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Simplification simple de l’orthographe

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Société française d’imprimerie et de librairie ancienne ; Ancienne librairie Lecène, Oudin et Cie (p. 5-40).

Simplification simple
de l’Orthographe


Je commence par dire, comme je l’ai dit ailleurs, que j’attache très peu d’importance à cette question. Quelque simplification que l’on apporte dans l’orthographe, l’orthographe sera toujours très longue à apprendre. J’estime qu’il faut cinq ou six ans pour apprendre à un enfant à mettre l’orthographe. J’estime que le projet de simplification le plus hardi et le plus logique, qui du reste est encore à trouver, sauverait à l’écolier trois semaines ou un mois d’études. — C’est déjà quelque chose. Parfaitement ; et c’est pour cela que j’ai consenti à m’occuper de cette question ; mais encore, on comprend assez pourquoi je ne la tiens pas pour considérable.

Tant y a que j’ai une opinion personnelle sur cette affaire, qu’on me la demande et que la voici.

I


Depuis Ronsard et Joachim du Bellay les meilleurs esprits trouvent l’orthographe française trop surchargée, sentent le besoin de la simplifier. Voici pourquoi. C’est qu’elle était très simple au xve siècle, et que les grammairiens du xvie siècle, par affectation scientifique, par pédantisme, l’avaient grièvement compliquée.

Quand je dis que l’orthographe était simple au xve siècle et au commencement du xvie, la vérité est qu’elle n’existait pas. Seulement, les premiers imprimeurs furent bien à peu près forcés d’avoir un usage commun (ou à peu près). De cet usage commun est née l’orthographe, la première orthographe, ou ce que l’on peut appeler ainsi, l’orthographe du commencement du xvie siècle, l’orthographe de Marot et de Commines.

Cette orthographe n’a aucun caractère scientifique, mais elle est très simple, très dépouillée, elle n’accumule pas les lettres parasites, inutiles ou peu utiles ; enfin elle est très bonne femme.

Là-dessus arrivèrent les savants, les grammairiens, les pédants, et particulièrement Robert Estienne, avec son dictionnaire de 1540. Robert Estienne était féru de latinité et d’étymologie. Il voulut calquer la langue française sur la latine. Pour cause ou sous prétexte d’étymologie, il introduisit des lettres dans les mots. Les lexiques de son temps écrivaient fait, lait, point, hâtif, etc. Il écrivit faict (à cause de factum), poinct (à cause de punctum), laict (à cause de lac, lactis), hastif, je veux être roué si je sais pourquoi.

Il fut suivi, il fut dépassé, et, au milieu du xvie siècle, ce fut une orgie de lettres parasites et de mots tirés du grec, scrupuleusement calqués sur le mot grec : th, ph, rh, ch, à foison.

C’est précisément tout de suite, Dieu merci, et je reconnais là le bon sens et l’esprit de clarté des Français ; c’est précisément tout de suite, mais lentement, que commença, pour ne pas s’arrêter, le travail de simplification.

Il commença par Ronsard et du Bellay. Ronsard était simplificateur très radical. Il disait dans son Abrégé de l’art poétique à M. d’Elbenne, abbé de Haute-Combe : « Tu diras, selon la contrainte de ton vers : or, ore, ores, adoncq, adoncque, adoncques, aveq, avecques et mille autres, que, sans crainte, tu trancheras ou allongeras ainsi qu’il te plaira… Tu éviteras toute orthographe superflue, et ne mettras aucunes lettres en les mots si tu ne les profères ; au moins, tu en useras le plus sobrement que tu pourras en attendant meilleure réformation ; tu écriras écrire et non escrire, cieux et non cieulx. Tu pardonneras encore à nos z [multipliés fantastiquement au milieu du xvie siècle] jusques à tant qu’elles soient remises aux lieux où elles doivent servir comme en roze, choze, épouze, etc… Autant en est-il de notre g, qui souventes fois occupe misérablement l’i consonne [c’est-à-dire le j], comme en langage pour langaje. [On voit que quand, à l’ébahissement de la foule, la Commission de simplification propose d’écrire gajure, elle répète simplement Ronsard et a une audace qui date de trois cent vingt ans. Veuillez croire, du reste, qu’elle le sait.]

Ailleurs, dans son Avertissement au lecteur de l’Abrégé susdit, Ronsard fait la guerre à l’y grec, invite chaudement à racler l’y grec, et fait cette observation de tout bon sens : « Lorsque tels mots grecs seront assez longtemps restés en France, il convient de les recevoir en notre mesnie [domaine], et de les marquer de l’i français, pour montrer qu’ils sont nôtres, et non plus inconnus et étrangers. »

Le mouvement continua. L’illustre d’Ablancourt, si estimé, si bon écrivain que Boileau disait ironiquement :

Pelletier écrit mieux qu’Ablancourt ni Patru,

donnant ainsi Ablancourt et Patru comme tenus unanimement pour des écrivains modèles, d’Ablancourt supprimait énergiquement les lettres doubles et mettait i pour y à peu près partout.

Corneille d’une part, et Bossuet de l’autre, sans accord entre eux, sans grande hardiesse aussi, furent simplificateurs, chacun de leur côté, et chacun pour un certain nombre de cas dans le détail desquels il n’est pas utile d’entrer.

Richelet, en 1680, publia un Dictionnaire selon d’Ablancourt, comme il le reconnaît dans sa préface ; et, « à l’imitation de M. d’Ablancourt », il fit ou voulut faire des réformes simplificatrices, qui ne sont pas encore adoptées, et qui sont (souvent) celles que réclame aujourd’hui la Commission de simplification. Il écrivait : afaire, ataquer, ateindre, dificile, abesse, abaïe, abé, acabler, acablement, etc. Il changeait y en i presque toujours. — N’oubliez pas ces deux points. La suppression des lettres doubles et « racler l’y », c’est le fond de la bonne réforme depuis trois siècles.

À mon avis, ce l’est encore.

Notez que Vaugelas était (en gros et le plus souvent) de l’avis d’Ablancourt, et par conséquent, était d’avance de l’avis de Richelet, ne cessant d’assurer que les raisons d’étymologie sont de peu de force ; qu’il « révérait la vénérable antiquité et les sentiments des doctes » ; mais que, d’autre part, il « se rendait à cette raison invincible qui veut que chaque langue soit maîtresse chez soi ».

Enfin, l’Académie vint, je veux dire le Dictionnaire de l’Académie. En 1694, première édition du Dictionnaire-Loi.


II


L’Académie, comme toute compagnie possible, était partagée. Elle l’était de deux façons. D’un côté, elle était, comme elle le fut toujours depuis environ 1660, composée d’écrivains hommes du monde et d’écrivains savants, et cela est une première raison de divergences. D’autre part, elle était partagée intellectuellement, comme elle l’a toujours été, entre la pensée de n’être que le greffier de l’usage, qui est sa pensée maîtresse, et un certain désir sourd d’en être un peu le guide, ce qui est, à mon avis, parfaitement légitime.

De tout cela, il s’ensuivit quelque discussion, et assez vive, au cours de l’élaboration du Dictionnaire. Chapelain représentait les savants, et, à cette époque, savant, en fait d’orthographe, voulait dire étymologiste. Il était donc pour l’orthographe rébarbative. Il était pour charactère, pour cholère, et tout homme qui veut que l’on continue d’écrire style et chloroforme doit lui donner raison.

Conrart, simple Parisien « qui ne savait que le français », comme dit Sainte-Beuve, était pour colère et caractère.

L’Académie fut un peu de l’avis de tout le monde — un peu plus pourtant pour Conrart que pour Chapelain — et chercha à écrire comme écrivaient les honnêtes gens. Mais elle n’alla pas aussi loin dans la simplification que d’Ablancourt et son disciple Richelet.

En 1718, elle simplifie encore, mais assez peu. Elle écrit éploré au lieu de esploré, sirop au lieu de syrop (« raclant » l’y grec étymologique ; car le mot latin est bien syrupus), noircissure au lieu de noircisseure (comme la Commission de simplification nous propose d’écrire gajure). Mais, en somme, l’édition de 1718 apporta peu de changements à l’orthographe française.

Le grand pas fut fait en 1740. Après des discussions très prolongées — elles durèrent quelque six mois — l’Académie, très partagée, pour se tirer d’affaire, s’en remit purement et simplement à son secrétaire perpétuel, M. Joseph Thoulier, abbé d’Olivet. Comme il disait lui-même, elle le créa « plénipotentiaire », ce dont il se serait passé très bien, à ce qu’il dit aussi. Il était réformiste. Il était simplificateur. Il réforma, selon le compte approximatif d’Ambroise-Firmin Didot, près de cinq mille mots. C’est depuis ce temps que l’on écrit accroître et non accroistre, avocat et non advocat, albâtre et non albastre, apôtre et non apostre, âpre et non aspre, toujours et non tousjours, bâtard et non bastard ; bêtise et non bestise, chrétien et non chrestien, château et non chasteau ; ceci, celui-ci, etc., et non cecy, celui-cy ; toi, moi et non toy, moy ; gai et non gay ; joie et non joye, abyme et non abysme, école et non escole, bienfaiteur et non bienfaicteur

Etc., etc. ; puisqu’il y en a près de cinq mille.

Seulement, remarquez bien ceci, l’Académie, même à cette époque où elle était si franchement réformiste, ne devançait pas l’usage ; elle le suivait. Elle a tenu à le dire dans sa préface : « Le public en cela a été plus vite et plus loin qu’elle ». — Il est vrai que cette préface étant de l’abbé d’Olivet lui-même, on peut croire que, par cette remarque, il veut surtout se couvrir et que « le public », ce que du reste je crois savoir, n’était qu’une partie du public ; mais enfin l’Académie était suffisamment autorisée par « le bon usage ». Le bon usage c’est celui dont on est.

En 1762, nouvelles modifications, moins nombreuses à la vérité, dans le même sens. Lettres doubles supprimées, y grecs et th éliminés : chimie au lieu de chymie (avec tous ses dérivés), absinthe au lieu de absynthe, détrôner au lieu de déthroner, scolie au lieu de scholie, scrofule au lieu de schrofule, pascal au lieu de paschal, patriarcal au lieu de patriarchal, agrafer au lieu de agraffer, éclore au lieu de éclorre, argile au lieu de argille, etc. — Un détail amusant : anicroche au lieu de hanicroche. En 1762 seulement ! Qui ne croirait qu’anicroche ne se trouve écrit hanicroche que dans Rabelais ? D’autant plus qu’on n’a jamais su ce que signifiaient les deux premières syllabes de ce mot.

III


En 1835 (car l’édition de 1795 ne compte pas, comme le fait remarquer Ambroise-Firmin Didot, que je suis pas à pas, puisque l’Académie n’existait point et que le prétendu Dictionnaire de l’Académie de 1795 ne fut qu’une entreprise de librairie), en 1835, donc, nouvelle simplification, mais surtout dans un autre sens : adoption des ai pour oi dans les mots prononcés ai (français et non françois, etc.) ; et d’autre part, ce qui est simplification aussi sans en avoir l’air, parce que c’est rentrée dans la règle générale, pluriel des mots en ent et ant écrits ents et ants et non ens, ans (les événements et non les événemens, les enfants et non les enfans). Entre nous, en ceci, l’Académie n’était guère greffier de l’usage et s’en faisait le guide. Je l’approuve du reste et quoique ayant conservé l’habitude d’écrire : « Mes chers enfans », j’estime qu’elle a eu raison d’effacer cette exception qui n’avait aucune raison pour elle. Plus on efface d’exceptions, plus on simplifie ; et plus on simplifie, plus on est dans le bon sens.

Nous arrivons à 1867, époque où il y eut un mouvement réformiste très vif. Ambroise-Firmin Didot s’en fit le représentant, ce pour quoi il avait qualité, et publia ses Observations sur l’orthographe française, où j’ai largement puisé pour tout ce que je viens d’écrire, et qui sont œuvre de savant et d’homme du plus grand bon sens.

Désirant que l’on continuât dans le sens où l’on était depuis Ronsard, il proposa de « racler » l’h partout où il représente « l’esprit rude » des alexandrins (hérésie, rhythmer, rhétorique, etc.). Il proposa de remplacer th et ph par t et par f dans les mots les plus usuels (pharmacie, athée, etc.). Il proposa de « racler l’y grec » et de le remplacer par l’i dans un certain nombre de mots. (Où était sa limite ? il ne me semble pas qu’il l’ait indiqué.) Enfin de substituer l’s à l’x dans les pluriels des mots en ou qui ont gardé l’x (il y en a sept) et dans les mots en oi qui l’ont gardée aussi (je ne crois pas qu’il y en ait beaucoup). Tous les mots en oi au singulier s’écriraient au pluriel comme lois et tous les mots en ou s’écriraient au pluriel comme fous.

Sainte-Beuve, en 1868, entra en scène. Il ne peut guère être accusé, celui-ci, d’être un « primaire ». Or il fut très nettement réformiste, comme du reste, dans son article sur Vaugelas, antérieur de cinq ans, il avait bien annoncé qu’il l’était. Il rompit une forte lance. Il eut des mots durs, du moins étant données ses habitudes de courtoisie. Il dit : « La même autorité qui a importé les mots et vocables scientifiques peut intervenir pour les modifier. Ainsi rien n’oblige d’user perpétuellement de cette orthographe si repoussante dans les mots rhythme, phthisie, catarrhe, etc., et il y a quelque temps que Ronsard et son école, tout érudits qu’ils étaient, avaient désiré affranchir et alléger l’écriture de cet « insupportable entassement de lettres ».

Il entassa, lui, les autorités pour peser dans le sens de la simplification. Il rappela Meigret, Ramus, Corneille, Bossuet, Voltaire. Il rappela que Bossuet avait dit « de ne pas s’attacher superstitieusement à toutes les lettres tirées des langues dont la nôtre a pris ses mots. » Il rappela l’abbé de Saint-Pierre, Dumarsais, Duclos, le père Ruffier, l’abbé Girard. Il eut tort de citer le mot de Voltaire, qui est beaucoup trop décisif et immodéré : « L’écriture est la peinture de la voix ; plus elle est ressemblante, meilleure elle est », et qui conduirait à l’orthographe individuelle, c’est-à-dire à une confusion telle qu’on ne se comprendrait jamais quand on s’écrirait les uns aux autres ; mais il fut très sage en ses conclusions, qui sont celles-ci : « Il importe, parmi tous les changements et les retouches que réclamerait la raison, de savoir se borner et choisir, afin de ne pas introduire d’un seul coup trop de différences entre les textes déjà imprimés et ceux qu’on réimprimerait à nouveau… Pourquoi « charrette » et « chariot », « abattement » et « abatis », « courrier » et « coureur », « banderole » et « barcarolle », « ostrogot » et « gothique » ?… Il y aura effort à faire pour introduire dans l’édition qui se prépare les modifications réclamées par la raison et qui fassent de cette publication nouvelle une date et une étape de la langue. C’est à quoi cependant il faut viser. »

L’édition de 1878 fit quelques concessions à cet avis : rythme au lieu de rhythme, phtisie pour phthisie, etc. ; mais en petit nombre. L’Académie, depuis le xixe siècle, est très timide, pour une raison bien simple : c’est que depuis le xixe siècle l’orthographe est devenue une superstition ; on écrit d’après le Dictionnaire de l’Académie avec scrupule. Dès lors l’Académie ne peut pas s’appuyer sur l’usage pour réformer. L’usage lui permettant de réformer n’était tout simplement qu’un certain nombre de désobéissances à ses propres ordres ; donc depuis qu’on ne lui désobéit plus, elle ne peut pas s’autoriser des rébellions pour s’amender. Elle est comme un souverain constitutionnel qui serait devenu absolu ; elle dit : « Je ne puis pourtant pas être plus révolutionnaire contre moi-même qu’on ne l’est contre moi. Je suis toute prête à autoriser les réformes que le suffrage universel aura faites ; mais encore, qu’il les fasse. Or il n’en fait aucune ». — L’autorité acquise par l’Académie a pour effet singulier, mais naturel, de lui lier les mains.


IV


Aujourd’hui le mouvement réformiste vient des savants. Il y a eu chez ces messieurs, depuis Robert Estienne et Chapelain, revirement complet. Ils étaient étymologistes : c’est eux maintenant qui sont phonétistes, c’est-à-dire qui veulent qu’on écrive comme on prononce, tous ménagements, tempéraments et transitions gardés. Au fond je suis assez près d’eux. Seulement je trouve 1o qu’ils se sont placés sur un mauvais terrain, comme on dit dans une mauvaise langue, mais je n’ai pas le temps de me corriger ; 2o qu’ils n’ont pas tenu assez de compte, quoi qu’ils en croient et en disent, des ménagements et transitions.

1o Ils ne se sont pas établis en une bonne assiette. Préoccupés de leur phonétisme, ils y ont visé de tout leur cœur et en ont fait leur principe comme il était leur fin. Or il n’y a rien de trompeur comme le phonétisme. Écrire comme on prononce ! Mais chacun prononce à sa façon, selon sa province, selon son éducation, même selon son individualité. Pain, en bon phonétisme, devrait s’écrire pin à Paris et peigne à Bordeaux. Retrouvez-vous là-dedans ! J’ai l’air de plaisanter. Point du tout. Les variations à cet égard sont si fortes que la Commission de simplification, pour ce qui est des lettres doubles, voulant ne mettre la lettre double que là où on la prononce, propose d’écrire : alécher, aléger, alégresse, célule, célulose, colection, ébulition, pélicule, imbécilité, soliciter… Remarquez que moi, je suis pour la suppression des lettres doubles ; mais je ne m’appuie pas sur le phonétisme, et pour le moment je veux simplement faire remarquer que le phonétisme est principe si peu sûr et la façon de prononcer prise comme base de la façon d’écrire chose si trompeuse, que voilà des hommes qui proposent d’écrire célule pour cette raison qu’on prononce célule. Qui diable prononce célule ? qui alécher ? qui alégé ? qui alégresse ? qui pélicule ? Quelques-uns sans aucun doute ; mais que d’autres prononcent autrement ! C’est ce qui faisait dire au rapporteur de la commission de l’Académie, avec qui, pour une fois, je me trouve d’accord : « Pour quelques-uns de ces mots, la double lettre se fait sentir si fort qu’on se demande de quelle région peuvent être les personnes qui ne la prononcent pas, ce qui ramène à considérer combien il est difficile de fonder l’orthographe sur la phonétique, de telles différences de prononciation existant entre personnes du reste cultivées. »

La vérité est que l’orthographe phonétique c’est l’orthographe individuelle, chacun écrivant, non comme on prononce, mais comme il prononce ; et dès lors, comme je le disais plus haut, ce qui sera très difficile c’est de comprendre une lettre qu’on recevra d’une personne dont on ne connaîtra pas la prononciation.

— Aussi, me répondra-t-on, nous fixerons l’orthographe ! Nous la fixerons d’après la prononciation générale.

— Elle est facile à connaître, la prononciation générale ! Nous venons de le voir ! Ne pas se placer au point de vue du phonétisme, c’est la première condition, à mon avis, d’une bonne réforme simplificatrice. Je ne dis pas : ne pas tenir compte du phonétisme, de la prononciation, là où vraiment elle est à peu près générale ; je dis : ne pas se placer au point de vue du phonétisme comme règle.

2o La Commission de simplification n’a pas tenu compte des tempéraments et transitions nécessaires. Elle propose, avec une bravoure qui, du reste, n’est pas pour me déplaire en soi, d’écrire : un home, une fame. — Eh bien ! — Eh bien, ce n’est pas irrationnel du tout : pour homme c’est même strictement étymologique ; pour femme c’est vraiment étymologique encore, quoique d’une façon moins apparente. Seulement, c’est ébouriffant. Il ne faut pas ébouriffer. Il ne faut pas qu’entre l’enfant qui apprendra une orthographe nouvelle et le papa qui jettera les yeux sur ses devoirs, il y ait, sur les mots usuels, de telles différences que le père soit abasourdi ; il ne faut pas, comme l’a très bien dit Sainte-Beuve, si hardi, vous l’avez vu, mais qui est le bon sens même, « introduire d’un seul coup trop de différences entre les textes déjà imprimés et ceux qu’on réimprimerait à nouveau » ; il ne faut pas trop étonner. Encore Sainte-Beuve. Il n’y a que lui : « L’Académie, après avoir écrit phantôme, phrénésie, phantastique, a osé écrire fantôme, frénésie, fantastique. Osera-t-elle, appliquant la même réforme à d’autres mots, écrire nimfes, ftisie, diftongues ? Je vois d’ici l’étonnement sur tous les visages… Ce sont des questions de tact et de convenance où il importe d’avoir raison avec sobriété ». — Sapere ad sobrietatem. La Commission de simplification a été sage ; mais avec sobriété, j’en doute un peu.


V


Je ne ménagerai pas plus l’Académie française que la Commission de simplification. Je dois reconnaître d’abord qu’elle a fait quelques concessions qui ne sont pas sans importance ; ensuite qu’elle a pris une position excellente pour ce qui est de ses deux arguments principaux. 1o « Nous ne sommes depuis trois cents ans que les greffiers de l’usage. Que l’usage fasse des réformes, nous les enregistrerons avec l’esprit de prudence et aussi de discernement que nous croyons avoir ». C’est ce qu’elle disait, vous vous le rappelez, même pour sa réforme si hardie de 1740 ; — 2o « Nous ne pouvons, ni ne voulons bouleverser, faire un changement brusque et radical ». C’est ce que disait Sainte-Beuve en 1868. — Je vais un peu plus loin qu’elle et que lui ; mais je suis dans le même esprit et il n’y a entre l’Académie et moi, que des différences de mesure et de degré. Il n’y a rien de plus juste que ceci qu’en fait de langue il ne faut ni étonner ni bouleverser. Voilà donc deux raisons très raisonnables que l’Académie a données de sa résistance.

Elle en a donné d’autres qui ne sont pas mauvaises non plus, mais qui sont contestables. 1o Elle a exprimé la crainte que de simplifier les mots, cela n’établît des confusions entre les mots s’écrivant de la même façon et ayant des sens différents : cor humain et cor de chasse. 2o Elle s’est réclamée de l’étymologie. 3o Elle s’est appuyée sur ce principe qu’il fallait respecter la physionomie des mots.

J’ai classé ces trois raisons par ordre de mérite. À mon avis, la première a un peu de valeur, la seconde en a quelque peu et la troisième n’en a aucune.

1o Simplifier les mots amène à ceci que des mots ayant différents sens s’écriront de la même façon, et cela fera confusion, et confusion est contraire de simplification. Jamais on ne saura, quand on écrira cor, s’il s’agit d’un instrument de musique ou du corps humain.

— Mais, mon Dieu, on le saura par le contexte. Il y a bien quelques milliers de mots en français qui s’écrivent de la même façon et même qui sont le même mot et qui ont des sens extrêmement différents. Son veut dire sonorité, résidu de la mouture des grains et sien ; et ces sens sont assez différents. Voit-on que la langue française soit inintelligible pour cela ? Cor signifie cor de chasse et cor aux pieds, ce qui n’est pas la même chose. Assiette se dit d’une vaisselle, de la situation d’une ville, d’une disposition de l’esprit et de l’établissement de l’impôt. Vous y trompez-vous ? Cela sert à faire des calembours et à dire qu’une niche est une mauvaise plaisanterie que les maçons font aux saints ; mais il n’y a pas grand mal et il n’en est que cela.

L’auteur du rapport de la Commission académique triomphe de ce que si paon s’écrivait pan, il y aurait une confusion entre pan, oiseau, pan de mur, pan, personnage mythologique et pan ! onomatopée. Mais, mon ami (il m’est permis de le traiter familièrement), c’est précisément parce qu’il y a déjà trois pan entre lesquels on ne fait aucune confusion, qu’il n’y en aura pas davantage entre quatre pan ayant quatre sens. La raison ne vaudrait que s’il n’y avait qu’un seul pan ; elle ne vaut plus s’il y en a trois. C’est la multiplicité de vos preuves qui établit le néant de vos preuves.

Cependant je reconnais qu’il n’est pas utile d’augmenter le nombre des homophonies, que mieux vaudrait le diminuer et donc que la raison susdite a de la valeur, et j’en tiendrai compte dans mes conclusions.

2o La raison tirée de l’étymologie a bien quelque importance encore. Surtout elle a été donnée par un membre très considérable de la Compagnie d’une manière très ingénieuse et très spécieuse. L’étymologie conservée, cela sert à faciliter l’étude de la langue à tous les étrangers qui savent le latin. Écrivez ten ou tan, ils ne reconnaîtront pas tempus. Écrivez temps, ils reconnaîtront tempus tout de suite, et de reconnaître tempus cela mettra immédiatement et pour toujours le mot temps dans leur mémoire. De même pour corps, de même pour nuit ; et ce n’était pas si sot de la part de nos pères d’écrire nuict, etc.

Cela est fort juste ; mais Sainte-Beuve a répondu d’avance assez à propos, quoique avec une verdeur dont je n’userais certes pas et que je laisse à son compte : « Cette raison qu’il faut garder aux mots tout leur appareil afin de maintenir leur étymologie est parfaitement vaine ; car pour une lettre de plus ou de moins, les ignorants ne sauront pas mieux reconnaître l’origine du mot et les hommes instruits la reconnaîtront toujours ».

Évidemment ! L’ignorant ne reconnaît rien du tout dans times ; il l’apprend par cœur et voilà tout ; et les hommes qui savent du latin reconnaissent très bien tempus dans times, quoiqu’il soit plus éloigné de tempus que notre mot temps. Si l’on s’amusait, on pourrait même dire que, y ayant plus de gens sur la planète qui savent l’anglais qu’il n’y en a qui savent le latin, écrire tems serait une plus grande facilité à ceux qui ont à l’apprendre que d’écrire temps. Mais ne plaisantons pas et ne perdons ni notre tempus, ni notre temps, ni notre times.

Dieu me garde de dire comme la Commission de simplification : « le pitoyable argument de l’étymologie » ; mais encore je trouve que cet argument est plutôt un argument qu’une raison.

3o Quant à la « physionomie des mots », elle m’est absolument indifférente. C’est l’argument à la portée des simples, des très simples, et c’est pour cela qu’il est celui dont les journalistes ont abusé et presque le seul dont ils se soient servis. Ils ont le flair. Il est certain que c’est un jeu d’une extrême facilité et d’un effet sûr que d’écrire la phrase suivante : « Je suis home à accepter la nouvèle ortografe avec une satisfaccion san mélange ; car je n’ai pas fait ma rétorique et je ne me conais pas en stil ; ma fame non plus… » — Le lecteur s’écrie, tout fier de son savoir : « Oh ! l’orthographe de ma cuisinière ! » S’il est plus raffiné, il s’écrie : « C’est peut-être juste ; mais c’est affreux, c’est horrible ! Oh ! la physionomie des mots ! La beauté des mots ! Car le mot a sa beauté… » — Et le tour est joué.

Seulement la physionomie des mots a changé dix fois depuis trois cents ans et, si l’on s’était arrêté à la physionomie des mots, on écrirait encore cholère et charactère et chymie et advocat et escole et abysme et argille et bienfaicteur et déthrôner. La vérité est qu’on s’habitue très vite à la physionomie nouvelle des mots. Qui est-ce qui regrette françois ? Il n’est écrit français, officiellement du moins, que depuis soixante-dix ans. Qui est-ce qui regrette phthisie et rhythme ? Ils ne sont écrits plus simplement que depuis vingt-cinq ans. Je les ai écrits comme cela pendant toute mon enfance et toute ma jeunesse. Je les regrette peut-être ; mais à ce seul point de vue.

Le jeu que jouent les journalistes qui se contentent de peu est celui-ci. Rien de ridicule comme un chapeau de trois ans, n’est-ce pas ? Il est donc sûr que le chapeau qu’on portera dans trois ans serait ridicule s’il surgissait aujourd’hui. Mais dans trois ans il sera très bien accepté et c’est celui d’aujourd’hui qui, dans trois ans, sera ridicule. Eh bien ! les journalistes mettent aujourd’hui le chapeau qui sera porté dans trois ans et disent : « Sommes-nous grotesques ainsi ? » Ce n’est pas raisonner ; c’est faire une parade. Cela ne prouve absolument rien.

Tenez, je me rappelle hermite. Il n’avait pas le sens commun ; car il indique un « esprit rude » dans le mot grec et il n’y a pas le moindre esprit rude dans le mot grec. Mais quand il s’est agi de l’écrire, normalement à la fois et simplement, ermite, il y eut soulèvement. Il y eut des gens pour dire, non sans esprit, du reste (je ne me rappelle plus qui, mais mon père me l’a souvent raconté) : « Oh ! la physionomie du mot ! On le voit, cet hermite portant devant lui son long bâton et s’appuyant sur lui… » — Pas mal ! Seulement ça n’a pas le sens commun.

J’ai deux idées sur la physionomie des mots, la première qu’elle m’est indifférente, et que c’est la chose du monde aux changements de quoi l’on s’habitue le plus vite ; la seconde que le mot, si l’on veut, peut être beau ou laid ; mais que le mot laid, le mot affreux, c’est le mot surchargé et hérissé, et que le mot beau c’est le mot simple, sobre, uni et dépouillé, et qu’il en est de la toilette des mots comme de celle des hommes et des femmes. Ce qui est affreux c’est rhythme ; ce qui est beau c’est bau, comme l’écrivait Voltaire.

Il me semble remarquer, puisque maintenant je discute avec les artistes littéraires, que beaucoup d’artistes littéraires sont de mon avis. Non pas tous ! Je sais que Renan tenait à la physionomie des mots telle qu’il l’avait considérée en apprenant à lire ; que Leconte de l’Isle quand il s’agissait de retrancher des lettres, était pour qu’on en ajoutât ; mais regardez donc La Fontaine : voici les quatre premiers vers de l’Élégie aux nymphes de Vaux, tels qu’ils furent imprimés dans l’édition princeps. Étant donnée la différence extrême qu’il y a entre leur orthographe et l’orthographe ordinaire du temps, il n’y a nul doute pour M. A.-F. Didot, et je lui donne raison, que cette orthographe de l’édition princeps n’ait été celle même de La Fontaine, calquée sur son manuscrit ou imposée à l’imprimeur par lui. Voici donc comme La Fontaine écrivait et voulait ou souhaitait qu’on écrivît :

Remplissés l’air de cris et vos grotes profondes.
Pleurés, nymphes de Vaux ; faites croître vos ondes,
Et que l’Anqueuil enflé ravage les trézors
Dont les regars de Flore ont embelli ses bors.

Tout le reste de l’élégie est à l’avenant. Or ceci est, comparativement à l’orthographe du temps, comparativement, du reste, à la nôtre même, une orthographe très simplifiée. C’était celle de La Fontaine. Peut-être me dira-t-on que La Fontaine n’était pas un artiste ; mais encore…

Quant à La Bruyère, il ne semble pas avoir respecté davantage la physionomie des mots et il n’a pas cru davantage que la beauté des mots fût dans l’entassement des lettres. On le voit — lui qui soignait de si près ses éditions — hasarder, donc proposer, dans sa huitième édition, la dernière de son vivant, les « graphies » suivantes : « Sifler, aranger, flater, échaper, regreter, chaufer, stile, péristille, hiperbole, patétique, tim, onix, phisionomie, synonime, prétension, masson. » La tendance est évidente. La Bruyère faisait la guerre à la lettre doublée et « raclait l’y grec ».

Du reste, il faut bien savoir que la superstition des th et des y grecs était fort loin d’être générale en l’ancien temps. Dans les éditions de Molière jusqu’en 1739, Psyché et le Misanthrope ont été orthographiés Psiché et le Misantrope, et M. A.-F. Didot a connu des vieillards qui dans leur jeunesse (remontant, donc, à 1780 environ) avaient vu sur l’affiche de la Comédie-Française le Misanthrope imprimé Misantrope. Non, en vérité, je le demande aux artistes littéraires, aux amants de la physionomie des mots, aux gardiens de la beauté de notre langue, le Misantrope, Psiché, est-ce pas affreux ? Ne m’en parlez pas !


VI


Je suis donc dans la tradition et de l’Académie et du public et pour ainsi parler de la langue française elle-même, en désirant une simplification qui n’est qu’une insurrection contre un coup d’État ridicule commis par quelques pédants vers 1540, insurrection dont les premiers promoteurs sont Ronsard et Joachim du Bellay. « À qui faites-vous la guerre maintenant ? » disait-on à Bismarck après Sedan : « — À Louis XIV ». « À qui faites-vous la guerre ? » nous demande-t-on. Je réponds : « — À Robert Estienne ».

Mais, d’une part je reconnais qu’il faut des tempéraments et des transitions et qu’en pareille matière qui veut aller à pas de géant se casse le nez ; et, d’autre part, je repousse le principe du phonétisme qui est instrument d’erreur ou voie ouverte à des incertitudes indéfinies et à des difficultés inextricables ; et enfin je ne m’embarrasse d’aucun de ces principes généraux et impérieux qui sont si gênants quand on en arrive à l’application.

Je me dis simplement : il faut simplifier, c’est-à-dire rendre plus facile l’étude de la langue aux enfants et aux étrangers. Quelles sont les plus grosses difficultés ? Ce sont celles qui nous sont indiquées : par les incertitudes des enfants, déjà assez avancés dans l’étude de la langue, devant un mot ; par nos propres hésitations, à nous, gens habitués à écrire, devant un mot, souvent très usité ; enfin par l’effort même de la langue tendant à se débarrasser de certaines gênes et portant toujours son effort, depuis trois siècles et demi, du même côté et dans le même sens.

Ces plus grosses difficultés sont au nombre de deux : les mots tirés du grec et les lettres doublées. Cela me suffit et c’est un assez gros morceau.

Les mots tirés du grec et les doubles lettres, c’est ce qui embarrasse le plus les enfants ; c’est ce qui nous embarrasse nous-mêmes et nous fait ouvrir notre dictionnaire ; c’est contre quoi la langue a regimbé constamment depuis Ronsard. Cela me suffit et c’est un assez gros morceau pour le moment, et le reste n’est presque que vétilles.

Je propose donc la francisation de tous les mots grecs et la suppression de toutes les lettres doubles — sauf les quelques cas où il me serait démontré qu’une suppression de lettre double crée une véritable et dangereuse confusion entre deux mots, ce qui me sera démontré bien rarement ; sauf aussi, bien entendu, le cas où les deux lettres n’ont pas le même son, et il est clair que je ne propose pas d’écrire accident « acident ».

Je ne suis pas ici pour les demi-mesures. Pour ce qui est de la francisation des mots grecs, quelques-uns disent : « On pourrait franciser les mots usuels et conserver grécoïdes les mots savants ».

Où commence le mot savant et où commence le mot usuel ? Théologie, mot savant, Athée, mot usuel. Et donc on écrira Téologie et Athée, ce qui n’a pas le sens commun et ce qui serait pour les enfants une complication et une difficulté.

D’autre part, l’effet d’étonnement sera bien plus grand à franciser les mots usuels qu’à franciser les mots savants. Arquéologie n’étonnerait personne ; Atée étonnera, je le reconnais. Il serait donc plus à propos de franciser les mots savants et de conserver grécoïdes les mots usuels. Mais nous revenons : où commence le mot usuel ?

Prenons un parti : francisons tous les mots grecs, comme le voulait Ronsard, sans distinction. Plus de th, de ph, de ch dur, de rh. Au lieu de th, t ; au lieu de ph, f. Les Italiens font ainsi depuis un siècle. Sont-ils en décadence ? Plus de rh ; tout simplement r. On écrit déjà rythme, pourquoi n’écrirait-on pas rétorique ? C’est plus près du mot grec et cela n’a pas figure barbare et cela serait commode pour les enfants qui ne savent jamais si h est après le t ou après l’r.

Et le ch dur, par quoi le remplacer ? Ici je me sépare de Ronsard, qui voulait qu’on le remplaçât par le k. Non ; le k n’est pas une lettre française, c’est une lettre à air barbare, cela doit venir du Kamtchatka. Le ch dur c’est notre qu. Le qu est graphie éminemment française. Cela est si vrai que le ch et le qu, c’est la même lettre, selon qu’elle se prononce dure ou douce. À deux lieues de distance en France on dit un chien ou un quien, une vache ou une vaque. Donc ch dur remplacé par qu. Archevêque et Arquiépiscopal. Voilà la vérité.

Quant à l’y grec je le raclerais totalement. Je le supprimerais de l’alphabet. C’est un intrus. I partout. — Mais l’adverbe y ? Par crainte d’ébouriffer, je le respecterais peut-être. Et encore ! Il devrait si bien s’écrire i que, précisément, il vient de ibi, ce qui, que je sache, n’a jamais été un mot grec. — Francisation de tous les mots grecs ; suppression de l’y grec. Depuis 1859, nos frères latins, les Espagnols, ont supprimé tous les y grecs.

Deuxième et dernière partie de ma réforme : suppression de toutes les lettres doubles, sauf les cas où il me serait démontré que la suppression d’une lettre double créerait une confusion véritablement dangereuse (vile, ville). Ces cas sont très rares et les plus dangereux ne le seraient guère. Enfin, en principe, suppression de toutes les lettres doubles.

Ici le phonétisme se dresse : « Il faut les supprimer là où elles ne se prononcent pas et les maintenir là où elles se prononcent ». Oui ! nous entrons dans les discussions sans fin sur ce qui se prononce et ce qui ne se prononce pas. Prononcez-vous alaiter ou allaiter, alécher ou allécher, amolir ou amollir ? — Tot capita tot sensus. J’ai entendu un lettré m’assurer qu’il prononçait bourreau par deux r, et qu’il prononçait chasse à courre en faisant sonner la double lettre. En vérité, je ne sais pas comment il s’y prenait. Vous pouvez faire de cela un jeu de société qui durera des mois.

La vérité c’est que si un grand nombre de lettres doubles se prononcent aujourd’hui, c’est à cause de l’influence de l’orthographe sur la prononciation. Nos pères ne prononçaient, très probablement, aucune lettre double. C’est qu’ils ne se souciaient pas de l’orthographe. Ils disaient : litéraire, ils disaient : colection, ils disaient : alégresse. Mais l’influence de l’imprimé s’est peu à peu fait sentir. C’est cette influence qui a dénaturé le plus la prononciation au cours du xixe siècle. C’est cette influence qui a fait que maintenant on dit fiss au lieu de fi, avecq au lieu de avé, lorsseque (abominable !) au lieu de lorque, rédempteur au lieu de rédenteur. C’est cette influence qui fait que l’on commence à dire domppteur et domppter au lieu de donteur et donter ; et qui fera que dans dix ans on dira sculppteur au lieu de sculteur. N’en doutez pas.

Donc, à supprimer les lettres doubles on supprime la plus terrible difficulté de l’orthographe française et l’on ne fait que revenir à figurer la prononciation de l’ancien temps.

— Oui ; mais comment prononcera-t-on, non pas dans l’ancien temps, mais demain et après-demain ?

On prononcera comme on voudra. Ceux qui aiment la prononciation dure mettront la double lettre, comme les Méridionaux, qui non seulement prononcent toutes les lettres, mais en ajoutent. Ceux qui aiment la prononciation douce ne mettront qu’une lettre.

Je ne plaisante point. Ne voyez-vous pas que là même où le dictionnaire ne met qu’une lettre, il y a des cas où beaucoup de gens en mettent deux ? J’entends à chaque instant prononcer Accadémie, très nettement. La moitié des Français prononcent mairrie ou mairerie, pour mairie, sans savoir pourquoi. Il n’est bon Parisien de Paris qui ne dise : « J’eull l’ai vu » pour « Je l’ai vu. » Où a-t-il pris cette double ou cette triple lettre ? Il l’a prise sous son bonnet.

On écrira litéraire, et ceux qui voudront prononcer littéraire, il leur sera tout loisible.

— Mais encore, cette même influence de l’orthographe ou de l’imprimé sur la prononciation fera qu’on viendra vite à ne plus guère doubler la lettre.

— Eh bien ! Tant mieux ! On en reviendra à la prononciation du xviiie siècle. Je n’y vois que du bien.

— Non pas tant mieux ! C’est trop doux ! C’est mou !

— Nous sommes au point où l’on ne discute plus, étant arrivés à la question de sensation personnelle et de goût personnel. Je trouve, moi, que le français est une langue douce, que tous les étrangers d’autrefois en ont vanté la suavité, qu’il se durcit et se hérisse et se fait raboteux de jour en jour et que tout ce qui pourra l’enrayer sur cette pente sera excellent.


VII


Donc, ma réforme c’est : francisation de tous les mots grecs ; suppression de toutes les lettres doublées.

Comment amener cette réforme ? « En l’imposant, répondent les universitaires réformistes (la plupart sont réformistes). Nous formulons notre réforme, avec précision. Nous faisons un lexique conforme. Nous commandons aux instituteurs d’enseigner cette orthographe-là. Les enfants l’apprennent. En quinze ans, au plus, la réforme est faite. »

Je réponds : Jamais ! Ah ! pour Dieu ! au moins en matière de langue, qu’il y ait un peu de liberté ! Laissons l’usage faire au moins sa langue, l’Académie enregistrer l’usage en le contrôlant et le guidant discrètement, et les modifications se faire ainsi d’elles-mêmes, peu à peu. Une orthographe par ukase, jamais de la vie !

— Alors ?

— Alors, c’est bien simple. Faisons simplement dire aux instituteurs et inspecteurs primaires que pour les mots tirés du grec et les mots à doubles lettres, il y a liberté, ou tolérance ; et qu’il ne faut jamais marquer de faute pour un mot grec écrit à la française ou pour une double lettre omise.

Qu’arrivera-t-il ? Je n’en sais rien. Mais il arrivera quelque chose, petit à petit, et ce quelque chose sera l’usage et l’Académie l’enregistrera ; et voilà tout.

Et maintenant, comme on a toujours sa pensée de derrière la tête, j’incline à croire que, les deux tendances principales de la langue française, depuis trois cent vingt-cinq ans et quelques mois, ayant été à franciser les mots grecs et à se débarrasser des lettres parasites, par le seul fait de la liberté accordée sur ces points, cette réforme s’accomplira d’elle-même en très peu de temps.

Et maintenant je vais m’occuper de choses un peu plus sérieuses, et je serai lu beaucoup moins qu’aujourd’hui. Les Français sont ainsi faits.