Sur le sol d’Alsace/06

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Bibliothèque Charpentier (p. 145-170).

III

Louise et Marianne, à partir de cette nuit de Noël, eurent des causeries plus fréquentes. La réserve qu’elles observaient mutuellement se modifia. Comme une digue qui se rompt, la pensée de la servante courut dans le champ vaste de sa douleur. Par elle, Mme Ilstein apprit en détail combien les Alsaciens se trouvaient malheureux. Elle sentit aussi que son mariage ne lui serait jamais pardonné par les enfants de la vieille Alsace… Et pourtant, n’était-ce pas pour défendre son patrimoine et faire de son mari un Alsacien, qu’elle avait pris ce parti ?… Ne le comprenaient-ils donc pas ? et devra-t-elle souffrir doublement de sa déception ?

Un froid la glaçait pendant qu’elle écoutait Marianne, les yeux perdus dans un lointain inaccessible.

La phrase fatidique que tant de mortels prononcent, les dents serrées et l’échine ployée, s’échappait de ses lèvres : « Si j’avais su… » Elle maudissait la guerre et l’ambition des conquérants.

Mais elle comprit qu’il fallait subir sa destinée ; chacun est conduit au milieu des circonstances qui lui deviennent le plus funestes ; pierre par pierre, on bâtit son calvaire, dont on doit atteindre le faîte, brisé de regrets, rongé de remords. Les hésitations qui, pareilles à des mains secourables tentent de vous arrêter sont repoussées avec insouciance.


Le manoir silencieux dans la neige haute semblait à Mme Ilstein une prison étouffante. Elle faisait, toute seule, de rapides promenades dans les allées balayées. Le silence sombre de l’hiver convenait à ses pensées.

Les flocons entassés tombaient des arbres avec un bruit mat ; une branche sèche cédait parfois sous le poids d’un corbeau poursuivant une proie ; il se perchait alors plus haut en faisant voltiger la poussière blanche sous ses griffes dures.

Un soleil sans rayons perçait les nuages. Il accomplissait une courbe courte dans le ciel monotone et tombait très vite à l’horizon gris.

Louise rentrait frissonnante, malgré ses chaudes fourrures, et s’asseyait dans son petit salon tout tendu de peluche bleu pâle, où la cheminée semblait préparer un incendie à voir les bûches qui l’alimentaient.

Devant ce feu, elle songeait à Fritz et tremblait pour lui d’une terreur indicible. Elle redoutait des conflits entre son père et lui et pensait à la discorde qui se lèverait peut-être entre les deux frères. Des pressentiments la torturaient ; elle essayait de s’y soustraire par la lecture, mais son esprit ne pouvait s’assimiler au sujet ; les mots s’offraient à ses yeux comme des rébus dont elle ne possédait pas la clef ; elle rejetait le livre et restait plus songeuse encore, les mains inoccupées.

Elle écrivait aussi de longues lettres à Fritz, le conjurant d’être prudent, et lui parlait de sa tendresse, le suppliant de ne pas s’attirer de représailles. Elle en recevait des réponses vibrantes d’exaspération, touchant la vie qu’il menait : tout lui déplaisait, ses camarades et leurs manières. Il les fréquentait d’ailleurs de moins en moins et prenait patience en attendant le jour enivrant où il irait en France.

Louise, troublée, ne pouvait lire ces lettres d’un seul trait. Un malaise l’envahissait… et elle croyait commettre une trahison en éprouvant un semblant de joie… Elle se raisonnait en se disant que ses ancêtres avaient cependant le droit de revivre dans un de leurs descendants.

Pour détourner son esprit de ces soucis, elle composait des gerbes de fleurs rares qu’elle prenait dans les serres et les portait au caveau de la famille. Le jardinier ne cachait pas son mécontentement et déplorait que ces plantes, écloses au prix de longs soins, aillent se faner dans l’obscurité d’un tombeau, ou geler au contact des morts. Mais Louise passait outre. Elle obéissait à un sentiment nouveau et voulait expier, par des offrandes répétées, les chagrins faits aux siens. Elle voulait adoucir les événements futurs, et dans un espoir désiré de toute sa volonté tendue contre le destin, elle voulait détourner d’elle, et surtout de son fils, le châtiment qu’elle croyait avoir mérité…

Sa pensée allait vers Dieu en passant par ses parents. Elle le suppliait avec une foi dédoublée par la douleur et la crainte de l’avenir. Sur les genoux, le front presque à terre, elle priait… Ressource suprême de tous ceux qui ne peuvent plus lutter contre les pièges terrestres amoncelés… Tentative ultime vers un idéal attirant, comme tout ce qui est mystérieux et puissant…

Un matin qu’elle contemplait, de la fenêtre de son petit salon, le paysage uniforme de la nature, elle entendit son mari qui venait d’entrer sans bruit, lui dire :

— Louise, j’ai à te parler sérieusement…

Elle porta la main à son cœur ; un vide lui entra dans le front comme ceux que l’on ressent dans une angoisse subite ; elle ne put répondre et resta devant lui, les yeux interrogateurs…

Il dit durement :

— Le rôle de Marianne dans ma maison me déplaît ; tous les domestiques se plaignent d’elle. Je ne tolérerai pas chez moi qu’un élément de trouble neutralise la discipline que j’y introduis. Voici trop longtemps que je patiente, par égard pour toi… la mesure est comble… Tu avertiras ta domestique qu’elle ne fait plus partie de la maison…

Louise, secouée d’un tremblement, s’écria dans une supplication :

— Herbert, ne me demande pas cela !

— C’est bien… je le ferai…

— Non… je t’en conjure !… Marianne a des défauts à tes yeux, mais songe qu’elle m’a élevée, qu’elle a servi mes parents et qu’elle est vieille, enfin !… Toutes ses habitudes sont ici…

La douleur et la surprise rendaient ses attitudes belles et pathétiques comme celles de la tragédie.

Mais Herbert éleva le ton pour lui répondre :

— Je ne me laisserai pas fléchir… Elle a continué, dans son entêtement d’Alsacienne, à dénigrer le pays qui la nourrit et la main qui la paie. Son jeu sournois a trop longtemps duré… Rien ne doit détruire notre harmonie et je vais moi-même lui signifier son congé…

— Non… Herbert… je le lui dirai…

Les mots sortaient avec difficulté de ses lèvres.

Son mari reprit :

— Que ce soit fait dès aujourd’hui…

— Laisse-moi quelques jours pour m’habituer à cette séparation…

— Terminons-en tout de suite… plus tu attendras, plus cela te sera pénible… bien que je ne comprenne nullement ta pitié pour cette femme hargneuse qui nous déteste…

— Herbert, ne dis pas cela !

— Je dis ce qui est !

— Tu es dur !

— Je suis juste !

— Et si je ne voulais pas, moi, qu’elle s’en aille, cria Louise en se redressant. Ses yeux bruns brillaient sous ses sourcils rapprochés. Les vingt ans de soumission se rebellaient.

Herbert la toisa, surpris. Leurs regards se heurtèrent comme deux forces prêtes à se jeter l’une sur l’autre.

Il accentua lentement :

— Je compte sur toi pour que Marianne ne soit plus ici ce soir.

Et sans ajouter autre chose, il sortit de la pièce. Il sentait sa dureté, mais elle lui paraissait légitime, parce qu’il n’admettait pas l’influence d’une simple servante.

Louise eut d’abord une révolte qui la poussa derrière lui, puis elle s’immobilisa, toute tremblante dans un frémissement. La pâleur creusait son visage, et soudain elle eut besoin d’air, de mouvement. Elle fit quelques pas, puis ouvrit la fenêtre qui grinça, retenue par la gelée. Les carreaux eurent un son ouaté. La lumière de la neige l’aveuglant, elle se rejeta dans la pièce où elle se mit à tourner dans le vertige de l’exaspération. Les murs dansaient devant ses yeux ; le froid ne l’atteignait pas, bien qu’il entrât en tourbillonnant et formant comme une vapeur. Une chaleur la suffoquait au contraire, et les gestes saccadés de ses bras paraissaient s’interposer entre l’air et le feu.

Marianne entra :

— Mon Dieu ! Louise, qu’avez-vous ?

Elle l’appelait du prénom familier quand elles étaient seules.

Elle courut fermer la fenêtre.

Louise s’écroula sur une chaise et des plaintes sortirent de ses lèvres.

Marianne, affolée, la pressait de questions dans son zèle affectueux :

— Êtes-vous malade ?… avez-vous de mauvaises nouvelles des petits ?

Mais la pauvre femme ne pouvait que sangloter. Un immense cercle noir dans lequel son âme s’engloutissait, s’élargissait autour d’elle, et son courage s’enfonçait avec, comme un désespéré qui s’enlise, qui se raccroche, hurle et succombe, étouffé.

Elle n’osait avouer à la malheureuse servante la cause de ses pleurs, et lui faire ce chagrin alors que leur entente s’accentuait, car Marianne possédait le même cœur que Mme Hürting, simple et droit, fidèle dans ses affections et ses croyances.

Nulle réponse ne lui parvenant, la servante voulut se retirer :

— Reste ! murmura Louise.

Elle fit un effort et dit :

— Marianne…

Mais l’énergie encore se déroba, entraînée par un sanglot plaintif. Une honte lui vint aussi de se savoir si peu maîtresse chez elle…

— Marianne… pardonne-moi la peine que je vais te causer…

— Mon Dieu ! Louise… qu’y a-t-il ?

— Tu aimes trop notre pays…

— Ah !… et votre mari vous l’a reproché ?…

— Oui… les autres t’ont desservie près de lui.

— Et je dois me taire ?… jamais !…

Devant Louise assise, elle était debout, un bras étendu, les yeux pleins de flammes :

— Jamais ! répéta-t-elle avec force. Personne ne peut m’empêcher de dire tout haut mes sentiments !… Moi, vieille Alsacienne, qui ai vu mon pays libre dans un temps où tout le monde fraternisait !… Les Allemands se croient donc bien forts pour vouloir soumettre les cœurs ?… ou bien faibles pour craindre une pauvre femme de soixante-dix ans bientôt ?… Et c’est pour cela que vous pleurez ?… moi, cela me fait rire !… Vous secouez la tête… Il y a autre chose ?…

Louise voyait que Marianne ne se doutait pas de la situation exacte. Elle répondit faiblement comme si la mort menaçante arrachait une à une ses paroles :

— Mon mari… ah ! pardonne-moi, Marianne, ne veut plus te voir à Greifenstein…

— Ciel ! que vais-je devenir ?…

Et Marianne leva ses bras tremblants et les laissa retomber ; ses mains se crispèrent après son tablier pendant que ses traits se durcissaient dans l’hébétement de la douleur. Des gémissements sans pleurs sortirent de sa gorge.

Inconsciente, elle s’accroupit devant la cheminée et machinalement arrangea le feu ; la flamme, brusquement, dévoila, dans un reflet rouge, les rides de son visage. Soudain, elle se tourna vers Louise et, se jetant à ses genoux qu’elle entoura de ses bras, elle cria :

— Oh ! garde-moi !… garde-moi !…

Le tutoiement qu’on lui permettait quand Louise était enfant, revivait dans l’ardeur de la supplication.

Louise ne trouvait pas de mots pour atténuer ce désespoir. Elle passa son bras autour du cou de la vieille femme pour l’apaiser.

— Ma pauvre bonne Marianne !…

— Tu n’as donc pu lui dire, reprit la servante, que ce serait la mort pour moi, que de quitter cette maison où je suis entrée si jeune ?… Il ne sait donc pas que je t’ai bercée dans mes bras, que j’ai fermé les yeux de ton père et de ta mère, qui m’a dit : « N’abandonne jamais ma fille… » Et tes enfants ?… il oublie que je les ai soignés… Mon petit Fritz !… il aime l’Alsace, lui ! en parlions-nous assez tous les deux !…

— Tu vois !… tu vois… c’est cela qui déplaît à Herbert !

— Dis-lui que je me tairai, pourvu que je reste !

— J’ai essayé… j’ai supplié…

— Vous n’avez donc aucun droit ici ?

— Hélas !

— Oh ! ce n’est pas possible ! ce n’est pas possible !

Et Marianne se lamentait. Debout maintenant, elle arpentait la pièce. Ses bras serrés sur sa poitrine semblaient retenir la vie qui s’échappait par lambeaux à chacune de ses plaintes. Des sons rauques entremêlés de paroles sortaient de ses lèvres exsangues :

— Ah ! comme ces Allemands savent s’imposer… par la force… Qu’êtes-vous, ma pauvre Louise, dans le château de vos aïeux ?… Vous ne savez plus si vous avez une patrie… l’Alsace se dérobe parce que vous avez donné votre main au vainqueur… et l’Allemagne vous déteste… Partout ils deviennent les maîtres… on tremble devant eux… on voudrait se révolter… on n’ose pas… et, quand on l’ose… ils vous chassent… comme moi ! Je partirai… je partirai…

— Marianne !… tu me brises le cœur…

— Où vais-je aller, à mon âge ?

— J’ai pensé que Mme Hürting serait heureuse de te conserver près d’elle… Tu serais comme ici…

— Et mon petit Fritz que je ne verrai plus ! et vous !… que ferez-vous toute seule avec vos ennemis ?

— Ne m’attriste pas davantage !… je suis déjà si malheureuse !

— Ma pauvre Louise, je vous ai tenue toute petite sur mes genoux et vous ne serez même pas là, pour me fermer les yeux !

— Marianne !

— Pardonnez-moi ! je suis folle !… Écoutez… ne pleurez plus !… je suis presque heureuse maintenant de partir d’ici !…

— Que dis-tu ?

— Je serai libre !

— C’est vrai… soupira Louise.

— Les Alsaciens aiment la liberté. C’est un peuple bon enfant, mais il ne faut pas qu’on l’ennuie. Il est plein de bon sens, seulement il a la tête vive… il serait arrivé un jour où, malgré mon âge, j’aurais tapé sur les autres, à la cuisine… Ah ! vous ne savez pas ce que c’est, que d’être dédaignée là où l’on était considérée… Vous n’avez pas connu ces temps, malheureusement, sans quoi vous n’auriez pas hésité à jeter dehors M. Ilstein avec ses prétentions…

— Marianne !… si on t’entendait !…

— Et cela a été le tort de vos parents de ne pas vous parler assez de la vieille Alsace et de la France. Je leur disais souvent… quand je vous voyais aller avec la petite Streicher : « Dites à Louise qu’il ne faut pas… parlez-lui de notre défaite… rendez-la fière… dites-lui combien notre pays souffre… » Ils me répondaient : « Ce ne sont pas des histoires pour les jeunes filles ; laissons cette petite vivre tranquillement… pourquoi l’assombrir avec des visions passées… chacun sa vie… » Et l’on se taisait devant vous… et vous n’avez rien su… ni les regrets… ni les douleurs… et c’est ainsi qu’on détourne les enfants de leur devoir… par faiblesse… par bonté… pour leur éviter du chagrin… mais aussi on ne leur forme pas une âme avec une conscience digne. Un Allemand est venu… il était beau… vous avez cru qu’il serait semblable à vos parents… que chez vous… il n’y aurait pas de place pour la haine… et sitôt qu’il a mis le pied dans la maison, il l’a posé ferme en enfonçant chaque pas… comme un conquérant.

Louise se taisait, prostrée. La voix de Marianne lui parvenait, assourdie… Les paroles, comme des glaives aigus, arrachaient son cœur. Elle s’en voulait maintenant, comme d’un crime, d’avoir cédé à la perspective d’une vie facile… Elle aurait dû fermer le manoir et partir… n’avoir jamais rien de commun avec le vainqueur, elle, la vaincue !… Mais elle ne savait pas alors ce que valaient ces mots. Il avait fallu la vie avec ses réalités pour le lui apprendre… Elle songeait avec désespoir qu’elle avait ouvert sa porte toute grande, facilitant, par amour, l’accès de la demeure des siens !… Qu’avaient dû penser les autres ?… et ses aïeux ?…

Et comme si la honte subitement tombait sur elle ainsi qu’un fardeau lourd et visqueux, elle baissa la tête, haletante, surprise et se dressa d’un bond. Ses épaules ondulèrent comme pour se débarrasser d’un poids horrible et elle cria :

— Marianne !…

Puis elle retomba, évanouie, sur sa chaise. Sa tête dépassant le dossier, pendait en arrière, la bouche ouverte.


Pendant de longs jours on soigna Mme Ilstein. Marianne ne la quitta pas d’une heure. Elle avait dit à son maître :

— Je sais que monsieur voudrait me voir dehors, mais je ne quitterai pas madame avant qu’elle soit rétablie…

Herbert céda devant la maladie.

Février, mars s’écoulèrent. Avril revint et avec lui les fêtes de Pâques et du printemps. Le soleil se montra plus prodigue et les oiseaux plus hardis. Un parfum de violette flottait dans l’air.

Depuis quelques jours Mme Ilstein sortait, ranimée par le beau temps et le calme fait autour d’elle. Sa maladie avait endormi l’acuité de la scène qui l’avait provoquée. Elle éprouvait une grande joie de vivre, une joie enfantine et inconsciente. Tous les visages lui souriaient et la nature s’embellissait pour sa convalescence. Les neiges, les froids, les gros nuages gris fuyaient dans l’oubli. II ne restait que du ciel bleu rayé de flèches d’or. Un bourdonnement montait de la vallée où les énergies luttaient pour sortir de terre ; l’herbe se tapissait de lueurs diverses et la Zorn avec ses méandres paraissait et disparaissait entre les saules qui s’argentaient lentement.

Cet après-midi-là, Louise attendait Fritz. Elle l’attendait avec impatience et regardait sans répit l’avenue qui l’éblouissait…

Elle songeait à Wilhelm, dont le retour n’aurait lieu que dans quelques mois ; il repartirait ensuite pour accomplir son volontariat d’un an. Elle allait le voir en artilleur allemand ! Cette image la terrifia… elle l’éloigna pour en chercher d’autres, plus douces…

Elsa était venue beaucoup la voir.

Mme Hürting, par des messages quotidiens, s’était tenue au courant de sa santé, mais elle n’avait pu venir elle-même, prétextant l’hiver et son grand âge.

Herbert se montrait prévenant, inquiet aussi. Plusieurs fois, il était rentré de bonne heure à Greifenstein, sans redescendre ensuite à la brasserie. Maintenant, il reprenait ses habitudes.

Wilhelm, dans de longues lettres, témoignait son affection ; il s’ingéniait à distraire sa mère en lui racontant ce qu’il faisait. Il parlait de ses promenades à Paris. Aucune admiration ne perçait dans ses lignes, mais nulle critique non plus. Louise sentait qu’il agissait ainsi à dessein.


Un vol de cigognes passa. Des clappements de bec emplirent le ciel. Les ailes déployées formaient des ombres sur le sol ; les pattes rouges, tendues, tranchaient sur les ventres blancs.

Le printemps était vraiment là… Louise se sentit heureuse.

Tout à coup, la voiture déboucha de l’avenue. Louise s’avança rapidement, la respiration précipitée à cause de sa faiblesse, et bientôt Fritz fut dans ses bras.

— Chère maman !

— Mon fils !… comme tu as grandi !

Enlacés, ils se regardaient. Fritz prenait un ton décidé qui effarait Louise ; elle croyait le revoir un peu enfant et en trois mois elle retrouvait soudain un jeune homme.

La voix pleine d’assurance résonna :

— Et Marianne ?

— Elle va bien… tu vas la voir… Tu ne me demandes pas de nouvelles de ton père ?…

— Je l’ai salué en passant…

Et le ton de Fritz sonna, moins clair. Louise en perçut la nuance :

— Alors, tu as été si malade ?… reprenait Fritz avec sollicitude… mais pourquoi ?…

— Laissons tout cela… mon cher petit, je vais mieux… je vais bien…

Mais il insista :

— Ce n’est pas papa, dis ?…

Il la dévisageait, fixement :

— Mais non… mais non… grand enfant !…

Il respira, soulagé, puis, bondissant comme un jeune poulain détaché de l’entrave, il cria gaîment :

— Quinze jours de vacances, petite maman !… allons-nous être heureux !…

Il escalada le perron et embrassa Marianne qui venait à sa rencontre.

La maison sortit encore une fois de son silence.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le soir, Marianne vint dans la chambre de son jeune maître :

— Mon petit Fritz, j’ai quelque chose à vous dire…

— Tutoie-moi, voyons…

Elle fut émue et Fritz lui dit :

— N’es-tu pas ma seconde mère ?… Que veux-tu ?

— Tu es un homme maintenant, et je vais te parler comme à un homme… ton père ne veut plus que je reste au château…

— Mon père ?

— Oui… le jour où ta mère est tombée malade je devais partir…

— Ah ! c’était donc cela, murmura Fritz.

— Mais il n’a pas osé me renvoyer ce soir-là, continua Marianne, je serais restée d’ailleurs… Nul n’aurait pu m’arracher du chevet de ta mère…

— Bonne Marianne !

— Mais maintenant, elle est rétablie… j’ai attendu ton retour pour qu’elle ne sente pas trop mon départ… je m’en irai demain…

— Demain ?

— Oui…

Et la vieille femme eut un sanglot qu’elle réprima.

Fritz la regardait, atterré. Un silence les écrasait. Elle avait tout dit… lui ne pouvait rien répondre, muet de surprise et de chagrin.

Il se secoua :

— Ce n’est pas possible…

— Hélas !

— Mais où iras-tu ?

— Chez Mme Hürting… je l’ai prévenue… elle m’accueille…

— Pourquoi mon père te renvoie-t-il ?

Il devinait la cause, mais éprouvait le désir de se l’entendre confirmer :

Marianne murmura presque bas :

— Je suis trop française.

— Dis-le bien haut, Marianne, comme une gloire !

— Ah ! je ne sais plus comment on doit parler, dans cette maison !… répondit la servante.

— Ma pauvre !… et c’est ainsi d’un bout de l’Alsace à l’autre, il paraît… Mais tu ne partiras pas… je vais parler à mon père ce soir…

— C’est inutile… je suis décidée… je ne veux pas attendre que l’on me chasse…

— Je parlerai à mon père… que deviendrait maman sans toi ?…

Fritz descendit dans la salle à manger et lut jusqu’à l’arrivée de son père.

Depuis la maladie de Mme Ilstein, personne n’assistait plus au repas tardif du maître. Cette attention manquait à Herbert qui aimait à ce qu’on s’occupât de lui. Son plus jeune fils ne l’ayant jamais habitué à cette cour, il fut tout étonné de le voir. Il crut à une marque de déférence et sa figure hautaine se détendit dans un sourire.

— Ah ! ah !… jeune homme, tu t’humanises…

Fritz ne prolongea pas l’erreur.

— Mon père, j’ai une faveur à te demander…

M. Ilstein leva ses sourcils :

— Voyons ?

— Tu veux renvoyer Marianne… Pour maman, je désirerais qu’elle restât…

— Depuis quand les fils vont-ils contre la volonté de leur père ?… questionna durement Herbert.

— Depuis que les fils savent ce qu’est la justice… répondit nettement Fritz.

— Qu’est-ce à dire ?

Une colère agita M. Ilstein. Le verre qu’il portait à ses lèvres trembla dans sa main. Il le reposa sans boire.

Son fils n’y prit pas garde et répondit :

— Je dis que quand une pauvre servante a passé plus d’un demi-siècle à servir des maîtres aimés, on lui doit leur toit pour mourir… Je dis qu’on ne la renvoie pas, parce qu’elle aime sa patrie, ce qui est son droit, et plus encore son devoir.

— Tu oublies le tien ! je crois, cria M. Ilstein, sors immédiatement ! Tu resteras dans ta chambre pendant toutes les vacances !…

Fritz pâlit, mais il répéta, debout près de la porte :

— Ce que j’ai dit est équitable…

— Équitable ou pas, interrompit son père, ce que je commande fait loi !… Suis-je le maître ici ?… Va-t’en !…

Il s’était levé ; la colère bleuissait ses veines. Il lança sa serviette sur sa chaise, mais ce geste ne lui suffisant pas pour se calmer, il prit son verre plein qu’il brisa sur le tapis. Les morceaux brillèrent sous la lumière électrique ; le vin se répandit comme une ombre sous les éclats.

Herbert, les nerfs détendus, se rassit ; un sourire desserra ses lèvres sans les entr’ouvrir :

— Voilà comment on mate les rebelles… murmura-t-il.

Il restait victorieux.

Ne devait-il pas l’être en tout et partout ? Il était l’aigle aux serres puissantes sous lesquelles naissait la crainte.

— N’ai-je pas conquis ?

Cette phrase résumait son orgueil, sa force et son assurance.

Il prit un cigare dans sa poche et se rendit dans le fumoir qu’il arpenta fiévreusement.


Fritz, dans sa chambre, pleurait comme un enfant, qu’il redevenait.

Jeté sur son lit, sa tête sur son bras replié, il étouffait les murmures de son amour-propre blessé. Il accusait son père et plaignait Marianne et sa mère.

Dans sa surexcitation, les projets, les menaces assiégeaient son cerveau. Il se souhaitait puissant et rêvait de vengeances. Les larmes brûlaient ses joues et devant ses yeux flottaient les points que l’on voit dans l’ombre quand on a pleuré ou trop regardé le soleil.

Il songea aux arrêts que son père lui infligeait et voulut fuir.

Cette résolution le rendit vaillant, mais il ne voulut pas l’exécuter sans prévenir sa mère. Il s’assit à un petit bureau, souvenir de ses ancêtres, et écrivit qu’il partait.

Il ne put terminer sa lettre ; il se représentait, la pauvre figure ravagée de douleur à cette nouvelle.

Cette vision l’épouvanta et il murmura :

— Elle n’a que moi…

Alors il se coucha et s’endormit en soupirant :

— La tristesse plane sur les familles qui ont deux patries… Maman… maman… qu’as-tu fait ?…

Après une nuit agitée, il se réveilla. Quand il ouvrit sa fenêtre, le soleil jouait dans les jeunes feuilles. Le mauvais cauchemar de la nuit s’effaçait. Mais il pensa soudain à Marianne. Il désira la voir avant son départ…

Il s’élança vivement à la porte, mais ne put l’ouvrir… Il blêmit… Son père l’avait enfermé…

Il frappa de rage contre le chambranle, appelant Marianne…

Elle ne l’entendait plus… la pauvre Alsacienne fuyait, courbée de chagrin, le front vide d’espoir…