepterait son vasselage. Elle imagina de concéder ce fief à un prince ultramontain, qui relèverait du saint-siége. Quelques négociations furent tentées avec l’Angleterre et échouèrent ; puis Charles d’Anjou, qui régnait en Provence, accepta le rôle que lui offrit la papauté. Il avait de l’argent et une armée ; Mainfroi, au contraire, trop fidèle au système paternel, était devenu impopulaire en Sicile. Aussi le parti guelfe et municipal fut-il un appui pour Charles : la conquête lui réussit, il régna. Alors eut lieu, au sein des partis, un de ces changemens dont l’histoire a enregistré tant d’exemples. On se trouve d’accord la veille de la bataille ; on est en lutte le lendemain de la victoire. Le parti municipal vit bientôt dans le prince provençal un tyran plus insupportable qu’aucun des précédens rois souabes. En effet, les aventuriers qui l’avaient suivi se disputaient à l’envi les fiefs et accaparaient toutes les faveurs. Comme les vexations du fisc avaient fait fuir la plupart des anciens feudataires, Charles put les remplacer par ses compagnons d’armes. Ces parvenus, érigés en seigneurs, voulurent aussitôt exercer sur leurs vassaux tous les abus de la féodalité française d’alors, abus ignorés jusque-là de la Sicile ou victorieusement repoussés par elle. Avare et cruel, Charles s’aliéna encore le peuple par ses orgueilleuses allures. Les vexations de ses ministres, l’arrogante licence d’une soldatesque enivrée par la victoire, mirent le comble aux souffrances des Siciliens. Pendant que les petites républiques de l’Italie tremblaient de l’ambition du nouveau roi, pendant que la cour de Rome elle-même faisait de vains efforts pour atténuer la puissance d’un si dangereux vassal, pendant enfin que Constantinople se voyait menacée d’une invasion imminente par Charles d’Anjou, la Sicile perdait patience. Bientôt un sentiment commun de colère contre la domination provençale unit tous les esprits ; le peuple même commença à reporter sa haine du roi à la royauté et à se souvenir des anciennes formes républicaines.

Tels furent, d’après M. Amari, les préludes des vêpres siciliennes. Jusqu’ici on était unanime à voir dans cet évènement le résultat d’une conspiration long-temps méditée, dont Jean de Procida avait été l’ame. C’est là une tradition universellement acceptée par les poètes comme par les historiens, Aussi le Procida de M. Casimir Delavigne s’écrie-t-il en chef heureux de conjuration :

Nos tyrans ne sont plus, et la Sicile est libre.

L’érudition moderne, sur l’autorité surtout de Giannone, n’avait pas songé à contredire cet étrange roman d’un chirurgien déguisé en cordelier qui, seul, ourdissait pendant des années un complot secret où entraient l’empereur grec, le pape, divers princes, toute la noblesse d’une grande île, tout un peuple enfin, complot merveilleux qui se trouvait éclater à la même heure sur tous les points d’un même royaume. Il n’y avait rien de pareil en histoire, et je conçois le naïf étonnement que montre à ce propos l’honnête M. Hallam dans son Europe au moyen-âge. Seulement il ne fallait pas se hâter d’en tirer tant d’inductions sur la discrétion sublime que peut donner à une nation tout entière l’amour bien compris de la liberté. Procida inspire la foi à M. de Sismondi, et le docteur Leo lui-même, auquel les paradoxes pourtant ne coûtent guère, n’ose pas, dans son Histoire d’Italie, s’inscrire en faux contre ce modèle des conspirateurs. Telle est la renommée solennelle à laquelle s’attaque sans crainte M. Amari. M. Amari prouve que Procida n’a détrôné personne, et que c’est lui qu’il faut détrôner. Les textes cités par l’auteur de la Guerra del Vespro et son argumentation critique nous paraissent tout-à-faits décisifs. Je le répète, d’après la tradition reçue, on envisage la révolution sanglante de 1282 comme un projet long-temps mûri et à la fin exécuté par l’habile et persévérant médecin. Dans cette hypothèse, Piere d’Aragon, Michel Paléologue, Nicolas III, les barons siciliens, la nation sicilienne elle-même, instrumens aveugles de la vengeance ou du patriotisme de Jean de Procida, formèrent avec lui une conspiration dont le massacre de Français était le but, et dont l’avénement de Pierre d’Aragon au trône fut le résultat. On a écrit et répété cela mille fois. Ce sont pourtant autant d’assertions qui ne résistent pas à un examen un peu attentif. La restauration de la ligne souabe en Sicile a été l’effet éventuel et non l’objet de ce mouvement révolutionnaire.

Il est bien vrai que, menacé d’une prochaine croisade contre Constantinople par les préparatifs militaires de Charles d’Anjou, l’empereur Michel Paléologue avait, comme dernière ressource, conclu un traité d’alliance avec Pierre roi d’Aragon, lequel maintenait sourdement ses prétentions sur la couronne de Naples comme mari de Constance, fille de Mainfroi. Jean de Procida, réfugié napolitain à la cour d’Aragon, paraît avoir été l’un des agens de cette obscure négociation. Peut-être même essaya-t-il de nouer quelques intrigues avec le petit nombre d’anciens barons siciliens échappés à la spoliation fiscale et aux proscriptions de la maison de Provence. Cela est possible ; mais ce qui est certain (M. Amari le prouve sans réplique), c’est que Procida n’était pas en Sicile pendant les vêpres siciliennes, c’est qu’aucun baron ne prit part à cette révolution exclusivement populaire, c’est que la révolte enfin, loin d’être concertée à l’avance, loin d’éclater à la même heure dans toute la Sicile, commença par hasard à Palerme et se répandit ensuite dans l’île. Il y avait long-temps qu’une haine violente fermentait au sein des masses ; les vieilles dénominations de Gaulois et de Latins avaient repris cours. On s’excitait par des plaintes mutuelles, par des propos amers. Dans les groupes, c’étaient le plus souvent des insinuations menaçantes, des regrets sur l’abaissement honteux de cette race sicilienne qui, depuis seize années, n’osait pas secouer le joug : « Nous sommes dégénérés, nous sommes le plus vil peuple de la chrétienté ! Vili bastardi siam noi… Noi di cristianità il popol più abbietto. » Tel était le sentiment général. Au printemps de 1282, quelques mesures nouvelles avaient encore exaspéré, dans la population palermitaine, la haine des étrangers, le désir des représailles. Un rien pouvait rompre la digue. On sait quel prétexte suffit à l’émeute. Il était défendu aux nationaux de porter des armes, et les Provençaux profitaient souvent de ce droit de visite pour tyranniser les habitans par mille vexations de détail. Le mardi de Pâques, une jeune fille se rendait à l’église avec son fiancé et sa famille, pour la messe du mariage ; un agent français, appelé Drouet, trouvant sans doute cette fille avenante, voulut, sous air de chercher quelque arme défendue, procéder à une perquisition peu discrète. Le mari alors se récria avec colère, et là-dessus un passant indigné, saisissant l’épée de Drouet, en tua sur place ce misérable. C’en fut assez, le signal était donné. L’émotion se répandit aussitôt jusque dans les derniers quartiers de Palerme. On sonna l’alarme, et, en quelques heures, deux ou trois mille Provençaux furent égorgés sans pitié. La garnison et les fonctionnaires français s’attendaient si peu à cette subite rébellion, qu’ils se laissèrent tous tuer sans la plus petite résistance. Un seul soldat, qu’on découvrit caché derrière une cloison, voulut vendre au moins sa vie, et frappa, avant de tomber lui-même, trois des insurgés. Enfans, femmes, vieillards, on n’eut de clémence pour personne. Quelques jours plus tard, Messine, entraînée par l’exemple de Palerme, renouvela cette boucherie, et quatre mille Français périrent dans ses murs, au son du tocsin. Bientôt le massacre se propagea dans l’île tout entière. Des bandes armées se mirent à poursuivre à travers les campagnes les malheureux Provençaux, qui, lassés à la fin de fuir, venaient se livrer eux-mêmes à l’épée des assassins, ou se précipitaient du haut des rochers. De toute cette colonie d’étrangers, un seul, que sa bonté avait rendu populaire, fut épargné par le peuple : le seigneur Guillaume Porcelet fut autorisé à faire voile vers Marseille.

Jusqu’ici le caractère essentiellement démocratique des Vêpres siciliennes avait été méconnu. Dès la première nuit de la révolte, on proclama la république à Palerme. Les autres villes furent invitées à se joindre à la capitale ; des troupes eurent mission de poursuivre jusqu’au dernier Français. On le sait, dès que quelqu’un paraissait suspect, on lui mettait le poignard sur la gorge, pour le forcer à dire le mot ciceri (pois chiches), et comme l’accentuation des pénultièmes italiennes est toujours mal articulée par un Français, on reconnaissait à leur prononciation fautive ceux qui cherchaient leur salut dans un déguisement. En un mois, la révolution eut fait le tour de l’île, et la confédération des municipes, sous l’invocation du saint-siége, remplaça l’ancienne monarchie. Haine de l’étranger, goût de l’indépendance républicaine, tels furent les deux mobiles des vêpres. Dante ne paraît pas attribuer cette insurrection à une autre cause, et, selon lui, la race de Charles d’Anjou eût été assurée du sceptre,

Si mala signoria, che sempre accuora
Li popoli suggetti, non avesse
Mosso Palermo a gridar : Mora ! mora !

(Parad., 8.)

« si le mauvais gouvernement, qui toujours encourage à la révolte les peuples soumis, n’avait excité Palerme à crier : Meure ! meure ! » il y a loin de là au roman de Procida et à sa conspiration purement dynastique au profit de la lignée souabe. Tous les documens contemporains, soit imprimés, soit manuscrits, ont été lus et relus par M. Amari avec une laborieuse patience, et ce dépouillement établit d’une manière irréfragable que la tradition reçue jusqu’ici n’a été énoncée que par des écrivains de beaucoup postérieurs aux évènemens. L’originalité et l’importance du livre de M. Michele Amari est donc de restituer à l’un des faits les plus populaires de l’histoire du moyen-âge sa place et sa couleur véritable. Il est maintenant évident que Giovanni de Procida n’a pas été un imitateur heureux de Catilina, un précurseur de Rienzi et de Mazaniello : sa conspiration est une fable qui doit aller rejoindre la mendicité de Bélisaire et la louve de Romulus. Encore une fois, il est prouvé, par des textes authentiques, que Procida n’était pas à Palerme lors des vêpres siciliennes.

C’est à Voltaire, il est bon de le dire, que revient l’honneur d’avoir le premier deviné la vérité sur ce point. Son sens si net lui faisait aussitôt voir clair dans les faits, sans tous les scrupules d’une érudition méticuleuse. Ici, sa merveilleuse perspicacité ne lui a pas fait défaut. Si, dans les Annales de l’Empire, il raconte les faits sans discussion, l’Essai sur les Mœurs, au contraire, laisse percer son scepticisme ; il ne cache pas que cette histoire ne lui paraît « guère vraisemblable. » M. Amari a raison de faire gloire de ce mot à Voltaire ; c’était bien deviner. Voltaire ailleurs a même fait mieux que de deviner ; quoique les textes lui manquassent, il n’a pas craint d’aller jusqu’à l’affirmation dans un de ces mordans pamphlets où il risquait tout : « L’opinion la plus probable, dit-il, est que ce massacre ne fut pas prémédité… Ce fut un mouvement subit dans le peuple[4]. » La phrase est piquante ; je ne crois pas que M. Amari l’ait connue. Son livre pourtant n’est qu’une justification longuement motivée du paradoxe de Voltaire. Pour un historien aussi décrié que ce pauvre Voltaire, les néo-catholiques conviendront que c’était là toucher juste et avoir bonne chance.

Charles d’Anjou, comme on l’imagine, ne se tint pas tout d’abord pour battu, essaya de résister. Il eut l’aide du saint-siége, car, si la fédération démocratique des cités siciliennes s’était placée, en se proclamant, sous l’autorité des papes, c’était là un hommage purement nominal, un simple souvenir de la première forme de république établie, sous l’instigation romaine, après la mort de Frédéric. Or, à cette nouvelle date, la cour pontificale s’était éloignée de sa politique méfiante et cauteleuse contre le roi de Naples, attendu que le nouveau pape, Martin IV, devait précisément son élection aux menées et aux violences de Charles d’Anjou. Martin était la créature avouée de ce prince, et il employa sa plus active influence pour ramener la Sicile sous le joug. Excommunications, subsides, tout fut mis en œuvre ; ce fut en vain. Les forces de Charles (il avait soixante-dix mille hommes) vinrent se briser devant Messine. Cependant cette attaque, vivement poussée, jeta l’alarme en Sicile et arrêta l’organisation sérieuse du gouvernement démocratique. La noblesse, tout le parti de l’aristocratie, profitèrent de cette agitation pour préparer les voies à une restauration monarchique, au retour de la maison de Souabe. Diverses circonstances favorisèrent ce changement, et, cinq mois après la révolution républicaine, Pierre d’Aragon, qui était aussitôt accouru sur les côtes d’Afrique avec une flotte, réussit, par ses intrigues, à se faire nommer roi. C’est du spectacle de cette élection qu’est sortie l’erreur fondamentale de tant d’historiens sur la cause première des vêpres siciliennes. On n’a pas tenu compte de l’intervalle, on a rapproché ces deux évènemens, et, comme le résultat suprême de la révolution démocratique fut le choix d’un nouveau monarque, on en a fait une révolution dynastique, et on a expliqué cette révolution par une conjuration romanesque dont Procida aurait été le héros. La question de date est ici très importante. Ce qui a fait admettre à Gibbon la prétendue conspiration de Procida, c’est précisément un anachronisme. Gibbon croit que Pierre d’Aragon était en Afrique au moment où les vêpres siciliennes eurent lieu : dans cette hypothèse, l’opinion qu’il adopte est très vraisemblable, et même la seule vraisemblable. Par malheur, sa chronologie est fautive, et M. Amari démontre que ce fut seulement quatre mois plus tard que Pierre quitta l’Espagne.

M. Amari ne s’arrête pas à la restauration souabe, et poursuit, dans les détails, le tableau de toute cette curieuse période. La guerre en effet qu’avait allumée la vengeance se prolongea avec acharnement pendant vingt années, et eut tour à tour pour théâtre la Méditerranée, la Sicile, la Calabre, l’Espagne ; mais, selon l’historien de la Guerra del Vespro, les maisons d’Anjou et d’Aragon ne tinrent pas les premiers rôles dans cette lutte acharnée : ce furent bien plutôt la cour de Rome et le peuple de Sicile. Martin IV épuisa les foudres pontificales, les trésors de l’église, le sang des guelfes d’Italie ; il déchaîna la France contre l’Aragon, il troubla toute l’Europe. Ses successeurs se trouvèrent engagés dans cette politique d’intrigues et de batailles. Boniface VIII, à la fin, s’y jeta avec tant de violence et de scandales, que la fortune tourna décidément contre lui ; il fut forcé de reconnaître l’indépendance de la Sicile et sa monarchie nouvelle. À part la flétrissure qu’il imprime à bon droit aux inutiles cruautés du massacre, l’auteur de la Guerra del Vespro accorde une sympathie presque enthousiaste à cette histoire des Siciliens durant la dernière moitié du XIIIe siècle. M. Amari fait presque de cet âge une ère héroïque : le patriote, je le crains, prend un peu trop ici sur l’historien. Selon l’écrivain italien, cet amour de la liberté, qui avait d’abord fondé une république, ne s’éteignit pas par la restauration de la monarchie souabe : la Sicile obtint peu à peu de nouvelles garanties contre les empiètemens de la royauté, contre les usurpations féodales. Ces efforts persévérans amenèrent, dans l’administration civile comme dans l’ordre judiciaire, des lois excellentes, une organisation digne des meilleures époques. Le droit populaire se conserva dans les assemblées, et, lorsque Jacques d’Aragon eut traité avec les ennemis de la Sicile, ce fut le parlement sicilien qui élut Frédéric pour roi à sa place et qui arracha à la couronne le droit de paix et de guerre. M. Amari voit dans tout cela une sorte de type, un antécédent curieux du gouvernement constitutionnel, et il croit que la tradition des vêpres et de la réforme politique opérée par cette mémorable révolution a traversé cinq siècles et s’entrevoit encore aujourd’hui dans le droit public de la Sicile.

Si chères qu’elles paraissent à l’auteur, nous avons peur que ces idées ne couvrent plus d’une illusion, et que M. Amari ne prenne quelquefois les priviléges municipaux pour les libertés politiques. Il est toujours mauvais de placer son idéal en arrière ; l’idéal doit luire au contraire de toutes les clartés de l’avenir. Cela ressemble trop (en un tout autre sens heureusement) à la doctrine historique de M. de Genoude. Dans un pays libre, les théoriciens de la Gazette voient au moyen-âge le modèle de toutes les libertés : c’est une perfidie envers la liberté ; dans un pays de droit divin, le publiciste sicilien oppose au despotisme présent, comme un suprême exemple, les libertés du passé : c’est une malice d’érudit envers le pouvoir absolu. Au fond pourtant, le procédé est le même.

Cette partie systématique est peut-être celle à laquelle M. Amari attache le plus d’importance ; mais ce sont là des chimères qui ne tiendraient pas devant une critique détaillée. Le défaut de la Guerra del Vespro est celui de tous les livres qui se produisent hors des grands centres littéraires ; l’esprit local y a trop laissé son empreinte. Il nous répugnerait d’entrer dans une discussion particulière ; mais une remarque pourtant nous frappe : c’est combien, dans l’hostilité continue qui l’entraîne contre la politique des papes, M. Amari oublie que la monarchie aragonaise aussi était, en Sicile, une monarchie étrangère. Je ne voudrais pas assurément prendre à tâche de justifier toute l’histoire temporelle de la cour de Rome ; il y aurait un peu trop à faire. Néanmoins M. Amari, malgré sa parfaite bonne foi, ne nous paraît pas avoir toujours rencontré la vraie mesure. En Italie, on en est encore au XVIIIe siècle, personne ne goûte plus que nous le XVIIIe siècle, personne n’apprécie mieux l’utilité de son œuvre ; mais enfin cet esprit-là a fait son temps, et maintenant l’impartialité ne coûte rien à notre indifférence. Béranger disait très bien aux libéraux de la restauration :

On peut aller même à la messe ;

nous dirons à M. Amari, ou plutôt à la plupart des modernes écrivains de l’Italie : « On peut être juste, même envers les papes. »

Ces objections générales ne font aucunement tort au patriotisme de M. Amari : le patriotisme, au contraire, en est à la fois l’explication et l’excuse. Ceux même qui n’accorderaient pas leur sympathie à l’esprit philosophique qui a guidé l’auteur s’empresseront de reconnaître tout ce qu’il y a d’utiles recherches et de science réelle dans cette vaste exposition de la révolution sicilienne du XIIIe siècle. M. Amari a le mérite d’avoir le premier, par une judicieuse et ferme critique, écarté tous les faits qui ne sont pas fondés sur le témoignage formel des écrivains contemporains et des documens authentiques. Toutes les sources italiennes et latines ont été soigneusement et scrupuleusement épuisées : des notes nombreuses en témoignent au bas de chaque page, et un appendice étendu a été ajouté, qui contient une foule de pièces importantes et inédites qu’ont fournies à l’estimable écrivain les archives et les manuscrits. Il pourrait y avoir plus d’ordre, plus de sobriété, un style plus élégant dans l’ouvrage de M. Amari ; on n’y saurait, en revanche, désirer plus de conscience, plus de résultats nouveaux et frappans. Au roman de la conspiration l’auteur de la Guerra del Vespro a substitué, par les textes, un ordre de faits inattendus, une vue tout-à-fait nouvelle dont les historiens devront désormais tenir compte. Cette restitution est véritablement importante, et le souvenir en restera attaché au nom de M. Michele Amari.

La Guerra del Vespro n’était encore connue qu’en Sicile, lorsque parut en France un livre de MM. Possien et Chantrel, intitulé Vêpres siciliennes[5]. À part deux médiocres chapitres empruntés pour le fond à l’abbé Fleury et à l’Innocent III de Hurter, je croyais lire encore M. Amari. Une certaine enluminure néo-catholique, l’éloge à tout prix des papes, me dépaysaient cependant ; puis, dans la Guerra del Vespro, les notes, les citations, les témoignages de toute sorte abondaient : ici, au contraire, aucune autorité n’était invoquée, et l’on n’avait qu’un texte net et courant comme celui d’Hérodote ou de Tite-Live. C’est à peine, je crois, si quelque obscure compilation d’un faiseur de manuels, M. Émile Le Franc, était invoquée en passant comme une source sérieuse. Le contraste me semblait étrange : le livre était lourd, mal écrit, il s’y rencontrait des fautes de grammaire (autour pour alentour, etc.) ; mais, en revanche, il paraissait renseigné, nourri, savant. En confrontant l’ouvrage de M. Amari avec celui de MM. Possien et Chantrel, tout me fut expliqué, et je reconnus dans le volume français une traduction presque littérale de la Guerra del Vespro. Point de préface, aucune indication sur le titre ; seulement, dans une note perdue, il est dit qu’on suivra « presque pas à pas une histoire qui vient de paraître en italien. » Quant au nom même de M. Amari, il n’est prononcé qu’une seule fois, et dans le texte. On vient de lui emprunter, sans y presque changer un mot, tout un long chapitre, et on termine cette traduction impudente en disant : « Voici les réflexions de M. Amari sur ce sujet. » Puis viennent deux pages guillemetées. De cette façon, le lecteur ne se doute pas du plagiat. Traduire, abréger, interpoler, mutiler, gâter un livre, et ensuite signer cette œuvre informe de son propre nom, alors qu’on n’y est même pas pour un sixième, le procédé, on l’avouera, est par trop commode. Il suffit de le dénoncer pour en faire justice. M. Amari a été pillé, dépouillé, puis on l’a battu avec ses propres armes. Quand les néo-catholiques se permirent de falsifier, il y a quelques années, l’Histoire de la papauté, ils eurent au moins la pudeur de laisser le nom de M. Ranke sur le titre. Aujourd’hui, un badigeonnage de sacristie, une grossière teinte de religion, ont suffi aux maladroits copistes pour qu’ils se crussent propriétaires du monument. Nous doutons que le public accepte cette mauvaise plaisanterie. Ces messieurs savent un peu trop l’italien et pas assez le français.


Ch. Labitte.
  1. Voyez l’article de M. Henri Blaze, dans la Revue du 1er décembre 1842.
  2. Deux vol. in-8o, chez Comon, quai Malaquais.
  3. vol. in-8o, chez Baudry, quai Malaquais, 3.
  4. Des Conspirations contre les peuples ; voyez l’édition de Beuchot, t. XLIII, pag. 500.
  5. 1 vol.  in-8o, chez Debécourt, rue des Saints-Pères.