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Sur l’étendue des pouvoirs de l’Assemblée nationale

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SUR L’ÉTENDUE
DES POUVOIRS
DE L’ASSEMBLÉE
NATIONALE


Par M. DE CONDORCET.


À PARIS.

1790

SUR L’ÉTENDUE DES POUVOIRS DE L’ASSEMBLÉE NATIONALE.


Qu’est-ce que l’Assemblée nationale ? C’est une assemblée élue par le peuple pour le rétablir dans ses droits naturels[1].

Elle a donc reçu de lui le pouvoir de faire tout ce qui étoit nécessaire pour établir une constitution égale et libre, pour détruire tout ce qui, dans les loix subsistantes, étoit incompatible avec une telle constitution ; tout ce qui, dans les institutions anciennes, portoit atteinte aux droits naturels des hommes.

Mais on ne peut abroger des loix, on ne peut détruire des institutions, sans être obligé ou de les remplacer, ou de pourvoir du moins aux suites de cette destruction. Si on ne reconstruit pas un édifice inutile, du

moins il faut en déblayer les décombres et applanir le terrein.

On ne peut établir une constitution libre, sans raccorder avec elle toutes les parties, du systême social. Si on change le moteur d’une machine, il faut en examiner toutes les pieces, il faut les mettre toutes en état d’obéir, sans se briser, à l’action de ce nouveau moteur.

Il est impossible de déterminer à quelles classes de loix l’exercice d’un tel pouvoir doit s’arrêter, et par conséquent de lui opposer d’autres bornes que le droit naturel des individus ; et comme il faut que dans l’ordre social tout pouvoir ait des limites déterminées, c’est une déclaration des droits des hommes, reconnue par le peuple, qui est ici cette limite. Ainsi, du moment où l’assemblée nationale a elle-même proclamé cette déclaration, où cette déclaration a été consacrée par l’acclamation universelle du peuple, l’assemblée a pu légitimement exercer toute la plénitude de son pouvoir.

On ne peut espérer, dans une révolution générale, qu’un plan complet de constitution puisse être présenté dans son ensemble ; car il faudroit que le systême des loix établies pût s’adapter à celui de la nouvelle constitution. Il faut au moins préparer l’exécution de ce plan ; il faut que, pendant qu’il se forme, il existe déjà un pouvoir législatif indépendant ; il faut donc que ce pouvoir soit réuni à celui dont la constitution doit être l’ouvrage.

Pour que le pouvoir constituant pût ne pas se confondre avec le pouvoir législatif, il seroit nécessaire que la volonté nationale les eût séparés, en ne conférant au premier que la puissance de régler la constitution, la forme, l’action des divers pouvoirs ; ou bien il faudroit qu’une premiere constitution libre eût réglé d’avance la forme et le pouvoir de l’assemblée chargée de la réformer elle-même.

Les premieres conventions américaines sont dans le premier cas : celles qui les ont suivies sont dans le second.

Dans une constitution libre, le pouvoir exécutif est indépendant du pouvoir législatif, dans ce sens qu’il est obligé d’exécuter les loix, non en vertu de la volonté du pouvoir législatif, mais en vertu d’une loi antérieure, de laquelle tous deux ont également reçu leur autorité et leurs fonctions, qui a fixé leurs droits et leurs devoirs respectifs.

Un pouvoir constituant établi en vertu d’une loi antérieure peut changer la forme du pouvoir exécutif attaché aux législatures ; mais si cette même loi a réglé le pouvoir qui doit être chargé d’exécuter ses loix constitutionnelles, ce dernier pouvoir doit ne dépendre que de la puissance qui la créé.

Par exemple, si l’assemblée nationale actuelle, en déterminant qu’une convention nationale, convoquée dans tels temps ou dans telle circonstance, doit décréter une constitution nouvelle, régloit la forme et les fonctions du pouvoir chargé d’exécuter cette constitution, un tel pouvoir exécutif ne seroit assujetti à la convention nationale qu’en vertu des loix imposées par l’assemblée actuelle.

Mais un premier pouvoir constituant chargé par le peuple d’établir une constitution, est le principe unique de tous les autres pouvoirs ; il ne peut en exister aucun que parce qu’il a voulu ou le conserver ou le créer.

Il a le droit d’établir tous ceux qui sont nécessaires à l’accomplissement du devoir qui lui est imposé ; et par conséquent le pouvoir qui exécute ses décrets doit être dans sa dépendance.

Par la même raison qu’il est impossible de séparer, dans une telle circonstance, le pouvoir constituant de celui de faire les loix auxquelles il s’assujettit lui-même, il est également impossible de séparer le pouvoir qui exécute la constitution de celui qui exécute les loix :

Ce dernier pouvoir, n’existant que par la constitution même, ne peut avoir toute son activité tant qu’elle n’est pas entierement établie.

Il doit donc rester tout entier dans la dépendance du premier pouvoir constituant jusqu’au moment où la constitution est complette. La délégation que ce pouvoir constituant a pu faire du pouvoir exécutif ne peut lier que les législatures qui doivent exister après lui, que le pouvoir constituant qui doit par la suite reformer son ouvrage, et pour lequel il peut ou créer un pouvoir exécutif particulier, ou régler le mode d’agir, et les devoirs du pouvoir exécutif ordinaire.

Ainsi tombent toutes ces accusations d’usurper les droits du pouvoir exécutif, comme si un pouvoir délégué pouvoit avoir des droits contre un premier pouvoir constituant dans une constitution non encore terminée.

Ainsi tombent ces odieuses comparaisons entre l’assemblée nationale et le long parlement d’Angleterre, comme s’il pouvoit y avoir quelque rapport entre la lutte de deux pouvoirs qui partageoient la nation, et l’action d’un pouvoir unique dont il est reconnu que tous les autres doivent émaner ; comme s’il y avoit la moindre ressemblance entre les principes fanatiques de l’hypocrite Cromwel parlant au nom de Dieu à des enthousiastes, et les principes de droit naturel proclamés par l’assemblée nationale au nom de la raison et de l’intéret commun. Si on considere ces maximes générales relativement à un état où l’on reconnoît un chef héréditaire et non responsable du pouvoir exécutif, on voit qu’elles s’appliquent aisément aux agens nécessaires et responsables de ce même pouvoir. Ainsi, la constitution doit les rendre dépendans de la loi, et non de la volonté du pouvoir législatif ; mais tant que cette constitution se fait encore, ils doivent être sous la dépendance immédiate du pouvoir constituant, c’est-à-dire choisis par lui, et révocables. par sa volonté.

Comment, en effet, une constitution nouvelle pourroit-elle être établie par les interpretes de la volonté nationale, si ceux qui doivent exécuter cette volonté en sont indépendans ? Comment peut-il exister un droit d’agir isolé, même dans son principe, du droit de vouloir ? Sous une constitution libre, le pouvoir de faire les loix et celui de les exécuter obéissent à une volonté commune, à celle qui a formé la constitution. Sous une constitution qui se forme, c’est donc à la même volonté, à celle du pouvoir constituant que le pouvoir exécutif doit encore obéir.

Objectera-t-on la difficulté d’obtenir de bons choix par le vœu d’une assemblée nombreuse ? Du moins est-il facile d’avoir un mode d’élection qui fixe les choix sur des hommes pénétrés des opinions dominantes dans l’assemblée qui forme le corps constituant ; du moins est-on sûr de diriger ce choix sur des hommes appellés par le suffrage du parti attaché à ces opinions. On aura donc des agens intéressés au succès de la constitution qu’ils sont chargés d’établir, et cette unité de vues, entre ceux qui veulent et ceux qui agissent, n’est-elle pas la condition la plus nécessaire, n’est-elle pas l’unique moyen d’établir la confiance, d’ôter tout espoir de résister avec avantage ?

Ces portions de pouvoir exécutif, confiées pour le temps ou la constitution s’acheve, ne peuvent promettre d’autre récompense que la gloire.

L’assemblée nationale deviendroit libre dans son choix ; elle pourroit, sans s’écarter de ces principes, choisir parmi ses membres puisqu’ils ne tiendroient alors leurs fonctions que d’elle-même ; et ce patriotisme de théâtre, qui sacrifie les intérets du peuple aux applaudissemens de la multitude, n’auroit plus de prétexte pour soutenir un décret qui a porté un engourdissement si funeste dans toutes les parties de l’administration publique.

Si les suffrages de l’assemblée se réunissoient sur d’autres citoyens, ils seroient présentés à la nation honorés de la confiance de ses représentans, gage presqu’assuré de celle du peuple.

La destitution doit être également confiée à l’assemblée ; mais on peut l’assujettir à des formes telles qu’elle ait toujours lieu lorsqu’elle sera le vœu réfléchi de la pluralité, et qu’elle ne puisse être déterminée par une impulsion momentanée.

Cette mesure est la seule qui aujourd’hui puisse rendre au pouvoir exécutif l’exercice actif et libre de ses fonctions. Des ministres, choisis par le chef suprême de ce pouvoir, seront toujours exposés au reproche de vouloir augmenter sa puissance aux dépens de la liberté. S’ils n’agissent point, on accusera leur inaction ; s’ils agissent, on rendra leur activité suspecte. C’est à l’assemblée nationale que la confiance du peuple a voué une soumission entiere : faites donc en sorte que le peuple voie, dans ceux qui administrent, les organes de la volonté de ses représentans. On dira toujours que le ministre d’un roi l’a trompé, qu’il abuse de sa confiance, qu’il substitue sa volonté personnelle à celle du prince. Mais on ne le dira point des ministres d’une assemblée ; et ces discours, sans effet dans la marche réguliere d’une constitution formée, suffisent pour répandre l’inquiétude et les allarmes, lorsqu’il faut établir la constitution, lorsqu’il faut sans cesse porter par-tout une main réformatrice.

Dira-t-on qu’on écoutera le vœu présumé de l’assemblée nationale ? Mais pourquoi substituer ce vœu à une véritable élection, puisqu’il ne peut en résulter ni la même confiance, ni la même dépendance exclusive de l’assemblée ? Dira-t-on que l’assemblée a des moyens de faire destituer ceux qui s’écarteroient de ses vues ? Mais n’est-ce pas toujours aux dépens de la paix, aux dépens de l’exécution de ses propres loix ? Craindra-t-on les intrigues qui accompagneront une élection ou une destitution régulieres, plus que les intrigues produites par l’influence nécessaire de l’assemblée sur le choix ou le renvoi des ministres ? Regardera-t-on comme un remede bien utile de déclarer que tel ministre a encouru la défiance de la nation ? Pourquoi l’assemblée nationale, au lieu d’exercer un droit essentiellement attaché à son existence, s’en arrogeroit-elle un qu’elle ne peut avoir, celui de déclarer son opinion sur l’opinion d’autrui ? Qu’elle eût dit que, les ministres ayant perdu sa confiance, elle ne pouvoit leur conférer l’exécution de ses décrets, alors elle n’eût usé que d’une partie de son pouvoir. Mais déclarer que telle est l’opinion de la généralité des citoyens, sans l’avoir constatée par l’examen des pétitions présentées par eux, c’est à la fois, et manquer à sa dignité, et usurper un pouvoir qui ne peut appartenir à personne, celui de déclarer un fait non personnel, sans en avoir juridiquement rassemblé les preuves.

Les auteurs de cette idée ne peuvent donc se glorifier ni de l’excès de leur courage, ni de l’étendue de leurs lumieres ; et il a dû être permis aux hommes dont le patriotisme est sincere, et dont la politique a pour base la justice et la raison, de voir avec regret qu’on eût élevé cette question, et d’en attendre la décision avec indifférence. En effet, pourquoi chercher à créer, à l’exemple de l’Angleterre, un parti ministériel et un parti de l’opposition ? Cette lutte n’est pas celle de la liberté contre le pouvoir, mais un combat entre deux intrigues qui se disputent la puissance. C’est, d’un côté, l’hypocrisie du patriotisme, de l’autre, la corruption réduite en systême. Si, après avoir mérité de servir de modele dans les premiers traits de notre constitution, nous voulons modestement nous réduire au rôle d’imitateurs ; si, après avoir pris des guides qui pensoient par eux-mêmes, nous préférons ceux qui puisent leurs idées dans la pratique des autres peuples, pourquoi ne pas suivre l’exemple de l’Amérique plutôt que celui de l’Angleterre ? Là on ne s’occupe point de combattre le pouvoir exécutif, parce qu’on a su le contenir par des loix, et par-là échapper aux prestiges du faux patriotisme, comme aux entreprises de l’autorité. Dira-t-on que la politique Américaine est celle d’un peuple pauvre et simple dans ses mœurs ; que la politique de l’Angleterre convient à un peuple riche et corrompu, en oubliant que cette politique, cause premiere de toute corruption, est l’infaillible moyen de la rendre à jamais incurable. Et comme plusieurs décisions sollicitées par la même influence peuvent le faire croire, veut-on abjurer déjà ces principes si nobles et si purs sur lesquels nous avions espéré de voir s’élever l’édifice de la constitution Françoise ?


  1. Il suffit de lire les cahiers de ce qu’on appelloit autrefois le tiers-état, pour voir que telle étoit réellement l’intention des électeurs.

    En se déclarant assemblée constituante, les députés aux états généraux n’ont donc ni changé la nature ni excédé les limites de leurs pouvoirs.

    On auroit tort de dire que ce vœu n’est pas explicitement énoncé. Un vœu recueilli par sections séparées ne peut être une forme dans son expression, à moins qu’étant consultées, elles ne soient obligées de répondre dans des termes prescrits. Ainsi exiger une autorisation explicite dans des circonstances semblables à celles où se trouvoit la nation françoise, ce seroit se réduire à l’impossibilité presqu’abolue de recueillir le premier vœu d’un peuple et par conséquent à l’impossibilité de le rétablir dans ses droits autrement que par la force.

    La nation françoise a demandé unanimement la destruction de toutes les atteintes à ses droits ; mais chaque portion séparée a exprimé celles de ces atteintes, qui l’avoient frappée davantage.