Sabbat (1923)/La nuit de l’archange

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J. Ferenczi et Fils (p. 174-189).

LA NUIT DE L’ARCHANGE

— Tu dis fréquemment : « Dieu ».

— Et comme le Diable ne cesse pas de se manifester à moi, je pense qu’il doit être plus puissant ou plus hardi que Dieu puisqu’il nous est plus sensible. Quant à leur essence, à leurs rapports, j’avoue que je ne les conçois qu’en poésie. Mais personne ne peut me reprocher d’avoir, à la fois, l’ignorance et le ravissement des poètes, leur puérilité et leur intuition éblouissante, leurs yeux d’enfants et leur âme de devins.

Quand quelque douleur m’atteint, j’évoque Dieu. Quand quelque joie m’arrive, je remercie le Diable. Comme les poètes s’expriment volontiers en « imagerie », je te dirai que, pour moi, Dieu est le chêne, et le Diable l’ombre démesurée, ambiguë et ravissante de cet arbre aux racines éternelles… Que Dieu est le grand lis que je salue et je respecte, que le Diable, est la bête rouge et cornue qui, en s’échappant du lis, nous en révèle la blancheur et nous en démontre la dépendance. Rien ne peut empêcher le lis d’être si radieux, rien ne peut empêcher la bête curieuse et méchante de plonger en lui de toute son ardeur et de toute sa malice. Admettons que l’un est la Sagesses et l’autre, l’éternelle Avidité.

Je donne facilement à Dieu le Songe, et, au Diable, le Mouvement.

— Philosophie de poète !

— On ne peut pas dire : « Poésie de philosophe. » Comme ces gens-là sont embêtants pour la plupart ! Eh ! ne vois-tu pas l’avantage du gavroche sur le digne monsieur de l’Institut, du moineau sur le garde-champêtre, et, sur le carême, l’avantage de Triboulet qui croit à l’éternité du carnaval ?

Philosophie de poète ? Mais n’ai-je pas raison avec moi-même, comme ont raison avec eux-mêmes, Jérémie quand il se lamente, David quand il danse, Socrate quand il s’empoisonne, Marc-Aurèle quand il est sa propre statue de marbre blanc, Voltaire quand il fait luire son petit œil de Satan parcheminé et Spinoza quand il met ses chères lunettes ?

Ce que je veux, c’est ne pas prendre voix pédante, féroce, taciturne, implacable, c’est ne pas crier : « Puisque je possède la vérité, je vous en fous un grand coup sur la gueule », comme criaient, à travers la pompe liturgique ou avec l’affreux zèle du fanatisme, Bossuet qui mettait, entre Dieu et le chrétien, la pourriture d’un cercueil, et saint Dominique qui voyait jaillir, des yeux de son crucifix, la première étincelle des bûchers espagnols.

« Croyez cela… » n’ont-ils pas cessé de me dire les uns et les autres. Quelle arithmétique, quel catéchisme ont jamais touché un poète ? Faire de Dieu une proposition mathématique ! Une révélation pour orphelines et sacristains ! Merci. Je préfère l’entrevoir dans les yeux du lièvre quand, de ses yeux dorés, il regarde la solitude.

Puisque personne n’a jamais raison pour tout le monde, laissons donc les poètes divaguer à leur aise. Quant à moi, nul ne m’empêchera de trouver, dans un conte d’Andersen, la morale éternelle, d’entendre se perpétuer la revanche du petit Poucet dans la carmagnole des Sans-Culottes et d’être persuadée que Robespierre fut plus influencé par le cynique Chat-Botté que par toute l’Encyclopédie.

— Folle !

— Oui… Mais un philosophe cesse-t-il de crier aux autres philosophes : « Messieurs, « vous faites erreur ? » Pour moi qui entends tout, cette pompeuse et courtoise formule veut dire : « Vous qui ne pensez pas comme moi, vous êtes des buses, des porcs et des chameaux. »

Ah ! soyons poètes, les poètes, et ne lisons pas les livres qui commencent ainsi : Théorème I. Ne passons jamais au second. Allons, plutôt, dans le jardin, et quand nous voyons la tortue mêlée au fenouil, le moucheron à la pivoine, le soleil à ses milliards de reines de Saba aux cymbales insolentes, le lilas au printemps et la corne au chèvrefeuille, murmurons : « Voilà notre système divin », et, sous le bosquet tendre qu’entourent de leurs bras légers les filles du rêve, saluons Épicure et Job, Descartes et Isaïe, ce paisible Renan et ce démoniaque Josué, ce doux Platon et ce fort peu romanesque Taine, saint Augustin l’inquiet, et Confucius le sage, ce noble Kant et cette petite folle de M. de Voltaire, regardons-les tous s’embrasser en versant des pleurs idiots et ravissants, car depuis que le monde existe, erre, se bat, pleure, espère et souffre, la rose a toujours fleuri.

— Par Dieu et par le Diable, tu as raison.

— Surtout par le Diable. Dieu ? Eh bien ! je ne le trouve pas partout, partout. Quant au Diable, il n’y a pas un chapiteau, un voile de vierge, une cornue, une corolle, un cilice sous lesquels il ne m’ait souri. Si on supprimait le Diable, que deviendrait « l’autre rose », dans la poésie, celle que l’on cherche, sans fin, la corne au front, en nudité de faune ? Que nous importerait la science si nous ne lui voyions plus les yeux inquiets de Faust ? Daignerions-nous habiter nos Paradis si nous pensions qu’ils ne seront jamais traversés par le serpent ? Et si la musique ne nous ravissait que par l’orgue ou la harpe, nous serions saints, peut-être, mais non ces démons qui rient, s’exaltent, frémissent de tout l’or irradiant de leur richesse physique parce qu’ils ont vu le Diable étinceler et vivre contre le Diable quand deux cymbales ont fait : zim ! de tout leur soleil chantant.

Peut-on imaginer la volupté sans le Diable, lui qui nous détourne si souvent de la volupté car la tentation est son jeu suprême ?

Concevons-nous un Michel-Ange qui n’a jamais, sur un échafaudage, surpris son Double, noir, pensif et formidable ?

Quant à moi, je suis sûre que si on supprimait le Diable, le Dante jetterait au vent sa couronne de laurier, car ne la promener, cette austère couronne, que devant la Sainteté organisée en hiérarchie et coiffée d’une auréole, n’est-ce pas, le Dante, ça ne vous dit rien ?

Lorsque je frissonne étrangement de la tête aux pieds parce qu’une couleur est d’un certain bleu et un fruit d’une certaine acidité mélancolique, je ne puis que songer au Diable qui habite le bleu ambigu de la couleur et qui, en riant, refuse au fruit l’abondance de suc qui le ferait sucré.

Le Diable est avare, parfois, et c’est une de ses séductions divines.

C’est lui la prunelle de notre œil et la glande sagace de notre mâchoire. C’est lui l’inspirateur de nos sadismes, ces élégances de nos sensations et leur déformation savante. Quelles sont notre ignorance et notre pauvreté quand nous ne faisons que manger du pain, en mangeant du pain, quand nous ne caressons qu’une palombe en caressant une palombe !

Le Diable, heureusement, a ses initiés et les fait presque aussi délicieux que lui.

Je te jure que je l’ai vu aider Jésus à porter sa croix, que je l’ai vu glisser, dans la main de sainte Thérèse, la plume enflammée qui devait révéler, en partie, le secret de la passion divine. Je te jure que je l’ai entendu dire au Vincy, à ce démon plus que lucide : « Mon Bien-aimé », et je te jure que l’Évangéliste ne fut dément, démesuré, magnifique, confus et détestable que parce que, cette fois-là, Satan essaya d’égarer Dieu.

Si on interprète la Bible sataniquement, elle est inouïe.

Si on accepte la Bible dans le sens traditionnel, elle est inique, grotesque, intolérable. Jéhovah, en lui-même, ce vieil Hébreu si fatigué, n’est qu’un Dieu ridicule, affamé de malheurs et distributeur d’outrages aussi puérils qu’odieux. Mais que le Lyrique insensé, maudit et somptueux s’en mêle, et voilà que nous pleurons sur le lis vêtu de solitude, la folie aux cordes chanteuses, l’adolescence du berger-roi, les roseaux du Nil soumis aux pleurs d’un enfant, Rébecca accoudée sur le puits, comme toutes les femmes, les marchands bigarrés, démons des tribus odorantes et brunes, l’adorable plainte de l’Ecclésiaste qui, à force de tout détruire, devient éternelle, le cèdre qui, dans le vent nocturne, balançait les étoiles de la Genèse sur le silence de l’Asie…

Et, finalement, nous restons persuadés pour peu que nous soyons poètes, que la Bible est une longue, incohérente et ravissante prouesse du Diable, que Jéhovah est la charge de Jéhovah faite par l’espièglerie ou la mauvaise humeur de l’Artiste qui est trop grand pour n’être pas bouffon, et trop joyeux pour ne pas poser, sur les genoux de Babylone, le groin de Nabuchodonosor après que, de fastes en fastes, il fut changé en pourceau.

Le Diable ? Oui, le Diable ! Est-il nécessaire que je croie au Dieu offensé par le Diable pour croire au Diable ? Non ! Non !

Et, par le Diable, je crois au Diable !

Il fleurit toutes nos ferveurs et les rend gracieuses, il embaume nos vertus d’un petit sachet très pervers — lavande ou mélilot — il couronne nos vices, royalement, d’une tour qui pense, de mille pierreries, d’un tourbillon de parfums ou d’un beau rire d’esclave. Il met, dans le salut de la nonne, la réserve coupable et, dans l’exaltation du prédicateur errant, le grand cri éperdu des bêtes errantes. Il nous amène l’hirondelle, cette âme suspecte, vorace et délicieuse, et fait, sans cesse, partir de nous, ce migrateur éternel : l’amour.

Mais il nous comble davantage, encore. Il donne ses yeux décevants et splendides à nos bien-aimés, et je n’adore, en eux, que la tricherie éternelle de Satan.

Il est toute notre activité, toute notre plénitude, et, si nous étions équitables, nous prierions le Diable comme nous prions Dieu, et avec plus de ferveur, même, car, entre nous, le Diable est diablement réalisateur et pratique, tandis que Dieu — veux-tu que je te dise ? — eh bien ! ce n’est qu’un fichu rêveur.

Dieu ? Il attend que les poètes le réveillent, mais Satan se charge — crois-moi ! — de réveiller les poètes.

Nous sommes si pénétrés de toute cette imagerie enfantine : le ciel et l’enfer, que, malgré nous, nous employons le vocabulaire des catéchismes. Mais que savons-nous ? Rien. Que sentons-nous quand nous sentons ? Tout.

Vive donc le Diable, par lequel je sens. Toute enfant, je jouais, déjà, à cligne-musette avec lui, et son ombre provocatrice et dansante m’effleure chaque fois que je touche aux fleurs, à la lumière, au désir, cet ange insatiable, à la force, ce démon trapu et concentré qui n’est que silence, alors que son frère rapide n’est que soupirs.

Et que le Diable soit sorti d’un antre ou descendu d’une montagne, qu’il ait fait éclater l’étoile qui le contenait, en ouvrant ses ailes, ou qu’en s’échappant de l’enfer, il ait salué l’ombre du musicien désespéré que m’importe ! Il me suffit de le savoir là, là, là, vois-tu, à mon côté, et de caresser sa tête intelligente.

Ce que nous éprouvons, c’est notre seule vérité. Eh bien ! j’aspire à Dieu et je possède relativement Satan. Ne sont-ils qu’Un ? Sont-ils Deux ? Les catholiques ont admis la sainte Trinité, moi, j’admets sans m’imposer — que Dieu et le Diable m’en gardent ! — la rigueur d’une doctrine, j’admets — que dis-je ! — j’adore le saint Dualisme qui m’est révélé, et ceux qui le forment, dans l’harmonie fondamentale, Dieu et le Diable, me sont aussi précieux l’un que l’autre.

L’un s’abîme dans sa perfection, mais nous le réveillerons définitivement, un jour, nous, les chanteurs !

L’autre qui est toute agitation et toute folie, toute audace et toute imprudence, tout génie et toute curiosité, va, une fois, haranguer les filles de la pluie qui pleurent, vertes et grelottantes, sur les réservoirs célestes qu’elles alimentent en soupirant : « Eh ! Mesdames, ne vous plairait-il pas de vous rallier à mon panache rouge ? Allons rendre visite aux sacrés faunes du soleil dont la tignasse flambe, flambe et qui ne cessent pas de faire la ronde, l’azur au cul… »

Immédiatement, sécheresse sur la terre des hommes et dans d’autres planètes. Mais ne nous occupons que de la nôtre. Assez de travail comme ça !

Une autre fois, c’est quatre ou cinq Cyclopes démoniaques qu’il embauche : « Ouste ! Vite, ce monde à bas, mes gaillards. Faisons gronder les échos de l’infini et lever un sourcil interrogateur à mon Double, le Seigneur sérénissime. »

Et nous voilà dans les tremblements du sol, les cyclones, la fuite éperdue des cavales de sable, aux déserts…

S’il secoue, par trop rudement, quand il les rencontre, dans les bouges mélancoliques du mysticisme, Job, Benoît Labre, Élisabeth de Hongrie, Verlaine et deux ou trois fakirs… la pestilence, le choléra et la dévotion s’abattent sur nos cités, car ces illuminés ne sont pas sans porter sur eux des colonies de microbes, étant donné qu’au profit de leur âme, ils négligent abominablement leur chevelure.

— Assez d’enfantillage, voyons…

— Mais il s’agit de la pétulance du Diable ! Tu dois te souvenir qu’il ne fut pas en repos tant qu’il n’eut pas proposé à Ève une charade : « Mon tout est un fruit délicieux » — et enseigné à Noé — la première ingénue ! — l’art de manquer à la pudeur sans le faire exprès.

Ne plaisantons plus. Qui a dit avec une étonnante audace : « On ne meurt que lorsqu’on le veut bien ? » Et il ne s’agissait que de notre corps. Combien notre âme est plus puissante ! Moi, je crois que ceux qui n’ont pas cessé d’aspirer à l’éternelle lumière la verront.

— Je salue ta foi profonde.

— Qui peut avoir raison contre l’absolu miraculeux de l’espérance et du désir ? Ainsi que Caïn naquit criminel, Pascal géomètre, Mozart musicien et ma mère sainte, je naquis « supra-terrestre ». Je regrette de ne pouvoir exprimer la splendeur de cette prédestination qu’en un langage imparfait, mais tu n’as, sans doute, pas oublié qu’à quatre ans, je donnais l’immortalité à ma poupée. Ça ne m’avait pas empêchée, d’ailleurs, de la tuer impitoyablement d’un coup de « peignoir » en pleine poitrine.

— Ah ! poète !

— Oui, déjà, Dieu et le Diable, sans avoir jamais entendu parler d’eux… Le rêve et la frénésie : toute mon existence !

Il est des jours où je m’imagine que c’est le Diable qui défend à Dieu de m’approcher de plus près, et cela, par jalousie, par sollicitude, et qu’il lui dit, une fois : « Non ! tu ne te révéleras pas davantage à l’âme de cette rêveuse. Elle est à moi… » Et, une autre fois : « Tu l’épouvanterais, vois-tu, avec la métaphysique inconcevable. Cette pauvre petite âme ne peut pas, encore, se nourrir de tes infinis. Mais, moi, j’ai l’art de les lui faire absorber, peu à peu, et sous une forme charmante. Je parle en poète à ce poète… Je ne lui assène pas, soudain, à cette créature, un coup de lune, sur la tête, un coup de cette massue glacée, mais, lentement, amoureusement, religieusement, je la rends apte à recevoir tes agressions inouïes quand, parfois, tu quittes le sillon étoilé de la sagesse, quand, parfois, tu t’attaques à Pascal et le rends fou…

Lorsque avec cette démone qui est si fervente, si compréhensive élève, j’aurai créé la Démone, alors, je te la livrerai.

Tu seras ébloui ! » —

— Ma beauté, bien que tu te serves d’un langage fort usuel, parfois — mais j’aime ces familiarités vibrantes — et que tu extravagues avec trop de complaisance, je prends, cette nuit, ma forme d’Archange, mais comme je suis trop resplendissant, ferme les yeux.

— Parlons. Donne-moi ta main, et dis-moi pourquoi l’on veut que je rôtisse éternellement, moi qui désire sauver tout le monde.

— Même les nonnes, les prêtres, les fanatiques de ta jeunesse ?

— Eux, surtout, qui n’ont pas su que, dans mon cœur radieux, battait un peu de leur éternité. Les vrais malheureux sont ceux que leur aveuglement rend injustes et cruels. Toute enfant, je m’imaginais qu’il y avait des prisons pour ceux qui font du mal aux ailes. Et puis, j’ai su que les pires bourreaux sont délivrés par le papillon qu’ils dégagent d’une résine. Nos rédemptions viennent toujours des choses innocentes.

— Oui, je te l’affirme : la vie éternelle est à ceux pour lesquels, un soir, des oiseaux ont chanté.

— Une fois, j’ai souri à une biche qui allaitait son faon, eh bien ! figure-toi que je me suis sentie mère, soudain, d’un faon pareil. Veux-tu le voir ? Il ne quitte jamais ma robe.

Mais pourquoi y a-t-il des chiens méconnus, des grains de blé qui frappent, en vain, le sol de leur petit brodequin d’or et que les hommes ne veulent jamais entendre ? Et ces malheureux cochons que l’on saigne au milieu de torches fumeuses et qui n’ont jamais pu encore bénir l’homme pour sa pitié !

Se peut-il ! La beauté, la douleur des bêtes font maternelles mes hanches, et, quand elles me caressent, et, quand elles souffrent, c’est aux flancs que je suis touchée. Si on les égorge, je suis frappée de démence, et je me cache en maudissant la vie qui nourrit ses créatures de la chair de ses créatures.

— Tous les cochons pensent à toi, avant de mourir, ô démone ! Ils savent combien tu es douce à la condition affreuse des animaux, ces dieux muets qui aspirent, sans fin, au cœur de l’homme. Apaise-toi : la tendresse est le miracle impondérable. Il tombe où il faut, quand il faut.

— Merci. Mais je passe pour toquée.

— Il n’est que la divine incohérence des poètes : ce qu’ils disent est insensé et plein de désordre, et, pourtant, sous leur regard insaisissable, ils groupent l’harmonie de tous les temps, et le trépied où divagua la sibylle voit s’avancer, religieusement, vers lui, quand la foule s’est écoulée, la Sagesse aux tablettes d’airain.

Pêle-mêle, les poètes jettent la récolte. Ceux qui les lisent, dégagent les grains, et, dans chaque gerbe que lia le moissonneur ingénu, bat déjà le cœur du boisseau.

— M’expliqueras-tu, encore, par quel miracle je crois que mon âme et mon corps n’ont aucune souillure ? J’ai, pourtant, parfois — comme malgré moi, il est vrai — fait traîner mon rêve dans les pauvres bouges du plaisir, mais, soudain, mes ailes claquaient à la porte et m’emportaient. C’est triste, l’étreinte charnelle. Chaque fois, il me semble qu’on assassine un dieu, qu’on ensevelit un ange dans sa robe légère, qu’on plante un méchant couteau dans une gorge pure, que, dans les couches voluptueuses, nous fermons les yeux à l’une de nos suaves amours. Et ce qui vient nous secourir — ô grâce, ô mystère ! — c’est le bluet ou le pinson d’un de nos contes enfantins.

Ainsi, je sens que je peux blasphémer, haïr, tuer même, abattre le Temple qui outrage, assombrit ma pensée, être maudite des hommes puisque je prends attitude de bête dansante, sauvage et seule, me masquer du voile odorant du mensonge, être détestable comme le soleil sur le lépreux, perfide comme la lune sur l’exode des pèlerins, méchante comme la mer qui fait du naufrage son Vésuve désespéré, mais que je dois me refuser à ce plaisir rauque, suant, affreux…

Oh ! Comme je voudrais pouvoir dire : « Ma pureté satanique ! »

— Dis. Ce n’est, déjà, pas si mal. Mais vous ne savez pas le nom de toutes vos divinités jalouses, ô poètes ! Votre blancheur ? Elle fut à jamais souhaitée par les neiges éclatantes, l’azur armé de constellations, les séraphins, ces braises volantes, les marguerites, ces petites tristesses douces des vieux jardins…

Mystère ! comme tu dis. Vous péchez par l’esprit plus que le Juif aux trente deniers, que le fratricide aux jambes velues, qu’Hérode aux mains de vieille proxénète, que la Cathédrale, tentation de pierre, à l’âme d’encens, que les pourpres qui regardent, dans les fins d’Empire, les glaives, mais vous êtes éblouissants, ô Mages, et la tunique de lin est à vous.

Il faut choisir. Il existe une vaste équité inconnue. Les terribles délices de l’âme sont ignorées de ceux qui s’attachent aux satisfactions des sens.

La grande soif de Babylone est aux orgueilleux qui ne se désaltèrent jamais à la coupe méprisable.

— Les lits sont étroits pour les fous qui rament dans les étoiles. J’ai choisi. C’est pour cela, sans doute, que je suis si joyeuse.

— Tu veux dire : si invincible. Les êtres qui ont l’illimité devant eux sentent battre, à leurs épaules, les belles ailes victorieuses : elles sont farouches.

Vos chaînes, ce sont les bras qui vous étreignent, et les yeux de vos amours trop humaines sont, pour vous, les pires cachots.

Va, si tu ne connais que la solitude des déserts, tu en possèdes aussi la lumière.

— Qu’est-ce que je ne possède pas ?

Puis-je ouvrir les yeux ?

— Oui, car ton âme est, en ce moment, divine. Il est des heures où tout mortel peut regarder en face le soleil.

— Les mortels ne le savent pas.

— C’est pour qu’ils l’apprennent que j’ai lâché, dans l’Univers, mes plus chers, mes plus infernaux, mes plus purs démons : les Poètes.