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Revue littéraire - Les Dangers de la sensibilité

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Revue littéraire - Les Dangers de la sensibilité
Revue des Deux Mondes4e période, tome 138 (p. 446-457).
REVUE LITTÉRAIRE

LES DANGERS DE LA SENSIBILITÉ

M’accusera-t-on de paradoxe, ou me reprochera-t-on ma sécheresse naturelle, si j’avance qu’entre toutes les qualités dont un écrivain peut être doué, la sensibilité est l’une des plus dangereuses, l’une de celles dont il doit le plus soigneusement se méfier, celle même par où se sont d’abord démodées et finalement ont péri des œuvres d’ailleurs éminentes ? Il ne s’agit bien entendu ni de cette fade sensiblerie dont on voit à de certaines époques toute une littérature affligée, ni de ce sentimentalisme mais qui en tous les temps a défrayé les romances, ni de ces accès d’attendrissement, intempestifs quoique sincères, qui font pleurnicher le financier de l’épigramme sur ce pauvre Holopherne


Si méchamment mis à mort par Judith,


et encore bien moins de cette facilité aux larmes qui met à certaines gens une continuelle humidité aux paupières avec un tremblement dans la voix. Je songe à la sensibilité vraie, privilège d’un cœur accessible à la tendresse. Elle est dans une âme ce qu’il y a de plus charmant et qui la rend aimable. C’est pour cela même qu’à la manière de toutes les choses exquises il faut qu’elle reste discrète et se modère, se mêlant à toutes les autres facultés sans se substituer à aucune. Mais cette mesure est singulièrement difficile à garder. Car il est de l’essence de la sensibilité qu’elle cherche à se répandre, qu’elle s’augmente en se dépensant et qu’elle emporte tout dans son cours abondant et impétueux. L’écrivain qui en est richement pourvu se tient d’abord en garde contre des séductions auxquelles il ne se sent que trop de disposition à céder ; une secrète pudeur l’avertit que les plus délicates entre nos émotions ne sont pas faites pour paraître au grand jour. Peu à peu il est rassuré par l’atmosphère de sympathie qu’il devine autour de lui. Il se livre davantage ; il éprouve une joie intense et double à donner la note la plus profonde de son âme et à entendre l’écho qu’elle éveille dans d’autres âmes. Désormais il s’affranchit de toute mauvaise honte, et de ces scrupules d’art qui jadis lui faisaient repousser certains moyens trop faciles de provoquer l’émotion. Pourquoi cacher ce qu’il y a en lui de meilleur ? Pourquoi refréner les élans d’une sensibilité qui brûle de se répandre sur toutes choses, puisque aussi bien la pitié, si large soit-elle, n’égalera jamais l’immensité de la souffrance ? Pourquoi les soumettre au contrôle de la raison qui est froide et du bon sens qui est mesquin ? La bonté est supérieure à la justice. Rien n’est vrai que de pardonner, et cela est tellement plus commode que de juger ! Ce n’est qu’une habitude à prendre, mais qui sitôt prise supprime les hésitations, nous dispense du discernement, donne aux arrêts que nous rendons une assurance et une solennité extraordinaires. C’est ainsi qu’un écrivain sensible en vient à prendre les suggestions de son instinct pour autant de révélations qu’il traduit ensuite en oracles. Et c’est à peu près, nous semble-t-il, en suivant cette pente que le poète exquis des Humbles est devenu l’auteur de ce livre du Coupable[1], livre généreux s’il en fut, mais qui, au premier abord, ne laisse pas que de paraître un peu surprenant.

C’est le mérite de M. François Coppée d’avoir étendu le champ de notre poésie française en faisant entrer dans la littérature tout un ordre de sentimens et en lui adjoignant un personnel qu’elle avait jusqu’alors ignoré ou même dédaigné. Né lui-même chez les humbles, élevé dans un intérieur dont il a par la suite décrit très fréquemment et avec une pieuse insistance le train modeste et les vertus familiales, il n’a eu qu’à regarder autour de lui pour apercevoir tous les trésors intimes qui se dépensent quotidiennement dans ces simples existences. Il n’a pas cherché ailleurs une inspiration qui lui était suffisamment fournie par des choses qu’il connaissait bien. Tous ces cliens médiocres, employés ponctuels, débitans scrupuleux, ouvriers des faubourgs, rentiers des provinces, nourrices dépaysées, vieilles filles immolées sur l’autel du célibat volontaire, ces héros de sacrifices obscurs avaient droit qu’une sympathie vînt les découvrir dans leur humilité. M. Coppée a dégagé de ces milieux ternes une poésie qui sans doute ne pouvait avoir beaucoup d’éclat, mais qui est encore de la poésie. En relisant les recueils qui ont établi la réputation de l’écrivain, on est frappé de voir combien de ressources il y mettait au service de son émotion et comme le poète y était merveilleusement secondé par l’artiste. Doué à un degré éminent du sens de l’observation, il excellait à trouver le détail pittoresque et disposait ses cadres avec un soin minutieux qui faisait de lui l’égal des bons peintres flamands. A l’exemple de ces maîtres, il comprenait que la nature même des sujets imposait à ses tableaux l’exiguïté des dimensions, comme une loi du genre. Le tact le plus sûr l’avertissait du moment précis où la réalité côtoyait la trivialité, où l’émotion courait risque de dégénérer, et une ironie à peine saisissable dénotait l’esprit qui se fait volontiers l’interprète du sentiment, mais ne consent pas à en être la dupe. La limite est presque imperceptible, et on admire ce qu’il a fallu à M. Coppée de délicatesse et de goût pour ne pas la dépasser. Il s’arrêtait juste à temps. Il se retenait.

Dans sa nouvelle manière, il ne se retient plus. Il a trouvé chez ses nombreux lecteurs du Journal un public avec lequel il est en complet accord et pour lequel, tout à fait à son aise, il vibre depuis tantôt quatre ans. Ce public n’est peut-être pas très raffiné, mais, ce qui vaut mieux, c’est un public de braves cœurs, étant pareillement celui de Mme Séverine. Les gens du monde, les snobs, les psychologues et les wagnériens peuvent aller porter ailleurs le tribut de leurs hommages sujets à caution. Ce que les lecteurs de M. Coppée apprécient dans ses savoureuses chroniques, c’est une bonhomie qui n’est pas suspecte, une franchise et une liberté d’allures qui se traduisent par la cordialité du style, et c’est, par contraste avec l’air guindé des pince-sans-rire et les subtilités des fignoleurs, ce qu’on pourrait appeler : la littérature du cœur sur la main. La loi de la division du travail qui s’impose même au travail intellectuel force les écrivains à se spécialiser dans un genre. D’autres tiennent de l’ironie, et il faut les plaindre. D’autres tiennent du pessimisme ou de la gaieté, suivant que l’article est demandé. M. Coppée est plutôt un spécialiste de la sensibilité. Une douleur qui veut être consolée s’adresse à lui, sans craindre de se tromper. Une mère en deuil lui écrit : « Faites un petit article pour une mère qui a perdu son enfant. » Et il le fait. A vrai dire nous avons quelque peine à comprendre cette affliction qui exige d’être étalée dans les colonnes d’un journal, et cet appel à la compassion des badauds nous choque un peu. Mais l’important est que la peine soit soulagée ; la part est bonne et enviable de ceux qui savent les paroles qui apaisent. Toutes les souffrances trouvent le cœur de M. Coppée prêt à s’ouvrir pour elles.

Les opinions elles-mêmes, chez M. Coppée, passent par le chemin du cœur et y prennent un accent particulier. Chaleureux dans l’expression de ses convictions, il ne se contente pas d’être patriote, ce qui par bonheur n’est pas rare en France ; il est chauvin sans vergogne. Il a, cela va sans dire, un culte pour Napoléon dont il parle tout à fait en vieux militaire ; s’il avait jadis, l’arme au bras, défilé sur le front de la Grande Armée, il ne pousserait pas plus loin la dévotion pour celui qu’il appelle avec une familiarité respectueuse : « Mon Empereur. » Surtout ce qui excite chez le poète un doux émoi, c’est le coudoiement des idylles printanières. Le frôlement d’une jupe, la fuite d’un chapeau fleuri lui laissent un trouble délicieux, quoique mélancolique. On rencontre dans les rues de Paris des amours de trottins qui s’en vont le carton sous le bras, la frimousse au vent. Ce sont les sœurs des grisettes d’antan, aussi jolies, guère plus cruelles, avec des gentillesses d’âme et des délicatesses de sentiment qu’on ne trouve plus que là. L’une d’elles, que le poète Amédée Violette avait conduite à la tombe de Victor Hugo, eut une inspiration charmante. Elle s’agenouilla et posa sur la dalle le petit bouquet de violettes, dernier gage de la tendresse de son amant. M. Coppée est persuadé que Victor Hugo dut être content ; je le crois avec lui. Pour sa part il ne manque pas de sourire aux couples qu’il rencontre gentiment enlacés : étudiant avec sa petite amie, ouvrière avec son petit homme. Le salut amical qu’il leur envoie n’est pas dépourvu de gravité ; car les amoureux qu’on accuse parfois de folie sont en réalité les sages, et M. Coppée ne l’envoie pas dire aux empêcheurs de s’aimer sur les bancs. C’est un grand bénisseur d’oaristys. — Les couplets sur la patrie et sur la saison des amours, sur l’Empereur, les grisettes et le bon Dieu, ce sont des paroles à peines neuves sur un air connu. Ce thème a déjà servi. M. Coppée le sait comme nous, et quand pour le taquiner on prononce devant lui le nom de Béranger, il ne se fâche pas. Il est tout simple en effet qu’on ressemble à ceux sur qui on se modèle.

Dans cette attitude de chansonnier populaire et de bonhomme Franklin où viendra sans doute le prendre la lithographie, M. Coppée voit défiler devant lui la société contemporaine, si troublée, aux prises avec des questions si redoutables ! Sur toutes ces questions, il dit son mot en passant. Il a son opinion, comme c’est son droit de citoyen français, sur les revendications socialistes, sur les crimes anarchistes, sur le régime parlementaire, sur la vie future, sur les fêtes de Kiel, sur le fanatisme, sur le Congrès des religions, sur la guerre de Madagascar, sur la répartition de l’impôt, sur la colonisation et sur la décentralisation. Il nous la donne, en ses libres causeries, sans prétentions, mais avec plus de sérieux qu’on ne serait tenté de le croire : « En vérité, écrit-il, l’heure est formidable… » Il ne se fait aucune illusion sur la compétence qu’il peut avoir en ces matières variées. Mais il remarque justement que depuis qu’elles sont remises au bon plaisir des gens compétens, les choses vont de mal en pis. Politiciens, statisticiens, économistes et sociologues, ce dont ils manquent tous, c’est de générosité. Les opinions de M. Coppée sont généreuses, et elles sont spontanées ; elles jaillissent tout d’un coup de sa conscience ; c’est ce qui leur donne leur valeur et, je ne craindrai pas de dire : leur autorité. Sans s’en douter peut-être, M. Coppée est en train de devenir un des guides de l’opinion, ou tout au moins un de ses représentans attitrés. Il a l’oreille d’un grand public. Il a été plus d’une fois son porte-parole. Tout récemment, quand un groupe de Polonais a voulu l’aire entendre ses doléances, c’est lui qui s’est chargé de les transmettre au tsar. Nous avons toujours besoin en France d’un poète pour écrire aux souverains étrangers et intercéder en faveur des condamnés à mort.

C’est sous l’empire de ces préoccupations d’ordre général que M. Coppée a composé le Coupable. Il y écrit l’histoire d’un assassin. Un certain Chrétien Forgeât a tué pour le voler un marchand d’habits-galons. Tel est le nouvel « humble » dont l’écrivain va étudier le cas et pour lequel il sollicite notre pitié. Il faut tout de suite signaler la hardiesse de sa conception. Au lieu de choisir comme « espèce » un de ces crimes passionnels auxquels est acquise d’avance l’indulgence de tous les jurys, il a volontairement choisi le crime qui inspire le moins de sympathie, le crime le moins littéraire : l’assassinat ayant le vol pour mobile. Et il ne se bornera pas à réclamer les circonstances atténuantes : il va plaider « non coupable ». Ce Forgeât est le fils d’un petit bourgeois de province, Chrétien Lescuyer, qui est venu à Paris pour y faire son droit, y a fait la fête, est devenu après plusieurs autres l’amant de la tendre Perrinette, et apprenant que sa maîtresse était enceinte et probablement de ses œuvres, Ta lâchée pour retourner dans sa province et s’y marier bourgeoisement. Un enfant est né, qui bientôt, la mère étant morte, est tombé au vagabondage des rues. Envoyé dans une colonie pénitentiaire, il y a, non pas achevé de se perdre, mais contracté de mauvaises habitudes, et noué des relations compromettantes. Rendu à la liberté, il s’est trouvé aux prises avec la misère, a résisté pendant des années ; enfin, dans un coup de folie, il a tué. Il se trouve que l’avocat-général chargé de requérir contre lui est justement son père : Chrétien Lescuyer. Celui-ci, pris de remords, s’accuse solennellement à l’audience, et, père repenti, ouvre les bras à celui qu’il a trop longtemps négligé. Dans tout cela il y a une victime, non pas bien entendu le marchand d’habits-galons, qui n’est pas intéressant, mais précisément l’assassin. Il y a un coupable : c’est le père. Ou plutôt la grande coupable est la société elle-même, la société bourgeoise.

M. Coppée a soutenu cette thèse avec une chaleur de cœur, une sincérité de zèle, une ardeur de conviction qui sont en soi des sentimens infiniment respectables et devant lesquels on ne peut que s’incliner. Il a fait plus et accompli un sacrifice des plus méritoires. Il s’est effacé devant sa cause, et, renonçant pour cette fois à nous faire admirer les grâces de son style et sa souplesse de virtuose, il a abdiqué tout souci de littérature avec un désintéressement bien rare chez un écrivain de profession. Il n’a pas cherché à piquer notre curiosité par la combinaison ingénieuse des événemens, persuadé que les faits seraient plus éloquens dans leur agencement rudimentaire. S’il a emprunté au Monte-Cristo du vieux Dumas le gros effet de mélodrame qui lui sert de dénouement, c’est qu’il se souciait uniquement de frapper fort. S’il a poussé les portraits à la caricature, c’est qu’il voulait faire saillir davantage certains traits et par-là mettre sa pensée dans un relief plus saisissant. S’il choisit, entre les plaisanteries, les plus faciles, et, par exemple, accumule les comparaisons saugrenues pour traduire l’impression réfrigérante de l’intérieur provincial des Lescuyer, c’est afin de se mettre à la portée de toutes les intelligences. S’il s’égaie aux dépens de la duchesse douairière de Château-Branlant, du vicomte de la Houstepilière, de Mlle de la Tour-Prends-Garde et de l’évêque de Seringapatam, il sait aussi bien que nous ce qu’il faut penser de ce genre de facéties. Quand il offre à son lecteur de lui payer une tournée, « mais là, vous savez, une tournée de tout ce qu’il y a de plus distingué en fait de consommation », et quand il affecte d’émailler son style de mots empruntés au vocabulaire des rues, c’est pour nous mettre à l’aise et dissiper ce brin de gêne qu’on éprouve parfois devant un académicien, gardien patenté du langage de Bossuet. Souvent on croit surprendre des traces de rhétorique. « Allons, juge austère, magistral implacable, mets la robe écarlate à l’épitoge d’hermine et la toque galonnée d’or. Au devoir ! Brandis le glaive de la Loi, amoncelle les foudres sur ce front coupable ! Pour immoler ton fils, tu n’as pas la vertu de Brutus, mais l’ange de la justice guide ton bras, nouvel Abraham… » Ces choses, si elles avaient été écrites de sang-froid, seraient bien emphatiques. Mais justement M. Coppée n’est pas de sang-froid. Il a fait une œuvre de pitié, non pas une œuvre d’art. Il n’a pas accepté un seul instant que l’attention se détournât sur l’habileté du romancier et s’égarât sur les mérites de la forme. Il a voulu faire porter tout l’intérêt sur les idées elles seules. Nous avons hâte d’y arriver.

Nous nous demanderons d’abord à qui en a l’auteur du Coupable. Car s’il prétend seulement démontrer qu’un père ne doit pas abandonner ses enfans, et, ayant eu le plaisir, laisser la peine aux autres, il a d’avance partie gagnée. Il est évident que l’acte d’un Jean-Jacques Rousseau portant ses petits aux Enfans-Trouvés est monstrueux. Mais la démonstration est trop facile et elle a été faite trop souvent pour qu’il fût nécessaire d’y revenir et d’y apporter cette grande dépense de mise en scène et ce grand renfort d’éloquence. On ne prend pas tant de peine pour enfoncer une porte ouverte. Il faut que M. Coppée ait eu d’autres visées. Son objet, en poussant ce cri d’alarme, était de signaler le vice de certaines institutions, l’iniquité d’usages acceptés, le pharisaïsme d’opinions reçues. En fait, le plaidoyer pour Chrétien Forgeât est un réquisitoire contre beaucoup de choses et beaucoup de gens.

C’est d’abord un réquisitoire contre les gendarmes. M. Coppée réclame avec vigueur contre les policiers de tout ordre et de tout grade : geôliers ignobles, sergens de ville qui puent le vin, agens pareils à des bandits, mouchards à mine patibulaire, et il flétrit en bloc les roussins, les cognes, les vaches et les flicques. Il leur reproche d’être sans élégance dans les manières. Le reproche est fondé, et il est en effet regrettable que les « mouchards » ne se recrutent pas parmi des personnes d’une éducation plus soignée. Nous avons tous été témoins de la brutalité avec laquelle ils malmènent parfois des passans inoffensifs. Il est pourtant des circonstances où nous trouvons que les « vaches » ont du bon. Le jour où les travailleurs organisent une manifestation pacifique, il ne nous déplaît pas de songer que par un surcroît de prudence les « cognes » ont pris des mesures d’ordre. Le promeneur attardé dans les rues du Paris nocturne préfère cent fois à la rencontre des souteneurs celle même des « flicques ». Et quand ils n’auraient pas d’autre emploi, les « roussins » serviraient encore à protéger les élus du peu pie contre leurs électeurs. Libre à M. Coppée, qui ne fait pas de politique active, de soupirer après la suppression des gendarmes. M. Jaurès, retour de Carmaux, souscrirait difficilement à une mesure aussi radicale.

Pour les gens de justice M. Coppée n’est guère plus tendre que pour les gens de police. Si M. le conseiller Lescuyer est d’humeur triste et d’aspect morose, M. Coppée s’élève contre la morgue « justiciarde ». Mais si M. le conseiller Durousseau fait des mots à l’audience, il blâme avec non moins de force ces gaietés déplacées. Le rôle de l’avocat-général chargé de réclamer l’application des lois lui semble abominable. C’est qu’il tient les lois elles-mêmes pour injustes et mauvaises, et il appelle spirituellement nos codes, des « recueils d’iniquités légales. » L’institution judiciaire lui apparaît dans son ensemble comme une machine compliquée dont l’objet est de tendre des pièges à l’innocence. Et il ne peut songer sans frémir à ce reste de barbarie qu’est la peine de mort, à cette lâcheté d’une société déployant un appareil formidable, mettant en ligne la force armée, le bourreau et ses aides contre un pauvre diable qui ne peut même pas se défendre ! Il y a dans ces réclamations bien du vrai. La justice se trompe souvent, car elle est rendue par des hommes sujets à l’erreur. Notre Code d’instruction criminelle est suranné, et les magistrats sont les premiers à en poursuivre la révision, obligés qu’ils sont trop souvent de laisser le coupable impuni, faute de pouvoir appliquer des peines disproportionnées. Les tribunaux ne rendent pas toujours à la société des membres en qui ils voient pour elle moins une parure qu’un danger. Et il serait à souhaiter que la charité évangélique pût s’étendre à toutes les fautes. Pour ce qui est de la peine de mort, il y a longtemps qu’on en discute la légitimité, et elle compte beaucoup d’adversaires. Mais on ne voit pas que M. Coppée leur fournisse d’argumens ni très nouveaux ni très topiques. Il invoque le respect de la vie humaine en faveur de ceux qui viennent de manquer gravement à ce respect… Que messieurs les assassins commencent !

Policiers et magistrats ont combiné leur action pour persécuter l’infortuné Forgeât. Tout enfant ils l’ont fait arrêter, sous prétexte qu’il n’avait ni domicile fixe, ni moyens d’existence, ni même une tenue décente. Arrêter un enfant ! quand on laisse aller en liberté les députés qui mendient des bureaux de tabac pour leurs électeurs et les ministres qui touchent des pots-de-vin ! Du petit parquet, on a expédié l’enfant sur une colonie agricole. Si vous nourrissez des illusions sur le système qui consiste à réunir les jeunes vauriens pour qu’ils mettent leur perversité en commun et se perfectionnent mutuellement dans le vice, ou si vous croyez encore à l’efficacité de la culture des navets pour l’amendement des âmes, lisez le Coupable. La description que vous y trouverez d’un bagne d’adolescens, et qui a bien l’air d’être de tout point exacte, est celle d’un enfer. Est-ce donc que M. Coppée préconise le régime cellulaire ? Il le stigmatise bien plutôt, et le tient pour une invention de tortionnaires raffinés, l’isolement étant la meilleure préparation à la folie furieuse. Il reconnaît d’ailleurs qu’il est difficile de placer les jeunes détenus dans les familles. En fin de compte, il ne sait trop qu’en faire et laisse aux philanthropes à se débrouiller avec les économistes. Il n’a pas de solution pour un si gravi ; problème, et, sur ce point comme sur bien d’autres, on ne peut, en bonne justice, lui reprocher de ne pas apporter la réponse décisive à des questions sur lesquelles l’humanité hésite depuis des siècles. Mais alors que signifient ces ironies féroces contre les criminalistes, inventeurs de systèmes et faiseurs de tableaux à double entrée avec accolades et reports ? Et quand on n’a pas de conseil à donner aux gens, a-t-on bien le droit de les invectiver ?

Au surplus, j’imagine qu’en toute cette affaire M. Coppée s’est laissé entraîner par la passion, et je ne crois pas qu’au fond il tende à supprimer les sergens de ville, licencier les tribunaux, tolérer le vagabondage et rendre à la liberté de leurs ébats les pupilles des établissemens pénitentiaires. Mauvaises ou médiocres, il est des institutions dont une société organisée ne peut guère se passer. Il importe moins de réformer les institutions que d’améliorer les mœurs, et la question sociale se ramène à une question de morale. Telle est bien aussi la thèse de M. Coppée. Il n’a guère de confiance dans l’efficacité des dispositions législatives pour ramener l’âge d’or, et quoiqu’il réclame qu’on inscrive dans le Code telle mesure comme la recherche de la paternité, il sait que tous les textes de lois sont impuissans contre un mal dont la cause profonde réside dans les cœurs. Si le peuple est démoralisé, la faute en est à l’égoïsme des bourgeois. C’est l’infamie des Lescuyer père et grand-père qui achemine les Chrétien Forgeat vers le crime. En dénonçant cette infamie, en dévoilant cet égoïsme, M. Coppée donnera une leçon à la jeunesse.

Comprenons bien la portée de cette leçon et prenons garde de dénaturer la pensée de l’auteur. Les partisans d’une morale surannée conseillent d’ordinaire aux jeunes gens de respecter leur jeunesse. Ils leur recommandent d’éviter les amours de rencontre. Offrir à une amiable enfant une friture et son cœur, cela d’abord ne paraît pas bien coupable, mais peut avoir par la suite de graves conséquences. M. Coppée n’est pas de cet avis. : il considère qu’un étudiant qui n’aurait pas de petite amie serait un monstre dans la nature. Tant que le jeune Lescuyer, fraîchement débarqué de sa province et encore tout imbu de préjugés, reste sage et ne suit, en bon sujet, que les cours de l’École de droit, M. Coppée a pour lui des paroles sévères. Il lui devient plus sympathique à mesure qu’il se déniaise. Il lui rend toute son estime le soir de la rencontre avec Perrinette. Ce n’est pas à l’Opéra-Comique qu’a lieu cette première entrevue, ainsi que pour les mariages arrangés par les familles. La gentille fleuriste s’est rendue au café en compagnie de la grande Clarisse. Chrétien offre des rafraîchissemens aux dames, et il constate en causant que Perrinette, qui n’est plus une débutante, ayant eu déjà sa demi-douzaine d’amans, « a conservé dans sa folle existence un peu de gentille pudeur ». Il ramène sa conquête, et la promenade des amoureux sous le regard indulgent des étoiles est un de ces morceaux comme sait les écrire le poète des idylles parisiennes. Désormais M. Coppée n’a plus qu’une crainte, c’est que le père Lescuyer, survenant à l’improviste, ne fronce ses terribles sourcils devant les jupons épars de Perrinette et n’abuse de son autorité pour troubler le gentil ménage. Ces deux années passèrent comme un beau rêve. Hélas, quelle est la force des préjugés ! puisque l’amant de Perrinette ne sut pas comprendre où étaient à la fois le bonheur et le devoir.

Pourtant il n’avait qu’à regarder autour de lui et à profiter de l’exemple que la destinée prévoyante avait disposé sous ses yeux. Car afin de ne laisser aucun doute dans notre esprit et pour nous faire nettement comprendre ce qui est, d’après lui, le droit chemin, M. Coppée a pris soin de tracer pour notre édification le tableau de l’union idéale : c’est celle du sculpteur Donadieu avec cette bonne Héloïse. Lui non plus, Donadieu n’a pas été le premier amant d’Héloïse, car il est homme d’honneur et il se révolte à la seule idée que sa maîtresse pourrait n’avoir pas appartenu à d’autres. Mais ces deux beaux et libres êtres ont mis en commun leur absence de préjugés, leur façon large et généreuse de comprendre la vie. L’histoire du ménage Donadieu se déroule à travers tout le livre à la manière des récits de la morale en action. Ou encore on songe aux légendes dont s’accompagnent les images d’Épinal : « C’est à la brasserie qu’Héloïse rencontra son « petit Dieu », et comme elle était bonne fille, elle ne le fit pas languir inutilement. — Donadieu travaillait pour un bronzier, et quand il avait achevé une commande il menait Héloïse dîner au Moulin de la Vierge. — Héloïse faisait des confections pour le Bon-Marché ; sans les quarante sous d’Héloïse, on aurait quelquefois déjeuné et dîné par cœur rue du Terrier-aux-Lapins. — Quand ils eurent un peu d’argent, ils firent un tour à la mairie, et la noce fut célébrée sans faste. — Héloïse reprisait les vestons de son mari. — Le dimanche on allait à la campagne avec les camarades : on revenait fatigués, mais contens. — La vertu est toujours récompensée. Donadieu fut décoré de la Légion d’honneur et devint membre de l’Institut. Comme Héloïse avait perdu son chat, son mari lui rapporta des Enfans-Trouvés un petit garçon tout poussé, qui fut surnommé l’Ogre à cause de son grand appétit. » Donc, jeunes gens, voulez-vous devenir membres de l’Institut et connaître la dignité du foyer ? épousez Héloïse, épousez Perrinette. Et vous, chefs de famille aux sourcils froncés, déridez-vous, ouvrez vos bras, mettez le baiser de paix au front des épouses de vos fils !

Je ne m’attarderai pas à énumérer les objections que de bons esprits pourraient opposer à cette théorie. Ce qui mérite davantage d’être relevé, c’est la perpétuelle antithèse qu’établit l’auteur du Coupable entre deux classes sociales : la bourgeoisie d’une part et le peuple de l’autre. La division est nette, bien tranchée et obtenue par des moyens de simplification à outrance. D’un côté tous les vices, et de l’autre côté toutes les vertus. Là, c’est le groupe des pharisiens, le chœur des repus et des satisfaits, rendus plus odieux encore par leur affectation d’honnêteté et leur hypocrisie. Ici ce ne sont qu’inspirations généreuses, actes de dévouement, luttes sublimes. Plus on s’éloigne du peuple et plus on s’éloigne de la vérité et de la santé. Donadieu est encore engagé dans ses rangs ; c’est pourquoi il est un exemplaire de tout ce qu’il y a de meilleur dans l’humanité. Héloïse est une fille du peuple ; c’est pourquoi elle est si supérieure aux demoiselles qu’on élève dans les couvens ! Et voici l’ouvrier au cœur d’or qui répare les torts du petit bourgeois égoïste, l’assassin vertueux qui, le crime une fois commis, ne dépense l’argent volé qu’en aumônes. La scène où Chrétien Forgeât, parti en quête d’une aventure d’amour, s’attendrit sur un berceau et pleure au souvenir de sa mère, a dû faire tressaillir d’aise les grandes ombres romantiques. Continûment ce sont les modistes et les « pantes » qui dictent leur devoir aux représentans des hautes classes. M. Coppée n’admet pas davantage que la pureté de l’âme puisse être compatible avec la politesse des manières, ni qu’il y ait de salut en dehors du débraillé de l’existence. Un noble cœur ne peut battre sous une redingote : l’héroïsme ne revêt que le bourgeron, et la vertu ne va qu’en cheveux. Car l’idéal bourgeois est une déformation de la morale naturelle, tandis que le peuple suit l’instinct qui ne se trompe jamais.

Nous connaissons assez ces déclamations, quoique nous ne soyons pas habitués à les trouver dans les romans coquettement édités par Lemerre et destinés à amuser les oisifs ; et si nous avons un étonnement, c’est que M. Coppée, avec son scepticisme de gamin de Paris, en ait pu être la dupe. Car sans doute on ne saurait trop rappeler à ceux qui sont en possession du bien-être qu’il y a auprès d’eux des gens qui souffrent et qui ne peuvent attendre que de la charité un peu de soulagement à leur misère. Sans doute ils devraient être pénétrés d’indulgence pour ceux qui ont été moins bien partagés. Et il est exact qu’il se fait dans la société d’aujourd’hui un travail profond en vue d’une nouvelle répartition des biens. Mais précisément puisque c’est sur la répartition des biens qu’est posée la question, où M. Coppée voit-il qu’entre bourgeoisie et peuple la différence soit celle de la bonté et de l’innocence ? Où a-t-il rencontré ailleurs que dans les discours de réunions publiques cette bourgeoisie corrompue jusque dans les moelles, et comment s’y prendrait-il pour soutenir contre l’évidence qu’il y ait plus de moralité dans le peuple ? Serait-ce par hasard que les colonies pénitentiaires ne sont remplies que d’enfans issus de sang bourgeois ? Ou serait-ce qu’on ne cite pas d’exemple d’un ouvrier ayant abandonné sa maîtresse ou sa femme ? Cette distinction même des deux classes qu’il considère comme un fait acquis, M. Coppée est-il bien sûr qu’elle soit une réalité ? Ou ne serait-ce pas plutôt une illusion forgée et exploitée par l’esprit de parti qui ne met en opposition deux catégories sociales que pour les mettre en antagonisme et en lutte, et déchaîner la haine de la moins privilégiée ? Les faits protestent contre cette conception chimérique de deux castes fermées et impénétrables l’une à l’autre. Et peut-être n’y aurait-il pas besoin de remonter très loin dans la chaîne ascendante pour retrouver l’origine plébéienne chez ceux à qui on inflige l’épithète de bourgeois comme une flétrissure. Ces gendarmes, voués à tant de malédictions, sont-ils pour la plupart des propriétaires ? Ces industriels qu’on représente comme des oppresseurs du pauvre monde, sont-ils tous issus de familles qui brillaient au temps de Louis-Philippe ? Parmi les écrivains et les artistes aujourd’hui les mieux rentés, combien y en a-t-il qui sont sortis d’une arrière-boutique ou d’une maison de paysan ? Et parmi les chefs politiques eux-mêmes ou chez les grands financiers dans lesquels on veut incarner le règne des repus et personnifier la société bourgeoise, combien y en a-t-il qui sont « peuple » et dont l’origine n’a rien de plus « reluisant » que celle des humbles de M. Coppée ? Ce qui est vrai, c’est qu’il se fait dans le peuple, grâce aux plus laborieux, aux plus intelligens et aux plus actifs, une ascension vers un état de culture supérieur. Nous proposer les mœurs populaires comme un idéal, c’est nous inviter à faire la même évolution, mais en sens inverse, et c’est nous dire : « Abaissez-vous ! »

Je devine bien que l’auteur du Coupable est fort éloigné d’avoir voulu mettre dans son livre ce qui y est en effet ; il a bien trop de douceur d’âme et il est trop bon enfant pour avoir la mine d’un perturbateur ; il n’aspire pas au renversement d’une société à laquelle il reprocherait difficilement de l’avoir traité comme une marâtre : il serait à souhaiter qu’il n’y eût pas de révolutionnaires plus redoutables que lui. Mais tels sont justement les dangers de la sensibilité ; on devient injuste à force d’être équitable, et violent à force d’être bon. M. Coppée découvre qu’il y a de par le monde des opprimés ; aussitôt il se porte à leur secours, et, n’écoutant que son instinct chevaleresque, il part en guerre. Il entend le bruit de la plainte humaine, et son sang ne fait qu’un tour. Il ne s’appartient plus, il n’est plus maître de lui, il envoie au diable la réflexion et le bon sens. Il aperçoit des plaies ouvertes : il les cicatrisera sur l’heure. Il oublie que les problèmes ne se résolvent pas au gré de notre impatience, que les questions ont plus d’un aspect, que tout se tient dans l’organisme compliqué des sociétés, que le progrès n’y consiste pas à remplacer une injustice par une injustice plus grande et qu’il y a des remèdes pires que les maux. Il a tort. Mais qui ne voit que son erreur est d’une espèce rare et de celles qui font à ceux qui les commettent infiniment d’honneur ? Cette générosité, même imprudente, même injuste, ne peut contribuer qu’à augmenter chez tous une sympathie qui, dans la personne de M. Coppée, s’adresse à l’homme excellent autant qu’au charmant poète. Le reproche que nous lui faisons passerait aussi bien pour le meilleur des éloges. M. Coppée n’est coupable que de trop de tendresse. Il est victime de son bon cœur.


RENE DOUMIC.

  1. Le Coupable, par M. François Coppée, de l’Académie française, 1 vol. in-18 ; Lemerre.