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Souvenirs (Richard Wagner)/02

La bibliothèque libre.
Traduction par Camille Benoît.
G. Charpentier et Cie, éditeurs (p. 51-79).


DÉFENSE D’AIMER

(DAS LIEBESVERBOT)
compte rendu d’une première représentation d’opéra


De mon deuxième opéra entièrement achevé, Défense d’aimer, je publie seulement une esquisse du texte, en même temps qu’un compte rendu sur la tentative de représentation et les circonstances qui s’y rattachent. Si je m’abstiens d’une semblable communication en ce qui concerne mon premier opéra, les Fées, par la raison que cette œuvre n’a nullement eu affaire à la publicité, j’ai cru que je ne pouvais pas complètement passer sous silence cette deuxième œuvre de jeunesse, puisqu’elle a pu parvenir, comme on va le voir, à une publicité véritable, et que l’attention, en cette circonstance, a été attirée sur elle.

J’ai esquissé le poème de cet opéra dans l’été de 1834, pendant un séjour de vacances à Tœplitz, sur lequel mes souvenirs personnels, consignés dans les pages suivantes, sont restés précis.



Pendant quelques belles matinées, je m’esquivai de mon entourage, pour aller faire un déjeuner solitaire à la Schlatenburg, et en profiter pour noter dans mon calepin l’esquisse d’un nouveau poème d’opéra. Je m’étais emparé dans ce but du sujet de Shakespeare, Mesure pour mesure, et, conformément à mes dispositions d’alors, je l’avais fort librement transformé en un livret à mon usage, auquel je donnai pour titre : Défense d’aimer. Les idées de la Jeune Europe, qui hantaient alors les cervelles, et la lecture d’Ardinghello, exaspérées qu’elles étaient par les dispositions personnelles dont j’étais animé contre la musique allemande, me fournirent la note fondamentale pour ma conception, spécialement dirigée contre le puritanisme hypocrite, et conduisant en conséquence à la glorification hardie de la « libre sensualité ». Je ne me donnai pas la moindre peine pour comprendre autrement que dans ce sens l’austère sujet de Shakespeare ; je ne vis que le gouverneur sombre et rigoriste brûlant lui-même d’un amour formidablement passionné pour la belle novice, et celle-ci, tout en implorant de lui la grâce de son frère condamné pour un forfait d’amour, allumant dans le rigide puritain la plus funeste flamme par le rayonnement de la belle chaleur de ses sentiments humains. Que ces puissants motifs dramatiques ne fussent si richement développés, dans la pièce de Shakespeare, que pour peser enfin avec plus de force dans la balance de la justice, c’est ce que je ne me souciais nullement de remarquer ; une seule chose m’importait, dévoiler ce qu’il y avait de coupable dans l’hypocrisie, et d’antinaturel dans le rôle cruel de censeur. Je laissai donc complètement de côté Mesure pour mesure, et je ne m’occupai que de faire châtier l’hypocrite par l’amour vengeur. Je transportai le sujet de la Vienne fabuleuse dans la capitale de la brûlante Sicile : là, un gouverneur allemand, indigné de la liberté, incompréhensible pour lui, des mœurs du pays, tente un essai de réforme puritaine, où il succombe lamentablement. Il est probable que la Muette de Portici me fut de quelque secours en cette affaire ; même des réminiscences des Vêpres siciliennes ont pu coopérer à la chose : quand je songe qu’en somme le doux Sicilien lui-même, Bellini, entre pour quelque part dans cette composition, je ne puis assurément que sourire de l’étrange quiproquo formé à cette occasion par les malentendus les plus drôles.

Ce fut seulement pendant l’hiver de 1835 à 1836 que je parvins à terminer la partition de cet opéra. La chose se fit au milieu du grand désordre d’impressions causé par mes rapports avec le petit théâtre municipal de Magdebourg, où j’avais conduit l’opéra pendant deux saisons d’hiver[1]. De mon contact immédiat avec le train de l’opéra allemand, une étrange dépravation était résultée, qui se remarquait alors dans tout le plan et l’exécution de cette œuvre, au point que personne n’aurait certainement reconnu dans l’auteur de cette partition le jeune enthousiaste de Beethoven et de Weber.

Voici maintenant quel fut son destin.

En dépit d’un appui royal, et malgré l’immixtion du Comité du théâtre dans l’administration, notre digne directeur restait empêtré dans une perpétuelle faillite, et il n’y avait pas à songer à la continuation de son entreprise théâtrale sous n’importe quelle forme. Il fallait donc que la représentation de mon opéra, par l’excellent personnel du chant, tout à mes ordres, devînt le point de départ d’un changement complet dans ma position critique. Depuis l’été précédent, comme indemnité à certains frais de voyage, j’avais droit à une représentation à mon bénéfice : naturellement je pensai la consacrer à une exécution de mon oeuvre, et je m’efforçai de rendre aussi peu coûteuse que possible à la direction cette faveur dont elle m’était redevable. Malgré cela, certains déboursés pour le nouvel opéra étant à la charge de la direction, je convins de lui abandonner la recette de la première représentation, en retour de quoi celle de la deuxième seule me reviendrait. Il ne me sembla pas précisément défavorable que l’époque de la mise à l’étude fût reculée tout à fait vers la fin de la saison ; car je pouvais supposer que le public prêterait une attention particulière aux dernières représentations d’un personnel souvent accueilli par une faveur peu commune. Malheureusement nous n’atteignîmes pas du tout cette fin excellente de la saison, qui avait été fixée aux derniers jours d’avril ; car déjà en mars, pour cause d’inexactitude dans le payement des honoraires, les sujets favoris de la troupe, nullement embarrassés de se faire autre part une position meilleure, avaient donné congé à la direction, qui, vu son insolvabilité, n’avait aucun moyen de s’y opposer. J’éprouvai alors une véritable appréhension : il me parut plus que douteux qu’une représentation de ma Défense d’aimer pût avoir lieu. La grande popularité dont je jouissais auprès de toute la troupe me procura l’unique avantage de pouvoir décider les chanteurs, non seulement à prolonger leur séjour jusqu’à la fin du mois de mars, mais encore à entreprendre l’étude de mon opéra, étude bien fatigante, étant donné le peu de temps. Ce temps, dans le cas où deux représentations auraient lieu, était si chichement mesuré, que nous avions dix jours seulement pour faire toutes les répétitions. Comme il ne s’agissait nullement d’une opérette facile, mais, en dépit du caractère léger de la musique, d’un grand opéra, avec des morceaux d’ensemble nombreux et importants, l’entreprise pouvait à bon droit être traitée de follement audacieuse. Je comptais pourtant sur le succès de l’effort singulier auquel, pour me faire plaisir, se soumirent les chanteurs, en étudiant sans relâche matin et soir ; et, bien qu’il fût tout simplement impossible que les malheureux parvinssent à se sentir quelque peu sûrs d’eux, voire même pour la mémoire, je m’attendais pourtant à un miracle final, opéré par mon habileté déjà acquise de chef d’orchestre. La faculté spéciale que je possédais de soutenir les chanteurs, et de les maintenir, en dépit du manque de sûreté le plus radical, dans un certain courant propre à entretenir l’illusion, se manifesta réellement pendant ces quelques répétitions générales : en leur soufflant constamment les rôles, en chantant avec eux à haute voix, en leur adressant d’énergiques appels concernant l’action nécessaire, je maintins si bien l’ensemble dans la droite voie, qu’on pouvait croire qu’il devait produire un très supportable effet. Malheureusement nous n’avions pas réfléchi qu’à l’exécution, en présence du puljlic, tous ces énergiques moyens pour mettre en mouvement la machine dramatico-musicale devraient se borner exclusivement aux indications de mon bàton de mesure et aux jeux de ma physionomie. En réalité, les chanteurs, notamment ceux du personnel masculin, manquaient si extraordinairement de sûreté, qu’il en résultait un embarras qui, d’un bout à l’autre de leurs rôles, en paralysait l’action. Le premier ténor, le moins doué de mémoire, cherchait avec la meilleure volonté du monde à suppléer au caractère vif et provoquant de son rôle (l’écervelé Lucio), par la routine qu’il avait acquise dans Fra Dlavolo et Zampa, mais surtout par un panache multicolore, démesurément grand et ondoyant. Malgré cela, il n’y avait pas à en vouloir au public de n’avoir absolument pas vu clair aux détails d’une action simplement chantée, alors surtout que la direction n’était pas venue à bout de faire imprimer le texte séparé. À l’exception de quelques traits des chanteuses, accueillis même avec succès, l’ensemble, que j’avais conçu dans le sens d’une action et d’un dialogue hardis et énergiques, resta, sur la scène, un jeu musical d’ombres chinoises, auquel l’orchestre, avec un tapage souvent exagéré, prêta le généreux concours de ses épanchements confus. Comme détail caractéristique de ma façon de traiter la couleur instrumentale, je citerai ce fait : le chef d’une musique militaire prussienne, qui d’ailleurs avait fort goûté l’œuvre, jugea nécessaire de me donner, en vue de mes compositions futures, de bienveillantes instructions pour l’emploi de la grosse caisse.

Avant de faire part du sort ultérieur de cette singulière œuvre de jeunesse, je m’attarderai encore à donner un court aperçu de son caractère, notamment au point de vue du poème.

La pièce de Shakespeare, d’une tenue très austère dans le fond, avait été ainsi modifiée dans mon sujet.

Un roi de Sicile anonyme quitte son royaume, je suppose, pour faire un voyage à Naples ; il transmet au gouverneur par lui investi (simplement nommé Friedrich, afin de lui donner le caractère allemand), le plein pouvoir d’employer tous les moyens de sa propre puissance pour tenter de réformer radicalement les mœurs de la capitale, desquelles s’est scandalisé le rigide conseiller.

Au début de la pièce, on voit les officiers de la force publique en plein travail, les uns fermant les lieux de plaisir du peuple, dans un faubourg de Palerme, les autres les rasant et emmenant prisonniers leurs habitants, hôteliers et valets. Le peuple s’oppose à cette entreprise ; grande batterie : au plus fort du tumulte le chef des sbires, Brighella (basse bouffe), après un roulement de tambour qui ramène le calme, donne lecture de l’arrêté du gouverneur, conformément auquel il a été procédé comme il est dit plus liant, afin d’assurer ramélioration des mœurs. Une risée générale, un chœur ironique, interrompent la lecture ; Lucio (ténor), jeune gentilhomme et libertin jovial, semble vouloir s’ériger en meneur du peuple ; il trouve aussitôt l’occasion de s’intéresser plus à fond à la cause des opprimés ; apercevant sur sa route son ami Claudio (autre ténor), qu’on emmène en prison, il apprend de lui qu’en vertu d’une très vieille loi exhumée par Friedrich, Claudio doit être puni de mort pour un méfait d’amour. Il a rendu mère sa bien-aimée, dont la main lui avait été jusqu’alors refusée par des parents hostiles. À la haine de la famille s’associe le zèle rigoriste de Friedrich ; Claudio craint que la chose ne finisse au pis, et n’attend plus son salut que de la clémence, aussitôt que sa sœur Isabella pourra réussir, par son intercession, à changer le cœur de l’inflexible gouverneur. Lucio promet à son ami de partir à l’instant pour aller chercher Isabella au couvent des Filles de Sainte-Élisabeth, où elle vient d’entrer comme novice.

Là, dans la paisible enceinte du cloître, nous apprenons maintenant à mieux connaître cette sœur, par un dialogue intime avec son amie Marianne, entrée aussi comme novice. Marianne découvre à l’amie dont elle a été trop longtemps séparée le triste destin qui l’a conduite ici. Elle a été décidée, par la promesse d’une fidélité éternelle, à s’unir secrètement d’amour avec un homme d’une haute situation ; mais elle s’est vue enfin abandonnée de lui au milieu d’une extrême détresse, et même persécutée, car le traître s’est aussi révélé à elle comme l’homme le plus puissant de l’État ; ce n’est ni plus ni moins que le gouverneur actuel du roi. L’indignation d’Isabella éclate en accents enflammés et ne s’apaise qu’à la suite de la résolution de quitter un monde où a pu se commettre impunément un si monstrueux forfait.

Mais quand Lucio vient lui apprendre le sort de son propre frère, l’aversion qu’elle éprouve pour l’erreur de ce dernier se change à l’instant en une colère éclatante contre l’infamie de l’hypocrite gouverneur : cette faute infiniment moindre que la sienne, cette faute d’un frère qu’au moins nulle trahison n’a souillé, c’est lui qui prétend la châtier si cruellement ! Sa vive effervescence la montre à Lucio sous un jour imprévu d’extrême séduction ; subitement enflammé d’un violent amour, il la presse d’abandonner pour toujours le couvent et d’accepter sa main. Pleine de dignité, elle sait aussitôt maintenir à distance l’audacieux ; mais elle se décide sans hésitation à accepter qu’il lui fasse escorte jusqu’au tribunal où siège le gouverneur.

Ici se prépare la scène du jugement, à laquelle je donnai pour introduction un interrogatoire burlesque de divers délinquants contre les mœurs, par le chef des sbires, Brighella. Le sérieux de la situation n’en devient que plus frappant, quand la sombre figure de Friedrich, commandant le silence, fait son entrée au milieu du déchaînement tumultueux de la populace, et quand l’interrogatoire de Claudio est entrepris par le gouverneur lui-même dans des termes rigoureux. Déjà l’inexorable juge va prononcer la sentence. Survient Isabella, demandant avant tout de l’entretenir seul à seul. Pendant cet entretien, elle se maîtrise avec une noble réserve en face de cet homme qu’elle redoute et méprise pourtant, tout en ne s’adressant d’abord qu’à son indulgence et à sa miséricorde. Les objections qu’il lui oppose augmentent la chaleur de ses sentiments : elle présente sous un jour touchant la faute de son frère, elle implore le pardon d’une erreur si humaine, et nullement inexcusable. Remarquant l’impression produite par son chaleureux exposé, elle continue avec une ardeur toujours croissante, elle en appelle à ce cœur de juge qui maintenant se ferme avec tant de dureté, à ce cœur qui ne peut pas être toujours resté entièrement fermé aux mêmes sentiments qui ont entraîné ce frère, à ce cœur dont elle invoque en ce moment la propre expérience pour l’aider en sa requête pleine d’angoisse. La glace est maintenant rompue : Friedrich, ému au plus profond de l’être par la beauté d’Isabella, ne se sent plus maître de lui-même. Il promet de lui accorder ce qu’elle demande, au prix de son propre amour. À peine s’est-elle rendu compte d’avoir causé cet effet inattendu, qu’en un accès de la plus vive indignation contre une si inconcevable infamie, elle court à la porte et à la fenêtre, appelant le peuple afin de démasquer l’hypocrite aux yeux du monde entier. Déjà la foule soulevée fait irruption dans la salle du tribunal, quand Friedrich, grâce aux efforts d’une énergie désespérée, parvient à démontrer à Isabella, au moyen de quelques indications significatives, l’impossibilité de réussir dans son dessein : il contesterait hardiment son accusation, il expliquerait la proposition qu’il lui a faite comme un moyen d’épreuve, et sans aucun doute on ajouterait foi à ses paroles, dès qu’il s’agirait de repousser le reproche d’avoir fait une proposition libertine. Isabella, confuse elle-même et troublée, reconnaît ce qu’il y avait d’excessif dans sa tentative, et s’abondonne à la rage muette du désespoir. Mais lorsque Friedrich, de nouveau, annonce au peuple la suprême rigueur, et à l’accusé sa sentence, Isabella, guidée par le douloureux sort de Marianne, s’arrête, avec la rapidité de l’éclair, à l’expédient sauveur d’obtenir par la ruse ce qu’il semble impossible d’atteindre par la franche violence. C’est pourquoi ses sentiments, par un retour brusque, passent de la plus profonde affliction au plus libre enjouement : elle s’adresse au frère désolé, à son ami consterné, à la foule perplexe, en annonçant qu’elle leur prépare à tous la plus plaisante aventure ; car les réjouissances du carnaval, que le gouverneur vient de défendre sévèrement, doivent être fêtées cette fois avec une extravagance toute particulière : en effet, cet homme aux interdictions redoutées ne se montre aussi cruel qu’en apparence, afin de surprendre d’autant plus agréablement le monde par sa joyeuse participation à tout ce qu’il a interdit. Tous la croient devenue folle ; Friedrich notamment, en termes d’une dureté passionnée, lui remontre son inconcevable démence ; mais quelques mots d’Isabella suffisent pour pousser au vertige le gouverneur lui-même, car elle murmure à son oreille, en une confidence furtive, la promesse de combler tous ses vœux, et de lui adresser, pour la nuit suivante, un message lui annonçant le bonheur.

Ainsi se termine le premier acte, au milieu de l’agitation la plus vive. — Quel est ce plan si rapidement conçu par l’héroïne ? C’est là ce que nous apprenons au début du second acte. — Isabella se rend à la prison de son frère pour éprouver d’abord s’il est encore digne de la délivrance. Elle lui découvre les propositions outrageuses de Friedrich, et lui demande s’il désire, au prix du déshonneur de sa sœur, sauver sa vie forfaite. Aux sentiments d’extrême colère de Claudio, à son empressement au sacrifice, succède une disposition attendrie qui fait passer l’infortuné de la tristesse à la faiblesse, quand il prend congé de sa sœur pour la vie, et la charge des plus émouvants adieux pour la fiancée en deuil qu’il abandonne. Isabella, toute prête à lui annoncer sa délivrance, s’arrête consternée, quand elle voit son frère déchoir du plus noble enthousiasme jusqu’à l’aveu timide de son amour de vivre, jusqu’à cette demande craintive : le prix de son salut lui paraît-il donc exorbitant ? Elle se lève avec horreur, repousse loin d’elle ce frère indigne, et lui annonce qu’il n’a plus qu’à joindre à une mort ignominieuse son entier mépris. Après l’avoir rendu au geôlier, son attitude, par un changement rapide, revêt de nouveau l’expression sereine et fière d’une âme résolue : il est vrai, elle se décide à punir les hésitations de son frère en prolongeant l’incertitude où il doit rester sur son sort ; mais elle n’en persiste pas moins dans son projet de délivrer le monde du plus affreux hypocrite qui ait jamais voulu lui dicter des lois. Elle a fait savoir à Marianne qu’au rendez-vous convenu avec Friedrich pour la nuit prochaine, Marianne doit se substituer à son amie Isabella, objet d’une perfide convoitise ; elle envoie donc à Friedrich l’invitation à ce rendez-vous, qui, pour mieux envelopper l’ennemi dans sa perdition, doit se passer sous le masque et le déguisement, en un lieu de plaisir interdit par le gouverneur lui-même. Ayant formé le dessein de punir aussi cet écervelé de Lucio pour l’audacieuse proposition d’amour faite à la novice, elle lui fait part de la convoitise de Friedrich et de la résolution, à laquelle elle se suppose forcée par la nécessité, de céder à ses désirs ; elle explique la chose avec une aisance si inimaginable, que le franc étourdi d’auparavant en éprouve la stupéfaction la plus sérieuse, la rage la plus désespérée ; il jure que s’il convient à la noble vierge de subir cet outrage inouï, il tentera pour sa part de l’écarter d’elle de tout son pouvoir : il mettrait plutôt tout Palerme à feu et à sang.

Enfin il prend des mesures pour que tout ce qu’il a d’amis et de connaissances se réunisse ce soir-là à la sortie du Corso, sous prétexte d’inaugurer la grande mascarade interdite du carnaval. Là, à la tombée de la nuit, au moment où déjà la joie et la turbulence entrent en branle, Lucio se présente avec une chanson extravavagante de circonstance ayant pour refrain :

À quiconque avec nous n’exulte pas en chœur,
Enfoncez le poignard au cœur !

Il parvient à provoquer la multitude à la révolte ouverte et sanglante. Au moment où une bande de sbires, sous les ordres de Brighella, s’approche pour disperser la foule bigarrée, le plan séditieux doit déjà entrer en exécution ; mais Lucio réclame pour l’instant une dernière concession, celle de se disperser dans le voisinage ; car c’est ici que Lucie doit gagner d’abord le vrai chef de leur entreprise : voici l’endroit même du prétendu rendez-vous avec le gouverneur, l’endroit dont Isabella, dans son arrogance, lui a livré le secret. C’est Friedrich que guette Lucio : il le reconnaît en effet, sous un masque qui le dissimule avec soin, il l’arrête au passage, et, l’autre se dégageant avec énergie, il va le poursuivre à grands cris, et flamberge au vent ; mais il est lui-même retenu et égaré par les soins d’Isabella, cachée dans un bosquet voisin. Isabella sort alors du bosquet ; elle se réjouit de la pensée qu’à l’instant même l’époux infidèle est rendu à cette Marianne qu’il avait trahie ; aussitôt, croyant tenir en main la lettre de grâce promise, elle est sur le point de renoncer débonnairement à toute vengeance ultérieure, quand, ayant décacheté l’écrit à la lueur d’une torche, elle reconnaît avec épouvante l’ordre d’exécution aggravé, cet ordre qui, grâce à la corruption du geôlier, fut remis entre ses mains, à ce moment où elle se vit dans le cas imprévu de retenir à son frère la nouvelle de son pardon. Après de rudes combats contre la passion qui le rongeait, Friedrich, reconnaissant son impuissance contre cet ennemi de son repos, avait résolu de périr, et bien qu’en criminel, du moins en homme d’honneur. Une heure dans les bras d’Isabella, puis sa propre mort..... selon la même loi par la rigueur de laquelle la vie de Claudio doit rester irrévocablement condamnée. Isabella, ne voyant dans cette façon d’agir qu’une nouvelle accumulation d’ignominies par l’hypocrite, laisse éclater encore une fois la fureur du plus cuisant désespoir. À son appel à la révolte immédiate contre le plus infâme des tyrans, le peuple tout entier se précipite en une masse confuse, bigarrée, passionnée : Lucio, qui survient aussi, dissuade cependant la foule, en termes d’une violente amertume, de prêter l’oreille à l’emportement de cette femme qui certainement les tromperait tous comme elle l’a trompé ; car il est sous l’illusion de sa très ignominieuse déloyauté. Nouvelle confusion, désespoir grandissant d’Isabella : soudain, derrière la scène, cris burlesques de Brighella, appelant à l’aide : enveloppé lui-même dans cette intrigue de la jalousie, il s’est emparé par méprise du gouverneur masqué, et le fait ainsi découvrir. Friedrich est démasqué. Tremblante et contre lui serrée, Marianne est reconnue ; la surprise, la colère, la joie se propagent ; les explications nécessaires ont lieu rapidement ; Friedrich demande d’un air sombre à subir le jugement du roi qui revient, pour encourir la peine capitale. Claudio, qui a été délivré de sa prison par la multitude en délire, lui apprend que la peine de mort, en ce temps-ci, ne frappe pas les méfaits d’amour. De nouveaux messagers annoncent l’entrée inattendue du roi dans le port ; on décide de former une grande mascarade, et de se porter ainsi, en guise de joyeux hommage, à la rencontre du prince bien-aimé qui, à la joie de son cœur, reconnaîtra bien quel mauvais effet doit faire le sombre puritanisme allemand en cette chaude terre de Sicile. C’est de lui qu’on rapporte ce mot : « J’ai plus de plaisir à l’animation des fêtes qu’à vos sombres lois. » Friedrich, avec son épouse Marianne, de nouveau unie à lui, doit maintenant ouvrir la marche ; après eux, Lucio et la novice, à jamais perdue pour le cloître, forment un deuxième couple.....

Cette action vive, ces scènes dont la conception, à maint égard, peut bien être qualifiée de hardie, je les avais rédigées dans un style qui n’était pas sans convenance, et en vers soignés. La police se heurta d’abord au titre de l’œuvre : si je ne l’avais changé, il aurait été cause de la ruine complète de mes plans d’exécution. Nous nous trouvions dans la semaine sainte, époque où les représentations de pièces légères ou simplement frivoles étaient interdites au théâtre. Heureusement le magistrat préposé à la chose, avec qui j’avais à négocier là-dessus, n’était pas entré plus avant dans le détail du poème ; et comme j’assurais qu’il était composé d’après une pièce très sérieuse de Shakespeare, on se contenta de la modification du titre, qui, surtout, semblait choquant, tandis que la dénomination la Novice de Palerme ne paraissait rien contenir de scabreux, et que nul autre scrupule ne s’était élevé au sujet de l’impropriété de ce second titre.

Je n’eus pas la même chance à Leipzig, où, peu de temps après, j’essayai de glisser ma nouvelle œuvre en remplacement de mes Fées, sacrifiées. J’espérais amadouer et gagner à mon projet le directeur du théâtre en adjugeant le rôle de Marianne à sa propre fille qui débutait dans l’opéra ; mais il trouva dans la tendance du sujet, qu’il avait comprise, un prétexte fort présentable de repousser mon œuvre. Il prétendait que si le magistrat de Leipzig en permettait la représentation, ce dont il doutait fort par respect pour cette autorité compétente, en tous cas lui-même, en père consciencieux, ne laisserait pas sa fille y figurer.

Cette particularité délicate de mon livret, chose curieuse, ne me fit pas le moindre tort lors de l’exécution à Magdebourg ; car le sujet, comme je l’ai dit, resta purement et simplement ignoré du public, à cause de la façon absolument embrouillée dont il fut joué. Cette circonstance, le fait que pas une opposition ne s’était manifestée contre la tendance, rendait donc possible encore une deuxième représentation ; d’aucune part il ne s’éleva de réclamation à l’encontre, car personne ne s’en souciait. Je sentais bien que mon opéra n’avait fait aucune impression, et qu’il avait laissé le public dans une disposition tout à fait indécise sur ce que pouvait bien vouloir dire tout cela ; je comptais pourtant sur une bonne, voire une forte recette, vu que c’était là la dernière représentation de notre troupe d’opéra ; considération qui ne m’empêcha pas de demander, pour le prix des places, ce qu’on appelait le fort tarif. S’est-il trouvé quelques personnes dans la salle avant le début de l’ouverture ? Question sur laquelle il m’est difficile de me prononcer à coup sûr : environ lui quart d’heure avant le moment en question, j’aperçus seulement ma propriétaire et son mari, et, chose très surprenante, un Juif polonais, en grand costume, aux fauteuils d’orchestre. Néanmoins j’espérais encore une plus grande affluence, quand soudain les scènes les plus inouïes se passèrent dans les coulisses. Là, le mari de ma première chanteuse (qui jouait Isabella) battait le deuxième ténor (qui chantait Claudio) ; ce dernier était un tout jeune et joli homme, depuis longtemps, l’époux mortifié nourrissait secrètement contre lui une rancune jalouse. Il semblait que ce mari, après s’être convaincu comme moi au rideau de l’état du public, jugeait enfin arrivée l’heure si longtemps attendue où, sans causer de dommage à l’entreprise théâtrale, il pourrait exercer sa vengeance sur l’amant de sa femme. Claudio, vigoureusement frappé et poussé par lui, dut, le malheureux, s’esquiver au vestiaire, le visage en sang. Isabella, ayant eu vent de la chose, se précipita désespérée au-devant de son mari furieux, et en reçut de si violentes bourrades, quelle tomba en convulsions. Le désordre du personnel ne connut bientôt plus de bornes ; on prit parti pour et contre, et peu s’en fallut qu’on n’en vînt à une mêlée générale : car il semblait que cette malheureuse soirée parût convenir à tous pour le règlement de compte final des prétendues offenses réciproques. Il devint de toute évidence que le couple, endommagé par la défense d’aimer du mari d’Isabella, était devenu incapable d’entrer en scène ce jour-là. Le régisseur fut dépéché devant le rideau, pour annoncer à la petite société singulièrement choisie qui se trouvait dans la salle que, « par suite d’empêchements survenus », la représentation de l’opéra ne pourrait avoir lieu.....

Nul autre essai ne fut plus jamais tenté pour réhabiliter mon œuvre de jeunesse.



  1. Voir l’Esquisse autobiographique.