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Souvenirs (Richard Wagner)/04

La bibliothèque libre.
Traduction par Camille Benoît.
G. Charpentier et Cie, éditeurs (p. 105-153).


MES SOUVENIRS SUR SPONTINI

I


La mort de Spontini (1851), pour qui observe l’évolution de la musique moderne d’opéra, met fin à un phénomène remarquable, à savoir que les trois compositeurs d’opéra, représentant les trois directions principales de ce genre artistique, ont été contemporains : nous voulons parler de Spontini, Rossini et Meyerbeer. Spontini fut le dernier anneau d’une chaîne de compositeurs dans laquelle Gluck forme le premier ; ce que voulut Gluck, ce qu’il fut le premier à entreprendre avec méthode, la dramatisation la plus complète possible de la cantate d’opéra, Spontini le réalisa autant qu’on y pouvait parvenir dans cette forme musicale de l’opéra. Au moment où Spontini, par ses actes et ses déclarations, affirmait qu’il était impossible d’aller plus loin que lui dans cette voie, Rossini parut, qui, laissant complètement de côté le but dramatique de l’opéra, mit au contraire en relief et développa exclusivement l’élément frivole et purement sensuel inhérent à ce genre. En dehors de cette divergence, il y avait dans l’influence exercée par ces deux musiciens cette différence essentielle, que Spontini et ses prédécesseurs dirigeaient le goût du public par la fermeté de leurs principes en matière d’art, si bien que ce public devait prendre la peine d’entrer dans l’intention de ces maîtres et de l’adopter, tandis que Rossini le détournait de cette disposition esthétique, en le prenant par son côté faible, celui de la sensualité pure et de la distraction à tout prix, et en lui sacrifiant sa prééminence d’artiste, par l’abandon du droit de fixer lui-même ce qui le devait divertir. Si, jusqu’à Spontini, le compositeur dramatique, dans l’intérêt d’une haute conception d’art, garda en face du public la situation d’un liomme qui adresse des appels et donne le ton, par contre, depuis Rossini et par lui, le public s’est trouvé mis en mesure de proposer et d’imposer ses exigences au sujet de l’œuvre d’art, de telle façon qu’au fond, il ne peut plus maintenant obtenir de l’artiste rien de nouveau, sinon les seules variations du thème que lui-même a réclamé.

Meyerbeer, qui dans sa manière, dérivée de la tendance rossinienne, adoptait a priori pour son code artistique, le goût public préexistant, ne laissa pas de tenter, par égard pour une certaine classe d’intelligences, de laisser à ses procédés quelque semblant de principes et de caractère : outre la tendance rossinienne, il emprunta la sienne à Spontini, les faussant par là et les dénaturant toutes les deux, nécessairement. On ne saurait exprimer quelle aversion Spontini et Rossini aussi éprouvèrent pour cette exploitation et ce mélange de leurs tendances propres ; si celui qui en était l’auteur faisait l’effet d’un cafard au génie sans gêne[1] de Rossini, Spontini voyait en lui l’artiste qui avait vendu les secrets les plus inaliénables de l’art créateur.

Pendant les triomphes de Meyerbeer, souvent notre vue se porta involontairement vers ces maîtres retirés, appartenant à peine encore à la vie réelle, singulièrement isolés, qui, de loin, apercevaient en cette vision de gloire l’homme incompréhensible pour eux. La figure artistique de Spontini enchaînait surtout nos regards : cet homme pouvait se dire avec fierté, mais sans tristesse (car un extrême dégoût du présent l’en gardait), qu’il était le dernier des compositeurs d’opéra qui eussent voué leur effort, avec un austère enthousiasme, avec un noble vouloir, à une idée artistique, et qui eussent tiré origine d’une époque où s’offrait, aux tentatives pour réaliser cette idée, un universel tribut d’estime et de profond respect, auquel s’ajoutaient souvent l’affection et l’appui.

Rossini, avec la vigueur de son exubérante nature, a survécu aux variations étiques de Bellini et de Donizetti sur son propre thème voluptueux, ce plat de résistance pour le goût public dont il avait régalé le monde de l’opéra ; Meyerbeer assiste, ainsi que nous, à ses succès qui embrassent le monde de l’opéra tout entier, et proposent aux réflexions de l’artiste cette énigme à déchiffrer : à quelle catégorie des arts publics appartient, à proprement parler, le genre opéra ?..... Mais Spontini, lui...... il est mort, et avec lui, une grande et noble période artistique, digne d’un profond respect, est tout entière et visiblement descendue au tombeau : elle et lui n’appartiennent plus à la vie, mais uniquement à l’histoire de l’art.....

Inclinons-nous, profondément et respectueusement, devant le cercueil du créateur de

la Vestale, de Fernand Cortez et d’Olympie !
II

Je venais d’apprendre la nouvelle de la mort de Spontini, quand je rédigeai pour un journal de Zurich les considérations précédentes, telles que les avait inspirées la gravité du moment. Plus tard, parmi mes souvenirs sur mon temps de capellmeister à Dresde, j’eus à fixer aussi les détails singuliers du commerce très intime que j’eus avec Spontini en 1844. Je trouvai ces détails si fortement gravés en ma mémoire, que je me crus engagé à en conclure aux qualités spéciales et suggestives de leur physionomie, grâce à laquelle ils valaient donc la peine de n’être pas gardés pour moi tout seul. Quel que soit le sentiment de surprise qui puisse être causé par la communication de tels souvenirs à côté de ces graves considérations préliminaires, je crois pourtant que le lecteur attentif ne découvrira pas là de contradiction, à proprement parler, mais qu’après avoir été jusqu’au bout de ce récit, il en conclura que je n’avais nul besoin, pour juger Spontini à un point de vue sérieux et très élevé, d’y être incité par la nouvelle de sa mort.....

III

Au théâtre royal de Dresde, nous avions décidé de préparer pour l’automne de 1844 une reprise très soignée de la Vestale. Le concours de Mme Schrœder-Devrient nous autorisant à compter sur une exécution à peu de chose près excellente, je suggérai à l’intendant[2], M. de Liittichau, l’idée d’inviter Spontini à conduire en personne son œuvre si justement célèbre ; le maître venait d’essuyer de grandes humiliations à Berlin, il allait s’en éloigner pour toujours : en de telles circonstances, il serait fort à propos de lui témoigner un intérêt aussi démonstratif. La chose se fit ; en ma qualité de chef d’orchestre, je fus spécialement chargé de m’entendre avec le maître à ce sujet. La lettre que je lui adressai, bien que je n’eusse confié à personne le soin de la rédiger en français, lui donna, parut-il, une fort bonne opinion de mon zèle, car dans une épître tout à fait majestueuse, il voulut bien m’exprimer ses désirs particuliers au sujet des préparatifs de la solennité.

En ce qui concernait les chanteurs, du moment qu’il se trouvait parmi eux une Schrœder-Devrient, il se déclarait franchement rassuré ; quant aux chœurs et aux ballets, il présumait qu’on ne négligerait rien pour les équiper d’une façon digne de l’œuvre ; il supposait aussi que l’orchestre le satisferait pleinement ; il ne doutait pas qu’il ne renfermât le nombre voulu d’excellents instruments, le tout garni de douze bonnes contrebasses[3].

Cette phrase me navra, car d’après cette seule proportion, bien établie en chiffres, je me figurai de quelle robuste trempe devaient être les autres prévisions du maître ; je courus donc chez l’intendant, afin de l’aviser que l’affaire entamée ne se terminerait pas si aisément. Mme Schrœder-Devrient eut vent de notre embarras ; connaissant bien Spontini, elle se mit à rire comme un vrai lutin de la naïve imprudence par nous commise, en adressant cette invitation ; mais elle nous proposa, comme expédient sauveur, de nous servir d’une légère indisposition dont elle venait d’être prise, et qui serait le spécieux prétexte d’un retard suffisant.

Spontini, par bonheur, avait positivement insisté pour qu’on pressât vigoureusement la mise à exécution de notre projet ; car il n’avait que peu de temps à nous consacrer, vu qu’on attendait son arrivée à Paris avec la plus vive impatience. Ce fut là le point d’attache dont je dus m’emparer pour ourdir la trame de la ruse innocente, grâce à laquelle je pourrais dissuader le maître d’accepter définitivement l’invitation à lui adressée.

Nous respirâmes enfin, et nous reprîmes les études. Nous étions arrivés sans encombre à la veille de la répétition générale, quand, sur le midi, une voiture s’arrête devant ma porte, et voici, fièrement drapé dans une longue houppelande bleue, le maître ; lui qui d’ordinaire ne marchait jamais qu’avec la solennité d’un grand d’Espagne, il s’avançait avec une allure passionnée : sans que personne le guidât, il va droit à ma chambre, me met sous le nez mes lettres, et me démontre, d’après cette correspondance, qu’il n’a nullement décliné notre invitation, et qu’il n’a fait, en toute sincérité, que se conformer parfaitement à nos désirs.

J’oubliai loul ce qu’on pouvait prévoir d’embarras, et je me livrai à la joie vraiment cordiale de voir de près l’étonnant personnage, d’entendre son œuvre sous sa direction ; sur-le-champ je me proposai de mettre tout en œuvre pour le satisfaire. Je lui déclarai cette intention avec l’accent du zèle le plus sincère : là-dessus, il eut un sourire bienveillant, presque enfantin ; bref, pour dissiper dans son esprit toute arrière-pensée sur ma sincérité, je lui proposai tout simplement de diriger lui-même, sans plus attendre, la répétition fixée au lendemain ; mais alors il se rembrunit tout d’un coup, et parut se dire qu’on allait faire des difficultés à plusieurs de ses exigences ; fort agité, pourtant il ne s’expliquait clairement sur rien, si bien que j’avais grand’peine, par mes questions, à obtenir qu’il me dît par quelles mesures je pourrais le décider à se charger de cette tâche.

Après quelques hésitations il finit pourtant par me demander avec quelle sorte de bâton nous battions la mesure : je lui indiquai approximativement les proportions d’une baguette moyenne en bois ordinaire, qu’on revêtait de papier blanc, et que le garçon d’orchestre[4] ne manquait jamais de nous apporter chaque fois renouvelée.

Il soupira et me demanda si je croyais possible, d’ici au lendemain, de lui faire fabriquer un bâton d’ébène d’une longueur et d’une épaisseur extraordinairement apparentes (avec son bras et le creux de sa main il me décrivait la chose), et portant, adaptées à chaque bout, deux pommes d’ivoire assez grosses. Je promis de pourvoir à ce qu’en tous cas, il eût déjà pour la prochaine répétition un instrument d’aspect tout à fait pareil, mais j’ajoutai que, pour la représentation, il en aurait un autre, fabriqué, selon sa formule, avec les matériaux prescrits.

Il se rassura d’une façon surprenante, se passa la main sur le front, m’autorisa à annoncer qu’il se chargerait de la direction le lendemain, et repartit pour son hôtel, non sans m’avoir encore inculqué ses instructions méticuleuses au sujet du bâton de mesure....

Je ne savais trop si je rêvais ou si j’étais éveillé ; avec l’impétuosité de l’ouragan, je courus répandre l’alarme, mettre les gens au courant de ce qui venait de se passer, et de ce qui nous pendait à l’oreille : nous étions pris.

Mme Schrœder-Devrient s’offrit pour jouer le rôle de bouc émissaire, et j’entrai en une conférence des plus minutieuses avec le menuisier du théâtre, au sujet du bâton de mesure. La chose réussit à merveille : l’appareil avait la longueur et l’épaisseur voulues, sa couleur jouait l’ébène, et deux grosses pommes blanches ornaient ses extrémités.

Il s’agissait maintenant de procéder à la répétition.

À peine au fauteuil, il fut évident que Spontini se sentait gêné ; il voulait avant tout que les hautbois fussent placés derrière lui ; comme ce simple changement dans la disposition de l’orchestre y aurait jeté un grand trouble à ce moment, je lui promis d’arranger la chose après la répétition. Il ne répondit rien et saisit le bâton.

À l’instant même, je compris pourquoi il attachait à sa forme et à ses dimensions une si grande importance : en effet, au lieu de le prendre par l’un des bouts, comme nous autres chefs d’orchestre, il l’empoigna à poing fermé, à peu près par le milieu, et le brandit de telle façon, qu’on vit bien qu’il s’en servait comme d’un bâton de maréchal, non pour battre la mesure, mais pour commander.

Mais voici que bientôt, au cours des premières scènes, une confusion se produisit, d’autant plus malaisée à débrouiller, que l’allemand impropre employé par le maître, en s’adressant à l’orchestre et aux chanteurs, était le plus grand obstacle à l’entente.

Les choses vinrent au point que nous ne mîmes pas longtemps à nous apercevoir de sa préoccupation dominante : nous détourner de l’idée que ce fût là une répétition générale ; car son objectif bien arrêté était de faire recommencer sur nouveaux frais toutes les études de l’opéra.

Grand fut le désappointement de Fischer, mon bon vieux régisseur et chef des chœurs ; il s’était d’abord associé avec beaucoup d’enthousiasme à nos efforts pour amener Spontini à Dresde ; mais quand il reconnut comme inévitable ce dérangement du programme, son dépit finit par se changer ouvertement en fureur : aveuglé par la rage, il s’imaginait, dès que Spontini ouvrait la bouche, que c’était encore pour lui chercher noise, et il ne se gênait pas pour lui répliquer en un allemand des plus grossiers.

Une fois entre autres, à la fin d’un morceau d’ensemble, Spontini me fit signe de m’approcher, et me dit à l’oreille : Mais, savez-vous, vos chœurs ne chantent pas mal. Fischer, qui avait observé la chose d’un œil méfiant, me demanda d’un ton furieux : « Qu’est-ce qu’il lui faut encore, à ce vieux..... ? » J’eus quelque peine à calmer tant soit peu l’enthousiaste si tôt retourné.

Ce qui nous arrêta le plus longtemps, au premier acte, fut le défilé de la marche triomphale ; le maître se répandait surtout en objurgations intarissables au sujet de l’attitude indifférente du peuple pendant la procession des Vestales ; il n’avait positivement pas remarqué que tout le monde s’agenouillait à l’apparition des prétresses, ainsi que l’avait réglé le régisseur ; car tout ce qui n’était pas sous ses yeux même n’existait plus pour lui, affligé qu’il était d’une excessive myopie. Ce qu’il exigeait, c’est que le respect sacré de l’armée romaine se traduisît avec la plus grande énergie, en se prosternant la face contre terre, et surtout, en frappant bruyamment le sol avec les lances, tout cela dun seul coup. Il fallut répéter la chose un nombre incalculable de fois ; mais toujours on entendait le cliquetis de quelques piques retardataires ou trop pressées ; le maître lui-même, à plusieurs reprises, exécuta la manœuvre sur son pupitre, avec le fameux bâton : peine perdue ! le coup manquait toujours de décision et d’énergie. Je me rappelai alors avec quelle précision absolument remarquable, avec quelle effet presque effrayant, des évolutions analogues avaient été exécutées dans Fernand Cortez, ouvrage que j’avais vu représenter autrefois à Berlin, et quelle vive impression elles m’avaient causée ; je compris que la mollesse admise chez nous dans ces sortes de manœuvres demanderait, pour être stimulée, une grande dépense de temps et de peine, avant qu’on arrivât à satisfaire le maître, toujours fort gâté jusqu’alors pour ses exigences à ce sujet.

Après le premier acte, Spontini en personne enjamba la rampe, et se supposant entouré des artistes du théâtre royal de Dresde, il entreprit d’expliquer, par un exposé circonstancié, les motifs qui le forçaient à insister sur un ajournement considérable de la représentation, pour gagner le temps nécessaire aux répétitions les plus diverses, et préparer ainsi une exécution selon ses vues. Mais déjà tout le personnel était en pleine déroute ; chanteurs et régisseur s’étaient éclipsés avec la rapidité de l’ouragan et dispersés dans toutes les directions, pour s’épancher à leur guise sur cette situation calamiteuse : seuls, les machinistes, les lampistes et quelques choristes formaient le demi-cercle autour de Spontini, les yeux braqués sur ce curieux homme, tandis qu’il pérorait avec une chaleur singulière sur les exigences du véritable art dramatique.

Mon attention fut attirée par cette scène déplorable : avec des paroles de déférence et d’amitié, je fis comprendre à Sponlini qu’il s’échauffait inutilement ; je lui donnai l’assurance que tous ses vœux seraient accomplis, et notamment, qu’on manderait M. Édouard Devrient, qui gardait encore en mémoire les moindres détails de la représentation de la Vestale, à Berlin, afin qu’il dressât les choristes et les comparses à donner à leur accueil toute la solennité voulue ; je pus ainsi arracher le maître à la situation ridicule où je l’avais trouvé engagé, à ma grande désolation. Cette promesse l’apaisa, et nous esquissâmes ensemble un plan d’études conforme à son désir.

À la vérité, j’étais le seul qui, malgré tout, ne fit pas grise mine à cette nouvelle tournure des choses ; c’est qu’à travers des manières qui souvent frisaient le burlesque, en dépit d’altérations baroques dont j’arrivais peu à peu à trouver l’explication, je démêlais quelle énergie peu commune mettait Spontini à poursuivre et à maintenir un but de l’art dramatique à peu près oublié de notre époque.

Nous recommençâmes d’abord nos études par une répétition au piano, afin que le maître pût communiquer aux chanteurs ses intentions spéciales. Dans le fond, nous n’apprîmes de lui, à cette occasion, pas grand’chose de nouveau : il s’attacha moins aux observations de détail sur l’interprétation, qu’il ne s’épancha au sujet de la conception générale de l’œuvre. Je remarquais chez lui, à ce propos, une habitude déjà bien enracinée de traiter sans ménagements les chanteurs en renom, tels que l’étaient certes Mme Schrœder-Devrient et Tichatschek. Il interdit à ce dernier d’employer le mot Braut[5], dont Licinius se servait dans le texte allemand pour s’adresser à Julia ; ce mot lui écorchait horriblement les oreilles, il ne comprenait pas qu’on pût mettre en musique un son aussi commun.

Quant à l’artiste, moins bien doué et assez mal dégrossi, (jui chantait le grand-prêtre, le maître lui fit pourtant une leçon circonstanciée sur la façon de comprendre son personnage, dont il devait déduire le caractère de son récitatif dialogué avec l’aruspice ; il lui montra que d’après ce passage, l’ensemble du rôle reposait sur la fourbe sacerdotale et sur les calculs pour tirer parti de la superstition. Le pontife devait donner à comprendre qu’il ne redoutait nullement son adversaire, tout placé que fût celui-ci au pinacle de la puissance militaire de Rome ; qu’il se tenait prêt aux pires événements ; qu’à l’aide des appareils à sa disposition, il pouvait, dès que les choses ne prendraient pas une autre tournure, produire à son gré le miracle qui devait rallumer le feu sacré de Vesta, sauvegardant ainsi l’influence sacerdotale, même au cas où Julia échapperait à l’immolation.

À l’occasion d’un entretien sur l’orchestre, je priai Spontini de m’expliquer pourquoi, lui qui avait employé si vigoureusement les trombones au cours de sa partition, il leur avait fait justement garder le silence pendant la superbe marche triomphale du premier acte : Est-ce que je n’y ai pas de trombones ? Me répondit-il fort étonné.

Pour toute réponse, je lui montrai la partition gravée. Aussitôt il me pria d’ajouter des parties de trombones à cette marche, de façon à ce qu’on pût déjà les exécuter à la prochaine répétition, autant que possible. Il ajouta : « J’ai entendu dans votre Rienzi un instrument que vous appelez basse-tuba ; je ne veux pas bannir cet instrument de l’orchestre : faites m’en une partie pour la Vestale. »

Je me fis un plaisir de satisfaire au vœu du maître avec discrétion et mesure. Aussi quand à la répétition il entendit pour la première fois l’effet des instruments ajoutés, me lança-t-il un regard de reconnaissance vraiment affectueux. L’impression qu’il garda de ce facile enrichissement de sa partition fut si persistante qu’il m’écrivit plus tard de Paris une lettre pour me prier de lui expédier une partitionnette de ce supplément instrumental de mon cru ; dans l’expression de son désir, sa fierté ne lui permit pas de convenir qu’il demandait une chose dont je fusse l’auteur, mais il rédigea ainsi sa prière : « Envoyez-moi une partition des trombones pour la marche triomphale et de la basse-tuba, telle qu’elle a été exécutée sous ma direction à dresde. »

Je donnai au maître de nouvelles preuves de mon dévouement personnel, par le zèle que je déployai à modifier complètement, selon ses vues, la disposition de la troupe instrumentale. Ces vues se rapportaient moins à un système qu’à de vieilles habitudes ; aussi l’importance qu’il y avait à ne pas apporter à ses manies le moindre changement m’apparut-elle claire comme le jour, quand le maître voulut bien m’expliquer sa méthode pour conduire l’orchestre.

« Je dirige, me dit-il en propres termes, simplement du coup d’œil : œil gauche, premiers violons ; œil droit, seconds violons. Or, pour agir avec le regard, il faut laisser de côté les lunettes, même en cas de myopie : et c’est là ce qu’ignorent tant de méchants batteurs de mesure, Pour moi, m’avoua-t-il en confidence, je ne vois pas plus loin que le bout de mon nez, et pourtant, sur un coup d’œil de moi, tout s’accomplit à mon gré. »

Certes, dans sa façon de grouper l’orchestre, il y avait plus d’un détail illogique, et qui tenait uniquement au hasard de ses manies : telle était, tout au moins, son habitude de faire placer les hautboïstes immédiatement derrière lui, habitude qui lui venait d’un orchestre de Paris où la nécessité de s’y prendre ainsi s’était présentée dans quelque circonstance particulière : ces deux instrumentistes se voyaient donc obligés de tourner l’orifice de leur instrument en sens inverse du public, et l’un d’eux, le chef de pupitre, fut tellement outré de cette exigence, que je ne parvins à l’apaiser qu’en tournant l’affaire au plaisant.

Mais, à part ces légères erreurs, la pratique suivie par Spontini dans la disposition de l’orchestre n’en reposait pas moins sur un principe fort juste, qui, par malheur, est absolument méconnu, aujourd’hui encore, par la plupart des orchestres allemands : d’après ce principe, la masse des cordes se répartit uniformément dans l’orchestre tout entier ; les cuivres et la percussion, qui, par la concentration sur un même point, prédominent et écrasent le reste de l’orchestre, sont divisés et distribués sur les deux flancs ; la masse des autres instruments à vent, dont le timbre plus doux s’associe mieux à celui des cordes, s’étend dans leur voisinage, à une distance convenable, et sert de trait d’union entre elles.

Contrairement à ce système, il se trouve que même aujourd’hui, dans les orchestres les plus nombreux et les plus renommés, la division de la masse instrumentale en deux groupes, cordes et vents, est encore en vigueur : une telle pratique dénote une véritable grossièreté de goût, une véritable indifférence à la beauté d’une sonorité orchestrale intimement fondue, parfaitement homogène.

Pour ma part, je fus bien aise d’une occasion qui me permettait de faire passer une aussi heureuse innovation au théâtre de Dresde ; car, grâce à l’initiative prise par Spontini, il n’y avait plus de difficulté à obtenir du roi un ordre qui maintint la disposition nouvelle. Il ne restait plus qu’à attendre le départ du maître pour redresser quelques erreurs accidentelles, pour modifier certaines bizarreries de détail dans son groupement, et parvenir ainsi, désormais, à une disposition de l’orchestre tout à fait satisfaisante et efficace.

Malgré toutes les singularités qui marquèrent la direction de Spontini pendant les répétitions, cet homme extraordinaire n’en fascina pas moins musiciens et chanteurs, au point qu’ils se surveillèrent dans leur interprétation avec un soin inaccoutumé. Un des faits les plus frappants de sa direction fut l’énergie avec laquelle il insista pour qu’on fit ressortir les accents rythmiques, et souvent pour qu’on les exagérât ; dans ce but, il avait pris l’habitude, à l’orchestre de Berlin, de désigner la note à accentuer par le mot diese (celle-ci), dont je ne saisis pas tout d’abord le sens ; ce procédé fit surtout la joie de Tischatschek, nature de chanteur positivement éprise du rythme ; lui aussi, en effet, avait l’habitude, aux entrées importantes du chœur, d’enflammer ainsi le zèle des choristes pour la précision toute spéciale de l’attaque, affirmant qu’il suffisait de donner au temps fort un relief convenable, pour que le reste marchât tout seul.

Il se répandait donc peu à peu, dans l’ensemble du personnel, un esprit de sympathie et de condescendance aux désirs de Spontini ; seuls, les altos lui en voulurent longtemps (l’une peur bleue qu’il leur lit. Au finale du deuxième acte, il arriva que l’exécution du dessin de leur partie, qui accompagne de son frémissement doux la lugubre cantilène de Julia, ne répondit pas à l’intention du maitre : aussi, s’étant soudain tourné de leur côté, leur cria-t-il d’une voix caverneuse, sépulcrale : « Les altos sont-ils morts !..... »[6]. À cette apostrophe, les deux blêmes vieillards, hypocondriaques incurables, qui, à mon grand déplaisir, s’étaient obstinés jusqu’alors à se cramponner ferme au premier pupitre, bien qu’ils eussent l’expectative de leur retraite, levèrent des yeux hagards vers Spontini, avec le véritable effroi de gens qui viennent d’entendre une menace..... J’eus toutes les peines du monde à les rappeler progressivement à la vie : je tâchai de leur expliquer ce que voulait Spontini, en m’abstenant toutefois d’expressions méludiainatiques et d’images à effet.

Pendant que ceci se passait à l’orchestre M. Édouard Devrient s’occupait de la scène ; il réussit en peu de temps à rétablir la discipline et à obtenir des effets d’ensemble incisifs ; lui aussi sut nous tirer d’affaire en satisfaisant aux exigences de Spontini, qui nous avait tous mis en grand embarras.

Conformément à la version abrégée partout adoptée en Allemagne, nous avions résolu de terminer l’opéra par le duo passionné que chantent Licinius et Julia après la délivrance, et qu’accompagne le chœur. Mais le maître insista pour qu’on fit suivre ce duo de la conclusion originelle, avee ballet et chœur d’allégresse, selon la vieille tradition de l’Opéra séria français. Il lui répugnait tout à fait de voir son étincelante partition s’éteindre misérablement sur un champ de supplice. Il voulait à toute force un changement de décor, un nouveau tableau représentant, au sein de la plus vive lumière, le bosquet de roses de Vénus ; là, parmi les danses joyeuses et les chants d’allégresse, le couple, libre d’épreuves serait conduit à l’autel nuptial par un gracieux cortège de prêtres et de prétresses de Vénus, parés de roses.

Ainsi fut-il fait : la chose, malheureusement, fut loin d’aider au succès que tous nous souhaitions si vivement.

La représentation marcha avec une grande précision, et fut animée d’un beau zèle ; mais, quant à la façon dont le rôle principal était tenu, un inconvénient sauta aux yeux de tous, que nul d’entre nous n’avait remarqué auparavant. Évidemment notre grande Schrœder-Devrient n’était plus d’âge à représenter Julia ; elle avait pris, dans tout son air, je ne sais quoi de matronal, qui s’accordait peu avec la qualification du livret : la plus jeune des vestales. Cette discordance éclatait surtout au voisinage d’une Grande Vestale comme celle de l’interprétation de Dresde. Ce rôle était tenu par ma nièce, Johanna Wagner, alors âgée de dix-sept ans : le jeune éclat de sa beauté virginale était si extraordinaire, que nul artifice ne pouvait parvenir à le dissimuler ; de plus, le charme irrésistible de sa voix, ses heureuses dispositions pour la forte diction dramatique, faisaient naître chez tous les assistants le désir involontaire de lui voir échanger son rôle avec celui de la grande tragédienne.

Ce rapprochement défavorable ne pouvait échapper au coup d’oeil perçant de Mme Devrient ; elle parut se croire obligée, en conséquence, à se maintenir victorieusement dans sa position difficile, en faisant un suprême appel à toutes les ressources de son talent. Ce sentiment la poussa, en maint endroit, à quelque exagération, et l’entraîna même, dans un passage important, à une faute vraiment choquante.

Après le grand trio du troisième acte, Julia, aussitôt que son amant a trouvé le salut dans la fuite, revient, épuisée, mourante, au bord de la scène, et de son âme oppressée s’échappe ce cri : « Il est sauvé !… » Mme Schrœder se laissa entraîner à parler ces mots, au lieu de les chanter.

Plus d’une fois déjà, dans Fidelio, elle avait éprouvé quels puissants transports elle excitait dans le public par l’effet d’un mot décisif, proféré, dans l’excès de la passion, sur un ton qui le rapprochait du pur accent parlé : à ce passage « Un pas de plus, tu es mort », elle parlait le mot mort bien plus qu’elle ne le chantait.

Cet effet surprenant, je l’avais éprouvé pour ma part ; il tenait au prodigieux effroi dont j’étais saisi, en me sentant précipité brusquement, comme par un coup de hache, du haut de la sphère idéale où la musique élève les situations même les plus horribles, sur le sol nu de la plus épouvantable réalité ! On avait là comme une révélation directe des limites extrêmes du sublime : en me rappelant cette impression, je ne peux la mieux faire comprendre qu’en la comparant à l’éclair illuminant soudain deux mondes absolument distincts au point même où ils se touchent et pourtant se séparent tout à fait, et cela de telle sorte, qu’en ce court instant même, on croie vraiment embrassser l’un ef l’autre d’un seul coup d’œil.

Mais quelle extrême difficulté pour saisir cet instant rapide ! Quel danger de jouer avec cet élément, ce redoutable élément, et de chercher à l’approprier à un but personnel ! J’en fis bien l’expérience dans la circonstance en question, car la tentative de la grande artiste avorta complètement. En entendant cette exclamation péniblement poussée d’une voix sourde et rauque, j’éprouvai avec tout le public l’impression de recevoir une douche d’eau froide, si bien que tous nous ne vîmes là rien autre chose qu’un effet théâtral manqué !

Faut-il penser que l’attente du public avait été trop vivement surexcitée, sans parler de l’obligation de payer double pour jouir du eurieux spectacle de Spontini conduisant l’orchestre ? Faut-il croire que le style général de l’œuvre, avec son sujet antique francisé, causa l’impression involontaire d’une chose quelque peu démodée, en dépit des splendeurs et des beautés de la musique ? Ou bien faut-il se dire enfin que le dénouement languissant, à peu près de même que les effets dramatiques de Mme Devrient, ne porta malheureusement pas ?..... Quoi qu’il en soit, les sentiments du public ne purent atteindre au véritable enthousiasme ; les applaudissements assez tièdes par lesquels se termina la soirée parurent un simple témoignage de respect rendu à la réputation universellement consacrée du maître ; aussi ne pus-je me défendre d’un sentiment pénible quand je le vis s’avancer sur la scène, chamarré de toutes ses décorations, et répondre par ses salutations reconnaissantes au rappel d’assez courte haleine que lui adressa le public après la chute du rideau.

Personne, moins que Spontini, ne se fit illusion sur cet accueil assez peu engageant. Il résolut de tenter une meilleure chance ; dans ce but, il ne chercha pas d’autre moyen que celui qu’il avait l’habitude d’employer à Berlin, pour obtenir une salle comble et un public chaud. L’expérience lui ayant appris que, le dimanche, la salle était toujours comble et le public chaud, il s’arrangeait pour que ses opéras fussent représentés le dimanche. Il nous offrit donc de diriger une autre fois sa Vestale, le dimanche suivant. Ce jour étant encore assez éloigné, cette prolongation de séjour renouvela pour nous le plaisir particulier de jouir plus longtemps de l’intéressante société de Spontini. J’ai fidèlement gardé la mémoire des longues heures passées dans l’entretien du maître, tantôt chez Mme Devrient, tantôt chez moi, et j’en détache volontiers quelques souvenirs.

Je me rappelle surtout un dîner chez Mme Devrient : Spontini y vint avec sa femme, une sœur d’Érard, le célèbre facteur de pianos ; nous y eûmes une conversation fort longue et fort animée.

Généralement il ne prenait part à un entretien qu’en y prêtant une attention calme et digne, de l’air d’un homme qui attend qu’on s’informe de son avis. Quand il voulait bien prendre la parole, il s’exprimait d’un ton pompeux, en phrases tranchantes et catégoriques, avec des inflexions sentencieuses, qui excluaient, comme un manquement grave, toute idée de contradiction. Mais après le dîner, quand nous nous rapprochâmes, il s’abandonna et s’échauffa davantage. J’ai déjà dit qu’il me montrait tout l’attachement compatible avec sa nature : il me déclara donc sans détour qu’il avait de l’amitié pour moi, et qu’il entendait me le prouver en me mettant en garde contre l’idée funeste de poursuivre ma carrière de compositeur dramatique. Il pensait bien, ajoutait-il, qu’il ne me convaincrait pas sans peine de la valeur d’un tel service d’ami ; mais il regardait comme un devoir si indispensable de prendre ainsi soin de mon bonheur, qu’il ne regretterait pas, pour y réussir, de rester six mois à Dresde ; par la même occasion, on pourrait monter sous sa direction ses autres opéras, notamment Agnès de Hohenstaufen.

Pour me faire mieux sentir le danger qu’il y avait à se hasarder, après Spontini, dans la carrière dramatique, il débuta par un singulier éloge à mon adresse ; voici ses paroles : « Quand j’ai entendu votre Rienzi, j’ai dit : c’est un homme de génie, mais déjà il a plus fait qu’il ne peut faire. » Et pour m’expliquer ce paradoxe, il remonta ainsi en arrière : « Après Gluck, c’est moi qui ai fait la grande révolution avec la Vestale ; j’ai introduit le « Vorhalt de la sexte »[7] dans l’harmonie et la grosse caisse dans l’orchestre : avec Cortez j’ai fait un pas plus avant ; puis j’ai fait trois pas avec Olympie ; Nurmahal, Alcidor et tout ce que j’ai fait dans les premiers temps de Berlin, je vous les livre, c’étaient des œuvres occasionnelles ; mais, depuis, j’ai fait cent pas en avant avec Agnès de Hohenstaufen, où j’ai imaginé un emploi de l’orchestre remplaçant parfaitement l’orgue. »

Il ajoutait que, depuis cette époque, il s’était occupé d’un nouveau sujet, les Athéniennes ; que le prince-héritier, actuellement roi de Prusse, l’avait même vivement pressé d’achever cette œuvre..... et le voici tirant de son portefeuille, comme preuve à l’appui, quelques lettres de ce monarque, pour nous les faire lire. Dès que nous nous fûmes consciencieusement acquittés de cette tâche, il poursuivit, déclarant qu’en dépit de cette flatteuse insistance, il avait définitivement renoncé à traiter ce sujet en musique, bien qu’il le trouvât d’ailleurs excellent, par la raison qu’il était persuadé de ne pouvoir surpasser son Agnès de Hohenstaufen, et réussir à inventer du nouveau. Il conclut ainsi : « Or, comment voulez-vous que quiconque puisse inventer quelque chose de nouveau, moi, Spontini, déclarant ne pouvoir en aucune façon surpasser mes œuvres précédentes ; d’autre part étant avisé que depuis la Vestale il n’a point été écrit une note qui ne fût volée de mes partitions. »

Pour nous prouver que cette accusation de plagiat n’était pas simplement une phrase en l’air, mais qu’elle reposait sur des faits scientifiquement constatés, il invoquait le témoignage de sa femme. Elle avait eu sous les yeux, ainsi que lui, une volumineuse dissertation écrite sur ce sujet par un des plus illustres membres de l’Académie française ; dans ce mémoire qui, pour des motifs particuliers, n’avait pas été livré à la publicité, il était prouvé fort clairement, et par raison démonstrative, que, sans la prolongation de la sixte, inventée par Spontini et mise en œuvre dans la Vestale, la mélodie moderne tout entière n’existerait pas, et que toutes les formules mélodiques employées depuis étaient tout uniment empruntées à ses compositions.

Je n’en revenais pas ; j’eus pourtant l’espoir de ramener l’inflexible maître à des appréciations moins sévères, du moins en ce qui concernait les progrès qu’il lui était réservé à lui-même de réaliser. Admettant avec lui que les choses étaient réellement ainsi que l’avait démontré l’académicien, je me risquai à lui demander s’il ne se sentirait pas stimulé à trouver de nouvelles formes musicales, au cas où on lui présenterait un poème d’une tendance poétique qu’il n’aurait pas encore abordée.

Il eut un sourire de pitié et me fit observer que ma question même contenait une erreur : où donc trouver cet élément nouveau ? « Dans la Vestale, dit-il, j’ai composé un sujet romain, dans Fernand Cortez un sujet espagnol-mexicain, dans Olympie un sujet grec-macédonien, enfin dans Agnès de Hohenstaufen un sujet allemand : tout le reste ne vaut rien. » Bien entendu, en lui parlant d’une pièce à tendances nouvelles, il espérait bien que je n’avais pas en tête le genre soi-disant romantique, à la Freischütz : de pareils enfantillages étaient indignes d’occuper un homme sérieux ; l’art, en effet, est chose sérieuse, et tout ce qui est sérieux, c’est lui qui l’avait épuisé. De quel pays, en somme, sortirait le compositeur capable de le surpasser ? Pas de risque que ce phénix vînt de chez les Italiens (qu’il traitait tout simplement de cochons), de chez les Français qui se bornaient à imiter les Italiens, ou de chez les Allemands, qui ne pouvaient s’arracher à leurs rêveries puériles, et dont les bonnes dispositions, si jamais ils en avaient eues, étaient désormais complètement gâtées par l’influence des Juifs. « Oh ! croyez moi, il y avait de l’espoir pour l’Allemagne lorsque j’étais empereur de la musique à Berlin ; mais depuis que le roi de Prusse a livré sa musique au désordre occasionné par les deux juifs errants qu’il a attirés, tout espoir est perdu. »

À ce moment de l’entretien, notre aimable hôtesse crut s’apercevoir qu’il serait à propos de faire quelque peu diversion à la grande surexcitation du maître. Le théâtre était à deux pas de sa maison ; comme on donnait justement Antigone ce soir-là, elle engagea Spontini à s’y laisser conduire par un ami présent parmi les invités, l’assurant que l’arrangement de la scène, excellemment disposée à la manière antique, d’après les plans de Semper[8], l’intéresserait beaucoup. Il refusa d’abord, prétendit qu’il connaissait cela depuis son Olympie, et dans de bien meilleures conditions. On parvint néanmoins à le décider ; mais son absence ne fut pas longue : il revint avec un dédaigneux sourire, et déclara qu’il en avait vu et entendu plus qu’il ne fallait pour être confirmé dans son sentiment.

L’ami qui l’accompagnait nous raconta plus tard qu’à peine entre avec Spontini dans la tribune presque entièrement vide de l’amphithéâtre, le maître, dès le début du chœur à Bacchus, s’était tourné vers lui : « C’est de la Berliner Sing-Académie, allons-nous-en. » Et ce disant, il entr’ouvrit la porte : un rayon de lumière tomba sur une ombre qu’ils n’avaient pas remarquée auparavant, et qui se cachait, solitaire, derrière une colonne ; notre ami avait reconnu Mendelssohn, et en avait conclu qu’il avait parfaitement entendu le propos de Spontini.

Les jours suivants, nous démêlâmes clairement, à travers les propos exaltés du maître, l’idée arrêtée de se faire inviter par nous à prolonger son séjour à Dresde pour monter la série de ses opéras. Mais déjà Mme Schrœder-Devrient, croyant bien faire, songeait, dans l’intérêt même de Spontini, à empêcher une deuxième représentation de la Vestale, au moins tant qu’il serait là ; elle voulait ainsi éviter au compositeur une cruelle déconvenue pour les espérances qu’il entretenait avec passion. Elle prétexta encore une indisposition, et je fus chargé par l’administration du théâtre d’avertir le maître qu’un ajournement indéfini de la reprise était à prévoir. Cette mission m’était si pénible, que je fus heureux de m’y associer Rœckel, notre directeur de la musique. Rœckel, lui aussi, avait gagné les bonnes grâces de Spontini, et il parlait le français bien plus facilement que moi.

Ce fut avec une réelle anxiété que nous entrâmes chez le maître ; nous nous attendions à un mauvais accueil. Aussi quel ne fut pas notre étonnement, en voyant le maître, prévenu déjà fort à propos par un billet de Mme Devrient, venir à nous d’un air souriant. Il nous apprit qu’il était obligé de partir le plus tôt possible pour Paris, d’où il comptait se rendre immédiatement à Rome, appelé par le Saint-Père, qui venait de lui conférer le titre de Comte de San Andrea. En même temps il nous montra un second document, par lequel le roi de Danemark venait de lui donner des lettres de noblesse. En réalité il s’agissait du brevet de chevalier dans l’ordre de l’Éléphant, brevet qui confère en en effet la dignité nobiliaire ; mais ce n’était pas de la décoration, chose de peu de prix à ses yeux, que faisait mention Spontini ; ce qu’il citait avec fierté, c’était ce titre aristocratique. L’orgueilleux contentement qu’il en éprouvait éclatait par les transports d’une joie enfantine. Du cercle étroit des travaux de la Vestale à Dresde, il avait été transporté, comme par l’effet d’un charme libérateur, dans une sphère de gloire, du haut de laquelle il contemplait ce monde et ses misères d’opéra avec un sentiment de béatitude angélique. Rœckel et moi, comme bien on pense, nous bénîmes du fond du cœur le Saint-Père et le roi de Danemark. Nous fîmes nos adieux non sans émotion, à ce drôle d’homme, et pour mettre le comble à son bonheur, je lui donnai la promesse de méditer tout à loisir ses bienveillants conseils au sujet de la carrière de compositeur dramatique.

Je ne devais plus le revoir. Plus tard, Berlioz me fit part de la mort du maître, qu’il avait assisté fidèlement dans son agonie ; il m’apprit qu’aux approches de sa fin, Spontini s’était regimbé de toutes ses forces contre cette extrémité, et qu’il s’était écrié à maintes reprises : « Je ne veux pas mourir, je ne veux pas mourir ! » En guise de consolation, Berlioz lui dit : « Comment pouvez-vous penser mourir, vous, mon maître, qui êtes immortel ! » « Ne faites pas d’esprit ! » lui répliqua le vieillard en colère.

La nouvelle de cette mort me parvint à Zurich : elle m’émut profondément, en dépit des singuliers souvenirs de Dresde. J’écrivis dans la Gazette fédérale un article où j’exposais en termes concis ma manière de voir sur Spontini ; je m’attachai à faire ressortir à son sujet ce point particulier : Spontini, bien différent en cela de Meyerbeer, qui fait actuellement la loi dans le monde musical, et de Rossini, dont la vieillesse se prolonge encore aujourd’hui, s’est distingué par une foi sincère en son art et en son propre génie. Que cette foi, ainsi que j’en dus faire l’épreuve presque désolante, eût dégénéré en une superstition fantastique, ce fut là ce que je n’eus pas le courage d’ajouter.

Je ne me souviens pas d’avoir trouvé, dans mes dispositions d’alors à Dresde, l’occasion de réfléchir plus à fond sur les impressions extrêmement singulières que je reçus de ma curieuse rencontre avec Spontini, et d’avoir eu quelque peine à les faire accorder avec la haute estime que j’éprouvais pour ce grand maître, et qui, somme toute, n’avait pu que s’accroître. Évidemment je n’avais eu sous les yeux que sa charge ; avec l’âge, et par une prodigieuse exagération de la conscience qu’il avait de sa valeur, les traits de son caractère d’homme fait avaient été poussés jusqu’à la caricature. Je ne fus pas moins frappé de l’influence exercée sur Spontini par l’absolue décadence de la musique dramatique, pendant la période qui le vit vieillir à Berlin, dans une situation équivoque et stérile. Le fait de mettre sa principale gloire dans des détails secondaires prouvait seulement que son jugement était retombé en enfance ; mais cela ne pouvait rabaisser à mes yeux la valeur exceptionnelle de ses œuvres, quelle que fût l’opinion excessive qu’il en eût. J’irai plus loin : si son orgueil s’était enflé de façon si démesurée, n’était-ce pas par la comparaison de son propre mérite avec celui des musiciens célèbres qui maintenant le supplantaient ; cette comparaison, je la faisais de mon côté, et elle ne contribuait pas peu à justifier le vieux maître à mes yeux. En voyant le peu de cas qu’il faisait de ces princes du monde musical, je sentais qu’au plus profond de mon cœur j’étais bien plus d’accord avec lui que je n’eusse alors osé l’avouer. Il en résulte ce fait étrange, que cette visite à Dresde, toute déparée qu’elle fut par les traits d’un ridicule presque unique, me remplit le cœur d’une sympathie profonde, mêlée d’une sorte de terreur, pour cet homme dont je n’ai jamais retrouvé le pareil.



  1. Dans le texte, génial ungenirien.
  2. Ce titre correspond à celui de directeur chez nous ; il s’explique par le genre de dépendance où se trouve le titulaire vis-à-vis du souverain. — Il a été déjà question de M. de Lüttichau dans le Compte rendu sur le retour à Dresde des cendres de Weber.
  3. En français dans le texte, ainsi que les nombreuses phrases soulignées dans la suite du récit.
  4. Capelldiener.
  5. Fiancée.
  6. Ist der Tod in den Bratschen !... Littéralement : La Mort est-elle parmi les altos !
  7. Prolongation de la sixte.
  8. L’architecte Semper, né à Dresde, prit part avec Wagner à l’insurrection de 1848 et fut exilé avec lui ; il est l’auteur des plans du théâtre de Bayreuth.