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Revue musicale — 14 novembre 1840

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REVUE MUSICALE.

De notre temps, et par les extravagantes théories qui courent, une partition, une symphonie, un morceau, quels qu’ils soient, n’ont de valeur et de portée qu’autant qu’ils renferment un enseignement et proclament un dogme. Il est évident que les trombones et les clarinettes accomplissent une fonction religieuse, et que l’archet qui racle les cordes d’une contrebasse développe, sans s’en douter, un verbe social. À l’époque de Mozart et de Gluck, Robert-le-Diable se serait appelé tout simplement un opéra, ou, si l’on veut encore, un chef-d’œuvre ; aujourd’hui cela s’intitule une grande synthèse musicale. Les musiciens ont pris au sérieux le mot de Platon, et nous aurons à l’avenir une musique de philosophes, triste chose vraiment. Mais en fin de compte, puisque les doubles croches veulent à toute force être des mots et des idées, laissons faire les doubles croches et demandons à la musique, non plus de la mélodie et de généreuses sensations comme autrefois, mais de graves enseignemens philosophiques. Aussi bien, avec les développemens singuliers que prend l’orchestre de nos jours, avec les ressources gigantesques qui se découvrent à chaque instant dans le domaine de l’instrumentation, il n’y aura bientôt plus qu’un art, qu’une science qui comprendra toute chose, et la métaphysique et l’histoire naturelle entreront dans la musique, absolument comme la poésie, la peinture et l’architecture y sont entrées déjà. Je ne vois pas pourquoi les dialogues de Platon ne se produiraient point à cette heure sous quelque vaste forme musicale. Parcourez l’Eutyphron. et le Phèdre, ne vous semble-t-il pas que toute cette argumentation si profonde et si claire pourrait se rendre à merveille à l’aide de quelques trombrones obligés, de quelques harpes, de plusieurs contrebasses et d’un alto principal faisant la partie de Socrate ?

Que de choses n’a-t-on pas vues dans Robert-le-Diable ! Le catholicisme et le moyen-âge, le pape et l’empereur, l’ange et le démon, le bien et le mal, l’esprit et la matière, tout est là. Il en est un peu de certaines musiques comme du brouillard ou d’un nuage qui file, chacun y trouve ce qu’il veut y trouver. Vous dites que c’est une souris, moi je pense que c’est un chameau, et le personnage de Shakspeare a raison. Toutes ces billevesées ont cependant le tort d’exercer de fâcheuses influences sur l’esprit des hommes sérieux qui écrivent encore pour la scène. Il en résulte chez eux, la plupart du temps, une sorte de parti pris, de conviction délibérée, de persister à toute force dans des sentiers où peut-être ils s’étaient engagés d’abord à l’aventure, et qu’ils eussent bientôt abandonnés sans les hallucinations d’une multitude fascinée qui les applaudit chaque matin pour des merveilles qu’ils n’ont pas conscience d’y avoir mises. Certes, M. Meyerbeer est un homme de trop d’esprit pour donner en d’aussi ridicules travers ; nul mieux que lui ne connaît les ressources profondes, mais limitées, de son art ; nul ne sait mieux que lui la ligne où s’arrête la puissance véritable du son, et ce n’est pas l’illustre auteur de Robert-le-Diable et des Huguenots qui franchirait jamais cette ligne. Et cependant ne le voyons-nous pas s’attacher à des rêves impossibles ? Comment ne pas reconnaître les théories nouvelles dans ces préoccupations qui le possèdent, dans cette élaboration musicale d’un dogme, ou d’une hérésie ? Suivez la filière : Robert-le-Diable, les Huguenots, le Prophète ; après le catholicisme, Luther ; après Luther, les anabaptistes. Passe encore pour la musique catholique ; le catholicisme a constitué le monde, il a pour lui la cathédrale, les orgues et les cloches ; il a des harmonies sublimes au dedans, et de puissantes manifestations sonores au dehors. On se figure encore une musique catholique ; mais une musique luthérienne, une musique anabaptiste, y pensez-vous ? Qu’on veuille exprimer la couleur, cela se conçoit ; mais la nuance, la nuance imperceptible ? S’il y a une musique pour Jean de Leyde, il faut qu’il y en ait une pour Jean Hus, pour Jérôme de Prague, une musique pour toutes les individualités protestantes depuis Wicleff jusqu’à M. l’abbé Châtel. Non, encore une fois, là n’est point l’art véritable ; la musique réside tout entière dans le cœur, dans les passions du cœur, et n’a rien à faire avec les subtilités de l’esprit ; et c’est parce que M. Meyerbeer possède à un éminent degré les grandes qualités d’expression, c’est parce que dans tous ses poèmes religieux l’épisode entraîne le fond, et que les digressions dans le domaine de la théologie ne l’empêchent pas de trouver des élans comme le duo entre Valentine et Raoul au quatrième acte des Huguenots, que M. Meyerbeer a le droit incontestable de se livrer à de pareilles fantaisies. Aussi bien, puisqu’il s’agit de la reprise de Robert-le-Diable, nous pourrions à merveille discourir à ce sujet de toutes les choses qui se laissent voir dans cette partition gigantesque ; nous pourrions analyser chaque mélodie au point de vue philosophique, étudier le diable en tant que père de famille, et nous poser chemin faisant, plusieurs questions sur le mythe musical que nous laisserions résoudre à l’avenir. Mais parlons de Duprez.

En abordant le rôle de Robert, Duprez tentait une entreprise au-dessus de ses forces. Remarquez que nous n’entendons pas ici, le moins du monde, faire injure au grand chanteur ni diminuer en rien sa valeur dramatique. Il y dans la création de Robert-le-Diable, dans cette vaste création où Nourrit entassait tant de verve, d’énergie, de puissance, de chaleur et de fougue intrépide, il y a certaines conditions de scène, de pantomime, de tenue, de physique si l’on veut, auxquelles Duprez ne saurait suffire. Restait l’exécution musicale proprement dite, mais ici les mêmes difficultés se rencontraient. La partie de Robert, écrite dans les notes aiguës et vibrantes de la voix de Nourrit, procède par mouvemens spontanés, intonations vaillantes ; or, ce n’est point là, personne ne l’ignore, le fait de Duprez, qui aime à calculer dès long-temps ses prouesses et se complaît surtout dans les récitatifs larges et modérés. La mésaventure était donc facile à prévoir : Duprez ne pouvait se faire illusion sur l’issue d’une pareille entreprise, et sentait aussi bien que tous son impuissance à rendre dans leur originalité native certaines inspirations du chef-d’œuvre de Meyerbeer. De là ses incertitudes de quatre ans, incertitudes qui devaient céder enfin au dénuement absolu où se trouve aujourd’hui le répertoire de l’Académie royale de Musique, céder surtout aux sollicitations de son amour-propre piqué au vif à tout instant par les magnifiques souvenirs que Nourrit a laissés dans ce rôle. Duprez ne joue ni ne chante Robert ; il en exécute à loisir certaines parties qu’il convient à son talent de mettre en relief. Durant cinq actes il se promène à travers cette grande musique, non plus, comme Nourrit, en tragédien consommé, en artiste plein de conscience et de foi, dont l’activité se multiplie, qui se préoccupe d’un geste, d’une note, d’un mot, et s’efforce, à la sueur de son front, de rendre le sens mystérieux d’un passage, l’intention profonde et cachée du maître, mais en habile chanteur italien, qui choisit avec goût, relève et caresse ce qu’il trouve sur son chemin, et laisse dans l’ombre ce qu’il ne peut atteindre. Ainsi, cette fois, il n’est plus question de la sicilienne, du grand duo entre Robert et Bertram, au troisième acte. Même dans le trio du dénouement, la partie de ténor s’efface et disparaît presque ; en revanche, la cantilène de Robert, au quatrième acte, produit une impression inaccoutumée : c’est un style admirable, un chant large et posé, qui vous ravit d’aise et vous surprend, dans cette partition que chacun sait par cœur, comme si vous l’entendiez pour la première fois. Ensuite, il faut dire que Duprez manque tout-à-fait de cette énergie grandiose, de cet air de noble rudesse dans la tenue et la démarche, sans lesquelles on ne se figure pas la création de Meyerbeer. Sa taille si grêle, la chétive apparence de sa physionomie, ont, dans ce rôle du chevalier normand, quelque chose de plus comique qu’il ne convient à la gravité du personnage. Ajoutez à cela qu’il est allé s’affubler d’une robe blanche, de sorte qu’à le voir, au troisième acte, dans la scène du cloître., lorsqu’il tient en ses mains le rameau sacré, on dirait plutôt un camaldule à la procession que le terrible héros de la légende. Si Nourrit avait le défaut de prendre en scène trop souvent des airs de matamore, si chez lui la noblesse dégénérait quelquefois en déclamation, la grandeur en emphase, il est impossible de ne pas regretter chez Duprez l’absence totale de ces qualités indispensables à qui veut tenir tête à tous les rôles d’un grand répertoire. On a beau dire, il y a des partitions qui seront toujours interdites à Duprez. Robert-le-Diable et les Huguenots, par exemple, ne sauraient être pour lui ce que sont les autres opéras du répertoire. On ne cessera de lui contester Raoul et Robert, tandis que Guillaume Tell, la Muette, la Juive, lui appartiennent sans partage ; c’est dans Arnold, dans Mazaniello, dans Eléazar qu’il triomphe, dans des rôles de montagnard, de lazzarone et de juif. Au théâtre italien, on passe plus facilement sur ces désavantages (bien que là, comme partout ailleurs, on aime assez à voir, dans l’emploi de ténor, un jeune homme élégant, M. de Candia par exemple) ; mais au théâtre italien on fait de la musique pour la voix seulement et pour le chanteur, tandis que cette musique synthétique de l’Opéra comprend tout, la voix, le geste, l’expression dramatique, tout, jusqu’au costume. On ne s’avisera jamais d’aller chercher le caractère druidique dans la Norma de Bellini, ou l’esprit des républiques italiennes dans la Lucrèce Borgia de Donizetti ; mais écoutez les gens versés dans l’interprétation philosophique d’une partition, les mystagogues chargés de déchiffrer les hiéroglyphes musicaux ; ils vous diront que Robert-le-Diable, c’est le moyen-âge, c’est la féodalité, c’est le catholicisme. Je le veux bien assurément, toutes ces belles choses doivent se trouver là, puisque tant d’hommes les y voient ; mais alors qu’on nous les rende.

Rossini écrivait en Italie après la première représentation des Puritains : « Je ne vous parle pas du fameux duo entre Lablache et Tamburini ; vous avez dû l’entendre de Bologne. » Que dirait le grand maître s’il eût assisté au festival de M. Berlioz ? Nous pensons qu’il en rirait encore. Jamais séance plus comique ne fut donnée à des amis assemblés (le mot de public ne saurait convenir ici) : tout le monde riait, les violons, les hautbois et les trompettes derrière leurs pupitres, les assistans dans leurs stalles. Cette musique des morts peut se vanter, au moins, d’avoir fait rire aux larmes les vivans. Quel compte rendre d’une pareille équipée ? que dire de ces affiches hautes de six pieds, de ces musiciens entassés jusqu’aux frises, de cette montagne d’ophycléides et de trombones vomissant d’effroyables cataractes de sons ? de ce pêle-mêle musical, de ce tohu-bohu que l’auditoire accueille avec un sourire de persifflage et qu’il salue en sortant d’un bâillement olympien ? Tout cela, au fond, c’est Hoffmann pris au sérieux. On reproche à M. Berlioz ses élucubrations extravagantes, on lui en veut pour ses orchestres gigantesques et ses fanfares de carrefours ; mais à cela M. Berlioz pourrait admirablement répondre que la musique n’a rien à voir en son affaire. Lorsque M. Berlioz placarde ses affiches sur toutes les murailles, lorsqu’il dresse ses échafaudages, M. Berlioz travaille à mettre en scène les contes fantastiques d’Hoffmann. S’il amoncelle jusqu’aux cieux les contrebasses et les ophycléides, les cimbales, les tambours et les chapeaux chinois, c’est pour donner la vie et la forme aux hallucinations du sublime conteur de Berlin. La musique de M. Berlioz est une musique de critique ; la prendre pour ce qu’elle a l’air de se donner serait le comble du ridicule ; autant vaudrait demander de la réalité au Pot d’or, à la Biographie de Kreissler ou du Chat Murr. Le public ne nous semble pas encore avoir compris tout ce qu’il y a d’ironie dans ces trombones qui hurlent à tout propos, de dérision aimable et fine dans ces grosses caisses qui battent sans désemparer. Et voilà, selon nous, ce qui fait que le public ne goûte pas M. Berlioz, et s’obstine à lui contester la gloire des grands maîtres. Lorsque le public aura une fois compris que ce n’est point là un genre que l’auteur de tant de symphonies et d’opéras fantastiques prétend fonder, mais la critique impitoyable d’un genre désastreux ; lorsqu’on saura, à n’en pas douter que M. Berlioz donne ses élucubrations comme Hoffmann ses contes fantastiques, non pour qu’on les prenne au sérieux, mais pour démontrer à tous combien l’art serait à deux doigts de sa perte, si jamais il s’engageait dans une aussi fausse voie, alors le public, qui le répudie aujourd’hui battra des mains à sa rencontre, et lui élèvera des arcs de triomphe ; car il pourra vraiment apprécier à quel point ce musicien a mérité de l’art en ramenant par l’exemple d’un dévergondage effréné, le goût général, de l’impasse où il allait se fourvoyer, vers le culte harmonieux et paisible de l’idéal et du beau. Cependant il est certains actes peu respectueux dont M. Berlioz aurait dû s’abstenir à l’égard de deux des plus grands maîtres dont la musique s’honore. On ne traite pas ainsi de puissance à puissance avec des hommes de la trempe de Gluck et de Palestrina, et nous ne concevons guère qu’on se permette de disposer de leurs chefs-d’œuvre ni plus ni moins que s’il s’agissait de l’ouverture des Francs-Juges ou de la cantate de Sardanapale. M. Berlioz est assez riche pour faire à lui seul tous les frais de ses séances satirico-musicales.

On ne cesse de s’élever avec raison contre la déplorable manie de ces gens qui ont pour habitude d’altérer les textes au lieu de les traduire honnêtement. S’il y a quelque chose de sacré, quelque chose à quoi on ne puisse toucher sans une sorte de sacrilége, à coup sûr c’est la pensée du génie. Or, faire exécuter une partition, c’est la traduire, et prétendre donner à l’œuvre de Palestrina ou de Gluck des développemens qui ne sont pas, qui n’auraient pu être dans la pensée des maîtres, c’est tout simplement la travestir d’une façon monstrueuse, c’est la profaner. On dirait que M. Berlioz a pris à tâche de démontrer à l’univers qu’il ne saurait exister de musique en dehors de l’appareil formidable dont il s’institue l’ordonnateur suprême. La musique de l’avenir ne lui suffit plus, il lui faut la musique du passé ; il faut qu’il renforce Palestrina et taille en plein drap dans les partitions de Gluck. Le vieux Gluck, le musicien aux effets terribles, le chantre d’Armide et d’Iphigénie, ne lui paraît point assez corsé. Pauvre Gluck ! vous ne vous doutiez pas, lorsqu’au son des trombones vous évoquiez jadis dans votre orchestre les esprits de haine et de rage, qu’un jour viendrait où M. Berlioz vous ferait l’aumône de quelques ophycléides ; et Palestrina, qu’on arrache à la chapelle Sixtine où quelques soprani suffisent à ses mélodies fuguées, pour l’écraser, lui, le maître paisible, à l’inspiration suave et religieuse, sous la pompe des voix et des instrumens ! Si l’indifférence du public n’eût fait prompte justice d’une semblable parodie, nous courions la chance de voir avant peu les chefs-d’œuvre de Paesiello ou de Cimarosa se produire sur notre scène derrière une triple rangée d’ophycléides, de contrebasses et de trombones. Tout cela est à coup sûr fort divertissant, et l’élément bouffe domine, mais à la condition que les maîtres n’interviennent pas ; car alors le scandale remplace la plaisanterie. Que M. Berlioz se fasse l’intendant de sa propre renommée, qu’il recrute pour ses symphonies autant de cuivres qu’il lui plaira ; qu’il ajoute même, si bon lui semble, quelques trompettes marines à son artillerie ordinaire ; mais, par grace, qu’il respecte au moins les chefs-d’œuvre que l’admiration des siècles consacre, qu’il laisse en repos ces nobles partitions que le monde a pour jamais adoptées dans leur simplicité naturelle, et qu’il s’abstienne à l’avenir d’évoquer, dans ses festivals, les ombres royales de Palestrina et de Gluck, pour en faire à son orgueil d’obséquieux caudataires.

La Lucrèce Borgia de M. Donizetti, que les Italiens ont représentée pour la Lucia du même maître ont des titres incontestables à faire valoir. En effet, la plupart des passages remarquables qui se rencontrent dans Lucrèce Borgia rappellent si ouvertement leur origine, qu’on dirait que l’auteur s’est proposé de fondre en un les deux ouvrages dont nous parlons. Ainsi, la partie dramatique se trouverait au besoin dans Anna Bolena, tandis que la grace mélodieuse qu’on y respire, émane plus directement de la Lucia. L’empoisonneuse italienne n’est au fond que la timide femme de Henri VIII, Gennaro a tout le profil mélancolique de Percy, et le duc de Ferrare ressemble à s’y méprendre au frère de la fiancée de Lammermoor. En général, cette manière de procéder, cette élaboration vingt fois reprise d’une même idée diminue singulièrement l’état qu’on peut faire de la fécondité des maîtres italiens. Ils écrivent énormément, et en italien composer s’appelle écrire ; mais, si vous êtes assez impertinent pour ne pas vous en tenir à la lettre, si, au lieu de vous laisser abuser par le chiffre, vous demandez à cette verve inépuisable les conditions d’une faculté productive légitime, alors vous en viendrez forcément à rabattre beaucoup de votre enthousiasme. Tel maître qui porte, jeune encore, à soixante le nombre de ses chefs-d’œuvre, ne se trouve avoir fait, à tout prendre, que deux partitions dont les cinquante-huit autres sont les monotones variantes. À ce compte les Italiens seraient plus stériles dans leur fécondité que les Allemands, que Weber, par exemple, qui se contente d’écrire trois opéras dans sa vie : Freyschutz, Euryanthe, Oberon. M. Donizetti possède au suprême degré l’art de rajuster ses idées, de chanter au public le même air sur tous les tons, et de se coudre avec de vieux motifs un manteau d’arlequin fort présentable ; et comment ferait-il autre chose, comment sans le secours du métier, cet auxiliaire ou plutôt cet admirable suppléant du génie, l’auteur de Lucrèce Borgia aurait-il pu suffire depuis dix ans aux commandes dont on l’accable ? C’est un peu toujours la même partition rajustée, enrichie, illustrée de quelque mélodie heureusement venue, illustrée surtout par la voix des incomparables chanteurs qui l’exécutent, de sorte qu’on se laisse volontiers ravir et qu’on n’en demande pas davantage. Du reste, avec M. Donizetti, on a rarement à regretter l’absence de toute espèce d’inspirations nouvelles ; çà et là, un éclair, une lueur, percent toujours, comme en Italie, quelques minutes de plaisir rachètent l’ennui de la soirée. Ainsi de Lucrèce Borgia. Il s’en faut que les beautés manquent dans cette partition, et, je le répète, si Anna Bolena et Lucia n’existaient point, ce serait là une œuvre des plus remarquables. — L’introduction s’ouvre par un motif plein de verve et d’éclat ; puis vient une de ces phrases dont l’effet est irrésistible quand la voix de Lablache s’en empare et les lance dans la salle de toute sa puissance ; la rentrée surtout enlève l’auditoire, qui bat des mains et demande à entendre une seconde fois. Cette phrase, quoique du reste assez vulgaire et d’une inspiration moins heureuse que celle que Bellini a mise dans la bouche d’Orovèze au commencement de Norma, produit le même entraînement, grace à l’action colossale du robuste chanteur. La romance, avec accompagnement de harpe, que Lucrèce Borgia soupire auprès de Gennaro endormi, est un assez pauvre morceau dont la vocalisation tout élégante de la Grisi ne parvient pas à faire passer la médiocrité, et le finale qui suit manque généralement l’effet qu’on attend. Il en est presque toujours ainsi lorsque la musique touche à quelque situation vraiment belle d’un drame, et s’efforce de la traduire à sa manière. Les bonnes choses sont fragiles et courent grand risque quand on les déplace. Dans la pièce française, cette scène a quelque chose de véhément, de brusque, d’imprévu, qui ne saurait s’accommoder du développement inévitable que la musique apporte. Chacun, en abordant cette femme, se venge à sa façon, et l’invective se multiplie autant de fois qu’il y a de personnages sur le théâtre ; dans l’opéra, au contraire, tous passent à leur tour, récitant l’un après l’autre le même motif : on conçoit quelle monotonie en résulte. Il y a des situations qui, par leur grandeur extérieure, leur pompe dramatique, au premier abord semblent musicales, et qu’ensuite, en les traitant, la musique altère et dénature ; celle dont nous parlons est de ce genre. M. Hugo, dans son emprunt à Shakspeare, a été plus heureux que M. Donizetti dans son emprunt à M. Hugo. Le trio du second acte est, sans contredit, le meilleur morceau de la partition. Là, par exemple, vous retrouvez dans toute la grace de son inspiration le chantre mélodieux de Lucia, le maître aux combinaisons faciles, aux cantilènes pures et mélancoliques. Le duc de Ferrare, au moment de présenter à Gennaro la coupe empoisonnée, résiste aux instances de la duchesse, et bientôt, au-dessus du dialogue animé qui s’établit entre eux, monte et plane une voix fraîche, harmonieuse, idéale, une de ces phrases tendres et suaves comme en chante Percy dans Anna Bolena. Aussi la sensation est unanime, et tant que dure ce morceau, il court dans la salle un frémissement de plaisir qui ne s’arrête qu’aux dernières mesures pour faire place aux applaudissemens. Au troisième acte, l’air de Gennaro est une rêverie délicieuse ; il y a dans la mélodie plus d’expression que les Italiens n’en cherchent d’ordinaire. Cette musique chante la tristesse et la mélancolie, et s’exhale des lèvres du jeune Vénitien comme un vague pressentiment de la fête lugubre qui l’attend au-delà de cette porte dont il va franchir le seuil. Il faut dire aussi que M. de Candia dit cette cavatine avec un sentiment admirable et qui ne le cède qu’au timbre enchanteur de sa voix. Dans le rôle de Gennaro, M. de Candia a réalisé les plus hautes espérances ; jamais on n’entendit un organe plus doux et plus charmant, une émission de voix plus flexible et plus merveilleuse : la cantilène du trio dont nous parlions tout à l’heure offre chaque soir au jeune ténor une occasion de se distinguer Aussi les bravos ne lui manquent pas, et la salle entière l’accueille avec d’unanimes transports, auxquels son passage à l’Opéra ne l’avait guère accoutumé. Voilà désormais M. de Candia à sa place ; après bien des incertitudes, bien des découragemens heureusement surmontés, il a trouvé aux Italiens sa musique et son public, et peut marcher hardiment sur cette grande scène de Rubini, de la Grisi, de Tamburini, de Lablache, et dans cette atmosphère harmonieuse où sa belle voix se complaît. La Grisi est bien amoureuse, bien charmante, bien plaintive pour une Borgia, et nous pensons que M. Hugo aurait quelque peine à reconnaître son héroïne incestueuse dans cette belle fille qui vocalise avec tant de grace et semble ne pouvoir se décider à perdre pour un instant l’habitude du sourire. Du reste, si c’est un tort (au Théâtre-Italien cela peut-il s’appeler un tort ?), qu’on s’en prenne à M. Donizetti, qui n’a pas hésité à faire de la fille d’Alexandre VI une délicieuse bergère de Guarini. Est-ce qu’il en serait de la musique italienne un peu comme de notre poésie française sous l’empire, et les caractères du drame ne sauraient-ils passer dans une partition sans avoir reçu d’avance le baptême de Ducis ? Tamburini déploie, dans le rôle du duc de Ferrare, toutes les belles qualités qu’on lui connaît. Quant à Lablache, c’est sous les traits d’un jeune patricien de Venise, d’un jeune débauché qu’il nous apparaît cette fois. Vous figurez-vous le vieux Campanone dissimulant son ventre énorme sous un pourpoint de velours et d’or ; vous figurez-vous le bonhomme Geronimo en cheveux blonds, inondé de parfums ? Pourquoi non ? Falstaff n’est-il pas de toutes les parties de Henri V. Et d’ailleurs, quand un chanteur de la trempe de Lablache consent à se charger d’un emploi de coryphée dans l’intérêt de nos plaisirs, on a bien assez à faire d’écouter sans se mettre encore en peine de regarder. Que n’a-t-on pas dit des chœurs du Théâtre-Italien ! Eh bien ! ces chœurs si bafoués, vous ne trouveriez pas leurs pareils en Europe, quand c’est Lablache qui les mène.

Décidément Mme Damoreau quitte l’Opéra-Comique ; une querelle survenue entre la cantatrice et l’administration à propos d’un rôle promis ou donné d’abord, puis enlevé, querelle dont tous les journaux ont retenti, éloigne avant le temps cette voix si distinguée de la scène où elle régnait sans partage, où sans doute elle ne sera pas remplacée. Mme Damoreau a parcouru ainsi tous les rayons de l’échelle dramatique, et se retire après avoir passé des Italiens à l’Académie royale de musique, de l’Académie royale à l’Opéra-Comique. Cette fois c’est pour tout de bon. Mme Damoreau s’en va. Adieu l’Ambassadrice et le Domino noir. Qui osera toucher après elle à ces rôles d’Henriette et d’Angèle, que son délicieux talent brodait de ses plus riches fantaisies ? L’Ambassadrice ou le Domino noir sans Mme Damoreau, autant vaudrait la Sylphide sans Taglioni. C’est désormais pour M. Auber tout un répertoire à refaire. Il ne nous appartient pas de nous constituer juge en un pareil procès, et de dire qui a tort ou raison. Cependant, tout en déplorant la retraite de Mme Damoreau, tout en reconnaissant qu’il est impossible qu’on se fasse illusion au point de croire que Mme Thillon, avec sa vocalisation prétentieuse, ses cascades de fausses notes et son accent britannique, soit jamais en état de recueillir l’héritage de la prima donna par excellence, nous pensons que pour cela l’Opéra-Comique ne se verra point réduit à fermer ses portes. Les destinées d’une administration ne dépendent pas d’un sujet, quel qu’il soit. Souvenons-nous que le Théâtre-Italien a pu se passer de la Malibran, lorsque l’illustre cantatrice courait le monde et multipliait sans repos ses triomphes, comme si elle eût pressenti que le temps lui devait manquer. La première année, le public en eut bien quelque mauvaise humeur ; la seconde, Julia Grisi parut, et l’on n’y pensa plus. De même il en sera pour Damoreau et tôt ou tard on l’oubliera, comme on a oublié pour elle Mme Rigaut, Mme Pradher, et tant d’autres qui furent célèbres et fêtées, et dont on ne parle guère aujourd’hui. En somme, c’est un tort de se retirer avant le temps et de déserter, par une boutade d’amour-propre, une carrière où tant de sympathies vous accompagnent. Ah ! si vos ressources vous trahissaient, si le succès commençait à vous abandonner, à la bonne heure ; mais pas une note ne manque à votre voix, pas un diamant à vos roulades, et du côté des applaudissemens et des bouquets, vous n’avez pas à vous plaindre, il me semble. Vous avez souffert une injure, dites-vous ; on s’est montré ingrat à votre égard. Qu’importe ? ayez confiance et laissez au public, laissez à Mme Thillon le soin de vous venger. D’ailleurs, on ne contestera point qu’un auteur ait des droits absolus sur son œuvre : libre à lui de disposer de ses rôles comme il l’entend ; nul n’a rien à voir dans ses goûts, et ses caprices, s’il en a, ne regardent personne. Hier il croyait en vous, aujourd’hui Mme Thillon lui convient davantage ; l’esprit humain varie. Après tout, c’est un peu son affaire : laissez-le ; s’il se trompe, il en sera quitte pour payer son erreur assez cher en perdant la partie dont son œuvre est l’enjeu. On se souvient du bruit que firent à l’Opéra les débuts de Mlle Falcon ; jamais illustration ne fut plus rapide : la jeune fille ignorée la veille se vit tout à coup entourée des maîtres de la scène, et ce fut à qui lui donnerait un rôle dans sa partition. On préparait alors Gustave, et M. Auber, cédant à l’enthousiasme général, reprit le rôle d’Amélie qu’il avait destiné d’abord à Mme Damoreau, et l’offrit à la jeune élève du Conservatoire, dont l’astre, si tôt éclipsé, se levait alors. L’administration de l’Opéra, Nourrit surtout, s’émut beaucoup de l’aventure, qui du reste ne tourna au profit de personne. Mlle Falcon n’obtint, comme on sait, dans Gustave qu’un fort médiocre succès. Ne dirait-on pas que les mêmes circonstances se reproduisent aujourd’hui à l’Opéra-Comique, toujours au préjudice de Mme Damoreau ? Il est vrai que, pour deux rôles que M. Auber ôte à sa cantatrice favorite (si tant est qu’il les lui ait ôtés), de combien de merveilleux chefs-d’œuvre ne l’a-t-il pas enrichie ? et, s’il faut avouer que Mme Damoreau a contribué plus que personne au succès de M. Auber, peut-on dire que M. Auber soit resté étranger au succès de Mme Danoreau ? Donc, si l’auteur de l’Ambassadrice et du Domino noir a quelque tort à se reprocher envers son Henriette et son Angèle, il mérite bien qu’on les lui pardonne, et en bonne justice le maître et la cantatrice sont quitte l’un envers l’autre.


M. Liszt nous adresse la lettre suivante que nous nous empressons de publier :

« Monsieur,

« Dans votre revue musicale du 15 octobre dernier, mon nom se trouvant prononcé à l’occasion des prétentions outrées et des succès exagérés de quelques artistes exécutans, je prends la liberté de vous adresser à ce sujet une observation.

« Les couronnes de fleurs jetées aux pieds de Mlles Essler et Pixis par les dilettanti de New-York et de Palerme, sont d’éclatantes manifestations de l’enthousiasme d’un public. Le sabre qui m’a été donné à Pesth est une récompense décernée par une nation sous une forme toute nationale.

« En Hongrie, monsieur, dans ce pays de mœurs antiques et chevaleresques, le sabre a une signification patriotique, c’est le signe de la virilité par excellence, c’est l’arme de tout homme ayant droit de porter une arme. Lorsque six d’entre les hommes les plus marquans de mon pays me l’ont remise aux acclamations unanimes de mes compatriotes, pendant qu’au même moment le comitat de Pesth demandait pour moi des lettres de noblesse à sa majesté, c’était me reconnaître de nouveau, après une absence de quinze années, comme Hongrois ; c’était me récompenser de quelques légers services rendus à l’art dans ma patrie ; c’était surtout, et je l’ai senti ainsi, me rattacher glorieusement à elle en m’imposant de sérieux devoirs, des obligations pour la vie, comme homme et comme artiste.

« Je conviens avec vous, monsieur, que c’était, sans nul doute, aller bien au-delà de ce que j’ai pu mériter jusqu’à cette heure. Aussi, ai-je vu dans cette touchante solennité l’expression d’une espérance encore bien plus que celle d’une satisfaction. La Hongrie a salué en moi l’homme dont elle attend une illustration artistique après toutes les illustrations guerrières et politiques qu’elle a produites en grand nombre. Enfant, j’ai reçu de mon pays de précieux témoignages d’intérêt et les moyens d’aller au loin développer ma vocation d’artiste. Quand après de longues années le jeune homme vient lui rapporter le fruit de son travail, et l’avenir de sa volonté, il ne faudrait pas confondre l’enthousiasme des cœurs qui s’ouvrent à lui, et l’expression d’une joie nationale, avec les démonstrations frénétiques d’un parterre dilettante.

« Il y a, ce me semble, dans ce rapprochement, quelque chose qui doit blesser un juste orgueil national, et des sympathies dont je m’honore.

« Agréez, etc.« F. Liszt. »

Hambourg, 26 octobre 1840.

Le lecteur appréciera les motifs de cette lettre. M. Liszt s’étonne qu’on ait eu l’imprudence de le citer entre Mlle Elssler et Mlle Pixis. Le jeune pianiste veut sans doute qu’on le nomme entre Beethoven et Mozart. Nous attendrons pour cela que M. Liszt ait écrit la sonate fantaisie ou l’ouverture de la Flûte enchantée, par exemple ; jusque-là M. Liszt restera pour nous ce qu’il est, un exécutant prodigieux, un virtuose du premier talent, et nous ne croyons pas lui faire injure en le classant auprès de sujets distingués dont la scène s’honore. M. Liszt traduit avec ses doigts l’inspiration des maîtres absolument comme Mlle Pixis, ou toute autre cantatrice, le fait avec son gosier. Quant à sa nationalité hongroise, dont on peut, du reste, se convaincre au style de sa lettre, personne ne songe à la lui contester, bien qu’il y ait quelque chose de singulier dans ces fastueuses démonstrations patriotiques chez des hommes qui ne se contentent pas de venir nous demander des applaudissemens et des couronnes, mais prétendent encore se mêler à tous nos mouvemens et vivre avec la France dans une communion fraternelle, comme ils disent. Serait-ce donc qu’il suffit d’être pianiste pour avoir toujours là une nationalité dont on se pare selon les circonstances, et qu’on endosse à sa guise ? « Je suis Français, voyez mes passions philosophiques et sociales ; je suis Hongrois, voyez mon sabre. Non, monsieur Liszt, vous n’êtes ni Français ni Hongrois, vous êtes, comme tous les virtuoses, de tous les pays où l’immortelle voix de la mélodie est comprise. Aujourd’hui c’est le grand duc de Toscane qui vous fête, demain ce sera la reine d’Angleterre, un autre jour l’impératrice de Russie, qui, après une de ces magnifiques séances où vous passez, par votre art merveilleux, de l’inspiration sauvage et fougueuse de Beethoven, aux mélancoliques sérénades de Schubert, vous dira dans son ravissement ces paroles charmantes : « Comment, après l’orage de tout à l’heure, avez-vous pu trouver encore ce délicieux clair de lune ? » Et vous amoncelez tous ces trophées, vous mêlez toutes ces couronnes, et vous avez raison, car votre art, à vous, n’a point de nationalité, car il ne parle pas une langue, mais les langues, ainsi que dit saint Paul, que vous connaissez bien. Oui, monsieur Listz, à défaut de vos sentimens philosophiques et religieux, le piano eût fait de vous l’homme de l’humanité ; c’est pourquoi nous persistons à croire que l’hommage de Pesth est une chose beaucoup moins nationale que vous ne vous l’imaginez, et que ces magnats dont vous parlez étaient des dilettanti déguisés, qui eussent mieux fait peut-être de vous donner quelque magnifique piano, et de réserver pour une autre occasion le sabre de Mathias Corvin ou de Zriny.