Sur le sol d’Alsace/01

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Bibliothèque Charpentier (p. 3-27).

I


Louise Denner, Alsacienne, vient de se fiancer à l’Allemand Herbert Ilstein.

Elle a vingt-deux ans. Toute sa fortune se compose du revenu d’une ferme louée, et du château de Greifenstein[1] qu’elle habite avec une fidèle servante, depuis trente ans dans la maison. Elle se trouve sans famille sur la terre d’Alsace où ses parents sont enterrés, après y avoir vécu farouches depuis la défaite.

Quand M. Denner commençait à rappeler les souvenirs de l’année néfaste, sa femme faisait vivement dévier le sujet. Elle craignait que la douleur toujours plus profonde de son mari n’altérât brusquement sa santé minée par un cœur malade.

Quelquefois, M. Denner parlait de quitter le pays conquis et remanié par le vainqueur, mais son courage l’abandonnait au moment d’agir. Ce sol, qui l’avait vu naître, ainsi que le père de son père, lui tenait trop à l’âme. La moindre parcelle de grès rouge, le balancement des grands sapins noirs, la Zorn capricieuse argentant les prés, l’émouvaient et le retenaient. L’habitude, cette amie insinuante, qui vous attache doucement, mais profondément, aux êtres et aux choses, l’enserrait chaque jour davantage dans le cadre qu’il aimait, et ce cadre était Greifenstein dominant Saverne et la vallée.

Avec ses compagnons, il parlait des nouvelles générations qu’agitait la revanche. Il consolait ceux qui ne pouvaient se soumettre ; avec les autres, plus calmes, il discutait l’annexion injuste et les lois d’exception qui les régissaient.

Il eut cependant une grosse émotion quand son meilleur ami, M. Hürting, partit à Nancy pour un séjour illimité. Leurs adieux furent entrecoupés de larmes et de regrets, et Mme Denner et Mme Hürting s’étreignirent avec un pressentiment sombre qui se réalisa.

M. Denner faillit, ce jour-là, quitter sa vieille demeure, mais il ne put se résoudre à laisser sans retour l’Alsace qui souffrait. Les Hürting allaient chez leur nièce, orpheline, de quelques années plus âgée que Louise et mariée à un officier.

Puis, le sang du vieil Alsacien se glaçait rien qu’à l’idée de voir le château qu’il aurait fallu vendre, tomber entièrement dans des mains étrangères.

Ils étaient donc restés tous trois au pays, gardiens de la terre aimée, subissant le joug nouveau, dur pour eux, indifférent pour leur fille née après la guerre.

M. Denner mourut peu après le départ de son ami, et Mme Denner, de santé précaire, ne put lui survivre. Louise n’eut plus pour appui que la bonne Marianne qui l’avait élevée, Alsacienne fanatique devenue française de toute son âme depuis l’occupation germanique. Son chauvinisme croissait à mesure que la revanche espérée reculait. Depuis la disparition de ses maîtres, son ardeur patriotique s’amplifiait. Ne craignant plus la sourdine que mettait Mme Denner à son exaltation, elle entretenait Louise des heureuses années où l’Alsace ne se soumettait pas aux nouvelles lois. Elle parlait sans cesse de la France qu’elle ne connaissait pas, et ne tarissait pas sur la beauté qu’elle imaginait à cette proche patrie, qui lui apparaissait nimbée de l’auréole que donnent les distances. Louise l’écoutait, distraite. Le temps, comme une vague, avait entraîné le chaud enthousiasme, et les nouvelles générations n’en entendaient plus que les échos assourdis. L’autocratie allemande empêchait les germes français de fleurir. Louise ne sentait donc pas, comme ses aînés, toute l’amertume de la défaite et l’horreur de se rendre. Elle ajoutait l’année 1870 comme un fait de l’histoire, suivant d’autres faits ; elle se souvenait d’avoir appris que les nations sont tour à tour victorieuses et vaincues, et, en philosophe, nullement atteinte, elle acceptait l’événement accompli. La destinée de Saverne, particulièrement émouvante, appelait cependant sa pitié, mais chacun sait que l’histoire lue laisse moins de traces que celle que l’on vit.

Habituée à coudoyer de jeunes Allemandes dans les cours qu’elle suivait pour ses études, elle ne les considérait pas d’une essence inférieure à la sienne. Cependant, sa démarche légère, ses membres harmonieux laissaient loin derrière eux la lourdeur de la plupart de ses compagnes.

Ses cheveux blond cendré, ses yeux bruns et grands aux cils longs qui veloutent son regard, la grâce de son sourire qui creuse une fossette dans sa joue gauche, l’aisance de ses gestes, et sa politesse aimable la distinguent de ses amies.

Les jeunes Alsaciennes, les seules reçues à Greifenstein, se marièrent ; la nièce de Mme Hürting fut du nombre. Le vide vint et ce fut la solitude complète quand son père et sa mère eurent disparu.

Une jeune Allemande, Clara Streicher, lui montra de la sympathie. D’une nature exubérante, elle l’accablait d’avances, et Louise, désemparée, accueillit avec joie les prévenances de cette famille, gracieuse pour elle. Elle secoua les souvenirs d’Alsace dont sa vieille Marianne l’imprégnait, et sans y penser, glissa dans l’intimité des Streicher. Elle y rencontra Herbert Ilstein.

Marianne eut alors de la méfiance ; elle essaya de la détourner de cette demeure et lui suggéra l’idée d’aller habiter la France. Mais Louise s’affola devant cette perspective. Un déchirement la secouait en songeant au logis aimé qu’elle quitterait, aux tombes chères qu’elle abandonnerait. Le passé la retint de toute sa force.

Elle ne crut pas profaner le seuil de la maison ancestrale en accueillant Herbert Ilstein comme un fiancé. Le sacrilège lui eut paru plus grand en se désaississant du vieux château auquel son père tenait tant.

Marianne fut bouleversée quand Louise lui communiqua sa décision et elle implora sa jeune maîtresse avec cette familiarité permise aux vieux serviteurs :

— Louise, vous ne ferez pas cela !… Cet Herbert Ilstein ne peut vous plaire !… Il ne peut entrer dans votre famille !… Mon Dieu ! que diraient vos parents ?… Louise… Louise… un Allemand !…

Louise pâlit un peu, mais, ferme, répondit :

— Mes parents désiraient mon bonheur… Herbert est Allemand, oui, mais quel Alsacien m’épouserait ? Ne partent-ils pas tous ?…

— Attendez encore, je vous en supplie !

— Ma réponse est donnée…

— Vous ne pouvez pas aimer cet étranger !…

La jeune fille eut une hésitation ; ses yeux se fermèrent un peu, puis elle avoua :

— Je l’aime…

— Mon Dieu ! protégez-la, murmura Marianne. Vous ne serez pas heureuse… Non, ce n’est pas possible !…

— Pourquoi donc ?

— Je sais ce que je dis… vous verrez !…

Et la servante, les mains sur les hanches, hocha la tête. La douleur creusait deux rides aux coins de sa bouche. Son menton carré tremblait et ses yeux aux paupières plissées se noyaient dans des larmes. Ses cheveux gris tranchaient sur son teint coloré que l’approche de la cinquantaine couperosait.

Louise, forte de sa jeunesse, sourit et entreprit de la convaincre par des raisonnements positifs. Marianne, respectueuse dans son doute, laissait, sans interrompre, les paroles s’enchaîner. Elle reconnut, comme juste, tout ce que sa jeune maîtresse lui disait, mais ne voulut pas en convenir.

— Si l’on partait, reprit Louise, le château serait acheté, puis habité par un Allemand qui bannirait les antiques usages alsaciens ; qui foulerait aux pieds les chers souvenirs français. Tandis qu’ainsi, elle resterait souveraine maîtresse du bien légué ; l’âme française, malgré la présence d’Herbert, flotterait toujours parmi les vieux meubles ; la lignée d’ancêtres qui dormait, en bas, sous les cyprès, ne serait jamais abandonnée… Et peut-être qu’à force d’amour, elle amènerait Herbert à aimer la France… Les Allemands employaient leur énergie rude à conquérir les Alsaciens ; elle procéderait par la tendresse et ses enfants seraient dignes des siens.

— Ah ! je les élèverai, moi !… s’écria Marianne avec feu.

Puis, elle retourna, toute secouée, à ses occupations.

Louise, pensive, la laissa s’éloigner.


C’est aujourd’hui qu’elle a chargé Mme Streicher de transmettre sa réponse à M. Ilstein.

Pour prévenir Marianne, il lui a fallu tout son courage, car elle avait à combattre un être tenace, représentant, à lui seul, tout le chauvinisme des aïeux. Pour sortir victorieuse de la lutte, elle a fait valoir tous les arguments que lui a fournis sa jeune vaillance soutenue par son vouloir.

Maintenant, elle cherche à s’imaginer l’effet que produit sa décision sur Herbert. Elle voit l’éclair de son regard s’adoucir ; elle entrevoit son sourire… À mesure que l’heure s’avance son agitation s’accentue. Elle arpente fébrilement la terrasse où elle s’est entretenue avec sa bonne.

Le soir approche ; un soir merveilleux de mai qui transforme la brise en parfum ; où tous les bruits de la terre semblent des mélodies, tant l’écho les prolonge. Les derniers rayons s’arrachent du soleil las et dorent faiblement les montagnes.

Greifenstein est bâti sur une roche en saillie qui regarde la vallée où court la Zorn. L’eau diamantée reflète les jeux de la lumière et une paix immense surgit des sapins qui bordent la route sablonneuse amenant au manoir.

Louise songe au passé de cette contrée aux airs paisibles, qui a vu tant de tristesses ; elle pense à Marianne tout inquiète par l’annonce de ses fiançailles. Tout se mêle, incohérent, dans son cerveau, dominé par un malaise au souvenir des reproches de la fidèle Alsacienne… Mais l’image de son fiancé, l’amour qu’il lui témoigne, atténuent ses remords.

Herbert Ilstein est fait pour plaire. Grand, bien musclé, des yeux bleus brillants comme l’acier, il personnifie la force et la volonté. Des moustaches blondes, relevées en pointes, dégagent la bouche sévère au repos, souriante parfois, mais atteignant rarement le rire. Ses cheveux blonds, taillés en brosse, surmontent un front large que barre la veine saillante de la ténacité.

Il parle peu, mais assez pour convaincre son auditoire de son intelligence ; son geste est autoritaire et ses yeux qui s’adoucissent pour les femmes, redeviennent durs quand ses opinions sont controversées.

Quand Clara Streicher lui eut certifié qu’Herbert ne fréquentait sa famille que dans l’espoir de la rencontrer, un peu de révolte d’abord lui est venue…

Un Allemand !… Peu à peu l’idée de la nationalité se fondit dans des considérations plus larges.

De quel poids était cette prévention dans la masse générale des événements ? L’air ambiant s’imprégnait de germanisme. La langue alsacienne même disparaissait sous le parler âpre des fonctionnaires de plus en plus nombreux.

Ah ! qu’un Alsacien, beau comme Herbert, se fût présenté… Mais il n’y fallait pas songer. Ceux qu’elle aurait pu épouser étaient partis à jamais ; leur vieille patrie se fermait devant eux, scellée comme un tombeau. Une ère avait passé comme une trombe perturbatrice, mais cette époque de déboires et d’amères défaites n’avait été évoquée devant Louise qu’à voix basse, et ses yeux n’en avaient pas mesuré l’horreur. Elle savait que les vainqueurs parlaient de leur victoire, mais Herbert, devant elle, n’y faisait jamais allusion. Il semblait qu’elle le désarmait de tout orgueil par sa fine et gracieuse silhouette de Française.

Puis, Herbert Ilstein, n’étant pas fonctionnaire, lui paraît moins allemand. Industriel, à la tête d’une importante usine au Ramsthal, entre Saverne et Greifenstein, il est un des personnages les plus en vue de la contrée. Louise s’imagine que cette indépendance relative facilitera la tâche de le rallier à l’Alsace, car, au fond d’elle, une voix bégayante chante les gloires de la France, mais son patriotisme, jamais attaqué, n’a pu se révéler encore. Elle a grandi, doucement indifférente, bercée par les regrets qui s’identifiaient, pour elle, à des mélopées anciennes. L’idée de patrie est, à ses yeux, le cercle restreint dont les pôles sont formés par Saverne et Greifenstein. Là, sont enfermés tous les siens représentés par les portraits aux sourires immobiles.

S’il lui fallait quitter ce vieux château dont les tours menacent ruine, dont le blason n’est plus qu’une inscription lépreuse, toute sa douleur eût éclaté. Dans ces murs lézardés sont contenus son bien, son honneur national.

Elle sait aussi qu’il est grand temps d’y introduire un maître expert. Elle s’estime donc heureuse de la demande d’Herbert, en pensant aux soucis que lui donne son domaine ; qui pourrait-elle choisir de mieux que ce fiancé à l’énergie vigilante, dont l’usine, aux nombreux ouvriers, obéit comme une esclave docile ? Elle pressent vaguement qu’il est dominateur, mais elle se sait aimée… Elle l’a vu timide et presque tremblant devant elle…

Avec émotion, elle se remémore les paroles significatives qu’il lui a dites ces jours derniers.

Elle était allée à la grotte de Saint-Vit ce premier dimanche de mai, au pèlerinage annuel. L’office terminé, elle regardait les offrandes antiques composées de crapauds de fer. Les attitudes grimaçantes de ces figures grossières, la forçaient à sourire malgré elle. Elle contemplait, intéressée, les pèlerins actuels, confiants dans la tradition, qui venaient ajouter des monstres nouveaux aux monstres anciens. La même foi les guidait et sans doute, ils attendaient les mêmes miracles.

Les crapauds béants, les pattes ramassées comme pour un saut, semblaient happer le soleil. Les enluminures vives des statuettes frustes éclaircissaient encore le jour de printemps chaud comme un été.

Louise reprenait le sentier contournant la grotte pour rentrer chez elle quand elle entendit des pas pressés. Bientôt Herbert Ilstein fut à ses côtés. Elle rougit en le saluant. Dans un allemand très doux du Hanovre, il dit :

— Me permettez-vous, mademoiselle, de vous accompagner ?

Tout de suite, elle comprit que de cet entretien sortiraient, confondus, leurs deux avenirs. Ce fut très émue qu’elle répondit, s’efforçant au bon allemand que son accent d’Alsacienne rendait hésitant :

— Vous le pouvez, monsieur…

Ils s’engagèrent dans le chemin délicieux qui mène à Greifenstein. Le sentier à travers bois conviait aux aveux. Les bourgeons d’un vert gris, les feuilles développées, d’un vert tendre, formaient une exquise tonalité. Le chemin s’ouvrait devant eux, baigné par de larges rayons de lumière. Un couple se profilait dans le lointain. Louise fut troublée. Herbert rompit cet embarras en disant :

— Ce pèlerinage est fort curieux !… toutes ces offrandes superstitieuses survivant au paganisme…

Louise interrompit très vite, inconsciente du léger pédantisme trahi par ses paroles :

— On les a défendues en 1758, mais elles ont survécu…

— Oui, répliqua Herbert, le cardinal de Rohan s’est trouvé impuissant devant l’ascendant qu’exerce sur les esprits le poids de la tradition à travers les âges… Elle revit, s’éteint et survit… Les âmes changent, les mœurs varient, mais la Foi transmise de père en fils se renouvelle et attend le même miracle avec la même offrande…

— Oui… tout se transmet, faible ou fort, tôt ou tard…, répondit Louise songeuse.

Plus bas, Herbert supplia :

— Mademoiselle, laissez-moi avec la même foi qui a guidé nos pères dans leur croyance d’amour, laissez-moi vous offrir ma vie en échange de votre cœur… Louise, voulez-vous être ma femme ?

Louise pâlissait encore au souvenir de ces paroles. Elle se rappelait les mots rapides, presque balbutiés, qui jaillirent alors de ses lèvres :

— Laissez-moi quelques jours de réflexion…

Presque sûr de sa victoire, Herbert souriant avait répliqué :

— J’attendrai donc que le miracle s’accomplisse…

Ils sortaient du bois. Louise avait présent à l’esprit le ruissellement de lumière qui les inonda. Le chemin dominait la vallée. Autour d’eux l’air bleu encadrait les objets, baignait le faîte des arbres alors que leur pied ressortait sur l’émeraude pâle des prairies. Tous deux contemplaient le paysage, mais leurs lèvres muettes ne divulguaient pas leurs sentiments.

Dans l’âme de Louise beaucoup de reconnaissance allait vers la beauté de la nature. Des élans joyeux rendaient sa démarche plus souple, son sourire plus doux… Un nouveau monde surgissait, naissait sous ses pas plus libres, plus sûrs, parce que sa solitude s’enchantait soudain d’un compagnon dont elle aurait voulu prendre la main en criant : merci !

Arrivés à la bifurcation des deux routes qui conduisent, l’une à Greifenstein, l’autre à Saverne, Louise dit :

— Au revoir, monsieur… je vous ferai parvenir ma réponse par Mme Streicher…

Herbert s’inclina sur la main qu’elle lui tendit, y déposa un baiser, puis ils se séparèrent.

Ah ! qu’elle avait franchi rapidement le chemin, plein de l’odeur des sapins ; avec quelles délices sa bouche entr’ouverte aspirait l’air pur qui venait de la montagne.

Quand le manoir lui apparut, à demi caché dans les arbres ridés par les siècles, Louise l’admira. Il lui sembla le voir pour la première fois. Elle oublia les murs délabrés, les tours rongées, le crépi lamentable. Elle eut l’orgueil du vainqueur qui gagne une bataille et l’impression que les mânes de ses aïeux la bénissaient parce qu’elle leur conservait l’antique refuge… Qu’importait l’arme dont elle se servait !… la conquête restait… Les tours se relèveraient ; les terres vivifiées s’épanouiraient et l’âme des Denner errerait toujours, parmi les descendants, dans le vieux nid de faucons !

Louise n’entendait pas habiter autre part que dans sa demeure, l’usine du Ramsthal étant à peu de distance de Greifenstein.

Elle se souvient avec quelle respectueuse ferveur elle entra dans la galerie immense où tous les Denner se trouvaient rassemblés dans leurs cadres plus ou moins ternis. Rapidement, elle passa devant le portrait d’un aïeul, ancien colonel français, d’un bisaïeul, procureur au tribunal de Strasbourg, pour s’arrêter devant celui de sa mère si douce… si bonne… Elle chercha sur ce front, froid pour toujours, l’étincelle qui l’éclairerait… Il lui sembla lire une approbation dans les yeux souriants… Le regard de son père lui fît mal… Une tristesse s’y reflétait… Elle se rappela son désespoir d’appartenir à l’ennemi, son aversion pour tout ce qui touchait au germanisme. Elle eut peur là, tout à coup, d’aller contre la volonté paternelle, pendant qu’une angoisse la tenaillait et précipitait les battements de son cœur. Une prière s’échappa de ses lèvres dans une invocation ardente. Qui l’aiderait à résoudre le problème dans lequel elle se débattait ? Comment concilier son besoin d’aimer et d’être protégée, son appel vers la vie complète et le désir de conserver le nid familial sans trahir sa patrie ?

Louise ressent le même frisson la parcourir en songeant aux minutes agitées qu’elle passa dans la galerie… Elle a les mêmes pensées aujourd’hui et se donne les mêmes raisons… Elle n’a pas vécu sous le drapeau français… elle ne peut comprendre complètement l’attachement que ses parents ont eu pour leur patrie… Ce qu’elle connaît, c’est la douceur du nid qu’il lui faudra perdre… Dans son ignorance, elle ne peut deviner les profondes antipathies qui naissent à la longue dans les unions n’ayant pas le même idéal.

Elle sait simplement qu’Herbert l’aime… Le même langage les rapproche et toujours Greifenstein lui restera… Le présent seul parle, voilant le passé. L’avenir, c’est l’amour qui l’unit à Herbert, c’est le printemps de ce soir, c’est le soleil de demain !

Reprise par sa résolution, et chassant tout ce qui lui semble l’affaiblir, Louise s’accoude au rebord de la terrasse. La montagne, aux avances du soir, se parfume de senteurs nouvelles. Les sapins s’assombrissent et dans leur ombre bleue se détachent les nids des corbeaux.

Une fraîcheur monte de la terre un peu rouge, mal couverte encore par les moissons futures. La Zorn, vue de loin, paraît inactive et silencieuse et ressemble à un serpent mollement couché sur le velours vert des prés.

Un coucou, dans le lointain, crie ses deux syllabes monotones. Une corneille plane, les ailes bien droites, la queue en éventail…

Mais Louise ne perçoit rien autour d’elle… son âme est toute suspendue à l’espoir… Maintenant Herbert connaît sa réponse… sa destinée s’accomplit…

L’air, soudain, lui paraît trop clair ; une peur la saisit… Sa vie est maintenant liée à une autre vie… Elle se demande si sa réponse n’a pas été trop précipitée… Le caractère d’Herbert lui donnera-t-il la sécurité désirée ?… Elle se voile le front de ses mains. Sa faiblesse de femme prend sa revanche de tout le courage concentré jusqu’alors. Des pleurs filtrent à travers ses doigts… Elle se sent isolée malgré l’amour qu’elle a conquis.

Elle tressaute brusquement au son d’une voix connue qui lui demande :

— Oh ! Louise… pourquoi ces larmes ?

En même temps, deux mains saisissent les siennes et deux yeux inquiets scrutent avidement le visage qui se dérobe :

— Herbert… Herbert, murmura-t-elle, vous m’avez fait si peur…

— Ne m’attendiez-vous donc pas, chère… fiancée ?

Un baiser très doux sécha les larmes brûlantes.

Herbert continua :

— Vous avez pu croire que je pourrais rester sans vous voir après l’honneur que vous voulez bien me faire ?… et les longs jours d’attente que vous m’avez imposés ? Vous ne savez pas par quelles alternatives de doute et d’espoir j’ai passé !… Enfin Mme Streicher m’a transmis votre chère réponse… Merci, Louise… dites-moi maintenant pourquoi vous pleuriez ?… j’espère bien que ce sont vos dernières larmes…

— Cher Herbert…

— Vous êtes triste à l’idée de quitter Greifenstein, peut-être ?… Nous aurons une jolie maison au Ramsthal…

Louise s’est reprise ; effarée, elle regarde Herbert… son rêve s’envole… Fait-elle un sacrifice inutile ? Presque violemment, dans un élan pour rattraper le songe qui fuit :

— Je ne voudrais pas quitter le manoir !

— Vous voulez habiter le château ?… répliqua Herbert en fronçant les sourcils.

— Herbert, ne m’en veuillez pas, reprend Louise plus doucement. J’ai vécu là… mes parents, mes aïeux m’y retiennent.

— Mais il est presque en ruines… murmure le jeune homme, sans penser à ce que sa réflexion peut avoir de blessant.

— Vous le réparerez, répond Louise, en forçant sa voix à ne pas frémir d’un peu de honte.

Herbert sourit de la confiance naïve que sa fiancée témoigne par son peu d’entente aux affaires. Il ne veut pas discuter sur un sujet aussi déplacé dans ce jour de joie. Il répond gaiement :

— Eh bien ! nous l’habiterons… c’est donc vous qui me donnerez asile, ma chère petite femme…

Il passa un bras caressant autour de la taille de la jeune fille et voulut l’embrasser, mais Louise se recula parce que Marianne venait vers eux.

— Faites-moi les honneurs de votre logis, Louise, voulez-vous ?… Nous examinerons tous deux ce qu’il y a de plus urgent à faire…

Il parlait légèrement, avec un peu de condescendance amicale. Louise ne le sentait plus timide.

Herbert prenait si vite son parti de la proposition de sa fiancée, parce qu’il avait conscience d’être « chez lui ». N’était-il pas le vainqueur ?

Le sol qu’il foulait, l’air qu’il respirait, n’était-ce pas le butin glorieux des batailles soutenues. Son droit absolu est de régner dans ce château, en seigneur à l’âme féodale, en faucon libre, maître de la terre et de l’espace !

Cette pensée, il l’avait eue d’abord, mais le délabrement du manoir l’avait fait reculer. Le vœu de Louise ressuscita son rêve. L’orgueil de la conquête bouillonna dans son cerveau. Maintenant il dominera, non seulement moralement, mais de fait, sur la terre d’Alsace.

Il eut une vision des temps moyenâgeux, assoupis seulement dans l’âme allemande. En parcourant avec Louise les antiques salles de la demeure, il songeait à ces vieux reîtres qui ne craignaient ni les guerres, ni les hommes, ayant droit de vie sur leurs vassaux.

Dans ses oreilles, retentissaient le bruit sourd des ponts-levis, l’appel éclatant du cor pour les chasses à l’hallali sauvage et enthousiaste. Le sang germain se gonflait dans ses veines à ces évocations du temps passé qu’il sentait frémir entre les murs de ce château branlant.

L’idée triomphait de la matière, mais la matière refleurirait par ses œuvres !… Sa tête inclinée vers Louise se redressa brusquement et une vague de défi se brisa dans son regard en contemplant les ancêtres que sa fiancée lui nommait. Il les bravait parce qu’ils n’avaient pas su consolider leur race…

Louise, qui se félicitait de sa victoire, surprit l’expression qui durcissait les yeux de son fiancé et s’inquiéta :

— Herbert… à quoi pensez-vous ?

Il l’enlaça dans une étreinte affectueuse et lui dit tout bas, d’une voix douce et pleine de tendresse :

— Je t’aime…

  1. Roche des faucons