Revue musicale. — Fidelio. — Mlle Nilsson à l’Opéra. — M. Richard Wagner

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REVUE MUSICALE.

Au Théâtre-Italien, avec les représentations régulières, très variées et parfois remarquables au plus haut point, comme lorsqu’il s’agit du Fidelio de Beethoven, alternent maintenant des intermèdes et des concerts. Tout n’est pas excellent dans ces manifestations, et l’on conçoit qu’un orchestre et des chœurs habitués aux commodes ritournelles du rossinisme éprouvent quelque difficulté à débrouiller une œuvre telle que le Dieu et la Péri de Schumann. Il n’en est pas moins vrai que ces efforts doivent être encouragés, comme on encourage les concerts populaires et tout ce qui répond à ce besoin particulier de connaître que nous avons aujourd’hui. L’admiration n’est plus notre fait, et de l’enthousiasme, nous nous en moquons ; mais nous voulons voir, entendre par nous-mêmes, savoir ce qu’ont produit de merveilleux tels prétendus grands artistes. Qu’est-ce, par exemple, que ce Schumann dont le nom revient si souvent à nos oreilles ? Eh bien ! tenez-vous-le pour dit, si toutefois l’ouverture de Manfred et certains fragmens du dieu et la Péri ne vous l’ont pas appris déjà, ce Robert Schumann, c’est quelqu’un, et nous reviendrons un jour ou l’autre sur cette physionomie à la Jean-Paul ; en attendant, disons un mot de cet admirable Fidelio.

Les œuvres de Beethoven sont le meilleur commentaire qui existe de sa vie. Toutes portent l’empreinte de son grand cœur si bon, si tendre, si profondément compatissant. Il est le premier qui, dans une sonate, dans un quatuor, dans un lied, ait fait tenir l’immensité. Les maîtres du passé, les Haendel, les Bach, pour la religiosité de leurs sentimens, ont une forme spéciale ; son inspiration à lui ne connaît pas ces distinctions de genre, elle se donne et se verse à torrens. Les Italiens disaient de Rubens qu’il mêlait du sang à ses couleurs. Beethoven écrit ses poèmes avec son propre sang. Tout sujet lui devient un. fil d’Ariane pour le conduire au sanctuaire de l’âme humaine. Une cantate (Adélaïde) prend les proportions d’une scène ; son lyrisme sacré s’élève dans la Messe solennelle à la plus haute puissance dramatique, et cette fable toute bourgeoise et sentimentale de Fidelio, ce conte du bonhomme Bouilly transformé, illustré, idéalisé, nous montre l’éternel féminin dans sa plus sublime apothéose. « Tous les hommes frères, et Dieu qui règne au ciel père de tous, » cette idée, sur laquelle se déroulera plus tard si magnifiquement la neuvième symphonie, est déjà l’idée thématique du drame de Fidelio ; du reste, on la retrouve partout, car elle est sa religion, sa foi même. « La religion et la basse fondamentale, disait-il, sont deux points sur lesquels il ne faut pas discuter. » En ce sens, ce panthéiste est bien près d’être un chrétien ; son Dieu, ne nous y trompons pas, n’est point celui de Goethe, encore moins celui de Feuerbach. Canzonetta di ringraziamento offerta alla divinità dà un guarito, ainsi dans son œuvre complète s’intitule le quatuor portant le numéro 132, inspiration d’un recueillement ineffable. L’âme n’a de ces effusions, ne se prosterne de la sorte que devant le Dieu personnel, — celui que Beethoven, dans une lettre à son neveu, remercie de ne l’avoir jamais abandonné et auquel il rend grâce de sa guérison, — le Dieu juste et omnipotent, créateur et père de toutes choses, qui récompense les bons et punit les méchans, et dont, plus que toute autre, cette partition de Fidelio respire l’intime croyance.

Je ne sais quoi de lumineux plane et rayonne sur ce chef-d’œuvre ; l’action se joue au fond d’un cachot, parmi les pleurs, les grincemens de dents et les ténèbres, et vous voyez à tout instant sur les fronts de l’héroïne et de son époux comme un nimbe échappé de la Transfiguration de Raphaël. C’est une gloire en effet que cette musique ; jamais le pathétique ne trouva d’accens plus beaux, plus déchirans ; on pense à l’Imogène de Shakspeare. Et cet immortel duo des deux époux lorsqu’ils se retrouvent ! Mozart lui-même s’est-il élevé jusque-là ? Haletans, éperdus, ils se précipitent dans les bras l’un de l’autre, — Florestan ! Léonore ! — Deux noms, c’est tout ce que ce morceau contient de paroles ; ils s’appellent, s’étreignent et se taisent, abîmés dans leur joie, étouffés, étranglés par l’inexprimable. — Louer Mlle Krauss pour la manière dont elle compose, dont elle joue et chante ce rôle de Léonore, n’est point assez ; il faut la remercier de son inspiration, de son talent mis au service d’un pareil chef-d’œuvre, désormais, grâce à elle peut-être, adopté du public, car ce qui ne s’était point encore vu arrive aujourd’hui : Fidelio fait des recettes. C’est au zèle persistant de Mlle Krauss, à son initiative d’Allemande convaincue que nous devons ce fier succès, le plus décisif assurément que la musique ait remporté cet hiver. Hâtons-nous de dire que la vaillante artiste en a toute la première profité ; son triomphe a été ce qu’on peut imaginer de plus radieux. Il est si rare de voir aujourd’hui le talent se dévouer à quelque noble et utile tâche ! — Gabrielle Krauss n’en aura pas le démenti ? elle s’était promis de rompre la mauvaise chance qui jusqu’alors semblait s’attacher à l’une des plus hautes conceptions du génie, et la partition de Beethoven a été acclamée du public parisien. Quand on joue Fidelio, la salle est comble, et la boîte à musique de la Patti connaît pour la première fois les grands enthousiasmes du Conservatoire ; du reste, l’opéra de Beethoven est en outre parfaitement représenté. Fraschini, au début, rendait la partie de ténor avec cette âme et cette intelligence d’un grand chanteur à qui rien de ce qui est beau ne demeure étranger, et Nicolini, qui maintenant le remplace, supplée par la jeunesse et le charme de sa voix à ce qui lui manque du côté de l’interprétation du rôle, qu’il comprend trop à l’italienne. Le côté critique de cette exécution est dans l’orchestre et dans les chœurs, non qu’ils se comportent mal ; mais le degré voulu de résonnance n’est pas atteint. L’hymne final par exemple. Se figure-t-on l’immense effet qu’il produirait à l’Académie impériale, attaqué, enlevé par toutes ces masses qu’on déchaîne aux grands jours de Guillaume Tell et des Huguenots ? Là seulement est la vraie place du chef-d’œuvre ; il faudra tôt ou tard qu’il y vienne, et si quelque chose a droit d’étonner, c’est qu’il n’y soit pas encore venu. Je sais bien où l’objection se dresse ; mais cette pièce même, il suffirait d’une retouche habile pour en modifier le caractère, et de bourgeoise et larmoyante la rendre complètement intéressante, car le sujet tout romanesque est au fond très humain, très pathétique et très moral, ce qui devrait ne rien gâter à une époque où tant de belles préfaces s’évertuent à nous démontrer que la moindre pièce du Gymnase doit porter son enseignement. Le poème de Fidelio, et c’est pour cela uniquement que Beethoven l’a choisi, met en action la foi dans le mariage, le dévoûment de la femme exalté jusqu’à l’héroïsme, et cette simple idée, dramatiquement exposée, en vaut bien une autre. Quant à la couleur monotone du sujet, ceux qui connaissent l’Académie impériale savent quelles ressources la mise en scène y tient en réserve contre un pareil inconvénient. Rien ne serait plus facile que de dépayser l’action, d’en accentuer le dramatique et le pittoresque en la transportant en Italie, au plein de ce XVIe siècle où florissaient les César Borgia et les Alexandre VI, et qui vit s’accomplir des intermèdes tragiques tels que les noces d’Astorre Baglione et de Lavinia Colonna.

Du reste, le grand salon du Louvre ne s’est pas fait en un seul jour, et l’Opéra, tout en usant d’une sage temporisation lorsqu’il s’agit d’adjoindre à son musée de nouveaux chefs-d’œuvre, ne néglige point pour cela le culte des maîtres. On a repris Don Juan avec Mme Carvalho, une excellente Zerlines, un objet d’art exquis dont l’attrait a seul maintenu cette fois la fortune de Y ouvrage. En l’absence de Mme Marie Sass, c’est à Mlle Hisson qu’on avait cru devoir confier dona Anna, et selon son irrémédiable habitude Mlle Hisson a tout compromis. Toujours la même histoire qui, depuis sa prise de possession du grand répertoire, ne cesse de se reproduire. Il semble d’abord que les choses vont bien marcher, puis vers le milieu du second acte, quand ce n’est pas plus tôt, la voix se détraque, le geste extravague, et chacun de se demander si la pièce ira jusqu’au bout. La Marguerite du Faust de M. Gounod est, à vrai dire, l’unique rôle où Mlle Hisson se soit encore montrée supportable, et comme si cette aventureuse personne avait à cœur de déjouer toutes les prévisions, c’est dans les mignardises du rôle qu’elle, habituée aux éclats de voix, aux grandes pantomimes, s’est surtout fait remarquer. — Pour ce qui touche à dona Anna, je ne crois pas qu’il soit possible de prendre plus à contre-pied ce caractère. Et la musique, est-elle assez maltraitée ! À chaque instant, des interpolations et des ratures, des mesures entières qu’on supprime à cause de certaines vocalises trop difficiles ; mais comment donc faisaient les autres, comment fait Mme Sass, qui, pour l’agilité, n’est pas une Sontag, que je sache ? Un rôle est ce qu’il est, et mieux vaut cent fois n’y pas toucher que de le massacrer de la sorte. À cette reprise, qu’attristait en outre l’éloignement de M. Obin, doit succéder celle du Freyschütz. La partition de Weber est à l’étude et naturellement le poème aussi. Quel poème ? est-ce une traduction nouvelle ? Nous aimerions à le croire ; mais on nous assure qu’il s’agit tout simplement d’exhumer la pièce représentée jadis avec des illustrations mélodramatiques de Berlioz. S’il en est ainsi et si les paroles sont celles qui se peuvent lire dans la partition française publiée chez Brandus, nous appelons l’attention de qui de droit sur l’indispensable nécessité qu’il y aurait de faire reprendre ce texte en sous-œuvre et de l’écheniller vers par vers. Même observation pour ce qui regarde l’arrangement musical du dialogue ; ces empâtemens de couleurs, appliqués çà et là sur le dessin de Weber d’une main souvent brutale, produiraient aujourd’hui l’effet le plus désastreux. Berlioz avait de ces contradictions ; lui, toujours prompt à crier au scandale, au vandalisme, trouvait fort simple d’instrumenter l’Invitation à la valse, et de s’établir en voisin au beau milieu de l’orchestre du Freyschütz. C’est contre cette intervention un peu forcée que ne manquera pas de réagir, avec son goût et sa science, l’artiste placé à la tête de la direction musicale de l’Opéra, bien convaincu d’ailleurs qu’une œuvre de Weber doit rester ce que le maître a voulu qu’elle fût, et s’alléger au plus vite de tout fardeau qui pourrait la faire ressembler à du Richard Wagner.

Celui-là, on le siffle à outrance aux concerts Pasdeloup, et quand on a fini de siffler, on recommence. C’est qu’aussi le public se défend comme il peut, et jusqu’à présent on n’a rien inventé de mieux que le sifflet pour se défendre contre les agressions de ce genre. Que parle-t-on de la marche de Tannhäuser, du Chant nuptial de Lohengrin ! Nous en sommes, s’il vous plaît, à l’ouverture des Maîtres chanteurs de Nuremberg. Le public, au début, s’était armé de patience, il a subi sans sourciller les premières décharges de cette artillerie, et ce n’est que lorsque la position n’a vraiment plus été tenable qu’il s’est mis à riposter à sa manière. Aux sifflets sont venus naturellement se mêler les applaudissemens frénétiques des amis, et le scandale a recommencé de plus belle le dimanche suivant quand l’orchestre a voulu reprendre ce morceau, tranchons le mot, cette cacophonie. Les Allemands ont un terme pour désigner de pareils chefs-d’œuvre : ils appellent cela Katzenmusik, ce qui signifie qu’il y a de ces dissonances contre lesquelles la nature se révolte : les chiens aboient, les chats miaulent et les hommes sifflent. Il va sans dire que la partie enthousiaste ne s’est point tenue pour battue. Les corybantes du demi-dieu de Lucerne ont entonné de nouveau le Pæan usité dans la circonstance, on a crié à la cabale, au génie incompris, et répété pour la centième fois que ce qui arrive à M. Richard Wagner s’était jadis passé pour Beethoven et pour Weber, comme si les circonstances étaient les mêmes, comme s’il fallait compter pour rien la somme de connaissances acquises pendant ces quarante dernières années. — Mais, braves gens, vous n’y songez pas ! Le public d’autrefois qui sifflait la Pastorale et la scène des balles dans Freyschütz en était encore aux ritournelles de Dalayrac et de Gaveaux, de Champein, de Lebrun et de Berton, tandis que c’est le public même de Beethoven et de Weber, de Haydn, de Mozart et de Mendelssohn, qui siffle aujourd’hui M. Richard Wagner. Si le maître de chapelle du roi de Bavière n’avait eu affaire qu’à des cabales, voici longtemps que sa cause serait gagnée. Le génie qui au bout de quinze ou vingt ans n’a point prévalu n’est qu’un faux génie qui, lorsqu’il se plaint de la cabale, manque absolument de bonne foi, car, loin de nuire à ses intérêts, la cabale s’exerce alors à son profit, et tous ces bruits, tous ces petits scandales renouvelés à point nommé, aident tant bien que mal l’œuvre et le nom à subsister.

On se tromperait fort du reste à croire que notre public soit le seul à se moquer de la mélodie continue. Même en Allemagne, les rieurs abondent, et ceux qui voudraient des preuves en trouveraient dans un très amusant volume publié par M. Paul Lindau[1]. C’est l’histoire pittoresque et anecdotique du Tannhäuser à Paris. Ces pages méritent d’être parcourues ; on y voit un critique allemand, homme d’esprit, parler sans haine de la France, et qui consent à ne pas faire des œuvres de M. Richard Wagner une question internationale. Suivons l’auteur dans sa narration rétrospective, car il sait mieux que nous et par le menu comment les choses se sont passées, il cite même des noms que nous n’eussions peut-être pas prononcés, mais qu’il est toujours permis de traduire. « Les préliminaires de la catastrophe du 13 mars 1861, écrit M. Paul Lindau, datent d’un bal de cour où la princesse Metternich, causant avec une auguste personne, se plaignit de l’indifférence qu’on témoignait en France à l’égard des grands artistes étrangers, et mit à plaider sa cause tant de vivacité que l’empereur, s’approchant, voulut savoir de quoi il s’agissait. Ce fut alors que l’aimable princesse lui raconta que Paris possédait en ce moment le plus beau génie musical de l’Allemagne contemporaine, auquel il ne manquait qu’un peu de protection pour sortir de l’obscurité où il végétait et rayonner sur le monde en pleine gloire. — Ce que femme veut, Dieu le veut, — et je laisse à penser ce que dut être la force de persuasion de la spirituelle ambassadrice, qui, sancta simplicitas ! croyait au génie de Wagner au point de voir en lui non-seulement toutes les espérances de l’avenir, mais toutes les délices du présent. Le lendemain, M. Royer, administrateur de l’Opéra, était mandé au ministère et recevait l’ordre impérial de mettre à l’étude la partition de Tannhäuser. »

Bien des gens se demanderont peut-être s’il n’eût pas mieux valu qu’un tel acte d’autorité discrétionnaire se fût exercé en faveur d’un compositeur français ; mais ces gens-là sont des esprits chagrins et bornés qui ne comprennent pas que le monde est une féerie où le caprice et le hasard gouvernent tout. « Ici commence le chapitre des infortunes et tribulations. Ajoutons tout de suite que Wagner ne doit s’en prendre qu’à lui-même des nombreuses mésaventures qui l’ont assailli à Paris. Son humeur insupportable, ses prétentions et son arrogance lui ont assurément fait plus d’ennemis encore que sa musique. » Il ennuyait le monde entier, et le monde se vengeait en multipliant autour de lui les agacemens. Il en voulait aux journalistes à cause de leur indifférence à l’endroit de ses concerts, à l’administration de l’Opéra, qui lui demandait des airs de ballet, à ses traducteurs, qu’il trouvait détestables, au mauvais temps, à son propriétaire avec lequel il était en procès. Les répétitions le mettaient hors de lui, l’orchestre ne comprenait rien à sa musique, les chanteurs allaient à la diable, et les chœurs, toujours à côté, croyaient chanter faux quand ils chantaient juste, et, voulant se remettre au ton, arrivaient alors à chanter vraiment faux, « ce qui n’est qu’ordinaire dans l’exécution d’un opéra de Wagner. » Du reste, sa position à Paris n’avait jamais cessé d’être anormale ; trop humble au début, il s’était, dès le lendemain de sa faveur, haussé sur un piédestal. « Étranger à la vie parisienne, il devenait tout naturel que Paris, à son tour, le traitât en étranger, et cette situation à part adoptée, recherchée par lui, créait d’avance à son œuvre une destinée exceptionnelle. Il fallait réussir avec effraction ou tomber lourdement, et ne compter en tout cas ni sur des politesses ni sur un succès d’estime. Austerlitz ou Waterloo : aut Cæsar aut nihil ! Lorsqu’un homme dont personne encore ne connaît le mérite a fait énormément parler de lui, cet homme peut s’attendre à rencontrer sur son chemin autant d’admirateurs que d’antagonistes, les uns et les autres doués d’une égale inintelligence dans leur frénésie contradictoire, et si quelques malveillans devancèrent le jour de la représentation pour prédire la chute de Tannhäuser, les imbéciles non plus ne devaient pas manquer pour poser en victime leur demi-dieu et le glorifier par-delà Beethoven. Il se peut qu’il y ait eu de la prévention dans le public de Tannhäuser ; mais, en admettant que le fait soit vrai, convenons que Wagner n’avait rien négligé pour le forcer à se produire. Le 13 mars, la représentation eut lieu ; M. Dietsch conduisait l’orchestre en dépit de l’auteur, qui, toujours et partout mécontent, aurait voulu lui arracher des mains le bâton de mesure. La salle en un moment fut envahie, puis les régions aristocratiques se peuplèrent d’un public d’élite que semblait présider de sa loge la princesse Metternich, âme de cette fête. »

On la connaît cette fête, l’Opéra n’en avait point vu et vraisemblablement n’en reverra jamais de pareille. M. Paul Lindau n’omet aucun détail ; je recommande son récit à M. Nuitter, qui s’occupe, dit-on, d’une histoire de l’Opéra, et je lui signale un malin trait à l’adresse du traducteur, dont il cite ce vers d’un lyrisme en effet tout badin, et qui méritait de ne point périr :

Si les dieux aiment constamment,
Le cœur de l’homme est plus changeant.

Une chose qui ne laissa pas d’étonner beaucoup fut de voir un compositeur qui s’était jusque-là montré l’homme imperturbable d’Horace consentir à parlementer avec la tempête plutôt que de couler bas vaillamment son équipage. « À la seconde représentation, tous les passages entrepris par le fou rire du public avaient disparu. Dans le premier duo, dans les récitatifs du landgrave, dans la passe d’armes des chanteurs, d’énormes coupures avaient été pratiquées ; plus de ritournelle sur le galoubet, plus de trait de violon au dernier tableau du second acte, plus de meute. Au troisième acte, Wolfram avait déposé sa harpe, et Tannhäuser se jetait à terre moins souvent ; mais, s’il n’y eut point tant de rires, on n’en siffla que davantage, et le scandale devint tel, qu’à la troisième représentation Wagner dut retirer sa pièce. » La partie était perdue, et l’on se retirait amoindri par des concessions ; on s’était désavoué soi-même, on avait transigé, fait des coupures, pour tâcher de se maintenir au répertoire. Oh ! ces héros tout d’une pièce, fiez-vous donc à leurs préfaces ! M. Paul Lindau connaît le masque, et tout en perçant à jour le charlatanisme, en n’étant dupe d’aucune pose, sait fort bien ce qui doit être pris au sérieux, témoin ce paragraphe d’un sens très net par lequel nous terminerons. « Wagner avait merveilleusement indisposé son monde, et l’arrêt, dans sa férocité, n’était que juste. Les Français ne l’ont point mal jugé, ils l’ont jugé selon leurs propres notions d’art. Tout ce qui répondait à ces notions, à ces principes, l’ouverture, le septuor, la marche, le lied de l’étoile, a pleinement, brillamment réussi ; ce qu’on a sifflé, hué, conspué, c’est le prétendu réformateur, l’homme de l’avenir ! » De celui-là, aujourd’hui pas plus qu’alors, nous ne voulons entendre parler, et le public se montre aux concerts populaires ce que jadis il fut à l’Opéra. Ce ne sont point nos préventions qui parlent, comme on voudrait le faire croire, c’est notre goût ; les sifflets comme les applaudissemens partent ici du même centre, et l’auditoire, qui bataille pour ne pas entendre cette ridicule ouverture des Maîtres chanteurs de Nuremberg, applaudira tout à l’heure avec autant de verve et de loyauté le chant nuptial de Lohengrin. D’ailleurs les cabales peuvent précipiter une chute, elles ne la provoquent pas. « Laissons de côté la mauvaise humeur des Parisiens et n’accusons que la musique de Wagner[2]. » Ce mot d’un. Allemand au sujet de Tannhäuser contient aujourd’hui plus que jamais la vérité de la situation.

Décidément on avait trop parlé de Mlle Marie Roze ; depuis tantôt deux ans que la gracieuse Djelma du Premier jour de bonheur avait quitté l’Opéra-Comique, il n’était question que de ses avatars ; sa voix avait pris tout à coup un volume, un essor invraisemblables, la Dugazon d’hier devenait une Branchu, et c’était le grand bénisseur Wartel qui, par la seule imposition des mains, avait opéré ce miracle. « Vous l’entendrez, c’est une transformation ! » — Et les historiettes de courir, les appointemens de quarante mille francs d’aller leur train. Parmi tous ces bruits il n’y en avait qu’un de vrai, Mlle Marie Roze était engagée à l’Opéra à des conditions beaucoup plus modestes peut-être qu’on ne l’a dit. D’ailleurs, à quoi servent toutes ces influences, tout ce chambellanisme qu’on met en avant, puisqu’il faut ni plus ni moins tôt ou tard arriver devant le public, lequel finit toujours par vous remettre à votre place ? Mlle Marie Roze a donc paru dans le Faust de M. Gounod ; charmante apparition et succès de beauté avant d’avoir ouvert la bouche : visage pompadour, gorge épanouie, sourire qui minaude, un Dubuffe, la vraie Marguerite de cet opéra. Christine Nilsson a trop d’effarement, de raideur sauvage, Mme Carvalho trop d’embonpoint, l’une est la walkyrie, l’autre la matrone d’Albert Dürer, tandis que cette fraîche, coquette et séduisante image, cette porcelaine adorable, voilà l’idéal entrevu, la définitive incarnation du type !

Marguerite s’avance, elle chante : « Non, monsieur, je ne suis demoiselle ni belle ! » Au seul énoncé de cette phrase la salle entière pressent la cantatrice. Il y faut du timbre, de la justesse, beaucoup de simplicité et aussi beaucoup d’art. Mme Carvalho s’y montre incomparable, en revanche Mlle Nilsson n’y produit qu’un assez médiocre effet. Disons tout de suite que Mlle Marie Roze s’en est tirée assez à son avantage. Au second acte, même demi-succès, dû encore aux dispositions tout indulgentes de la salle, et qu’un rappel maladroit a failli compromettre. Nous cherchons quelle part on pourrait bien faire à l’éloge, et restons court. Mlle Marie Roze n’a rien oublié ni rien appris, elle est à l’Opéra ce qu’elle fut à l’Opéra-Comique, la voix est lourde, plombée, chaque note pèse un poids de dix livres comme ce fameux cierge des pénitens de M. Victor Hugo. Et cette respiration toujours laborieuse, oppressée, se peut-il que M. Wartel n’en ait pas corrigé les défauts ? Nous ne parlerons pas de l’air des bijoux, que ses gammes et ses trilles rendaient inabordable en cette circonstance ; mais le duo d’amour avec Faust aurait pu être mieux dit, et si l’effet a complètement manqué, tout le démérite en revient à la débutante, dont les invités de M. Bosquin, fort à son avantage dans ce rôle, n’ont pu vaincre la froideur et la nonchalance. Quant à la scène de l’église, à celle de la prison, c’eût été une belle occasion pour la cantatrice dramatique de se montrer et de mettre enfin le public dans la confidence de cette voix de rechange due à ses nouvelles études. Là, comme ailleurs, Mlle Marie Roze a gardé son secret. Alors pourquoi venir à l’Opéra ? Pur caprice de jolie femme. Elle s’ennuyait à l’Opéra-Comique, la nostalgie des grandeurs l’a entreprise, et il a fallu que cette fantaisie fût satisfaite. De tous les rôles du répertoire, il n’en est pas de plus facile à chanter passablement que celui de Marguerite, surtout lorsqu’un professeur tel que M. Wartel consent à vous le faire épeler pendant plusieurs mois. L’épreuve aurait donc pu mieux réussir, quoique, somme toute, elle n’ait tourné à la confusion de personne. Les flatteurs de Mlle Marie Roze peuvent continuer à lui dire qu’elle est en train de devenir une Falcon, et l’administration de l’Opéra n’a de son côté qu’à se féliciter de s’être attaché une pareille coryphée. Ajoutons qu’il serait opportun maintenant de songer à Mlle Devéria. La Roxane des Turcs aux Folies-Dramatiques n’est peut-être pas tout à fait si jolie, mais en revanche elle chante mieux.

Que d’effets dramatiques perdus dans ces deux admirables scènes de l’église et de la prison, et qui seraient de véritables sujets d’étude, si nos cantatrices, au lieu de s’en tenir à la littérature frelatée des librettistes et à cette inspiration musicale de seconde main, voulaient bien prendre la peine de remonter à la maîtresse-source, au poème. Goethe, dans tout ce qu’il faisait, se préoccupait du geste, de la pantomime ; le sentiment de l’harmonie, plastique ne l’abandonnait jamais. En voyant cette charmante Marie Roze jouer cela tout machinalement, comme on répète une leçon apprise, sans avoir l’air de se douter de l’immense appoint que sa beauté pourrait apporter à son jeu, le souvenir nous revenait de Fanny Elssler, si admirable dans ce personnage de Marguerite, qu’elle jouait encore à Vienne il y a quelques années. Vous auriez cru voir vivant et se mouvant dans sa pureté, sa grâce et sa grandeur trafique, l’idéal de Cornélius, que Goethe, on le sait, mettait fort au-dessus de l’interprétation tourmentée et criarde du romantique Delacroix, Jenny Lind, qui se trouvait à Vienne à cette époque, ne manquait pas une représentation de ce ballet ; elle y venait comme à l’école, et le profit qu’elle tirait de la leçon se laissait voir ensuite, lorsque le lendemain elle se montrait à son tour dans le Freyschütz, chantant et figurant Agathe en grande artiste non moins sûre de sa pose et de son geste que de sa voix.

Restons à l’Opéra pour y célébrer avec tout Paris la fête du retour de la belle Ophélie. Ovations au départ, ovations à la rentrée, applaudissemens, bouquets, rappels, enthousiasme, j’imagine qu’une telle vie, toute lumière et tout azur, doit avoir par momens l’implacable ennui des ciels d’Orient : au moins les vraies princesses ont leurs jours de nuage, leurs préoccupations parlementaires et autres ; mais ces reines de théâtre, pas un souci, pas un martel à se mettre en tête. Leur dynastie, autant en emporte le vent. Qu’est-ce que cela fait à Christine Nilsson que le roi Claudius abdique ou change son gouvernement, que le fils de Gertrude monte sur le trône de son père ? Elle arrive, chante sa valse et sa complainte, ramasse ses bouquets, meurt, se rhabille, et le lendemain tout cela recommence : mêmes complimens, même abondance de richesses, même bonheur désespérant. Et cependant ce monde à part exerce une fascination irrésistible ; quand on y a mis le pied, on ne le quitte plus, fût-ce pour retourner vivre dans sa chaumière. Regardez aux derniers rangs : pas une de ces actrices, paraissant tout au plus une fois par quinzaine pour débiter quatre mots, ne s’aperçoit de sa profonde et ridicule oisiveté, tant les petites intrigues, les petites rivalités qui composent l’atmosphère où l’on respire maintiennent tous les ressorts de l’être dans une incessante élasticité. Or, si les choses se passent ainsi en dessous, quelles ne doivent pas être les émotions du rang suprême !

Nous ne voyons, nous public, que le succès ; mais savons-nous bien à quel prix il s’achète et se conserve, ce qu’il en coûte d’habileté, de politique, pour l’empêcher de jamais fléchir ? Et ces averses de fleurs, croit-on qu’elles tombent ainsi du ciel toutes seules et sans que les ouvreuses de loge s’en mêlent un peu ? Pauvre nature humaine, il faut toujours qu’elle ait son martyrologe ! Au temps des Malibran et des Dorval, on mourait pour son art à la peine, aujourd’hui on se tue, mais pour d’autres causes, la grande affairé est de thésauriser. Mlle Nilsson n’avait pas encore ouvert la bouche que déjà tous se racontaient qu’elle a rapporté 400,000 francs de son voyage en Angleterre. Dans deux ans, nous apprendrons que l’intéressante pèlerine revient d’Amérique avec 2 millions dans son escarcelle après avoir civilisé le Nouveau-Monde en lui chantant la valse d’Hamlet et l’air des bijoux de Faust.

En Angleterre, d’où elle arrive, on ne se contente pas de si peu ; il a fallu chanter le répertoire, se surmener au théâtre, et dans les concerts il a fallu surtout chanter Haendel, le grand Haendel, passé à l’état d’institution nationale de l’autre côté du détroit. C’est très beau Judas Macchabée, mais toutes les voix ne se font pas à ce régime ; il en est de délicates qui s’y brisent. Celle de Mlle Nilsson s’en ressent et beaucoup ; son timbre, d’un cristal si merveilleux, a maintenant de vraies cassures que tout l’art de la virtuose ne parvient pas à dissimuler. Filer le son, lier la note, c’était, qui ne s’en souvient ? le rare secret de la charmante Suédoise. Cherchez aujourd’hui ces qualités, vous n’en trouverez plus que la trace : non que le mécanisme ait rien perdu, mais adieu cette virginale pureté de vibration, ces lumineuses résonnances ! Il y a désormais une paille dans le diamant, la respiration est courte, plus moyen de chanter piano. Qu’est-ce que ce si éraillé qu’elle donne à la fin de son air du second acte ? Les gammes chromatiques ont également perdu de leur valeur ; on sent l’effort, elle chante des mains. Après la scène de folie, quand la fille de Polonius se dérobe dans les roseaux du lac, Mlle Nilsson avait jadis un effet de tenue incomparable ; aujourd’hui elle ne lie plus la note, elle la pique, et l’effet a disparu. C’est toujours Christine Nilsson, ce n’est plus l’Ophélie des premiers soirs ; le type que nous avions connu a voyagé, couru le monde, et nous revient avec je ne sais quelle empreinte du mauvais goût de l’étranger. Que viennent faire à l’Opéra, par exemple, ces toilettes tapageuses, ce froufrou des théâtres de genre ? À quel pays, à quelle époque appartiennent ces chignons, ces traînes et ces falbalas ? Sommes-nous destinés à voir le caprice et la fantaisie de chacun se substituer à tout système, à toute notion d’art et de sens commun, Ophélia et Marguerite vont-elles maintenant s’habiller chez Worth ? On se plaît à supposer que la direction y mettra bon ordre et maintiendra la dignité d’un théâtre où, dans les costumes comme dans la mise en scène, n’a jamais cessé de régner un certain parti-pris d’ensemble et de subordination à la couleur historique et locale.

Disons les choses comme elles sont : cet Hamlet a fait son temps ; il ennuie, il accable. Deux ans à peine ont passé sur la partition de M. Thomas, et déjà c’est plus vieux que la Juive, vous croiriez entendre en musique la tragédie de Ducis, et par le poncif académique de son geste, par le creux de sa voix, M. Faure ajoute encore à l’illusion. Du Gustave d’Auber, il n’était resté que le bal ; il ne reste aujourd’hui d’Hamlet que son quatrième acte, un tableau, une aquarelle. On avait compté, à cette occasion, sur une reprise du succès, quelques-uns même s’étaient imaginé que le prestige de Mlle Nilsson allait suffire pour rendre inutile cet hiver, tout renouvellement de l’affiche. Dès la seconde représentation, l’événement est venu prouver le contraire ; aux empressemens de l’avant-veille, succédait déjà la plus brutale des indifférences, celle qui se traduit par des chiffres. Il est donc grand temps que Mlle Nilsson songe à se pourvoir d’un nouveau rôle ; le public, après l’avoir fêtée comme il convient, veut passer à d’autres chansons. Cette belle Ophélie, avec ses glaïeuls et ses nénufars, on l’a vue assez, qu’elle aille au cloître, go to a nunnery, et laisse la maison libre à ses vrais hôtes. Il est question d’une importante reprise de Robert le Diable avec Mme Carvalho dans la princesse et Mlle Nilsson dans Alice. L’administration, qui n’a guère que quelques mois à profiter du talent de sa pensionnaire suédoise, s’était déjà mise à l’œuvre pendant son absence. Costumes et décors ont marché, la musique est à l’étude, il n’y a plus à reculer. Nous connaissons la brillante virtuose ; nous avons, Dieu merci ! assez encensé l’étoile, au tour de l’artiste maintenant. Être Alice, marquer à son empreinte, avant de nous quitter, un des grands rôles du répertoire, c’est bien le moins que Mlle Nilsson puisse faire pour ce public parisien qui l’a si galamment adoptée, pour ce beau théâtre de ses premiers triomphes, et finalement pour sa propre gloire.

f. de lagenevais.

  1. Die Geschichte von Richard Wagner’s « Tannhäuser » in Paris, von Paul Lindau. Stuttgart, A. Kröner.
  2. Paul Lindau, p. 226.