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Revue musicale - 14 juin 1886

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Revue musicale - 14 juin 1886
Revue des Deux Mondes3e période, tome 75 (p. 921-932).
REVUE MUSICALE

Mors et Vita. trilogie sacrée, de M. Ch. Gounod. — Théâtre de l’Opéra-Comique Maître Ambros, drame lyrique en 4 actes, de MM. F. Coppée et Dorchain, musique de M. Ch.-M. Widor.

L’annonce de l’œuvre nouvelle de M. Gounod éveillait, en nous un intérêt, presque une inquiétude spéciale. L’illustre auteur de Faust, de Roméo, pour ne citer que ses chefs-d’œuvre, notre plus grand musicien d’aujourd’hui, l’un de nos plus grands parmi ceux d’autrefois, touche à l’heure du soir, et nous n’étions pas sans craindre un peu cette heure trop souvent périlleuse. Nous allions peut-être entendre une voix affaiblie, nous voir contraint, pour parler du présent, à rappeler le passé, sans pouvoir donner au génie vieillissant d’autre hommage que celui d’un pieux respect, comme ces rois de Perse dont par le Chateaubriand, qui, s’ils rencontraient un vieux palmier, s’arrêtaient pour y attacher un collier d’or.

Mais l’audition de Mors et Vita nous a rassuré : ce n’est pas là, tant s’en faut, une œuvre de décadence, et la Muse ne semble pas près de replier ses ailes.

Nous lisions récemment, dans un livre de M. Hensel sur les Mendelssohn[1], un fragment du journal de Fanny, sœur de Félix, relatif au séjour que M. Gounod, tout jeune alors, fit à Berlin en 1843 dans la famille du maître allemand. « Nous avons, écrit Fanny, beaucoup causé avec Gounod de son avenir, et je crois ne m’être pas trompée en lui représentant que la forme qui va s’imposer prochainement à l’art musical français est celle de l’oratorio. Il a été tellement de mon avis qu’il s’occupe déjà d’un texte : il veut choisir le sujet de Judith. »

Fanny Mendelssohn se trompait sur l’avenir musical de la France. Je ne vois pas que la forme de l’oratorio ait jamais été, et je doute qu’elle soit jamais populaire dans notre pays comme en Allemagne ou en Angleterre. On écouterait peut-être la Passion de Bach elle-même, si on l’exécutait à Paris, comme il me souvient qu’on écoutait jadis le Messie et Judas Macchabée de Haendel : avec respect, mais sans amour; un peu par goût, et beaucoup par pose. Personnellement, nous n’oserions pas trop nous en scandaliser, partageant, nous l’avouons, l’avis de Rossini, qui disait volontiers : dix minutes de cette musique-là, c’est sublime ; un quart d’heure, c’est intolérable. Des fragmens de Haendel, même de Bach, le plus colossal peut-être de tous les musiciens, nous transportent parfois; mais une de leurs partitions tout entière nous accable presque toujours. Au fond, notre pays n’est fait ni pour entendre souvent ces œuvres-là, ni pour en composer de pareilles. Nous disons notre pays, et nous pourrions ajouter : notre temps. Nos compatriotes, nos contemporains, ont traité l’oratorio dans une forme tout autre que celle à lui donnée par les grands classiques du siècle dernier. La musique sacrée elle-même a dû suivre l’évolution de l’âme moderne; elle a quitté la raideur et la sévérité hiératique; elle s’est affranchie des formules conventionnelles, des rythmes monotones et des fugues scolastiques; on a fini par comprendre que l’idée religieuse, comme les autres grandes idées, a droit à la vérité, à la variété de l’expression artistique, et qu’il n’y a pas dans notre cœur deux régions distinctes, l’une divine et l’autre humaine.

« Mendelssohn le premier, a dit Schumann, introduisit les grâces dans la maison de Dieu, où elles ne sont pas déplacées. » Les deux oratorios d’Elie et de Paulus, malgré d’incontestables analogies avec les oratorios classiques, renferment en effet les premiers symptômes de l’inspiration moderne. Un air d’Élie, notamment : J’ai trop vécu, Seigneur! retire-moi du monde! est beau d’une beauté jusqu’alors inconnue. Un Bach, un Haendel, ces esprits puissans mais froids, n’auraient jamais exprimé ainsi la mélancolie, la fatigue de vivre sous laquelle plie ce chant désolé. On ne trouve qu’aux voûtes de la Sixtine, sur le front des prophètes gigantesques, cette peine et cette lassitude dont Jéhovah, aux jours d’épreuve, accablait les sublimes vieillards de Juda. La pensée, la forme, les procédés de l’harmonie et de l’instrumentation, tout est nouveau dans cet air magnifique.

Notre école française, depuis Berlioz surtout et son Enfance du Christ, est de plus en plus entrée dans cette voie. Si classique que soit le talent de M. Saint-Saëns, si nourri qu’il soit de la moelle des lions, il a fait, dans son oratorio le Déluge, une part considérable à la musique descriptive, et son opéra biblique, Samson et Dalila, est traité dans un tout autre esprit que le Samson de Haendel. Quant à M. Massenet, il s’est encore écarté davantage des formes archaïques; il a singulièrement amolli les austérités de la musique sacrée. Des naïves Madeleines de Lorenzo di Credi, par exemple, à la blonde pénitente du Corrège, il y a peut-être moins loin que des héroïnes bibliques de Haendel ou de Haydn à la tendre Magdaléenne, à l’Eve amoureuse, de M. Massenet. Il ne serait pas sans intérêt de rechercher et de comparer dans la musique d’autrefois et dans celle d’aujourd’hui les interprétations diverses de la bible et de l’évangile; mais ce n’est pas le lieu de poursuivre ici ce parallèle, auquel nous reviendrons peut-être un jour.

Comme MM. Saint-Saëns et Massenet, mais plus avancé dans sa carrière, M. Gounod a voulu écrire des oratorios; le musicien par excellence des amours humaines a voulu chanter l’amour divin. Nul n’ignore que l’âme de M. Gounod fut toujours une âme religieuse : d’une vocation sacerdotale éphémère il a gardé le goût du surnaturel, et s’il s’est juré, comme on le dit, de ne plus écrire que de la musique sacrée, c’est peut-être pour rendre à Dieu les suprêmes inspirations d’une pensée qu’il fut up jour sur le point de lui sacrifier ou de lui consacrer tout entière.

Avec sa nature mystique, il peut sembler singulier que M. Gounod, dans son œuvre de théâtre, n’ait pas recherché plus souvent l’inspiration religieuse. Faust renferme en ce genre deux pages de premier ordre : la scène des épées et la scène de l’église ; mais le poème de Goethe en offrait une troisième, et je m’étonne qu’elle ait échappé aux librettistes et surtout au musicien : c’est la scène où les cantiques et les cloches de Pâques, éclatant dans le ciel matinal, arrachent Faust au suicide. Si le livret n’avait dénaturé le poème, M. Gounod pouvait, même après Berlioz, écrire ici une belle page de plus. Il ne tenait qu’à lui de conserver l’idée de Goethe et de la traduire. Sans doute il a trouvé, pour calmer Faust éperdu, de claires chansons de jeunes filles et de laboureurs; mais il a fait chanter la terre où devait chanter le ciel, et cela suffit pour ôter à la pensée de sa grandeur, à la situation, de sa portée dramatique et morale.

Il y a peu d’années, le choix du sujet de Polyeucte accusa chez le maître la tendance vers le genre religieux, et la belle scène du baptême mit en lumière l’aspect du talent de M. Gounod que nous étudions. Nous demeurons toujours nous-mêmes, et, fût-on le plus grand des artistes, on ne dépouille guère le vieil homme. Le talent ou le génie ne fait que se redire et approprier à des formes changeantes son inspiration, dont le fond ne change pas. Il ne faut pas déplorer cette persistance de l’individualité humaine, cette éternelle conséquence de la pensée avec elle-même ; il est bon que l’artiste maîtrise les sujets au lieu d’être maîtrisé par eux, qu’il les assimile à son tempérament propre et les traite selon son point de vue spécial. L’œuvre entier d’un homme de génie représente alors la continuelle réaction d’une personnalité constante sur des élémens divers. Ainsi, les Noces de Figaro, Don Juan, la Flûte enchantée, le Requiem, révèlent chez Mozart une immuable conception de l’idéal. Rossini se retrouve, éclatant et facile, dans son Stabat et sa Messe; Verdi, dans son magnifique Requiem, reste avant tout musicien de théâtre, et M. Gounod, dans les cantiques de Polyeucte, et même de Mors et Vita, garde encore la tendresse, presque la caresse de ses chants d’amour.

La scène du baptême, de Polyeucte, n’est pas sans rapport avec la Pâque de la Juive. Haïs, traqués comme les juifs, les premiers chrétiens célèbrent leurs mystères dans le secret et l’ombre, et le vieux Siméon préside, comme le vieil Éléazar, aux saintes cérémonies. Mais Halévy et M. Gounod, le maître et le disciple, ont traité différemment ces deux sujets analogues. La Pâque est peut-être le plus beau tableau religieux qu’il y ait au théâtre. Cette misérable chambre, fermée pour une nuit du moins aux outrages du dehors, devient l’asile, le sanctuaire d’un culte, que la persécution suffirait à rendre sacré. Cette poignée d’artisans qui se partagent un morceau de pain, c’est le débris d’un grand peuple proclamant son droit à la vie et à la prière. Quand Éléazar se lève et bénit l’assemblée de ses mains tremblantes, alors, sur ces harpes qu’on dirait détachées des saules de Babylone, c’est la plainte de toute une nation, c’est son recours désespéré qui monte vers le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, le Jéhovah tout-puissant et sévère qu’Israël n’adora jamais sans crainte. Tel n’est pas le dieu de Polyeucte, et la différence des deux styles correspond à la différence des deux croyances exprimées. Le Dieu du Golgotha n’est plus celui de l’Horeb ou du Sinaï, un Dieu lointain et terrible, mais un Dieu fait homme, et désormais toujours présent; non plus le Dieu qui punit, mais celui qui sauve; non plus le Dieu qu’on redoute, mais celui qu’on chérit. Et de quelle tendresse Polyeucte l’aime-t-il, ce Christ auquel il vient de se donner ! L’eau du baptême à peine a touché son front, qu’une extase mystique envahit son âme ; il verse des larmes de joie comme n’en répandit jamais l’austère Éléazar. La ferveur juvénile du néophyte éclate partout : dans ces phrases passionnées, symbole de l’étreinte divine, dans ces progressions caractéristiques du style de M. Gounod, dans ces soupirs, dans ces sanglots d’amour, dans ces élans irrésistibles qui, de la source où l’on baptise Polyeucte, nous ramènent malgré nous au balcon de Juliette. Même en matière de foi, l’art moderne ne saurait décidément renoncer à l’élément passionnel. Nous humanisons les choses divines pour les rapprocher de nous ; et, comme à son Eve aux cheveux blonds, le poète aujourd’hui pourrait dire à la musique :


Tu fis ton Dieu mortel, et tu l’en aimas mieux.


Sous ce titre de Mors et Vita, le plus vaste que puisse porter une œuvre, M. Gounod, poète et musicien religieux, a réuni ce que les théologiens appellent, je crois, les fins dernières de l’homme : la mort, le jugement et la vie éternelle. Cette trilogie est la suite de la Rédemption : elle montre l’achèvement de la destinée humaine selon la parole divine. Le second oratorio de M. Gounod marque un pas de plus dans la voie de l’idéalisme mystique. Une action humaine : la Passion; la désignation des personnages comme le bon larron, la Vierge, saint Jean, les saintes femmes et les apôtres, tout cela rattachait encore Rédemption à la terre. Rien n’y rattache plus Mors et Vita; ici, toute voix est impersonnelle, anonyme, et dans les sphères surnaturelles où l’œuvre plane, l’idée musicale seule pouvait la soutenir et l’a en effet soutenue.

C’est une pensée grandiose de commencer par la mort, et de tout détruire pour tout réédifier. Les premiers accords de Mors et Vita retentissent sur les ruines du monde. « Il est terrible de tomber entre les mains du Dieu vivant, » chantent à pleine voix les chœurs accompagnés par une sonnerie de cuivres. Mais presque aussitôt les harmonies s’épanouissent et s’éclairent, et Jésus répond : « Je suis la résurrection et la vie ; celui qui croit en moi, fût-il mort, vivra éternellement. » L’œuvre tient tout entière dans ce court prologue, où deux phrases magistrales résument le sujet : les terreurs de la mort et les espérances de la vie.

La première partie de l’oratorio, et la plus considérable, est une messe de Requiem. Requiem æternam doña eis, Domine! La fin de la fatigue et de la lutte, le repos, voilà donc ce que demandent pour toute âme partie les âmes qui demeurent. Non pas même le bonheur, on dirait que les hommes n’osent pas le réclamer de Dieu, mais le repos. Voilà le mot qui plane sur tout l’office des morts, et que M. Gounod, dans l’ensemble, et notamment dans le début de sa messe, a magnifiquement exprimé. Après une courte psalmodie, se dessine pour la première fois la phrase qui symbolise, au cours de la partition, les regrets et les larmes. Elle gémit sous l’archet des violens, elle monte très haut, pour redescendre, traînante et désolée, tandis que le chœur redit tout bas le texte de la prose funèbre. Ces premières pages sont parmi les plus belles, enveloppées de recueillement, infiniment tristes, mais d’une tristesse qui ne s’emporte ni aux cris, ni même aux sanglots. Le Kyrie n’est qu’une plainte voilée, sans l’éclat un peu fier, presque révolté du Kyrie de Verdi. C’est que l’homme a plus d’une manière de souffrir et de pleurer, et des mères parfois se sont agenouillées avec douceur devant le cercueil des fils. On sent pourtant, dans cet Introït, avec la résignation, la peine profonde et le dénûment de pauvres âmes veuves ; on y retrouve cette détresse que nous connaissons tous, où nous plongent les départs sans retour.

Au Kyrie succède un double chœur écrit avec une irréprochable pureté dans le style de Palestrina. Cette réminiscence volontaire d’un maître unique entre tous les maîtres religieux est la bienvenue : la majesté du rythme, la marche des notes qui cheminent lentement, s’éloignent ou se rapprochent sans jamais se heurter ni se confondre, la plénitude des harmonies, tout cela produit un effet puissant, auquel peu de musiciens aujourd’hui seraient capables d’atteindre. Ce beau chœur, exclusivement vocal, aurait dû être exécuté sans accompagnement; mais le soutien de l’orgue avait paru sans doute indispensable aux choristes, qui d’ailleurs, même avec ce secours, ont médiocrement chanté.

Après avoir prouvé qu’il connaît à fond les grands ancêtres et qu’il sait au besoin les imiter, M. Gounod, revenant à sa propre nature, retrouve aussi pure, aussi poétique qu’autrefois l’inspiration de sa jeunesse. Heureux les maîtres, quand le génie leur reste longtemps fidèle, quand le souffle divin passe encore sur leur tête blanchie ! Le musicien de Faust et de Mors et Vita possède plus que tout autre cette constance, cette conséquence de la pensée avec elle-même, dont nous parlions plus haut : il ne s’est jamais ni désavoué ni contredit. Les envieux l’accuseraient plutôt de se répéter; mais celui qui prononça le premier de telles paroles a bien le droit de les redire. La nouveauté, la personnalité du talent, voilà la raison de la gloire de M. Gounod comme de toute gloire durable. Il est de ceux qui ont ajouté une corde à la lyre; nul avant lui n’avait chanté comme il chanta, et comme heureusement il chante encore aujourd’hui.

Sa manière est particulièrement reconnaissable dans quatre quatuors qui sont le corps principal, et comme le cœur du Requiem. Quatre quatuors, dira-t-on, doivent former une série un peu monotone. Mais ils ne se suivent pas immédiatement, et de plus leur charme est si pénétrant qu’on ne se fatigue pas de leur succession harmonieuse. Quid sum miser ! — Ingemisco. — Oro supplex. — Pie Jesu, ainsi commencent ces quatre ensembles, dont le sentiment est à peu près identique et la beauté presque pareille. De ces humbles prières j’hésiterais à décider laquelle est la plus touchante. Le Quid sum miser ! débute avec timidité ; les voix, d’abord isolées, se réunissent/se répondent en gémissant : Salva me! Salva me! et la phrase se couronne par une péroraison pleine à la fois de détresse et d’espérance. Même procédé dans l’Ingemisco : après les soli, un ensemble éclatant comme une page du Stabat rossinien. Sur les mots: Qui Mariam absolvisti, l’idée musicale jaillit avec la clarté, l’abondance d’une source. Et la source ne rentre pas sous terre. Les mélodies de M. Gounod n’ont, jamais été de celles qui tarissent, à peine nées; au contraire, elles s’épanchent en nappes abondantes, et coulent, toujours plus larges, comme les fleuves. Le quatuor : Oro supplex séduit surtout par sa belle architecture vocale. Les parties extrêmes, soprano et basse, se rapprochent et s’éloignent alternativement, sans jamais étouffer les deux parties intermédiaires; on dirait ainsi que le tissu harmonique se resserre et se relâche tour à tour. Comme en outre la phrase est très régulièrement cadencée sur un accompagnement continu, il résulte de l’ensemble une sorte de balancement moelleux qui donne au morceau une couleur très particulière. Notons la fin délicieuse du Pie Jesu, qui ramène le motif typique des regrets et des larmes, devenu par l’altération d’une simple note le motif des consolations et des joies ; M. Gounod, dans sa préface, a pris soin de signaler cette transformation. Il est certain que le mode majeur succédant au mode mineur, et que le timbre caressant et clair des cors et des clarinettes employés ici, rassérène cette plainte mélancolique et change en soupir de contentement un soupir d’inquiétude et de tristesse.

N’achevons pas l’analyse du Requiem sans mettre hors de pair deux soli de soprano avec chœur : le Felix culpa et l’Agnus Dei, une page adorable et une page admirable. Le premier de ces chants est parmi les plus tendres que M. Gounod enveloppa jamais de sa mélodie aux contours élégans: il s’achève, après un léger retard, avec une pureté, j’allais dire une pudeur exquise. Quant à l’Agnus Dei, c’est une supplication de plus en plus fervente, puis une adjuration passionnée, un suprême et pathétique appel à cet éternel repos que demandent à Dieu les derniers comme les premiers versets de la messe des morts.

La première partie de Mors et Vita conclut par un épilogue instrumental, où se combinent savamment les mélodies typiques entendues au cours du Requiem. L’explosion finale de l’orchestre et de l’orgue, qui peut sembler une peu bruyante, symbolise le prochain triomphe de la vie sur la mort.

Au début de la seconde partie, le Jugement, l’humanité dort dans le sépulcre et, sur son dernier sommeil, le De Profundis plane en accords sombres. Bientôt retentissent les trompettes célestes, ces trompettes que Berlioz et Verdi, pour le dire en passant, ont fait sonner bien autrement terribles. À cette fanfare, malgré l’étrangeté voulue de ses harmonies, nous préférons l’effet mystérieux du Dies iræ liturgique : des trémolos syncopés donnent un caractère vraiment fantastique à cette levée des morts, qu’on entend sourdre confusément dans leurs tombeaux.

Après un noble récitatif annonçant la venue du Fils de l’Homme, l’orchestre, d’abord seul, puis renforcé par toutes les masses chorales, joue deux fois un chant de vingt mesures, et, subitement secouée par l’enthousiasme, voilà toute la salle debout, acclamant le compositeur dont le génie vient de faire explosion. On pourrait chicaner ici sur les détails, disséquer et critiquer à l’aise le procédé de M. Gounod. Simple transposition de la mélodie première, accompagnement en triolets, unisson, tout cela, dirait-on, se trouve dans cette phrase, désormais fameuse, comme cela se trouvait déjà dans une phrase analogue de Faust[2]. — Que la mélodie d’aujourd’hui soit la sœur très ressemblante de son aînée, nous n’en disconvenons pas; au fond, c’est presque la même, mais prodigieusement agrandie, transfigurée et portant avec elle une puissance d’émotion centuplée, irrésistible. Elle donne, surtout avec la reprise grandiose des chœurs, une impression de grandeur et de gloire, une vision du ciel ouvert, plein de clartés et de cantiques. Dans cette page superbe, le grand musicien a mis tout ce qu’il sent et tout ce qu’il sait. Et que les hardis, les téméraires du jour ne s’y trompent pas, l’auteur de Mors et Vita possède encore la science autant que le cœur. Il n’a rien perdu de ses qualités techniques : ni la pureté du style, ni l’amour des harmonies impeccables et de l’instrumentation à la fois ingénieuse et sobre; il conserve le grand souffle mélodique, l’ampleur de la période déployée en pleine lumière et triomphalement couronnée. Il garde aussi le secret d’une déclamation lyrique incomparable. Nous n’en voulons pour exemple que le magnifique récit : Et congregabuntur ante eum, dont l’autorité souveraine fait songer au geste impérieux donné par Michel-Ange au Christ du jugement dernier.

Jésus aura pourtant, selon M. Gounod, plus d’indulgence que de colère; nous serons presque tous à sa droite. Avec les mots : Venite. benedicti, sa voix prend une douceur infinie, un sourire passe sur la face divine, et le beau chant de l’Agnus Dei, celui qui tout à l’heure nous avait transporté, reparaît une dernière fois et s’achève dans une effusion de miséricorde. Nous le disions au début : l’inspiration de M. Gounod restera toujours tendre. Le maître pense avec l’Apôtre que la foi n’est rien sans l’amour, et sa musique religieuse même est pleine d’amour. Rien de plus naïvement aimable que le ravissant solo avec chœur : Beati qui lavant stolas ! Bienheureux ceux qui lavent leurs vêtemens dans le sang de l’Agneau! Beati!.. le musicien n’a vu que ce mot; c’est à lui seul peut-être que nous devons ce cantique à demi pastoral, à demi religieux, où la fraîcheur de la mélodie, la disposition très simple des voix, le clair tintement des triangles, tout donne l’impression d’une béatitude infinie.

La troisième partie de l’oratorio : la Vie, nous paraît inférieure aux deux autres. Elle ne renferme rien de saillant que le bel air du commencement : Et Ego Joannes, et le début du Sanctus. M. Gounod, après nous avoir montré le ciel ouvert, ne nous y a pas fait entrer. Schumann, en terminant son Faust, avait trouvé d’autres accens pour célébrer les délices du paradis chrétien. Est-ce l’inspiration de l’auteur, est-ce l’attention de l’auditeur qui fléchit ici? L’une et l’autre sans doute, et l’œuvre est trop longue pour le musicien comme pour le public. On ne peut l’écouter en entier sans y trouver quelque monotonie, sans en ressentir quelque fatigue : il aurait au moins fallu qu’elle s’achevât par une fin glorieuse, par une apothéose universelle de l’humanité sauvée à jamais. Alors seulement, la progression eût été complète. Elle ne l’est pas, et le couronnement répond mal au reste de l’édifice.

En dépit de ce reproche, la trilogie de M. Gounod est une œuvre très élevée ; puissante parfois, plus souvent touchante, elle fait grand honneur au penseur et au musicien. A mesure que le soleil descend derrière l’horizon de sa vie, on dirait que M. Gounod monte de plus en plus haut pour en contempler les suprêmes clartés. Souhaitons que la lumière baigne encore longtemps ce front glorieux. Il est beau de voir, après une radieuse journée, les rayons s’attarder sur une cime.

Les exécutans ont toujours fort à faire pour triompher de l’acoustique odieuse du Trocadéro. Donner là des œuvres nouvelles, c’est presque en compromettre le succès; à tout le moins, c’est en rendre l’audition incomplète ou pénible. De certains points de la salle on n’entend rien, de certains autres on entend trop; les ensembles ne portent pas, et les détails se perdent. Nous nous plaignions que le double chœur à la Palestrina eût été mal rendu; faut-il s’en prendre a la mauvaise sonorité du local ou à des rancunes personnelles? M. Gounod, lors de la répétition générale, avait assez vivement gourmande les choristes ; ceux-ci lui en ont peut-être voulu. Ils ont eu tort : M. Gounod était dans son droit, et dans son devoir. Les chanteurs ou les instrumentistes, au théâtre et ailleurs, oublient trop aujourd’hui que le compositeur s’appelle le maître : il serait bon qu’on les en fit plus souvent souvenir.

Les soli de Mors et Vita ont été chantés par Mme Conneau et M. Lloyd, un ténor anglais, dans un bon style; dans un style admirable par M me Krauss et M. Faure. M. Faure a notamment donné aux récits du jugement une ampleur, une dignité toute divine; il est bien vrai, comme on l’a dit en un langage original, qu’il chante en majuscules. Quant à Mme Krauss, puisse son succès lui prouver qu’elle peut avoir reçu de l’Opéra, mais non pas de nous tous, le congé anticipé et irrespectueux qui nous a privés d’elle! Le foyer brûle toujours dans l’âme de l’incomparable artiste, et nous avons été heureux d’en sentir encore une fois le chaud rayonnement.


Les ouvrages représentés cette année-ci à l’Opéra-Comique vivent à peine assez pour qu’on ait le temps de parler d’eux. Maître Ambros a passé presque aussi vite que le Mari d’un jour et que Plutus : il méritait pourtant un moins sévère accueil. Le livret, je l’accorde, n’est pas des plus intéressans, encore moins des plus nouveaux, mais on a fait des chefs-d’œuvre sur des poèmes autrement pauvres, sur des vers autrement ridicules.

Maître Ambros est un marin hollandais qui recueillit jadis la fille de son amiral, Nella, l’orpheline de rigueur à l’Opéra-Comique. Il aime sa pupille, qu’aime aussi le capitaine Hendrick. il ne déplaît pas à Nella d’être doublement courtisée; mais au fond, c’est Ambros qu’elle préfère, et elle ne tarde pas à le lui déclarer. Malgré le choix de la jeune fille, l’indélicat Hendrick ne se retire pas, et le vertueux Ambros, que lie envers son rival la reconnaissance d’un bienfait ancien, n’hésite pas à se sacrifier : pour se rendre odieux à sa fiancée, il feint de s’enivrer en sa présence, jusqu’à rouler endormi sur le pavé d’un carrefour. Voilà la partie amoureuse de la pièce. En voici la partie patriotique : l’action se passe dans Amsterdam, assiégée par Guillaume d’Orange. Ambros et Hendrick, à la tête de la milice bourgeoise, ont organisé la défense et résolu de crever les digues et d’inonder le territoire plutôt que de se rendre. Mais un traître, Anton, est parmi les officiers. Croyant véritablement ivre Ambros, qu’il a poussé lui-même à boire, Anton espère profiter de l’absence de son chef pour le remplacer, empêcher le signal convenu et ouvrir les portes à l’ennemi. Nella, qui a tout entendu, court aux remparts : puisque Ambros a failli au devoir et démérité de son amour, qu’Hendrick prenne le commandement; elle-même jure d’appartenir à qui sauvera la ville. Naturellement Ambros paraît à temps; il intimide les traîtres, fait donner le signal, et Nella, pour tenir tous ses sermens, n’a plus qu’à se donner à lui.

C’est la première fois que M. Widor écrit pour le théâtre de la musique chantée; sa musique dansée de la Korrigane avait beaucoup de poésie et d’éloquence, et ce ballet charmant a obtenu un succès mérité. Maître Ambros, au contraire, n’a pas réussi. Mais il n’y a pas dans cet échec de quoi rebuter le jeune compositeur; il n’y a pas non plus de quoi décourager l’espoir que fondent ses amis (et tout le monde est de ses amis) sur son talent ingénieux et distingué.

Un coup d’œil anticipé et rapide sur la partition de Maître Ambros nous avait prévenu pour elle ; le hasard d’une lecture sommaire avait mis sous nos yeux plus d’un passage séduisant. A l’audition, nous avons bien retrouvé tous ces détails charmans, et quelques autres encore, mais perdus hélas! dans un ensemble gris et froid, dans une œuvre qui manque de mouvement et de vie. L’auteur de Maître Ambros, qui deviendra peut-être un compositeur de théâtre, ne l’est pas encore. L’instinct dramatique manque à son opéra : les grandes pages, les pages du moins qui devraient être grandes, paraissent de toutes les plus petites. Un maître comme Bizet, par exemple, eût donné une autre couleur à la scène d’ivresse. Il eût trouvé quelque chanson comme celle de Ralph dans la Jolie Fille de Perth, à la fois douloureuse et folle. Mais rien chez le buveur de M. Widor, pas un cri, pas une défaillance ne nous avertit que son ivresse est feinte, et que ses propres éclats de rire lui brisent le cœur. Il y avait là par bonheur une situation discutable, je le veux, mais assez pathétique, une situation double, pour ainsi dire, et la musique n’a su donner aucun relief à cette dualité. Quant à des scènes comme celle de la bénédiction des drapeaux, on les a trop souvent traitées pour qu’il soit prudent d’y revenir, à moins d’en renouveler l’interprétation et d’égaler, sinon de surpasser des modèles célèbres.

Les grandes lignes manquent donc à la partition de M. Widor, mais non pas les délicates arabesques, et c’est par le menu qu’il faut la prendre. Le théâtre l’oubliera sans doute, il l’a déjà presque oubliée; mais si le soir, dans les salons ou dans les concerts, un amateur délicat, écoutant quelque lied qui le charme, en demande un jour la provenance, on lui répondra peut-être : « c’est de Maître Ambros. »

C’est de Maître Ambros, la complainte de marin :


Ah! depuis qu’il a levé l’ancre,
Le trois-mâts de mon doux ami…


Ce dernier vers est bizarre, et les cantatrices feront bien de le mal prononcer, mais toute la chanson est exquise, pâle et mélancolique comme les mers du Nord, éclairée seulement à latin, d’un rayon, d’un sourire. Un peu maniéré, mais très élégant est le duo suivant : Vous partirez, gentille hôtesse, avec la phrase d’Ambros, amicale autant qu’amoureuse, pénétrée d’une tendresse un peu paternelle, finement comprise et finement rendue. L’air du baryton : Triste amour, est fort touchant; un excellent récitatif le précède ; le trio final : Allons, plaidez pour le timide est mélodique et facile. Signalons enfin, au début de ce premier tableau, le chœur très bien venu : Verse en nos âmes le courage, dont l’inspiration est franche, la facture nette, et l’idée mère rappelée çà et là par l’orchestre avec ingéniosité.

Le troisième tableau est presque aussi agréable que le premier. L’air de Nella : J’ai deux amoureux, est gracieux et coquet, peut-être un peu mièvre, mais rythmé, harmonisé surtout avec beaucoup d’originalité et de saveur. Le duo qui suit ne manque ni de passion, ni d’éclat, et l’acte s’achève par la poétique apparition de la jeune fille redisant derrière les fleurs de sa fenêtre le refrain de sa chanson marine.

Il faudrait louer avant de finir la pittoresque petite kermesse et la ronde de nuit du quatrième tableau, et, dans le dernier acte, une romance aux étoiles qui, pour ne pas tenir à l’action, n’en est pas moins une rêverie délicieuse, tout imprégnée des langueurs de la nuit. M. Lubert la chante malheureusement avec une voix sèche et un style saccadé. Tout autrement chante M. Bouvet : sa voix est tendre et sa diction égale; dans le rôle d’Ambros, comme dans celui de Blondel lors de la dernière reprise de Richard, nous avons été charmé de son timbre moelleux et de son accent pénétrant; c’est un artiste distingué.

De ce naufrage de Maître Ambros nous avons, tout compte fait, sauvé bien des épaves; de cet ensemble effacé plus d’un détail restera certainement dans notre souvenir. Il serait hardi, après un premier essai seulement, de prédire à M. Widor le chemin qu’il suivra, surtout de lui marquer celui qu’il devrait suivre; mais il pourrait, selon nous, réussir à merveille dans un opéra comique de demi-caractère, où ne se trouverait ni grande passion, ni grande action. Nous voudrions pour lui un sujet intime, un décor fermé pour ainsi dire, quelque chose comme le livret de l’Eclair par exemple, avec une couleur plus moderne, un parfum plus relevé. Deux ou trois actes gracieux, poétiques, dans le style du premier et du troisième tableau de Maître Ambros, feraient une œuvre charmante. Nous ne savons quel en pourrait être le librettiste; mais M. Widor en serait certainement le musicien, et nous souhaitons de tout cœur qu’il le soit au plus vite.


CAMILLE BELLAIGUE.

  1. Die Famille Mendelssohn (1729-1847), 2 vol. Berlin, 1882.
  2. La phrase dont nous voulons parler est dite par les violons dans l’introduction. V. Gounod en a fait, à l’usage des théâtres étrangers, une romance pour Valentin.