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Richard Wagner, sa vie et ses œuvres/Deuxième partie/Introduction

La bibliothèque libre.
Traduction par Alfred Dufour.
Perrin et Cie, libraires-éditeurs (p. 103-114).


DEUXIÈME PARTIE

LES ÉCRITS ET LA DOCTRINE


Il faut toujours voir le symptôme de quelque obstacle dans le fait qu’un artiste interrompt son travail créateur, pour se poser devant le monde en théoricien. Et cet obstacle peut être l’effet ou d’une résistance extérieure, ou d’une lutte intérieure entre des principes contraires.

Vis-à-vis du monde extérieur, presque chaque artiste de génie se voit forcé de se défendre. Benvenulo Cellini y employa le poison et le poignard ; pour nous, modernes, la plume est l’arme naturelle. Gœthe, Schiller, Mozart et Gluck nous en ont fourni des exemples fameux.

Avec quelle noble vigueur Gœthe et Schiller se sont défendus contre la critique, alors déjà bornée et haineuse, c’est ce que chacun sait. Un fait moins connu, c’est que Mozart avait résolu d’écrire, sous le titre de : Critique musicale, un livre qui devait châtier ses contradicteurs et contribuer à lui faire rendre justice[1]. Et l’on doit à jamais déplorer qu’il n’ait pas exécuté ce projet, car ses lettres suffisent à nous montrer qu’il possédait une remarquable sagacité critique et que sa plume caustique et spirituelle savait fustiger impitoyablement bien des choses qu’on louait de son temps et qui passent pour louables aujourd’hui encore ; et de plus, ce livre eût mis fin, une bonne fois, à la fable ridicule du génie incapable de réflexion, produisant sa musique avec l’inconsciente candeur d’un oiseau sur sa branche. Plus sage que Mozart, Gluck ne s’en tint pas au projet, mais prit plus d’une fois la plume pour expliquer au monde ses intentions, trop superficiellement comprises ou trop légèrement jugées, et pour protester « contre la prétention de prononcer un verdict précipité sur ses œuvres, à la suite de répétitions imparfaitement étudiées, mal conduites, et encore plus mal exécutées » pour se défendre contre ces « amateurs extravagants dont l’àme réside uniquement dans leurs oreilles, » etc. C’est ainsi que, de tout temps, les grands artistes ont été obligés d’imposer un silence momentané à l’appel de l’inspiration créatrice, pour vaincre quelque résistance ou pour dissiper quelque malentendu produit par l’inintelligence publique.

Il en est tout autrement quand l’obstacle est intérieur.

Lorsque Léonard de Vinci, laissant sur le chevalet ses toiles inachevées, voua tout son temps à l’étude de la géométrie et de l’anatomie, Isabelle d’Este, avec beaucoup des protecteurs et des admirateurs de l’artiste, ne manquèrent pas de s’écrier : « Un nouvel Apelle est perdu pour l’art ! » Léonard ne se laissa détourner par aucune objection ; sa haute imagination lui laissait entrevoir une œuvre d’art autre et plus parfaite que celles de ses contemporains. Mais pour qu’elle fût possible, cette œuvre nouvelle, il fallait que l’artiste se forgeât des instruments nouveaux ; voilà pourquoi il consacra des années à ses Planches d’anatomie, voilà pourquoi il étudia la mathématique et écrivit son Trattato della Pittura. Son puissant esprit découvrait des obstacles là où les autres n’en voyaient pas ; ce ne fut qu’après les avoir surmontés qu’il put créer ses chefs-d’œuvre ; et ce ne fut que quand ces derniers apparurent enfin, que le monde comprit pourquoi Léonard avait écrit ! On comprit aussi que cette époque de réflexion, que d’autres avaient crue perdue pour l’art, était comme la seule source d’où pût émerger la beauté parfaite, et qu’ainsi la pensée du grand Florentin ne devait pas profiter à lui seulement, mais à l’art de tous les siècles.

Au cours de sa vie agitée, Richard Wagner eut à lutter contre des obstacles de l’une et de l’autre sorte : c’est pourquoi il a beaucoup écrit.

Comme Mozart avait voulu le faire, Wagner a répandu, par ses appréciations critiques sur ses prédécesseurs et ses contemporains, un flot de lumière sur l’histoire et le développement de la musique et du drame. Comme Gluck, il a eu à lutter toute sa vie contre le défaut de compréhension, contre la calomnie, contre les impressions laissées par les représentations mal étudiées de ses œuvres, contre ces « pauvres cervelles, à qui la tête fait mal dès qu’elles entendent quelque chose qu’elles sont incapables de comprendre », pour rappeler un sarcasme de Mozart, contre « les arbitres de l’art et les donneurs du ton, classe d’hommes malheureusement trop nombreuse », dit Gluck, « qui, de tout temps, ont été, mille fois plus que les ignorants, nuisibles au progrès de l’art », « contre l’envie de ces compositeurs qui, « au dire de Beethoven», ne s’entendent à donner de la musique que son squelette »…

Mais nous devons la plus grande partie des écrits de Wagner à des motifs semblables à ceux qui poussèrent Léonard de Vinci à écrire son Trattato della Pittura. Lui aussi apercevait devant lui un idéal nouveau ; et de lui aussi on peut dire qu’il lui fallait fixer nettement les « lois de la perspective », avant que son génie pût s’y mouvoir librement. Et ce n’est pas en cela seulement que s’impose la comparaison entre ces deux grands artistes ; en effet, comme la pensée artistique de Léonard l’avait conduit successivement dans divers domaines, ceux de l’astronomie, de la géologie, de la philosophie, où la divination intuitive du vrai poète lui fit découvrir des vérités que la science devait mettre des siècles à constater, de même Wagner se vit appelé à creuser à des profondeurs toujours plus grandes ses méditations sur la nouvelle forme de drame qu’il voulait créer, et vit en même temps s’élargir toujours plus, autour de ce point fixe de sa pensée, les cercles concentriques qu’elle devait embrasser.

Schiller a dit que la beauté conduit l’homme à penser, et, avec toute la décision de son esprit fait de douceur et de hauteur consciente, il affirme que « l’homme vraiment doué du sens esthétique n’a qu’à vouloir, pour porter des jugements et pour accomplir des actes d’une valeur universelle ». Mais justement la volonté, nous l’avons vu dans la première partie de ce livre, est un des traits marquants du caractère de Wagner : cette volonté indomptable et dominatrice, au service d’une imagination puissante et féconde, ne pouvait se sentir à l’aise dans les étroites limites professionnelles. Tout grand homme est un héros ; en lui sommeille un conquérant du monde. À la nouvelle de la bataille d’Iéna, Beethoven s’écria : « Et tout de même, moi, je vaincrais Napoléon ! » Et Wagner, quand il entreprit de transformer l’art, et qu’il eut bientôt acquis la conviction « que l’art ne saurait se séparer de la vie, ni chercher arbitrairement son but en lui-même », Wagner sentait en lui la force de transformer toute la vie humaine. Puisque l’art exigeait cette transformation, elle devait s’accomplir !

Posons donc tout d’abord en fait ceci : c’est que la pensée de Wagner devait nécessairement dépasser les limites de l’art professionnel ; qu’il a, en cela, suivi la même voie que les autres héros de l’art, les grands initiateurs ; qu’il n’a cependant jamais abandonné le domaine propre de l’art, mais qu’au contraire toute l’unité de sa pensée, comme l’unité de sa vie en toutes ses manifestations, ont constamment évolué autour de ce point fixe, sans s’en départir jamais. Nous verrons, au cours de ces chapitres, à quel point Wagner resta toujours artiste, et combien il est juste de dire que cette qualité, sans borner sa pensée, devait cependant l’orienter exclusivement dans une direction déterminée. Contentons-nous, cependant, de sa propre déclaration, faite au temps de sa plus fiévreuse activité littéraire. « Dans tout ce que je fais, dans tout ce que je rêve ou pense, je ne suis et ne veux être qu’artiste, et rien qu’artiste. »

Ce que je tiens avant tout à établir, pour le moment, c’est que rien ne prouve mieux le caractère exclusivement artistique de sa nature que le fait qu’il ne prit jamais la plume que quand il se vit contraint de le faire. À l’exception presque unique de son Beethoven, tous ses écrits attestent une réaction violente de sa part contre quelque influence contraire ou défavorable à ses aspirations créatrices. Au reste, le maître le déclare lui-même : « Je n’ai jamais écrit que sous la pression d’une nécessité absolue, » dit-il. De là l’apparition en quelque sorte spasmodique de ses écrits. La plupart du temps, ils paraissent en succession rapide, par groupes, éloignés les uns des autres par de longs intervalles consacrés à la création artistique. Qu’un obstacle lui apparaisse, extérieur ou intérieur, peu importe : aussitôt toute sa nature passionnée, énergique, se dresse en une attitude de combat ; et il fallut qu’un apaisement préalable se produise, pour qu’il se retrouve dans la « disposition confortable » où il peut « reprendre goût à la musique ». Mais, dès que ce goût lui revient, il prime tous les autres : plus d’abstractions, plus d’argumentation ; l’artiste, absorbé par son œuvre, ne s’en laisse distraire ni par l’intérêt, ni par quelque considération que ce soit ; c’est à peine si, par instants, il parvient à se reprendre pour écrire quelques lettres. Un exemple suffira à mettre en lumière tout ce que je viens de dire.

En 1849, Wagner laissa tout à coup de côté divers projets admirables, renonça à faire exécuter un opéra à Paris, et, au mépris de tous ses intérêts matériels, prit la plume ; il craignait, disait-il, que, pour l’art, qui ne pouvait plus trouver de sève dans le sol de la contre-révolution, « il n’en allât pas mieux sur celui de la révolution, si on n’y avisait à temps ». La conviction qu’il avait que ce terrain favorable manquait encore, que la contre-révolution et la révolution étaient, en l’état, également impuissantes à le fournir, que, dès lors, les œuvres d’art rêvées par lui demeureraient lettre morte, s’il ne se faisait une transformation profonde dans toute notre conception de l’art dramatique, de la musique, et du rapport entre l’art et la vie : tel fut l’obstacle que rencontra sa verve créatrice, et qui étouffa pour un temps son « goût pour la musique ». Et c’est pour préparer ce terrain indispensable à son art que Wagner, en 1849, se fit écrivain. Pendant les trois années qui suivirent, parut toute une série d’écrits de dimensions diverses, qui tous, encore que quelques-uns d’entre eux semblent s’éloigner de la thèse principale, n’ont d’autre but que cette préparation[2]. Mais aussitôt cette tâche remplie, dès que Wagner sent qu’il s’est rendu raison à lui-même, qu’il trouve son idée justifiée à ses propres yeux, il retourne à son art. « Il n’a de joie qu’à son œuvre », et il repousse toute suggestion qui lui est faite d’écrire encore. Cette fois, en effet, on le lui demandait. En 1853, les amis de Wagner voulaient fonder une Revue de l’Art. Ils croyaient pouvoir compter sur le maître, qui, dans les quatre années précédentes, avait fait preuve d’une intarissable abondance littéraire. Pressenti au sujet de cette collaboration, il répond : « Quand on agit, on ne s’explique pas. » Après des luttes, prolongées pendant des années, contre les obstacles du dedans et du dehors, Wagner avait « repris goûta la musique ». Le « Rheingold lui courait déjà dans les veines », quand il refusa de collaborer à la nouvelle revue. Bientôt il commence la composition de cette œuvre, et s’excuse auprès de Liszt, son seul ami intime, de la brièveté de ses lettres : « Eussé-je une maîtresse, je crois que je ne lui écrirais pas… Ce qui s’agite en moi, je puis de moins en moins l’écrire, parce que je ne saurais plus même le dire, tellement il me devient nécessaire de ne faire que sentir ou agir. »

La période littéraire (1849 à 1852) était close ; l’obstacle une fois surmonté, l’artiste ne s’en occupait plus. Des années devaient se passer avant que Wagner sentît de nouveau le besoin de défendre son but artistique avec les armes de la logique et les arguments de la raison : les années pendant lesquelles son génie enfanta le Rheingold, la Valkyrie, Tristan et Iseult, et, en très grande partie du moins, les Maîtres chanteurs.

Ce fut toujours dans des circonstances analogues que, soit avant, soit après, Wagner, pour un temps, se fit écrivain. Toujours on peut s’assurer que sa plume ne se met en branle que pour réagir énergiquement contre quelque obstacle qu’il voit se dresser entre lui et son énergie créatrice.

La forme la plus brutale que revête cet obstacle, c’est le besoin (Paris, 1840). Plus tard, ce seront les abus criants du théâtre, ces abus dont une réorganisation aurait si facilement raison, ou l’aveuglement du public, qui ne comprend rien à toute œuvre sortant de sa routine, comme la Neuvième Symphonie. Contre les abus du théâtre, Wagner s’escrime dans des programmes, dans des projets de réorganisation (Dresde, 1846-1848). On le voit, ce sont des obstacles extérieurs qui, tout d’abord, le font écrire. Puis la conviction s’impose à lui que, pour l’œuvre d’art « de Valeur universelle », cette œuvre où il voyait la mission de sa vie, il faut d’abord « préparer le terrain » (Zurich, 1849-52). Et, sur celle voie, il se trouve bientôt forcé de « se prononcer contre toute l’économie artistique présente, dans ses relations avec l’organisation politico-sociale toute entière du monde moderne. » Mais aussitôt la négation fait place à l’affirmation, et l’Art et la Révolution est suivi de près par l’Œuvre d’art de l’avenir. Puis, à cette affirmation encore générale et plutôt philosophique, succède l’œuvre de construction, ce magistral Opéra et Drame, où Wagner élève l’imposant monument du drame nouveau. Après l’achèvement de ce manifeste capital, et de la Communication à mes amis, qui en est le complément, Wagner reconnaît qu’il a enfin « satisfait à l’impulsion d’écrire qui s’était imposée à lui ». Et c’est avec assurance qu’il mande à son ami Uhlig : « Je crois en vérité avoir assez écrit, que pourrais-je encore dire, si maintenant mes amis ne sont pas au courant ? » Bientôt après, il écrit à Roeckel : « Il ne me serait plus possible d’écrire un mot ». Et pourtant il devait encore publier quelque soixante-dix écrits ! Car si les publications de Zurich avaient eu pour but de préparer le terrain pour son art, il se trouva, à son grand ennui, que ses amis ne les avaient pas comprises, et que ses ennemis y voyaient ce qui n’y était pas. « Ce qu’au fond je suis et veux rester presqu’absolument méconnu » ; voilà ce que Wagner devait s’avouer, deux ans après la publication d’Opéra et Drame. Et comme l’artiste se voyait empêché, par l’exil, de démontrer à ses contemporains, par l’exécution scénique de ses œuvres, « ce qu’il était et voulait[3] » ; comme même la puissante parole d’un monarque ne put prévaloir contre les cabales et l’inintelligence de ceux qui ne voulaient pas permettre le déblaiement nécessaire à un art nouveau ; comme enfin la scène de Bayreuth ne put être érigée qu’au travers de difficultés énormes, et, quand elle fut enfin achevée, resta, pour des années, sans prise sur l’indifférence universelle, le lecteur peut se rendre compte des obstacles sans cesse renaissants que Wagner trouvait devant lui, et contre lesquels il ne lui restait d’arme que sa plume d’écrivain. Mais il y a plus.

À mesure que l’étoile de Wagner semblait monter à l’horizon, à mesure qu’il voyait disparaître ce qu’un observateur superficiel eût appelé les seuls empêchements qu’il dût connaître, les obstacles intérieurs se dressaient plus impérieux en lui. De plus en plus, le maître mesurait l’abîme existant entre « les exigences du génie allemand, telles qu’elles ressortent des œuvres des grands maîtres », d’une part, et, d’autre part, « les résultats publics obtenus dans le domaine de l’art du théâtre » ; aussi, sentit-il bientôt en lui « un pressant besoin intérieur de réclamer avec instance les réformes voulues et de faire naître l’intérêt pour elles », besoin pénible et douloureux, dont lui-même, dit-il, « avait plus souffert que le monde ne saurait s’en faire l’idée ».

C’est que, comme nous l’avons vu, il ne s’agissait pas seulement, pour lui, d’une réforme de l’art dramatique ; ou plutôt, cette réforme ne pouvait à ses yeux en être une, tant que la dignité de l’art lui-même ne serait pas connue et reconnue. Tout d’abord il avait vu dans l’art « le plaisir qu’on prend à être ce qu’on est, la joie d’exister » ; plus tard, il le définit : « la plus haute manifestation de la vie des hommes en commun » ; définition qu’il approfondit encore bientôt en faisant de l’art, par une métaphore empruntée à la mécanique : « le moment le plus puissant de la vie humaine ». Et pour qu’on ne s’y méprenne point, il ajoute que l’art ne parviendra à ce degré de dignité que « quand il sera compris, non plus à côté et en dehors de la vie, mais comme en faisant partie intégrante, dans la multiple variété de ses manifestations ». Dans la société actuelle, l’art sert surtout à amuser et à distraire, tout au plus y voit-on une noble récréation après les travaux de la journée. Nos théâtres, Schiller s’en plaignait déjà, semblent avoir pour but « de préparer au sommeil le savant fourbu et l’homme d’affaires harassé ». Mais Wagner, lui, prend au sérieux l’appel que ce même Schiller adressait aux artistes :

« La dignité de l’humanité est remise entre vos mains, gardez-la intacte ! avec vous elle s’abaisse ! avec vous elle se relèvera ! »

Wagner croit à la puissance et aux hautes destinées de l’art ; il veut annoncer au monde le message dont son cœur est plein. Pour le faire avec fruit, il est forcé de répéter jusqu’à la fin de sa vie que « pour l’art en général, pour lui donner dans le monde la position auquel il a droit, il faut d’abord lui assurer un terrain nouveau ».

Si nous considérons, dans ces chapitres, successivement : la Politique, la Philosophie, et la doctrine de la Régénération, c’est parce que cette division n’est pas seulement pratique et commode, mais qu’elle répond en outre à une série chronologique, et résume à grands traits l’activité littéraire de Wagner[4]. Non pas qu’il eût perdu de vue la politique lors que ses méditations se portaient plutôt sur la philosophie, ni qu’au cours des années une manière de voir plus spécialement religieuse eût remplacé chez lui celle du philosophe. En effet, nous retrouvons des aperçus importants, tant politiques que philosophiques, dans les derniers écrits du maître, et l’on peut dire que la pensée de la régénération se trouve déjà en germe dans les premiers de ces écrits ; mais les plans avancent ou reculent suivant l’époque de la vie, souvent aussi grâce à des circonstances accidentelles ou extérieures, et tel objet qui, à un moment donné, semblait absorber toute l’attention du penseur, peut faire place à tel autre, jusque là seulement indiqué, et dont alors la signification grandit et s’accentue.

Qu’on se garde cependant d’attacher trop d’importance à cette division en périodes, pour commode qu’elle soit, ou d’y voir l’expression d’une évolution nécessaire, organique. Je ne saurais que rappeler au lecteur ce que j’ai dit, à cet égard, dans l’introduction de la première partie. Le trait caractéristique de la pensée de Wagner, c’est son étonnante unité : unité qui relie entre eux des écrits d’époque différente, et des objets essentiellement divers, hétérogènes même, par le caractère commun du point de vue. C’est, d’ailleurs, bien là la qualité la plus marquée de toute pensée artistique, fondée sur la vision et sur l’intuition. Une saurait être question ici d’un processus dialectique à la manière de Hegel, de la transformation graduelle d’une notion dans la notion contraire pour arriver à la synthèse ; mais bien plutôt d’une croissance organique, par voie d’intussusception, dans laquelle ce qui est nouveau ne détruit point ce qui est ancien, mais l’élargit seulement. C’est ainsi que le chêne sort du gland, et ce fut ainsi que crut et grandit la pensée de Wagner.



  1. Lettre à son père, du 28 décembre 1782.
  2. « Ce que j’allais chercher dans des domaines qui s’en écartaient en apparence, comme l’État et la Religion, n’était en réalité que mon art, cet art que je prenais tellement au sérieux, que, pour lui, je demandais une base et une justification à la vie, à l’État, à la Religion enfin. »
  3. Il est vrai que, pendant son bannissement, les œuvres de Wagner se répandaient sur presque toutes les scènes allemandes : mais, comme il le dit en 1856 : « En Allemagne, on continue, avec un durable succès, à mal exécuter mes opéras. »
  4. Quant au quatrième chapitre de cette partie, La Doctrine artistique, il doit être considéré à part. J’y ai résumé la pensée de Wagner telle qu’elle est exprimée dans l’ensemble de ses écrits, indépendamment de toute considération de chronologie.