Revue littéraire - La Critique apocalyptique

La bibliothèque libre.
Revue littéraire - La Critique apocalyptique
Revue des Deux Mondes4e période, tome 134 (p. 926-937).
REVUE LITTÉRAIRE

LA CRITIQUE APOCALYPTIQUE

Idéalisme, transcendantalisme, sentimentalisme, mysticisme, symbolisme et prophétisme ont fait, depuis du temps déjà, leur apparition dans la philosophie, dans la poésie et dans le roman. Mais dans la littérature tout se tient et il y a communication entre ses diverses provinces. L’esprit nouveau est en train de se répandre dans la critique elle-même. C’est donc le moment de rechercher quel bienfait elle peut attendre de cette intrusion. Il n’est que trop vrai : la critique, durant ce siècle, a été aux mains des hommes d’étude, des pédans de collège et des cuistres. Ils y ont transporté leurs propres habitudes de travail. Ce sont, comme on sait, gens de pensée réfléchie, d’humeur calme, de labeur appliqué, d’esprit prudent, circonspect et méthodique. Ils se sont efforcés de faire de la critique, non certes une science, attendu qu’entre les conclusions de la science et les jugemens esthétiques il y aura toujours mie différence essentielle et irréductible, mais du moins une étude qui ne fût pas abandonnée entièrement aux fantaisies du goût individuel. Ils ont pensé que, mis en présence de la Beauté, nous devons sans doute la sentir, mais que sentir n’est rien si l’on n’est capable en outre de comprendre et de juger ; ou, pour mieux dire, ils ont pensé que l’émotion esthétique est elle-même un produit de l’éducation et de raffinement du goût et qu’elle les suppose. Ils ont recherché s’il n’y aurait pas dans la Beauté certains élémens généraux qui s’imposent à tous les hommes ainsi qu’à tous les temps, et ils ont essayé de les définir. Afin de mieux rendre compte de la formation de l’œuvre d’art, ils se sont aidés de toute sorte de secours ; ils ont emprunté leurs méthodes à l’histoire, à la psychologie, à la physiologie, elle-même et à l’histoire naturelle ; ils ont profité des hypothèses les plus récentes de la science. Ils ont suivi le chemin que font les idées à travers le temps, comment un livre se rattache au passé, influe sur l’avenir, développe son principe parmi les générations successives de lecteurs. De cet effort constant, de ce travail de complexité croissante est sorti un genre nouveau, dont la constitution appartient à notre siècle et qui est précisément la critique. — C’est aussi bien cet effort qu’il s’agirait de rendre inutile et ce développement qu’il s’agirait de supprimer par un brusque retour en arrière. Les partisans de ce progrès à rebours se recommandent surtout d’autorités empruntées à l’étranger. L’Allemand Novalis est le saint ou l’ange de l’école ; l’Anglais Carlyle en est le prophète ; l’Américain Emerson en est l’apôtre. On vient de traduire quelques-unes de leurs œuvres les plus significatives[1]. Mais, en outre, ce mouvement compte en France quelques chefs notables. C’est Ernest Hello, dont on a réimprimé le livre sur l’Homme et commenté l’œuvre tout entière[2]. C’est Barbey d’Aurevilly, dont on édite avec respect et en série imposante « l’œuvre critique[3] ». Remplacer les lenteurs de la préparation par la soudaineté de l’intuition, les précautions de la méthode par la spontanéité du sentiment, et, d’une façon générale, les idées par les grandes phrases, les faits par les grands mots, les appréciations par les grandes lettres et les discussions par les grands gestes, tel est le programme. D’autres écoles ont pu se contenter de dénominations modestes. Pour celle-ci, je n’en vois qu’une seule qui puisse convenir et qui soit en rapport avec la sublimité de ses tendances comme avec l’enthousiasme de ses adeptes et la solennité des oracles qu’elle inspire : c’est la critique apocalyptique.

Le livre de Carlyle sur le Culte des Héros est ici la Bible et l’Évangile. Pour Carlyle, l’histoire du monde n’est que la biographie des Grands Hommes. Il se représente le spectacle tout entier de l’histoire à l’image d’une épaisse et longue nuit, entrecoupée de quelques momens lumineux ; naturellement il ne distingue que ces traits de lumière et ne tient compte que d’eux seuls. Le genre humain vit pour un petit nombre de privilégiés. Des milliers et des milliers d’êtres, pendant des siècles, se traînent misérablement au ras de la terre. Tout-à coup un homme surgit. C’est le Grand Homme, le Héros, celui qu’on appelle, suivant les temps, Dieu, Prophète, Poète ou Roi, Odin, Mahomet, Shakspeare, Napoléon. Dès qu’il est apparu, les autres hommes se groupent autour de lui et le suivent. Ils subissent son prestige sans avoir le droit de s’y soustraire ou même de le discuter. Ils ont vis-à-vis de lui un devoir, celui de l’Adoration. Cette adoration du héros, cette admiration ingénue, cette soumission brûlante, ce culte prosterné, c’est, d’après Carlyle, le plus noble sentiment qui puisse habiter dans la poitrine d’un homme. — Emerson a sur plusieurs points corrigé, atténué la doctrine de son maître, et il l’a aidée ainsi à se répandre ; mais il est à cet égard pleinement d’accord avec lui. Le génie est parce qu’il est, et mérite, quel qu’il soit, d’être adoré : « J’admire les grands hommes de toutes classes, ceux qui tiennent pour les faits et ceux qui tiennent pour les pensées ; j’aime le rugueux et l’uni, les « Fléaux de Dieu » et les « Chéris de la race humaine ». J’aime le premier César et Charles-Quint d’Espagne, et Charles XII de Suède, Richard Plantagenet et Bonaparte en France. » La soumission au génie n’admet ni degrés ni réserves : « Sers les grands hommes. Ne t’arrête à aucune humiliation. Ne marchande aucun service que tu puisses rendre. Sois le membre de leur corps, le souffle de leur bouche. » Comme il explique le passé de l’humanité, le culte des héros nous garantit son avenir. Carlyle y puise un éternel espoir pour la direction du monde. Traditions, croyances, sociétés peuvent périr ; il restera toujours la certitude que des héros nous sont envoyés quand nous en avons besoin et qu’il nous faut les révérer quand ils nous sont envoyés. C’est l’étoile polaire brillant au ciel des âges. « Les grands hommes existent pour qu’il puisse y avoir de plus grands hommes. La destinée de la nature organisée est l’amélioration. C’est l’affaire de l’homme de triompher du chaos, de répandre de toutes parts, tant qu’il vit, les semences de science et de poésie pour que le climat, le blé, les animaux, les hommes soient plus doux et que les germes d’amour et de bienfait soient multipliés. » Telle est la conclusion où se repose l’optimisme d’Emerson.

Ce que vaut cette théorie au point de vue de l’histoire générale, je n’ai pas ici à l’examiner. Je remarque seulement combien elle est surannée. L’histoire, se modelant sur les sciences, abandonne de plus en plus l’étude des individus pour celle des collectivités ; elle cherche l’explication des faits moins dans l’action de quelques privilégiés que dans la collaboration de la masse anonyme ; elle s’attache non aux accidens et aux soubresauts, mais à l’insensible développement et à la marche continue. L’armée des infiniment petits a mis les héros en déroute. — Généreuse en apparence, la théorie de l’héroïsme dans l’histoire pourrait bien n’être au fond que la reconnaissance du succès et qu’un acte de soumission aveugle devant la force. Car le grand homme est celui dont la grandeur a été manifestée d’abord et consacrée ensuite par le succès. Mais combien y en a-t-il parmi les grands hommes dont l’action a été néfaste et qui ont fait dévier l’humanité de la voie du progrès, de l’amélioration et de l’adoucissement ? — Et enfin ne savons-nous pas où aboutit d’ordinaire l’optimisme, et que les effusions du sentiment ont coutume de se résoudre en un furieux déchaînement de brutalité ?

Mais c’est uniquement au point de vue de l’histoire des lettres que je me place. Je demande quel secours les procédés de Carlyle peuvent apporter à la critique. C’est Carlyle qui se charge de répondre ; il a soin de nous mettre en main le fil qui doit nous conduire dans cette recherche. Aux premières pages de son livre, il prend violemment à partie ceux qu’il appelle les « petits critiques ». Il est instructif de voir ce qu’il leur reproche, et ce qui leur vaut de sa part un si âpre dédain. « Cet âge, s’écrie-t-il, nie l’existence des grands hommes. Montrez à nos critiques un grand homme, un Luther par exemple ; ils commencent par ce qu’ils appellent : « l’expliquer ; » non l’adorer, mais prendre ses dimensions — et découvrir que c’est une petite sorte d’homme. Il a été la création du Temps, disent-ils. Le Temps l’a appelé, le Temps a tout fait, lui rien — que nous, les petits critiques, n’eussions pu faire aussi. » Expliquer !… Voilà ce qui est criminel et quasiment impie. Rattacher l’éclosion du génie aux circonstances qui l’ont accompagnée, montrer comment le grand homme est dans la dépendance du temps où il est venu, de l’époque où il s’est développé, du milieu qui a en partie déterminé sa formation, quel égarement d’une fureur iconoclaste ! Les critiques s’efforcent de comprendre et de faire comprendre ; c’est en quoi éclate la médiocrité de leur esprit. La petite critique est petite en ceci, qu’elle essaie de faire de la clarté. Faire de l’ombre, tel sera donc par contraste l’office de la Grande Critique. Elle s’emploiera à obscurcir les questions, à embrouiller ce qui passait pour être simple, à embrumer ce qui semblait clair, à noyer dans un flot de ténèbres les faibles lueurs dues à l’effort de l’intelligence et de la raison. Obscurcissez ! disait le rhéteur antique. On ne peut nier que le système de Carlyle et de ses disciples ne soit merveilleusement approprié à cet effet.

Le mysticisme est au fond même de la doctrine… La nature est surnaturelle. Tout y est miracle. Événemens, êtres, choses, sont des apparitions. Et ce sont des apparences. Rien n’est vrai que le mystère. Rien n’est réel que l’invisible. Parfois une porte s’ouvre sur le mystère, l’invisible se manifeste à nous : ce sont les rares instans, les momens héroïques de la vie. La plupart des hommes se contentent des apparences, s’en tiennent aux semblans et aux formes : l’homme de génie pénètre jusqu’à l’Essence, jusqu’à la pensée divine qui y est incluse. Cela même le caractérise. « Il est, aux termes de Carlyle, celui qui vit dans la sphère intérieure des choses, dans le Vrai, le Divin et l’Éternel qui existent toujours, inaperçus de la plupart dans le Temporaire et le Trivial : son être est dans cela ; il déclare cela au dehors par acte ou parole selon le cas en se déclarant lui-même au dehors. Sa vie est un lambeau de l’éternel Cœur de la Nature. » Il est sincère, en ce sens qu’il s’appuie sur la vérité. Il est sérieux, en ce sens qu’au lieu de s’arrêter à la frivole apparence il s’installe dans le Cœur des choses. Il est silencieux, car toute chose a une harmonie, sans quoi elle ne pourrait maintenir sa cohésion et exister ; tout est chant, tout est musique ; mais cette musique ne s’entend que dans le silence. Sérieux, sincérité, silence, sont les signes dont est marqué le grand homme en littérature aussi bien qu’ailleurs. Car la littérature est une « Apocalypse de la Nature », une « révélation du secret ouvert ». L’homme de lettres est envoyé pour nous manifester cette idée divine du monde.

Le génie procède par intuition, l’homme de génie étant par essence un voyant. « Au poète comme à tout autre nous disons avant tout : Vois ! » Sans avoir besoin de passer par la série des raisonnemens et par la chaîne des intermédiaires, il atteint directement son but. Vérité, beauté, bonté, il saisit son idéal d’une prise immédiate. Il s’y élance d’un bond par la seule impulsion de l’élan intérieur. Sa démarche est soudaine et sûre tout à la fois. Inconscient à la manière de l’instinct, il ne sait ce qu’il fait, et il le fait infailliblement. Il ignore les hésitations, les tâtonnemens, les reprises et les retouches. Il n’a eu besoin ni d’être éduqué ni d’être développé ou redressé. — Tel est ce procédé de l’intuition, auquel nul autre n’est analogue, dont nulle analyse ne rend compte et dont nous ne pouvons nous faire même une idée, nous tous qui n’y avons point de part, à qui n’a pas été révélé le lien du visible avec l’invisible, à qui il n’a pas été donné d’être des voyans.

Cela contribue déjà à isoler le génie : mais il y a plus. Nous ne connaissons que par comparaison ; nous ne saisissons que des ressemblances et des différences. Ce qui nous permet d’apprécier, de juger — et d’admirer — l’homme de génie, c’est que nous croyons qu’avec tout son génie il est encore et tout de même un homme. Nous savons, à n’en pas douter, que dans l’humanité il n’y a pas d’êtres surhumains, que le même sang coule dans toutes les veines, que la même argile a servi à pétrir toutes les chairs. Il n’est de différences que de degrés et non pas de nature. Le grand homme réalise plus complètement ce qui chez les autres n’est qu’à l’état d’ébauche ; il est l’exemplaire, non pas encore achevé, mais moins imparfait, de ce qui ailleurs est à l’état inchoatif et embryonnaire. C’est parce qu’il y a entre les autres hommes et lui une commune mesure, que nous pouvons mesurer la distance qui le sépare des autres hommes. — Mais voilà justement ce qu’on se refuse à admettre entre mystiques. Un s’applique à mettre le grand homme à part et en dehors des conditions de l’humanité générale, tous liens étant rompus, tous points de contact étant supprimés. On fait de lui un enfant du miracle, un ambassadeur céleste, un envoyé de Dieu, créature extraordinaire qui n’a de l’homme que l’enveloppe matérielle, douée d’une essence particulière, comme les démons ou les anges.

Après qu’on a supprimé entre l’homme de génie et nous toute ressemblance, on efface les traits qui peuvent différencier entre eux les grands hommes. Nous avons coutume d’établir une distinction entre l’homme de pensée et l’homme d’action, entre le rêveur et l’homme d’affaires ou l’homme d’État. Nous ne croyons pas que les mêmes facultés fassent le grand conquérant, le grand législateur, le grand artiste. Même nous distinguons entre les qualités qui font l’orateur ou le poète, et le poète lyrique, épique ou dramatique. Nous voyons par maints exemples qu’on peut réussir dans un genre, échouer dans un autre. Et il nous arrive de déplorer que, par une erreur de direction et faute d’avoir connu la nature de son esprit, tel qui eût pu briller ailleurs se soit obstiné à un labeur pour lequel il n’était point propre. — On ne tient pas compte de ces différences dans la théorie de l’héroïsme. Le héros sera prophète, poète, général, mettra en ligne des bataillons ou des vers, fera manœuvrer des soldats ou des acteurs, suivant les circonstances et suivant le temps, mais en appliquant des facultés au fond identiques et toujours les mêmes. Shakspeare a trouvé sous sa main la forme dramatique ; il s’en est servi ; il aurait aussi bien coulé sa pensée dans la forme de l’ode ou de l’épopée. Cromwell aurait pu faire, le cas échéant, de très beaux livres. Napoléon, entre deux batailles, émettait sur la littérature, sur les arts ou sur la médecine des aphorismes mémorables. Pendant l’expédition d’Egypte, comme le corps des savans qui l’accompagnait s’évertuait à démontrer la non-existence d’un Dieu, Bonaparte, levant les yeux vers le ciel étoilé, réfuta d’un mot leur argumentation : « Très ingénieux, messieurs, mais qui a fait tout cela ? » Preuve évidente qu’il n’est pas besoin d’avoir passé par l’école et pâli sur les livres pour en remontrer aux plus subtils métaphysiciens ! « J’imagine, dit Carlyle, qu’il y a dans le Poète, le politique, le penseur, le législateur, le philosophe ; — à l’un ou l’autre degré il aurait pu être, il est tous ces hommes-là. Et de même je ne puis comprendre comment un Mirabeau, comment ce grand cœur brûlant, avec le feu qu’il portait en lui, avec les éclats de larmes qu’il portait en lui, n’aurait pas pu écrire des vers, des tragédies, des poèmes et toucher tous les cœurs de cette façon… Les maréchaux de Louis XIV sont une sorte d’hommes poétiques aussi. Les choses que Turenne dit sont pleines de sagacité et de génialité comme des dits de Samuel Johnson. » C’est le domaine de l’indiscernable et de l’indéterminé. Tout est dans tout. Ainsi relégué dans son empyrée, et d’autre part affranchi des limites qui auraient servi à le définir, il est clair que le génie échappe à toute compréhension. Il n’y a aucun moyen de le saisir par le dehors. Le seul moyen est de s’installer en lui et de communier avec lui. La méthode la plus usitée en critique consiste à s’avancer par approches successives, et, par une série d’investissemens, à étreindre de plus en plus près l’écrivain qu’on étudie. On recherche ce qu’il doit à ceux qui l’ont précédé, à ses contemporains, à ses maîtres, à ses amis, ce qu’il a emprunté à ses lectures, ou aux spectacles dont il a été le témoin ; on a chance alors de découvrir ce qu’il ne doit qu’à lui-même et qu’il a tiré de son fond. S’agit-il du drame de Shakspeare ? On n’en dira rien qui ait quelque portée, si on n’a pas montré d’abord comment il se préparait par le drame de Marlowe, de Ben Jonson et de dix autres. S’agit-il de Goethe ? Il faudra établir ce qu’étaient le Faust de la légende, le Faust de Marlowe, le Faust des marionnettes, avant de déterminer comment le poète en a fait son Faust. S’agit-il du scepticisme de Montaigne ? Il faudra commencer par démêler les élémens dont il se compose afin de le distinguer de toutes les autres sortes de scepticisme. Mais jamais les grands critiques, ne s’attardent à ce travail. Ils brûlent les étapes. Ils vont droit au génie, bondissent sur ce qu’il y a en lui d’essentiel, sans crainte de faire faux bond et de tomber à droite ou à gauche, en deçà ou au-delà. Eux aussi ils sont guidés par un sentiment qui ne se trompe pas, ils s’en remettent à leur instinct qui est infaillible. En somme la démarche de leur critique est pareille à celle du génie. Ne sait-on pas, en effet, que, pour goûter une œuvre d’art, nous mettons en œuvre les mêmes facultés dont l’artiste s’était servi pour l’exécuter ? Goûter la Beauté et la réaliser ne sont pas deux opérations différentes. L’amateur d’art est à quelque degré un créateur. C’est donc ainsi que se passent les choses. Le poète se révèle au critique exactement comme la nature se révèle au poète. Le critique lui aussi procède par intuition. Il est lui aussi un voyant. Le Critique est un Héros.

Les voies de cette critique sont mystérieuses comme celles du Seigneur, et ses desseins sont impénétrables. Elle a ses raisons que la raison n’entend pas. Une fois qu’elle a reconnu le génie à des signes lisibles pour les seuls initiés, il lui reste à le célébrer. Cela même est son rôle et elle n’en a plus d’autre. Au reste ce n’est pas une mince affaire, car les ressources du langage humain sont limitées. En contemplation devant son idole, elle en voit avec ravissement se découvrir les perfections qu’elle exalte à mesure en autant de litanies. Emerson, plus il étudie Platon, et plus il en voit les mérites se multiplier jusqu’à l’infini. Afin de donner quelque idée de la structure de son esprit, il la compare aux monumens de Karnak, aux cathédrales médiévales, aux ruines étrusques. Swedenborg est pour lui un des missouriums et des mastodontes de la littérature. Mais c’est surtout quand ils songent à Shakspeare que les critiques intuitifs perdent tout sang-froid. « Shakspeare est grand comme le monde », dit tout uniment Carlyle. Mais Emerson : « Quel point de morale, de mœurs, de philosophie, de religion, de goût, de conduite de vie n’a-t-il pas réglé ? Quel est le mystère sur lequel il n’ait pas prouvé sa compétence ? De quel office, de quelle fonction, ou de quel département du travail de l’homme n’a-t-il pas fait mémoire ? A quel roi n’a-t-il pas enseigné la majesté comme Talma l’enseignait à Napoléon ? Quelle jeune fille ne l’a trouvé plus fin que sa propre délicatesse ? Quel amant n’a-t-il pas surpassé en amour ? Quel sage n’a-t-il pas surpassé en vision ? Quel gentilhomme n’a-t-il pas éclairé sur la rudesse de sa conduite ?… Il a écrit les airs pour toute notre musique moderne ; il a écrit le texte de la vie moderne ; le texte des mœurs : il a dessiné l’homme d’Angleterre et d’Europe, le père de l’homme d’Amérique : il a de ? sine l’homme et décrit le jour et ce qu’on y fait ; il a lu les cœurs des hommes et des femmes, leur probité et leur arrière-pensée et leurs artifices ; les artifices de l’innocence et les transitions glissantes par lesquelles vertus et vices se changent en leurs contraires ; il a su démêler la part de la mère de la part du père dans la face de l’enfant ; ou tracer les fines démarcations de la liberté et du destin ; il a connu les lois de répression qui sont la police de la nature ; et toutes les douceurs et toutes les terreurs… » Mis en présence de son dieu, le dévot tremble, pâlit et délire.

C’est bien de délire qu’il s’agit, du même délire que produit chez la Sibylle antique la révélation du mystère, chez l’initié le coup d’aile de l’Invisible. Pour ceux en effet qui sont capables de ce genre d’émotion, le génie semble d’autant plus admirable qu’il échappe davantage à toute conception. « Shakspeare, dit Emerson, est inconcevablement sage ; les autres concevablement. Un bon lecteur peut en quelque sorte nicher dans le cerveau de Platon et penser de là ; mais non dans celui de Shakspeare. » C’est ce qui fait son incontestable supériorité et l’élève par-dessus tous ses rivaux, plus haut que Dante, plus haut que Gœthe. Ce qui se conçoit le moins est ce qui se sent avec le plus d’intensité. On en arrive à voir la poésie jaillir comme l’arc-en-ciel du fond de l’invisible. Un mot paraît un aérolithe. Un éclair a sillonné le ciel ; maintenant tout n’est plus que ténèbres. On est au bord de l’abîme. On se heurte à ce qui n’a plus de nom dans aucune langue, à ce qu’aucun vocable ne saurait exprimer, à l’Ineffable. On demeure stupide. C’est le ravissement, c’est l’extase, c’est le spasme suprême. Toute pensée s’abolit, tout rêve s’évanouit : la dernière lueur s’est éteinte… On ne comprend plus rien : la critique a mené son œuvre à bonne fin… La sibylle se démenant sur son trépied ne mettait pas sa coquetterie à parler un langage aisément intelligible à tous. Un style simple, clair, « coulant », où les idées se suivraient logiquement, où les mots traduiraient les idées loyalement et sans les surfaire, serait ici tout à fait déplacé. Mais d’entendre Emerson et Carlyle parler avec simplicité, c’est la seule surprise qu’ils ne nous ménagent pas. Leur style va par bonds comme leur pensée, d’une phrase à l’autre, il n’y a ni suite, ni lien. Les phrases sont lancées, une à une, et chacune valant par elle-même. C’est quand on essaie de les expliquer l’une par l’autre qu’on perd sa peine et son temps. Il faut donc les considérer isolément, tâcher à débrouiller l’énigme sans autre secours qu’elle-même, ou encore implorer le secours d’en haut pour déchiffrer l’oracle. Les tournures les plus bizarres donnent un air compliqué à ce qui de soi irait sans difficulté. Des métaphores inattendues, des images violentes, des façons de parler tourmentées et forcées éclatent à chaque instant. Ce qu’il y a de plus déconcertant, c’est que les mots ne sont jamais pris dans leur sens habituel, ils se réfèrent à un langage conventionnel dont on risque à toute minute d’avoir perdu la clé. Le lecteur secoué, heurté, cahoté, mis à la torture et à la gêne, ne suit qu’avec une extraordinaire tension d’esprit qui se change en une souffrance intolérable pour peu qu’on aime à savoir exactement ce qu’on lit et quand on ne se contente ni des demi-jours crépusculaires ni des clartés obscures. Tout a été dit sur le style exaspéré, forcené, enragé de Carlyle. Celui d’Emerson, d’apparence plus unie, n’est guère moins décevant. Notre témoignage serait ici peu recevable ; mais il est confirmé par celui des lecteurs anglais. John Morley, dans l’Essai qu’il consacre à Emerson, ne craint pas d’avouer l’embarras où il s’est trouvé plus d’une fois : « Il en arrive à se mystifier lui-même par des phrases vaines et creuses ; ceux-là mêmes ne peuvent le nier qui ont le plus de sympathie pour son large et généreux enseignement. Il y a telle page qui, pour l’auteur de ces lignes du moins, après une méditation suffisamment sérieuse, demeure du pur grimoire, une chose dépourvue de sens et de valeur. » Et il cite ce bout de dialogue : « Pouvez-vous me dire, demandait à Emerson un de ses auditeurs les plus rapprochés au cours d’une conférence, quel rapport il y a entre cette dernière phrase et la précédente et quel rapport elles ont toutes deux avec Platon ? — Aucun, mon ami, sauf en Dieu[4]. » De fait, ces bizarreries de forme ne sont pas pure affectation, ornemens de luxe et de surcroit. Elles font partie intégrante du système. Tandis qu’ailleurs on s’efforce à parler avec propriété et précision et qu’on peine pour trouver l’expression adéquate à la pensée, on fait ici exactement le contraire. Le fatras est de l’essence même du genre.

Je vois bien quels sont les avantages de cette sorte de critique. Il est infiniment séduisant de songer qu’on va découvrir la vérité tout d’un coup. Plus les questions sont complexes, et plus il est agréable d’entrer immédiatement en possession du mot qui suffit lui seul à les résoudre. En outre, quand les choses nous sont annoncées d’une certaine manière, avec cette attitude et ce ton qui en font accroire, elles nous trouvent tout prêts à être dupes. Ce sont prestiges contre lesquels nous ne nous défendons qu’au prix d’un effort. C’est presque à contre-cœur et à regret que nous découvrons une banalité sous une énigme ou le néant dans une prédiction. Je ne songe guère à contester ce qu’il y a chez Carlyle de génial, et je n’essaie pas de diminuer la portée de son œuvre. Pourtant quand il m’arrête pour me déclarer qu’il s’élève de Shakspeare un psaume universel, ou quand il proclame que Shakspeare est plus grand que Mahomet, je ne puis m’empêcher de soupçonner que cela ne veut rien dire. De même Emerson nous révèle que Platon fut un philosophe et que Swedenborg était mystique ; mais cela avait été déjà dit. Il découvre que Napoléon eut les qualités de l’homme d’action ; on s’en doutait bien un peu. Il signale pareillement chez Gœthe les dons de l’écrivain. Une crainte me vient : j’ai peur que le Truisme, fût-il orné d’une majuscule, ne reste le truisme. Et cela, encore une fois, ne m’empêche pas d’admirer comme il convient le livre des Héros ou celui des Sur-Humains. J’en goûte vivement l’élan lyrique, l’accent d’émotion et de ferveur religieuse ; je les mets en bonne place parmi les livres inspirés ; je me refuse seulement à y apercevoir quoi que ce soit qui puisse servir de fondement à la critique.

Car il faut d’abord que la critique repose sur un principe. Il lui faut un élément d’appréciation, qui ne varie pas d’un individu à l’autre, mais sur lequel tout le monde puisse s’accorder. Or l’intuition n’est pas seulement le procédé le plus aventureux, échappant à tout contrôle et défiant toute direction ; il faut appeler les choses par leur nom et ne pas nous en laisser imposer par la magnificence des termes dont on se sert. Quand on parle d’intuition, ce n’est qu’un autre nom qu’on donne à la fantaisie. On peut bien nier que la critique doive expliquer, classer et juger. Mais on ne peut, quand on fait de la critique, éviter d’expliquer, de classer et de juger. C’est aussi à quoi s’emploient Carlyle et Emerson. Seulement nous n’apercevons pas d’abord ce qui les dirige. Pourquoi ont-ils choisi ces héros plutôt que d’autres, et pourquoi les héros de l’un ne sont-ils pas toujours les surhumains de l’autre ? Pourquoi voyons-nous figurer dans cette galerie les noms les plus inattendus ? Pourquoi « canoniser » Burns et Johnson à l’égal de Dante et de Gœthe, et pourquoi le seul Rousseau dans toute la littérature française ? Et pourquoi tous deux exaltent-ils par-dessus tous les autres le culte de Shakspeare ? Ne serait-ce pas parce qu’ils devinent entre le génie de Shakspeare et leurs propres tendances une sorte de conformité ou d’affinité, parce qu’ils retrouvent en lui leurs propres façons de penser et de sentir, et parce qu’ils lui savent gré d’avoir conçu que le monde est fait de la même étoffe que nos songes ? C’est cela même qu’il y a au fond du procédé de l’intuition : il nous mène infailliblement vers ceux dont la nature d’esprit est voisine de la nôtre. Il est un sûr moyen pour nous admirer en autrui.

On ne cesse de nous répéter que la critique est inutile et qu’elle ne sert à rien ; c’est donc le moins qu’elle ne devienne pas dangereuse et qu’elle ne contribue pas pour sa part à égarer les écrivains et les gens de goût. Je n’ai garde de médire de l’ancienne critique exclamative. Elle faisait merveille dans la chaire des professeurs et au bas des pages des livres classiques. Elle valait mieux que tant de commentaires savans par lesquels on l’a si maladroitement remplacée. Il n’y a qu’un moyen pour inspirer aux jeunes gens l’admiration des belles choses, c’est de montrer qu’on en est soi-même pénétré. Mais l’enthousiasme est un état d’esprit et c’est même un état violent ; ce n’est pas une méthode de découverte et ce serait plutôt le contraire. Victor Hugo réclamait jadis qu’on admirât le génie « comme une bête » ; c’est à quoi nous nous refusons. Dans toute médaille humaine, si pur que soit le métal dont elle est faite, il y a une part d’alliage ; c’est le rôle de la critique de la séparer. Les écrivains, quel que soit leur mérite, ont une tendance commune à aimer en eux de préférence leurs défauts. Ce sont aussi bien ces défauts que va chercher pour les imiter la foule des disciples. Et enfin le génie, par la toute-puissance de sa séduction, exerce sur les esprits une véritable tyrannie. C’est contre cette tyrannie qu’il appartient à la critique de nous défendre.

En fait, ce à quoi on nous convie, c’est à une tentative pour développer dans la critique justement tous les germes de mort qu’elle enferme. Car nous savons bien que nous sommes enveloppés de tous côtés par l’inconnaissable et que le mystère est le dernier terme auquel il nous faudra aboutir. Quand elle a la prétention d’exorciser le mystère, la science nous semble ridiculement infatuée d’elle-même. Il n’en reste pas moins que chacun des progrès de la science consiste à refouler ce mystère et à réduire une part nouvelle de cet inconnaissable sous les lois de notre raison. Il y aura toujours dans la démarche du génie quelque chose d’irréductible, un acte primitif que nous serons réduits à constater. Mais l’effort doit consister à reculer toujours davantage ces frontières dans lesquelles le génie nous devient inaccessible, et à décrire exactement toutes les autres parties du domaine. Nous savons bien qu’il y a dans le jugement de goût une part d’instinct ; mais c’est en diminuant cette part que nous diminuons à proportion les chances d’erreur. Il est facile encore de céder à son plaisir et nous ne demanderions pas mieux que de nous abandonner à nos préférences personnelles ; la difficulté commence quand il faut s’en affranchir. L’enthousiasme irréfléchi n’a pas plus de signification et de portée que le dénigrement passionné. L’admiration n’a de vertu qu’autant qu’elle s’appuie sur des motifs et qu’elle est éclairée par la raison. Remettre la critique à la merci de l’intuition et de l’instinct, c’est le bon moyen pour qu’elle cesse d’être cela même sans quoi elle n’a plus de raison d’être : un instrument de précision ayant sa valeur en soi. La critique prophétique vaut ce que vaut le prophète. C’est bien pourquoi il est fâcheux qu’elle se recommande de l’exemple d’un Carlyle et d’un Emerson ; le danger serait moins grand si elle n’avait pour elle que l’autorité d’Ernest Hello, ou peut-être aurait-il suffi pour la discréditer du costume dont notre Barbey l’a fantastiquement accoutrée. Aujourd’hui ce n’est pas d’hiérophantes que nous manquons ; la foule n’a pas cessé de se rendre à l’appel de tous les thaumaturges ; elle court chez la dernière qui s’est donnée pour voyante. Ce dont nous avons besoin c’est d’esprits équilibrés, amis du vrai, fuyant comme la peste l’outrance, la prétention et les contorsions, c’est d’hommes sensés et prudens faisant modestement une tâche limitée. Pour ce qui est de la critique, si elle est soucieuse de son lendemain, désireuse de pousser sa marche en avant, ou tout au moins de conserver les positions acquises, c’est donc qu’elle continuera de mettre sa confiance dans les « petits critiques » et qu’elle se refusera énergiquement à suivre dans leurs voies périlleuses les Grands Critiques, — assembleurs de nuages.


RENE DOUMIC.

  1. Thomas Carlyle : Les Héros, le Culte des Héros et l’Héroïque dans l’Histoire, traduction et introduction par J. -B. -J. Izoulet-Loubatières. — Emerson : Les Sur-Humains (représentative men), traduit par Izoulet, Adrien Baret et Firmin Roz (chez Colin). — Mœterlinck : Les disciples à Saïs et les Fragmens de Novalis. — Le Trésor des Humbles (Mercure de France).
  2. Ernest Hello : L’Homme. — Joseph Serre : Ernest Hello (chez Perrin).
  3. J. Barbey d’Aurevilly : Les Œuvres et les Hommes (chez Lemerre).
  4. John Morley, Essais critiques (trad. Georges Art), p. 236, 204.