Sabbat (1923)/Un poète

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J. Ferenczi et Fils (p. 11-20).

UN POÈTE

Ma mère, quand je venais de naître, ne cessa pas de murmurer, trois nuits durant : « Ce chat noir, ce chat noir, ce chat noir… » et son geste de blanche accouchée désignait mon berceau. J’y criais, je m’y agitais, extraordinairement, paraît-il, pleine, déjà, d’une vitalité étrange, et le mystérieux chat noir, au dire de ma mère, régnait contre ma joue, assis sur mon oreiller, ne me quittait pas des yeux, me témoignait une sollicitude jalouse, terrible et brûlante.

On s’inquiéta de l’état de ma mère : elle avait la fièvre, mais ses regards n’exprimaient aucune terreur quand, sous la mousseline du rideau, ils s’attachaient sur l’animal satanique et la petite fille qui ne cessait pas de se manifester par la tempête et qui était jolie comme une fleur méchante. La santé me couvrait de son venin doré… une boucle dansait sur mon front.

Puis, ma mère recouvra ses esprits, le chat noir ne veillait plus la nouvelle née, mais celle-ci — à trois jours ! — fut suspecte à ses gardes, et l’une chuchota à l’autre : « Pas étonnant que le Diable se soit emparé de cette innocente. Figurez-vous que, dans le château de famille, on a eu l’imprudence, pendant que Madame était enceinte, de fouiller les caves où le grand-père défunt qui passait pour un maudit, cacha, raconte-t-on, des monceaux d’or. Et quelles caves ! Un enfer de ténèbres. Bien sûr que, depuis le temps, le Démon s’était empressé de mettre la main sur le trésor. Quand on essaya de le lui arracher, qu’a-t-il fait pour se venger ? Il s’est tourné vers la petite. C’est tout simple. Et le baptême n’y pourra rien, vous savez. L’enfant est pour toujours en possession du Diable. Quant à moi, je ne reste pas plus longtemps auprès de ce monstre : avez-vous jamais rien vu de si beau ?… »

Le matin du quarantième jour, cessant, tout à coup, de gueuler, j’éclatai d’un grand rire, car je ressemblais à un bouton de rose qui tire son petit poignard parfumé, et je grandis dans la colère, les gazouillements, la malice et la force.

Dès que j’eus deux dents — et je fus précoce ! — je les essayai sur le sein de ma mère tout en l’interrogeant de mon regard sournois et brillant. « Eh bien ?… » me disait-elle, fâchée et stupéfaite que j’entreprisse, avec deux dents, une morsure. Alors, contente, sans doute, de lui avoir révélé mon intelligence, je tétais en ronronnant comme les chattes.

À six mois, je méritai que mon père me fouettât tant je montrais, déjà, d’entêtement et de raison. À quatorze mois, quand on me mit en présence des bêtes du jardin des plantes, je donnai le spectacle de la folie amoureuse : des larmes de tendresse coulèrent sur mes joues. Dès lors, j’avais parcouru le monde, et j’en revenais, chaque soir, sur mes petits pieds nus.

À trois ans, je possédais le don de double-vue, et personne, autour de moi, ne perdait un joyau, un torchon ou l’esprit, sans que je disse immédiatement : « Il est là-bas… » et je courais droit au rubis qui brillait dans une rainure du plancher, au torchon mêlé au linge sale de la servante voleuse, à l’esprit égaré sur une fleur : je rapportais un papillon et le rendais au cerveau du dément.

Plus tard, déjà hostile à la douleur physique et à la plainte que je méprisais, je déclarais à ma poupée : « T’as mal au ventre, eh ben ! je vas te donner un coup de « peignoir », et je la laissais pour morte, une épine plantée dans le cœur. Puis, dans un grand déploiement de danses, dans une grande débauche de chansons, de cris joyeux, de tintamarre métallique, je l’enterrais, et, mes cymbales aux doigts — deux casseroles — je frappais la tombe d’un pied victorieux. Alors, dans la transfiguration sacrée de la sibylle, je criais : « Y est pus… A parti, là-haut… » Et, vraiment, je voyais, dans l’azur, rire les yeux bleus de ma poupée.

Hélas ! le Diable était, en moi, tout divin, encore. Je sentais, sur ma joue, la griffe vivante, et, sur mes paupières, la langue lumineuse et passionnée. Rien n’avait, dans mon âme, diminué la puissance, altéré la beauté, offensé la ferveur de mon Diable amoureux. Comme vers mes cinq ans, je commençai à devenir une charmante petite fille comme les autres, je suis à l’aise pour dire que, de ma naissance à mes cinq ans, je fus la merveille surnaturelle. Qui affligea, qui blessa, qui fit pâlir mon adorable Démon en moi ? Fut-il jaloux de mon alphabet, lui qui, déjà, m’avait appris à lire, dans ses yeux, le secret stellaire ? Méprisa-t-il mes hochets, lui qui me berçait dans ses bras, contre le soleil noir de son cœur ? Ricana-t-il devant mes jeux, lui qui me faisait des colliers mouvants de fourmis, des couronnes sonores de hannetons, des ceintures palpitantes de libellules, et qui, un soir, dans un désert de montagnes, comme ma bonne qui me portait fermait la grande porte du château, jeta contre mon visage un extraordinaire quadrupède dont je sens encore l’haleine enflammée et fraîche sur ma joue ? « Le Diable ! Le Diable !… cria la servante, Seigneur Jésus… » Mais la licorne me regarda ineffablement et s’enfuit dans la lande marécageuse, une étoile au front…

Blâma-t-il les leçons de morale qu’on me donnait, à moi qui fus, à mon commencement, rapineuse, orgueilleuse, batailleuse, indisciplinée, insociable — complète ! — violente, par la couleur, le parfum et l’agression, comme l’œillet, insatiable et mauvaise comme les petits des hirondelles qui ont toujours faim et le désir des ailes dans leurs yeux étincelants ?

Souffrit-il qu’on ne me laissât pas ainsi qu’il m’avait faite, c’est-à-dire gracieuse comme le frelon élastique, débordante comme la coupe qui pleure sur son cristal limpide, et si inspirée que mes regards étaient des hymnes, mes gestes des incantations, mes rondes des sabbats ?

S’indigna-t-il qu’on parlât de me conduire, quelque jour, à l’école, de me faire asseoir sur un banc servile, de m’enseigner à tirer parti de la laine et du canevas, lui qui, un matin où je me trouvais seule, m’arracha amoureusement de mon lit, m’emporta, au roucoulement singulier d’une tourterelle invisible, dans une chambre abandonnée où je fus mise en rapport avec certaines de mes futures divinités étranges : les poisons, les fantômes, les grimoires, le souvenir, les portraits, les fleurs aux gestes las d’anciennes promeneuses, la danse ailée aux brodequins d’or et douce et funèbre comme la cendre ?…

Protesta-t-il qu’on m’enlevât à mon plus farouche amour : la Solitude, à cette mère pensive et puissante qui fut, hélas ! la rivale heureuse de la mienne, qui avait, pour chevelure, le feuillage et le vent et, dans sa poitrine sauvage de hulotte, la grande plainte du clair de lune ?

Ah ! mon Diable, qu’êtes-vous devenu ? Comment a-t-on arrêté, en moi, la marche de votre génie ? J’étais née, je le sais, pour la réalisation parfaite, moi qui fus possédée dès ma première heure, marquée pour cette divinité inouïe que couronne, à son origine, la rose infernale. Et, me souvenant de votre pelage lustré et sombre, du satin de vos oreilles aristocratiques, ô Satan-chat, de vos yeux ambigus et savants, de votre gorge qui initiait, déjà, la mienne au soupir dévorant des grands maudits, de votre gueule où étincelait la braise de mes futurs enfers, de votre rire muet qui laissait, sur le mystère et l’invisible, sa traînée de flamme, de la patte despotique que vous posiez sur ma tempe, dans le berceau où s’éveillait mon destin de poète, je déclare que vous ne fûtes pas qu’une vision ravissante et singulière de ma mère délirante, car ma pure mère au bleu regard communiqua toujours avec les mondes inexplorés.

Mais Diable universel, Diable infini qui, plus tard, divinisiez mon enfance et le soleil révolté de ses cheveux, pourquoi, pourquoi m’avez-vous quittée ?

— C’est toi qui m’abandonnas, créature ! Quand tu commenças à comprendre, tu perdis la connaissance, et, déshonorée par la science acquise, il te fallut dire adieu à la sagesse innée. De tes vertus démoniaques qu’on appelait « des défauts », on essaya de faire des qualités néfastes, et mon Chef-d’œuvre déchu pleura… Tous les poètes, en s’humanisant, tuent, plus ou moins, en eux, un Lucifer. Mais quoi qu’ils fassent, quoi qu’il arrive, ils se souviennent toujours de la terrible Présence première, et, parfois, quand tu me sens tressaillir dans ton âme et jusque dans tes entrailles…

— Ah ! tais-toi… c’est trop magnifique… Prise de pudeur, folle aux yeux de lumière, je cache, dans mes bras, mon visage en fleur et en feu. Et, pourtant, comme je regarde, comme j’écoute, comme je vois, comme j’entends ! Les ossements des morts chantent ainsi que des flûtes, et la création salue, une fois de plus, le serpent qui s’égrène de même qu’un collier sur les mains tentées des hommes… Mais je devrais être si belle !

— Tu l’es plus que tu ne le crois, mieux qu’on ne te le dit, toi qui ne t’arrêtes pas de regarder vers le soleil, toi qui n’as jamais laissé crouler dans les heures ton cœur fait pour l’éternité, toi qui n’aspires qu’à une gloire : l’Ascension…

— Des liens me retiennent, des murailles font de l’ombre, autour de moi, encore…

— Tu ne penses qu’à t’évader. C’est là le commencement de votre seconde divinité, celle que vous acquérez, poètes… Et ceux d’entre vous qui ne cessent pas de dire : « Il faut partir ! » sont, déjà, en route.

— Oui… le sommet moral du monde lyrique… Je le pressens. Je l’atteindrai, peut-être… Mais l’expression serrée et flamboyante comme le marteau qu’on abat dans la forge… la Victoire sobre et pure que drape son vol blanc… l’aigle planté, par ses mille ongles de rubis, au cœur du rêve et en révélant, par le battement d’aile harmonieux, le sens infini… l’impossible versé dans une coupe et offert à la soif humaine ?… Hélas ! ce que je veux enfanter ainsi qu’une louve perdue dans le désert des étoiles n’est, sur mes joues, que du silence mouillé… Et le Génie n’a laissé, dans mon âme, que le parfum de ses brasiers et son… adieu.

— Eh ! crois-tu que ton désir n’anime pas le Désir, que ton tourment n’alimente pas la Fournaise sacrée ? Les poètes, vous êtes solidaires, et, parfois, miraculeusement, le soupir qui tremble sur la lèvre de l’un de vous suffit à provoquer la tempête dans la poitrine d’un autre. Tes larmes que tu crois vaines arrosent célestement les prés d’un de tes frères, et tu ne sais pas à quel point la fleur, il te la doit, à toi qui as pleuré.

Vous êtes ensemble une grande patrie vibrante, les poètes, et que le divin Voyageur s’avance ici ou là, qu’importe ! Tous les échos, à ses pas mystérieux, se réveillent et se jettent mutuellement ce cri qui est la récompense du soleil vivant : « Il a passé ! Il a passé ! »

— Fraternité des âmes éblouies !… Et, pourtant, ne vivons les chansons de personne si nous ne voulons pas tuer, en nous, la Chanson éternelle. Je n’ai jamais marché hors de moi-même, sans moi-même. Une merveilleuse simplicité m’a toujours environnée d’orgueil. « Je suis… ai-je dit, à toute heure de mon existence… L’universelle harmonie m’agrée et m’enrôle… » Forte de cette pensée, j’ai vécu, mon absolu cloué à l’âme comme un soleil.

Après ? Tant pis.

— Va, poète, va… L’allégresse est avec toi… Va…

— La tristesse me semble une infirmité, une flétrissure. Chez les poètes, n’est-elle pas inconcevable ? Il n’est pas possible que les Initiés, maudits ou bienheureux, ne soient pas des tempêtes de joie et d’avidité, et nous, et nous, langue de la gueule du Miracle, dragon dansant et flamboyant, nous nous plaindrions ! Il n’est pas possible que les vivants du lyrisme se sentent porter en eux leur décomposition future et traîner leur squelette comme un témoin sans yeux qui regarde le néant. Ce n’est pas vrai ! Notre tombe, nous, les poètes, nous la couvrirons de roses et la parerons de l’urne voilée, mais nous ne l’admettrons pas, et nos cercueils, nous nous verrons toujours les soulevant, pour les lancer dans le chaos du chaos, sur nos épaules pleines d’étoiles.

— Émouvante fresque ! Mais le poète ne sait jamais si le symbole monte vers la Divinité ou s’il en descend. Qu’importe ! Une image, c’est, déjà, un autre monde…

— Eh quoi ! tu reprends la forme du chat impérieux et charmant, de la noire et pure Présence…

— Tu viens de le mériter. Toute espérance vous jette à vos premiers génies, poètes. Je te salue…