Revue littéraire - Un Attardé du romantisme - Jules Barbey d’Aurevilly

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Revue littéraire - Un Attardé du romantisme - Jules Barbey d’Aurevilly
Revue des Deux Mondes5e période, tome 11 (p. 445-456).
REVUE LITTÉRAIRE

UN ATTARDÉ DU ROMANTISME :
JULES BARABEY D’AUREVILLY

Jules Barbey d’Aurevilly touchait à l’extrême vieillesse lorsqu’il vit briller pour lui les premiers feux de la gloire : il était définitivement classé parmi les curiosités de Paris. De tout temps, on s’était retourné dans les rues sur son passage : son accoutrement faisait la joie des badauds. Mais peu à peu on arrivait à mettre un nom sur ce portrait descendu de son cadre. Le nom sonnait bien, la figure ravinée semblait porter dans ses sillons la trace d’orages anciens, l’allure était cavalière, la voix était martiale, le chapeau à rebords de velours cramoisi était d’un mousquetaire, la cravate de dentelles était d’un gentilhomme, la redingote à jupe boullante et le pantalon collant à galon d’or étaient d’un dandy. Le tout formait un composé qui réjouissait par l’incohérence. Paris a pour ceux qui l’amusent des trésors de sympathie. Une légende se créait, favorisée par l’obscurité dont s’enveloppaient les origines et une bonne partie de la carrière de ce singulier personnage. » On savait, en gros, que ce gentilhomme était un homme de lettres. Mais comme d’ailleurs ses romans n’avaient eu que peu de lecteurs, et comme on n’avait jamais fait grande attention aux éclats de sa critique, le champ était libre pour les chasseurs de renommée. L’obstination est une vertu : celle de Barbey d’Aurevilly allait avoir sa récompense. Des jeunes gens, en quête d’un ancêtre, avaient l’œil sur lui. Il allait passer grand homme et chef d’école. On était en train de le découvrir. Il mourut sur ces entrefaites, car il était âgé de plus de quatre-vingts ans.

Peut-être eût-il été à souhaiter pour la mémoire de Barbey d’Aurevilly que sa renommée ne sortit pas de ce propice demi-jour, et que sa figure continuât de baigner dans les brumes de la légende. Ses amis en ont décidé autrement. On a réédité ses romans. La publication de son œuvre critique, qui comprend déjà une vingtaine de volumes, se continue. Enfin il a trouvé un biographe. Un lettré normand, M. Eugène Grêlé, consacre à la vie et à l’œuvre de son compatriote un consciencieux travail dont la première partie vient de paraître[1]. Le devoir d’un biographe est de substituer partout à la légende la réalité, à la fiction le vrai, qui est souvent plus merveilleux. M. Grêlé n’y manque pas. Grâce à lui, les années de jeunesse du mystérieux dandy de lettres n’ont plus pour nous de secret. Nous lui devons de connaître l’homme tel qu’il était au naturel et au vif, avant le déguisement. La comparaison est des plus divertissantes.

Il ne s’appelait pas d’Aurevilly. Ce nom, qui n’est qu’un nom de terre, appartenait à un de ses oncles ; pour sa part, il était fils de Théophile Barbey, et il avait dépassé la trentaine qu’il n’avait pas cessé de s’appeler Barbey, comme père et mère. Il n’était pas gentilhomme. Les Barbey étaient de petits propriétaires terriens qui n’avaient jamais possédé ni titres, ni charges, ni offices, jamais paru à la cour et jamais frayé avec la noblesse de la contrée. Il n’a jamais tenu une épée. Tout jeune, il avait éprouvé quelque velléité de se faire soldat ; mais la prudence de sa famille contraria ses instincts belliqueux. Comme guerrier, ses états de service se réduisent à avoir fait partie de la garde nationale et refusé de monter sa garde. Il n’a pas davantage bataillé dans les rangs de la jeunesse catholique et royaliste de son temps : son catholicisme fut longtemps aussi tiède que peut l’être celui d’un jeune homme élevé dans un milieu bien pensant et à qui pèse l’austérité de son entourage ; en politique, il faillit être républicain. Il n’a jamais eu les mœurs d’un dandy : ce genre de vie Suppose une certaine aisance ; or il était pauvre, et c’est même son plus grand mérite que de s’être toujours accommodé de la pauvreté et de l’avoir dignement supportée. Ni descendant des croisés, ni homme de guerre, ni chevau-léger, ni dandy, que pouvait bien être Jules Barbey ? sinon le type lui-même du petit bourgeois de province.

C’est là son fond. Natif de Saint-Sauveur-le-Vicomte, il y passe toute son adolescence. A dix-neuf ans, on l’envoie achever ses études au collège Stanislas, où il se lie avec Maurice de Guérin. Il n’aurait pas mieux demandé que de se fixer tout de suite à Paris. Sa famille ne l’entend pas ainsi et le rappelle dans cette Normandie, dont le charme le laissait alors parfaitement insensible ; on l’envoie à Caen pour faire ses études de droit ; il prend ses grades docilement, tout en s’occupant de littérature avec son ami Trébutien et fondant de concert avec lui de vagues revues. Il s’essaie à composer des nouvelles ; il rime quelques vers. Surtout il s’ennuie. « Je vais recommencer un journal. Cela durera le temps qu’il plaira à Dieu, c’est-à-dire à l’ennui, qui est bien le dieu de ma vie. Quand je serai las de me regarder, je fermerai ce livre, et tout sera dit. Pourquoi ne se débarrasse-t-on pas aussi facilement de soi-même, cet inexorable quelque chose qui est malgré lui-même, car le suicide nous en débarrasse-t-il entièrement ? Qui le sait ? Le sommeil sans rêves que souhaitait Byron n’était pas une réponse à l’angoissée question de Shakspeare. » Ce sont de mornes années, à peine égayées par quelques aventures de jeunesse. Il semble bien que ce durent être les plus médiocres aventures du monde. Sur ces questions délicates, nous laissons la parole à son biographe. « Il n’y a que la femme, en ce moment, qui intéresse Barbey, écrit M. Grêlé. Mais par exemple elle se glisse toujours dans sa pensée inquiète. Cette vision l’arrache à ses tristesses. Il ne s’analyse plus quand il aperçoit « un bel animal, » « un de ces Attilas femelles qui ravagent le monde sans épée. » Il est tout occupé à contempler et à admirer la beauté des formes du beau sexe ; il en détaille les moindres contours et rôde avec des frémissemens de volupté aux abords de la splendide image en qui s’incarne la divinité de l’amour. Ce « n’était qu’une fille de la terre, dit-il d’une femme qu’il a rencontrée dans ses pérégrinations, avec des dents blanches sous de longs anneaux noirs tombant aux joues brunes, et des yeux hardis. Un délicieux modèle de courtisane et qui serait affolante avec une bande en velours écarlate sur le front, à la grecque, et ses larges épaules roulées dans une mantille. Elle sucerait l’or, le sang, la vie ! Ne dirait-on pas qu’il va tomber à genoux devant cette déesse et l’adorer avec des transports d’idolâtrie ?… » Disons-le, si cela peut faire plaisir à M. Grêlé ; mais ce qui est certain, c’est que ce langage n’est pas celui de Don Juan. Ce frémissement devant la plastique des dames de Caen n’est pas d’un grand débauché. Le libertinage de l’honnête garçon fut surtout libertinage d’imagination. C’est un trait à retenir ; sans d’ailleurs en exagérer l’importance. Il n’y a dans la physionomie du jeune Barbey rien d’exceptionnel ; et elle ne nous frappe que par son air d’absolue banalité.

Mais ce provincial qui s’ennuie a été touché par la manie romantique. A la date de 1838, où nous sommes parvenus, le romantisme commençait à se démoder à Paris : c’est le moment où il se répandait dans la province. L’auteur des lettres de Dupuis et Cotonet a décrit les ravages qu’il faisait vers le même temps à la Ferté-sous-Jouarre : d’n’incendia pas moins le Cotentin. La lecture de Byron enflamma les cœurs bas-normands. Dans ses heures d’oisiveté, de tristesse et de désenchantement, Jules Barbey dévorait Manfred et le Corsaire. Il se passionnait pour les héros superbes et solitaires. Il enviait les orages de leur âme et leur destinée chargée d’anathème. Il se composait un idéal de vie à l’instar de la leur. Il entrait en révolte contre une société dont il n’avait que trop d’occasions de sentir la mesquinerie, l’étroitesse et les préjugés. Il s’imaginait brisant avec toutes les conventions, bousculant les convenances, se campant dans une indépendance farouche, s’isolant dans l’âpreté de son orgueil, déliant l’humanité du geste et du regard, hautain, méprisant, beau d’insolence. Et tandis que d’autres n’avaient rencontré l’image de leur héros que dans Les vers des poètes et dans les vignettes des éditions romantiques, lui, il l’avait vu de ses yeux, ayant dans les rues de Caen croisé Georges Brummel qui y vint mourir. C’avait été un triste personnage que ce père du dandysme, et sa frivole impertinence avait pour châtiment une fin lamentable. Après avoir régné sur la mode et révolutionné l’histoire du costume par l’invention du frac, il était tombé dans une profonde détresse. Disgracié par le prince dont il avait été le protégé et dont il avait eu le tort de se croire le camarade, et d’ailleurs parfaitement ruiné, il était passé en France où, grâce aux aumônes d’amis restés fidèles, il avait essayé de maintenir son prestige. Mais la fidélité au malheur ne dure qu’un temps. Brummel se vit bientôt réduit aux expédiens. Finalement, il tomba de l’extravagance dans la démence et mourut fou. Mais aux yeux du jeune provincial, quelle destinée ! Avoir été l’arbitre des élégances et s’échouer à l’hôpital ! Avoir été l’oracle de la société la plus aristocratique et s’éteindre dans un cabanon ! Avoir conquis les femmes par sa grâce, ébloui les hommes par son esprit, et se sentir terrassé par la folie ! Quel contraste ! Quel exemple d’un sort extraordinaire ! Barbey en resta frappé d’admiration pour le restant de ses jours. Dandysme et byronisme, il est là tout entier. Plus tard et dès qu’il en aura l’occasion, il ne fera que réaliser cet idéal entrevu pendant de longues années de rêverie ennuyée.

Lorsqu’il débarque à Paris, nous assistons à une lutte entre ses instincts bourgeois et ses aspirations byroniennes. Il frappe à la porte de maisons honorablement connues dans la littérature, de celles même qu’il devait plus tard poursuivre de ses plus furieux sarcasmes. Il se fait recommander à François Buloz et insère un article au journal des Bertin. Il aurait consenti à être sage, pourvu qu’on l’y aidât. On ne vint pas à lui avec assez d’empressement. Il s’impatientait. Il résolut alors de prendre au plus court. Il entreprit d’étonner Paris.

C’était le Paris de la monarchie de Juillet, bourgeois, voltairien et constitutionnel. De toute évidence, le moyen de s’y singulariser devait consister à prendre en toutes choses le contre-pied du goût régnant. Qu’est-ce que le fils de Théophile Barbey pouvait bien trouver en lui-même qui fût de nature à faire scandale ? Il le chercha avec angoisse. Il se livra à un scrupuleux examen de conscience et inventaire de famille. C’est alors qu’il s’avise d’un certain nombre de découvertes. La première est qu’il y a du mérite à être des environs de Valognes ; c’est une distinction ; cela vous crée une originalité telle quelle, pour peu qu’on vive à Paris. A la barbe des Parisiens, l’enfant de Saint-Sauveur-le-Vicomte sera Normand. « Quand ils disent de partout que les nationalités décampent, plantons-nous hardiment, comme des Termes, sur la porte du pays d’où nous sommes, et n’en bougeons pas ! » Il y a bien des manières d’être Normand ; mais, à coup sûr, celle du duc Rollon en vaut une autre. Sans s’arrêter aux intermédiaires, Barbey dans la lignée de ses ancêtres, remonte droit aux pirates dont les barques aperçues à l’horizon faisaient pleurer Charlemagne. « J’ai des corsaires et des poissonniers dans ma race, puisque je suis Normand et de race Scandinave. » Et lui aussi, il est le « corsaire ! »

De même il n’avait eu jusque-là que peu de sympathie pour les idées professées dans sa famille et qu’il jugeait par trop rétrogrades. Mais justement par ce qu’elles avaient de suranné elles devenaient une manière de défi jeté à l’esprit moderne. Il n’était que de les arborer avec hardiesse. En y songeant, le néophyte se disait qu’il pouvait y avoir là pour lui une espèce d’obligation, une tradition de famille qu’il se devait à lui-même et aux siens de reprendre. S’il n’avait pas eu d’ancêtres aux croisades, il était bien impossible que quelqu’un de ses parens n’eût pas fait le coup de feu avec les Chouans. Ce n’était sûrement pas son père, homme d’habitudes pacifiques, mais ce pouvait être son oncle. Précisément il avait perdu, quelques années auparavant, un oncle dont il nous a laissé ce portrait d’une adorable truculence : « C’était le Normand pur, le Rob-Roy du Cotentin, bouvier, agriculteur, et conduisant parfois sa charrette avec ses mains de gentilhomme qui auraient cassé celles de tous les paysans d’alentour. Il faisait de ses chevaux les chevaux de Diomède. Il était obligé de se battre avec eux pour les monter ; cela durait une heure, mais l’homme finissait par mettre le joug de ses cuisses de fer sur le des vibrant du rebelle. Il est mort grandiosement, comme il avait vécu. Son cheval l’a tué en s’abattant sur lui sans pouvoir le désarçonner et en revenant lui piler, sous ses pieds cette tête qui, à moitié écrasée, alla jouer le whist chez mon père, le soir, à l’horreur et à l’admiration de tous. Après sa mort, cette nature hémorragique attesta encore sa puissance. De sa maison assez éloignée du cimetière, une rivière de sang marqua sa route en coulant par les jointures de son cercueil. » Ce morceau d’un lyrisme macabre est tiré d’une lettre familière. C’est de cette encre que Barbey écrit à ses amis quelques lignes sans prétention. Le Rob-Roy du Cotentin devait avoir chouanné. Notez que c’était celui-là même qu’on appelait d’Aurevilly. Le neveu jugea le moment venu de reprendre le nom, jadis dédaigné, en même temps qu’il endossait les sentimens du Chouan défunt.

Ce dut être vers la même époque qu’il arrêta la forme et choisit les couleurs de son costume, quoique l’idée ne lui soit venue que bien plus tard d’adopter la limousine pour vêtement d’intérieur. Une note de son Memorandum fixe la date de cet événement : « Oublié de noter qu’avant la promenade, je suis allé acheter une limousine semblable à celle des charretiers bas normands et dans laquelle je veux envelopper mon dandysme cet hiver. Je la ferai doubler de velours noir comme Jean Bart avait fait doubler d’or sa culotte d’argent. » Mais pour la cravate de dentelles, nous sommes réduits aux conjectures. Toutefois l’attitude était trouvée. Le fils de Théophile Barbey s’était métamorphosé en homme d’autrefois. Juché sur les principes de l’ancien régime, isolé dans ses traditions d’aristocrate, il n’avait plus rien à craindre du contact avec les vulgarités de l’heure présente. Survivant des âges disparus, héraut des vérités méconnues, il pouvait à son aise enfler la voix et jeter l’anathème aux hommes d’aujourd’hui. Et, puisque le malheur des temps ne lui laissait pour arme que sa plume, du moins elle deviendrait entre ses mains la massue du pirate et le fusil du Chouan.

On comprend que la confection d’un tel personnage ait été laborieuse. Barbey d’Aurevilly n’est tout à fait en possession de son rôle qu’à partir de l’année 1846. Cette année-là, il fait paraître à un mois de distance : Les Prophètes du Passé et Une Vieille maîtresse.

De ces deux ouvrages, le premier n’est qu’un opuscule : mais le format ne fait rien à l’affaire. La préface n’est pas seulement d’un absolutiste en matière religieuse : elle est d’un tortionnaire. « Si, au lieu de brûler les écrits de Luther dont les cendres retombèrent sur l’Europe comme une semence, on avait brûlé Luther lui-même, le monde était sauvé, au moins pour un siècle. » Après avoir brûlé Luther, encore aurait-il fallu trouver le moyen de supprimer Descartes. En effet, le cartésianisme a été accepté tranquillement par les esprits de la plus haute orthodoxie, comme Bossuet par exemple ; donc Descartes a fait plus de mal que Bacon, quoique celui-ci ait inventé l’expérimentalisme qui mène au matérialisme qui est la « philosophie de la digestion et du fumier. » Vient ensuite un superbe panégyrique de Joseph de Maistre et de Bonald ; et l’œuvre se termine par quelques mots sur Lamennais. « Démocrate isolé, momie sans arôme et sans bandelettes d’un républicanisme pourri, qui coule en déliquescence et Hue de toutes parts autour de nous, il n’est dangereux qu’à la manière de l’infection. » Tel est chez Barbey d’Aurevilly l’apologiste de la religion chrétienne et le polémiste.

Joseph de Maistre n’a pas écrit de romans licencieux, et Bonald n’a pas conté d’histoires d’alcôve. C’est par où le disciple se distingue de ses maîtres. La tradition que représente ici Barbey d’Aurevilly est celle de Crébillon fils et de Laclos. Un homme marié à une femme jeune, belle, et qu’il aime, revient à une ancienne maîtresse, vieillie, laide, et dont il a une espèce d’horreur. A quelle obscure servitude obéit-il ? Quels liens ont noués entre ces deux êtres d’anciennes voluptés ? Le héros d’Une vieille Maîtresse, Ryno de Marigny constate avec effroi et satisfaction ce pouvoir qu’a sur lui la Vellini. « Avec une inflexion de ses membres de mollusque dont les articulations d’acier ont des mouvemens de velours, elle faisait tout à coup relever les désirs entortillés au fond de mon âme, comme le soleil fait retourner vers lui des convolvulus repliés. » Tel est le sujet et tel est le style. Les meilleurs amis de l’écrivain s’étonnent et déplorent qu’un défenseur de la foi se complaise à de pareilles peintures. Il ne s’embarrasse pas pour si peu. Il a une réponse toute prête. « Le catholicisme est la science du bien et du mal. Il sonde les reins et les cœurs, deux cloaques remplis, comme tous les cloaques, d’un phosphore incendiaire. Il regarde dans l’âme : c’est ce que j’ai fait. Ce que j’y ai montré s’y trouve-t-il ? J’ai fait comme un confesseur et un casuiste, j’ai jaugé les immondices du cœur humain. Me préserve le bon sens de comparer le prêtre et l’artiste ! Mais tous deux ont leur fonction. J’ai dit la passion et ses fautes, et, certes, je n’en ai pas fait l’apothéose. Seulement j’ai fait trembler sur sa puissance, sur ses encharmemens (sic), sur la barre qu’elle fourre dans notre libre arbitre comme sur un écusson faussé. Ah ! n’étriquons point le catholicisme ! » Théorie commode, sur laquelle l’auteur est maintes fois revenu, et qu’ont reprise après lui tous ceux qui y trouvaient leur profit. Disons plus simplement que Barbey d’Aurevilly avait un certain tour d’imagination sensuel, et qu’il n’éprouvait aucune envie de renoncer à ce qui lui faisait plaisir.

L’esthétique du romantisme en fait de romans tient dans la recette célèbre : « Fabriquons des monstres. » Barbey d’Aurevilly en fabrique avec application. C’est un monstre, de la catégorie des goules, que cette Vellini, la Malagaise, fille d’une duchesse et d’un toréador. Elle a bu du sang de son amant et lui a fait boire de son sang ; et l’auteur ne nous cache pas que telle est sans doute la cause qui rend leur union indissoluble. Écrit-elle à son amant ? c’est bien entendu en lettres de sang. Ils ont eu un enfant : ils ont brûlé son cadavre. Mort et damnation ! — C’est un monstre que l’abbé Jehoel de la Croix-Jugan, véritable phénomène de laideur. Songez que pour ne pas survivre à une défaite des Chouans, cet hercule a tenté de se suicider, et que la décharge de son fusil lui a labouré le visage ; après quoi, les Bleus lui ont arraché les linges posés sur ses blessures, ont emporté des lambeaux de chair et promené sur cette face meurtrie des tisons enflammés. Ce n’est plus un visage qu’a Jehoel de la Croix-Jugan, c’est on ne sait quoi de tuméfié, de raviné, de mutilé qui n’a plus de nom dans aucune langue. Tel qu’il est, le héros de l’Ensorcelée inspire l’amour. C’est pourquoi un mari jaloux l’abat d’un coup de feu au pied de l’autel. Depuis lors, c’est un fait qu’à la date anniversaire de ce tragique événement, l’église de Blanchelande s’éclaire d’une façon surnaturelle, et qu’au dernier coup de minuit, Jehoel de la Croix-Jugan revient achever de dire sa messe, si malencontreusement interrompue. Car Barbey d’Aurevilly raffole du fantastique de la sorcellerie, des apparitions et des revenans. — Voulez-vous enfin un type accompli de paria ? c’est le Prêtre marié. L’abbé Sombre val, prêtre défroqué, marié et veuf, revient vivre précisément dans son pays natal, parmi ceux dont il est le plus sûr d’être exécré. Il a une fille, Calixte, sujette à des crises de catalepsie. Le somnambulisme de la fille est le châtiment de l’apostasie du père. C’est ainsi que le romancier a cru traduire l’idée chrétienne de l’expiation. Il était tout particulièrement fier de la création de la jeune malade Calixte, en qui il voyait un être tenant à peine à la terre, mitoyen entre la femme et l’ange. De même le dénouement du roman l’enchantait par son horreur « shakspearienne. » On y voit l’abbé Sombreval déterrer avec ses ongles sa fille morte et se sauver en portant dans ses bras le cher cadavre. — Il est clair que ces personnages ne sont pas taillés sur le patron de l’humanité moyenne. L’auteur les a découpés en pleine fantaisie, comme autant de marionnettes horrifiques et cocasses.

Reste une dernière forme du romantisme dont Barbey d’Aurevilly ne pouvait manquer d’être dupe : c’est le satanisme. Il consiste, comme on sait, a chercher dans la foi un condiment à la jouissance. Pour goûter la joie de blasphémer, il faut croire en Dieu. Le pécheur trouve à savourer sa faute un plaisir que les incrédules ne peuvent connaître. C’est le mot de la Napolitaine, regrettant que son sorbet ne fût pas un péché, pour le trouver meilleur. Ce raffinement malsain a reçu chez nous son expression la plus complète dans la poésie de Baudelaire : aussi, lorsque les Fleurs du Mal parurent et firent scandale, Barbey d’Aurevilly s’empressa-t-il de se ranger parmi les plus chauds partisans de leur auteur. Lui-même ne s’est pas tenu de s’essayer dans ce genre : de là les Diaboliques. Je n’engagerais personne à lire ce méchant recueil de nouvelles qui veulent être inconvenantes, car il n’est guère de lecture plus ennuyeuse. Et pourtant, il n’y a pas moyen sans cela de connaître pleinement l’âme de Barbey d’Aurevilly. C’était une âme éperdument naïve. Son innocence foncière éclate dans les efforts que fait le malheureux écrivain pour paraître pervers. Les Diaboliques sont une manière de chef-d’œuvre : c’est le chef-d’œuvre de la candeur dans l’incongruité.

Avec l’humeur que nous lui connaissons, s’il est un métier auquel Barbey fut particulièrement impropre, c’était à coup sûr celui de critique : c’est aussi celui qu’il a exercé le plus assidûment. Il est vrai de dire qu’il ne l’avait pas choisi : il s’y était laissé reléguer, faute de mieux et sans résignation. Mais dans les journaux où on l’accueillait on se méfiait de ses incartades, et on pensait. que, venant à se produire dans les questions de bibliographie, elles tireraient moins à conséquence. « J’aspirais à la politique, mais on a pensé que j’étais trop net, trop vibrant, imprudent, un casse-cou armé d’un casse-tête ; et les douceâtres et les nuageux de l’endroit m’ont mis à la bibliographie. Comme exercice d’humilité, j’ai pris ce qu’on me donnait, sans mot dire. Saint Bonaventure lavait des assiettes. Je tâcherai de les laver comme lui, avec des mains de Cardinal. » Ces assiettes qu’on lui donnait à laver, pour reprendre son élégante métaphore, il lui arriva souvent de les casser et plus souvent de les jeter à la tête des gens. Sous la forme d’articles de journaux, ces baroques improvisations pouvaient avoir un certain agrément. Mais il les a lui-même réunies en volumes. Il en a composé un monument qu’il intitule pompeusement les Œuvres et les Hommes du XIXe siècle, Rien qu’en copiant à la file quelques-uns de ses jugemens sur les écrivains et les artistes de son temps, on aurait un choix des opinions les plus abracadabrantes et d’ailleurs les plus contradictoires. Mais ce ne serait même pas amusant. Il manque à la critique de Barbey ce léger grain de bon sens qui rend l’extravagance piquante. Ce n’est pour lui qu’une occasion d’exprimer ses sympathies, ses colères, ses emportemens, ses impressions, son humeur du moment ; et cette humeur est toujours au paroxysme. Traitant indifféremment de questions religieuses, politiques, morales, des littératures anciennes et moderne, étrangères et française, de philosophie, de théâtre et de peinture, il y apporte une égale incompétence, et ne s’en cache guère. Au besoin il se vante d’ignorer jusqu’au premier mot des sujets dont il disserte. Cela fait qu’il est plus libre pour en décider. Chargé d’un compte rendu de Salon, il intitule sa profession de foi : « Un ignorant au Salon. » « C’est moi, écrit-il fièrement, qui suis cet ignorant-là. Parmi les critiques d’art autorisés, comme on dit, et qui ont présentement de gros pignons sur rue, en voici un qui n’a pas même, pour s’y abattre et y percher, le soliveau de l’hirondelle. Il n’est pas, lui, professeur juré ou non juré d’esthétique. Il n’a pas de cravate empesée. Il n’endoctrinera pas pédantesquement. Il ne dira jamais que ce qui lui viendra. » Sa fantaisie est son unique règle pour juger de tout. Et il n’avait pas besoin de nous en avertir : on s’en aperçoit de reste. Donc il s’en donne à cœur joie, exaltant ceux-ci, éreintant ceux-là, frappant à tort et à travers et criant comme un sourd. Ce n’est peut-être pas la meilleure méthode en critique, mais on sait au surplus que c’est la plus communément employée.

Et voici ce qui devient digne de remarque et un peu attristant. En dépit de ces travers, de ces ridicules, de ces tics, de ces manies et de ces fanfaronnades, Barbey d’Aurevilly n’était pas dénué de qualités. Il avait d’abord toutes les qualités du cœur, ce qui est quelque chose, même pour un écrivain. Il passe pour avoir eu de l’esprit et excellé dans la conversation. Sur ce point, tous ceux qui l’ont entendu s’accordent. « Quel esprit ! s’écrie l’un d’eux. Depuis Rivarol et le prince de Ligne, personne n’a causé comme M. d’Aurevilly, car il n’a pas seulement le mot comme tant d’autres, il a le style dans le mot et la métaphore, et la poésie. » Un autre vante cet esprit cinglant et caustique qui le fait songer au fouaillement de la cravache et à la morsure du fer rouge. Nous ne pouvons que nous incliner devant ces témoignages. A vrai dire, les conversations que le romancier a intercalées dans ses récits ne nous donnent guère l’idée de toutes ces merveilles. Les mots qu’on cite de lui, ou qu’on lui prête, ressemblent fort à des pantalonnades. Il pratiquait le calembour et l’a peu près. Il cultivait le paradoxe. C’est un genre qui peut plaire ; mais il faut l’aimer, sans quoi on le trouve insupportable. D’Aurevilly fut le causeur fringant, piaffant, étourdissant, ébouriffant ; celui qui vous fait apprécier le bon sens de M. Prud’homme. Mais l’art de la conversation est un art très particulier, d’un agrément immédiat et dont on ne peut juger après coup. Le premier mérite d’un causeur, c’est d’aimer à causer. D’Aurevilly adorait les succès de salon. Il parlait du faubourg Saint-Germain comme en parlent les jeunes gens de Balzac et le tambourinaire d’Alphonse Daudet. « Au faubourg Saint-Germain, ils disent que j’ai un esprit effroyable !… » Puis l’à-propos, le geste, l’accent ajoutent beaucoup à la valeur des choses qu’on dit. Un des « effets » du fameux Galiani, dans les salons où il donnait le ton, consistait à lancer prestement en l’air sa pantoufle. C’est une sorte d’esprit dont aujourd’hui la drôlerie nous échappe. Il n’est nullement prouvé que d’Aurevilly n’eût pu faire sa partie au milieu des causeurs les plus réputés du XVIIIe siècle.

Ce qui est plus curieux encore, c’est qu’il avait des dons d’écrivain. Son style est maniéré, contourné, alambiqué, poussé à l’effet, peinturluré, surchargé et surchauffé, et il n’y manque aucune des variétés de la prétention. Mais l’armature de la phrase est bonne, et sous l’appareil de la grandiloquence on y devine une certaine vigueur d’expression. Il avait quelque chose de la vision du peintre. Les paysages de sa Normandie lui étaient restés dans l’œil, et il est hors de doute que les meilleures de ses pages sont celles qui lui ont été inspirées par les aspects de sa terre natale. Il est le peintre du Cotentin. Il a décrit non sans poésie la Normandie des plages et des landes, évoqué non sans relief les rues tortueuses et les vieilles maisons des petites villes. Valognes a trouvé en lui son Balzac. Les parties descriptives qu’il consacre à la cité normande au début du Chevalier Destouches sont d’une belle venue. Ce livre est, à tout prendre, de tous ceux qu’a écrits Barbey d’Aurevilly, le seul qui soit encore lisible. Le neveu des Chouans savait assez bien redire avec sa grosse voix ces histoires de la chouannerie normande qu’il avait recueillies sur place… Mais il a tout sacrifié à sa manie de la singularité.

Quand on vient d’assister à ce long et vain effort d’un homme pour étonner ses contemporains, une question se pose, qu’il est bien difficile d’éluder : a-t-il réussi à s’étonner lui-même ? A-t-il été sa propre dupe ? On le voudrait. Car l’homme était sans méchanceté et sa destinée fut mélancolique. Jusqu’au bout, il a été aux prises avec les difficultés d’argent et il a vécu dans une espèce de dénûment. Il a eu toutes les peines du monde à faire éditer ses livres et à placer sa copie dans les journaux. Ses romans les plus sensationnels ont paru au milieu de l’indifférence presque générale et ses plus bruyantes invectives sont restées sans écho. Ceux qu’il assommait ne s’en portaient pas plus mal, et ceux qu’il exaltait ne se souciaient pas des éloges d’un tel panégyriste. Ce défenseur de la morale a été inquiété par la censure, sans toutefois arriver à se faire taxer d’immoralité. Cet apôtre de l’orthodoxie a été désavoué par l’Église. Ce disciple de Brummel n’avait pas convaincu de son élégance les boutiquiers dans les glaces de qui il se mirait en passant. L’intrépidité de bonne opinion où il était de lui-même a-t-elle suffi à lui adoucir toutes ces amertumes ? Jusqu’où va le pouvoir de l’illusion, et n’a-t-il pas ses défaillances ? Le rôle qu’on s’est imposé et qu’on finit par jouer au naturel, ne le sent-on pas à de certaines heures peser lourdement sur ses épaules ? N’y a-t-il pas des instans de lassitude et des lueurs de clairvoyance ? C’est par là que le cas de Barbey d’Aurevilly intéresse le moraliste. L’écrivain intéresse l’historien des lettres parce qu’on retrouve dans son œuvre toutes les tares du romantisme : le goût de l’exceptionnel, de l’étrange, de l’absurde, le culte de l’énergie, de la passion frénétique et de l’individualisme forcené. Par un don de sa nature, et une particularité de sa complexion, l’auteur de l’Ensorcelée et des Diaboliques semble avoir été créé pour montrer ce qu’il y avait d’enfantillage au fond de l’âme romantique. Il est de ceux qui nous font comprendre comment les écoles finissent. Très probablement, l’histoire de la littérature ne lui fera aucune espèce de place. Mais, quelque jour, un amateur de curiosités littéraires s’amusera à reconstituer le portrait de cet oublié pour l’accrocher dans quelque galerie des excentriques, entre ceux de Georges de Scudéry et de Cyrano de Bergerac et ceux peut-être de quelques-uns des capitaines Fracasses, qui sont la gaieté du journalisme d’aujourd’hui.


RENE DOUMIC.

  1. Eugène Grêlé, Jules Barbey d’Aurevilly, sa vie et son œuvre, d’après sa correspondance inédite, 1 vol. in-8o, Caen, chez Jouan, éditeur. — Barbey d’Aurevilly, romans et œuvres critiques, chez Lemerre.