Théorie des fonctions analytiques/Partie III/Chapitre 07

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Gauthier-Villars (Œuvres de Lagrange. Tome IXp. 399-411).


CHAPITRE VII.

De la loi des forces vives dans le mouvement d’un système animé par des forces accélératrices quelconques. De la conservation des forces vives dans le choc des corps élastiques. De la perte de ces forces dans le choc des corps durs, ou en général dans les changements brusques que le système peut éprouver. De la somme des forces vives dans les situations de l’équilibre. Remarques générales sur l’économie de ces forces dans les machines.

39. En général, quelles que soient les conditions du système, les équations de condition

donneront toujours, en prenant les fonctions primes relativement au temps dont les variables sont des fonctions,

et ainsi de suite.

Or, si le système n’éprouve que l’action des forces qui résultent de ces conditions, les équations du mouvement des corps seront, comme dans le no 36, de la forme

Donc, multipliant ces équations respectivement par et les ajoutant ensemble, on aura celle-ci,

qui est entièrement indépendante des conditions du système, et qui par conséquent aura lieu en général, quelles que puissent être la disposition et la liaison mutuelle des corps qui le composent.

Cette équation a pour équation primitive

dans laquelle est une constante arbitraire. Or nous avons vu (no 11) que exprime la vitesse du corps qui décrit la courbe dont sont les coordonnées ; donc, si l’on nomme la vitesse du corps celle du corps et ainsi des autres, on aura

et l’équation précédente deviendra

Dans la fameuse dispute sur l’estimation des forces, on a appelé force vive d’un corps en mouvement le produit de sa masse et du carré de sa vitesse. Ainsi, en conservant cette dénomination, on voit, par l’équation qu’on vient de trouver, que la somme des forces vives de tous les corps d’un système est constante, lorsque ces corps n’éprouvent d’autres actions que celles qui résultent de leur liaison, et, en général, de toutes les conditions qui peuvent être exprimées par des équations entre les différentes coordonnées du corps, sans que le temps y entre. C’est dans cette loi que consiste le principe de la conservation des forces vives.

40. Si les corps agissaient, de plus, les uns sur les autres par des forces d’attraction ou de répulsion quelconques, ces forces donneraient, à la vérité, des termes de la même forme dans les valeurs des quantités en prenant pour la fonction la distance entre deux corps, et pour la force absolue que ces corps exercent l’un sur l’autre (no 25) ; mais il est évident que la condition

n’aurait pas lieu pour cette fonction comme pour celles qui résultent des conditions du système. Ainsi ces termes subsisteront dans l’équation indépendante des conditions du système, et l’on aura, par conséquent,

où l’on voit que la quantité est la fonction prime relativement à de la fonction qui est ici

Donc, en général, si l’on désigne par la distance rectiligne entre les corps et et par la force absolue d’attraction ou de répulsion que ces corps exercent l’un sur l’autre, si l’on désigne de même par la distance rectiligne entre deux autres corps du système et par la force d’attraction ou de répulsion entre ces corps, et ainsi de suite, en prenant les quantités positivement lorsqu’elles tendent à augmenter les distances et négativement lorsqu’elles tendent à diminuer ces distances, et qu’on nomme les vitesses des corps l’équation précédente deviendra

qui est également indépendante des conditions du système, mais qui renferme, comme l’on voit, les forces d’attraction ou de répulsion mutuelle.

41. Enfin, si les corps étaient en même temps attirés vers des centres fixes ou repoussés de ces centres, la même équation aurait encore lieu en prenant, par exemple, pour la distance du corps à un centre fixe et pour la force qui vient de ce centre ; et ainsi des autres. Car on peut déduire le cas des forces tendantes à des centres fixes de celui des actions mutuelles des corps, en supposant que quelques-uns de ces corps deviennent immobiles, ce qui a lieu lorsque leurs masses sont infinies ; mais, sans avoir recours à cette démonstration indirecte, il n’y a qu’à considérer que, si le corps par exemple, éprouve l’action d’une force qui part d’un centre fixe dont la position soit déterminée par les coordonnées et dont la distance à soit il en résultera (no 25), dans les valeurs des quantités les termes respectifs

et par conséquent, dans la valeur de ou de les termes

Mais étant on a

donc les termes dont il s’agit se réduisent à

D’où l’on conclura, en général, que l’équation

a lieu pour un système quelconque de corps disposés ou liés entre eux d’une manière quelconque, et qui s’attirent ou se repoussent réciproquement, ou sont attirés vers des centres fixes ou repoussés par des forces quelconques en nommant les distances mutuelles des corps qui s’attirent ou se repoussent, ou leurs distances aux centres fixes d’attraction ou de répulsion, et prenant les quantités positivement ou négativement selon que ces forces seront

répulsives ou attractives, parce que les premières tendent à augmenter, les distances et les secondes à les diminuer.

42. Si les forces sont respectivement des fonctions quelconques des distances suivant lesquelles elles agissent, ce qu’on peut toujours supposer lorsque ces forces sont indépendantes les unes des autres, ou, en général, si les quantités sont des fonctions de telles que la quantité soit la fonction prime d’une fonction de que nous désignerons par l’équation primitive de l’équation ci-dessus sera

étant une constante arbitraire ; et, dans ce cas, les forces qui agissent suivant les lignes seront représentées par les fonctions primes

Soient les valeurs de dans un instant donné, et les vitesses de dans cet instant ; l’équation précédente, rapportée à ce même instant, donnera

d’où l’on tire

donc, substituant cette valeur, on aura l’équation générale

Cette équation renferme le principe de la conservation des forces vives pris dans toute sa généralité. Elle fait voir que la force vive totale du système ne dépend que des forces actives qui animent les corps et de la position des corps relativement aux centres de ces forces, de sorte que, si dans deux instants les corps se trouvent à mêmes distances de ces centres, la somme de leurs forces vives sera aussi la même.

J’entends par forces actives les forces que les corps exercent les uns sur les autres, et dont l’effet est de changer leurs distances ou leurs positions respectives, comme les forces intrinsèques d’attraction ou de répulsion, les forces des ressorts placés entre les corps, etc. Au contraire, j’appelle forces passives les forces de résistance produites par les pressions des corps, les tensions des fils ou des verges, etc., et dont l’effet est de maintenir les corps dans une même position respective et d’empêcher que les conditions du système ne soient violées. Ces forces passives ne contribuent en rien, comme l’on voit, à la production de la force vive ; les forces actives seules l’augmentent ou la diminuent, comme elles feraient si les corps, étant mus librement, partaient des mêmes points et arrivaient aux mêmes points, en décrivant des lignes quelconques.

43. Nous avons vu que la loi du mouvement du centre de gravité et celle des aires sont indépendantes de l’action mutuelle des corps, quelle que soit cette action, soit qu’elle vienne des forces passives ou actives ; ainsi, à cet égard, ces deux lois ont une plus grande étendue que la loi de la conservation des forces vives, qui n’est indépendante que de l’action des forces passives. Il résulte de là que cette dernière loi ne peut pas subsister, comme les deux premières, dans le cas où, par l’action mutuelle des corps ou par la rencontre d’obstacles, il survient des changements brusques dans leurs mouvements, parce que ces changements sont ou peuvent toujours être regardés comme l’effet des forces actives de ressorts placés entre les corps ou entre eux et les obstacles, et qui, en se contractant ou se dilatant très-peu, maintiennent la loi de continuité dans la variation des mouvements. La force vive des corps qui subissent ainsi des changements brusques reçoit, à chacun de ces changements, une augmentation ou une diminution égale à la force vive que l’action de ces ressorts produirait si les corps n’étaient soumis qu’à cette action.

Ainsi, si les corps viennent à se rencontrer ou à rencontrer des obstacles, de manière qu’il en résulte des changements brusques dans leurs mouvements, on pourra appliquer à ces corps, pendant leur action, quelque courte qu’elle puisse être, la formule du numéro précédent, de sorte qu’en nommant leurs vitesses au commencement de l’action, les vitesses à la fin de l’action, désignant de plus par les valeurs des distances au commencement et par leurs valeurs à la fin de la même action, on aura

ce qui montre que la différence des forces vives au commencement et à la fin de l’action sera

où l’on remarquera que, quoique les quantités diffèrent très-peu des quantités la différence des fonctions semblables et peut avoir une valeur finie quelconque.

44. Comme ces fonctions sont inconnues, on ne pourrait pas déterminer, de cette manière, la variation de la force vive ; mais dans les cas particuliers on pourra la trouver d’après les conditions du problème.

Lorsque des corps se choquent, soit immédiatement, soit par l’entremise de leviers ou de machines quelconques, si les corps sont parfaitement élastiques, la compression et la restitution se font suivant la même loi, et l’action est censée durer jusqu’à ce que les corps soient revenus, par la restitution du ressort, à la même position respective où la compression a commencé. On aura donc pour ce cas, dans l’équation précédente,

et par conséquent

d’où il suit que la force vive sera la même avant et après le choc : ce qu’on sait depuis longtemps, mais dont on n’avait pas, que je sache, une démonstration simple et générale.

Au contraire, dans le choc des corps durs, l’action n’est censée durer que jusqu’à ce que les corps aient acquis des vitesses en vertu desquelles ils ne se nuisent plus et qui, par conséquent, ne produisent point d’action entre eux, Ainsi, l’effet de ces vitesses sur l’action mutuelle des corps étant nul, si on leur imprimait ces mêmes vitesses avant ou pendant l’action, elle serait la même en vertu des vitesses composées de celles-ci et des vitesses propres des corps. Donc elle serait encore la même si les vitesses imprimées étaient égales et directement contraires à celles dont nous parlons ; car l’action ne varierait pas, en supposant qu’on détruisît ces vitesses imprimées par des vitesses opposées.

Il s’ensuit de là que, dans le choc des corps durs, les vitesses après le choc, sont telles, que l’équation

subsisterait également en composant les vitesses avec les vitesses le second membre de cette équation demeurant le même, parce qu’il ne dépend que de la position mutuelle des corps avant et après le choc.

Si donc on nomme la vitesse composée de et de la vitesse composée de et de etc., l’équation deviendra

puisque les vitesses composées sont nulles.

On aura donc, pour le choc des corps durs, cette équation

Comme sont les vitesses avant le choc, et les vitesses après le choc, il est clair que seront les vitesses perdues par le choc ; par conséquent, sera la force vive qui résulterait de ces vitesses d’où l’on tire cette conclusion que, dans le choc des corps durs, il se fait une perte de forces vives égale à la force vive que les mêmes corps auraient s’ils étaient animés chacun de la vitesse qu’il perd dans le choc. Ce théorème remarquable est dû, je crois, à M. Carnot, qui l’a trouvé d’une autre manière dans son Essai sur les machines en général ; il est utile pour compléter l’équation des forces vives, dans le cas où il se fait une perte de ces forces par le choc.

45. Dans l’équation (no 41)

les quantités désignent les distances rectilignes des points où les forces sont appliquées aux centres de ces forces ainsi les quantités expriment les vitesses de ces points suivant les directions de ces mêmes forces, et, comme les quantités n’entrent point dans l’équation, il s’ensuit qu’elle a toujours lieu, quelles que soient les forces soit qu’elles tendent à des points donnés ou non, pourvu que l’on prenne pour les vitesses respectives des points où ces forces sont appliquées suivant les directions mêmes des forces.

Si les forces étaient en équilibre, la quantité serait nulle par le principe des vitesses virtuelles (no 30) ainsi l’équation précédente montre ce que cette quantité devient lorsque les forces produisent du mouvement, et l’on voit qu’elle est alors égale à la fonction prime de la moitié de la force vive de tous les corps du système, quelles que soient d’ailleurs la disposition et la liaison mutuelle de ces corps.

Donc, si dans un instant quelconque les forces qui agissent sur le système viennent à se contre-balancer, la fonction prime de la force vive sera alors nulle, et, par conséquent, la force vive sera un maximum ou un minimum (no 26, IIe Partie). En général, de toutes les situations que le système peut prendre, celle où il serait en équilibre est aussi celle où sa force vive serait un maximum ou un minimum s’il était en mouvement, et il est démontré que l’équilibre sera stable lorsque la force vive sera un maximum et qu’il ne le sera pas lorsque la force vive sera un minimum. Mais la démonstration de cette propriété singulière de l’équilibre ne peut pas être insérée ici ; on peut la voir dans la Mécanique analytique[1].

46. Puisque les quantités n’expriment que les vitesses des points où sont appliquées les forces estimées suivant la direction de ces forces, on peut prendre pour les espaces simultanés parcourus par ces points suivant ces directions. Ainsi sera la fonction prime de l’aire de la courbe dont l’abscisse serait égale à et l’ordonnée rectangle serait et de même sera la fonction prime de l’aire de la courbe dont l’abscisse serait et l’ordonnée et ainsi des autres (no 28, IIe Partie). Donc, si l’on désigne respectivement ces aires par et qu’on prenne les fonctions primitives des deux membres de l’équation du numéro précédent, on aura, en multipliant par et nommant les vitesses de lorsque les aires sont supposées commencer,

Cette équation est la même que celle du no 42, qui renferme le principe de la conservation des forces vives ; mais elle est présentée ici d’une manière indépendante des fonctions qui peuvent représenter les forces

Si l’on suppose que ces forces agissent chacune séparément sur des corps libres dont les masses soient on aura, par les équations fondamentales du no 15,

donc, multipliant respectivement par et prenant les fonctions primitives, on aura

et ainsi des autres, et étant des constantes arbitraires. Donc, si

l’on suppose, pour plus de simplicité, que les vitesses soient nulles lorsque les aires commencent, on aura

et par conséquent

où l’on voit que sont les forces vives produites séparément et librement par les forces pendant la génération des aires de sorte que ces aires elles-mêmes sont égales à la moitié des forces vives engendrées.

Donc, lorsque ces forces agissent sur des corps liés entre eux d’une manière quelconque, elles produisent, dans tout le système, une augmentation de force vive égale à la somme des forces vives que chaque force produirait en particulier si elle agissait seule sur un corps libre, et qu’elle lui fit parcourir, suivant sa direction, un espace égal à celui que le corps parcourt réellement, suivant la même direction. C’est proprement ce qui constitue le principe de la conservation des forces vives.

47. Cette loi des forces vives est d’une grande importance dans la théorie des machines. L’objet général des machines est de transmettre l’action des puissances motrices de la manière la plus propre à vaincre les résistances qui s’opposent au mouvement qu’on veut produire. Ces résistances n’étant que des forces qui agissent dans un sens contraire à celui des puissances, on peut les regarder et traiter comme des puissances négatives. Ainsi, dans une machine quelconque en mouvement, l’augmentation de la force vive totale est toujours égale à la somme des forces vives que les puissances auraient produites, moins la somme de celles qui auraient pu être produites par les résistances, si les points sur lesquels ces forces agissent s’étaient mus librement.

On peut réduire à la gravité et aux ressorts presque toutes les forces dont nous pouvons disposer. Un poids en descendant librement d’une hauteur acquiert une force vive égale à car, dans ce cas, la force étant constante, l’aire est égale au produit de l’ordonnée par l’abscisse Ainsi, lorsqu’on a à sa disposition une chute verticale d’un poids on peut dépenser une force vive égale à laquelle peut être employée dans une machine comme puissance ou comme résistance. Un ressort bandé produit, en se débandant librement, une force vive qui dépend de la force du ressort et de l’espace par lequel le ressort peut se débander, et qui est égale au double de l’aire Donc, si l’on a à sa disposition un ressort bandé jusqu’à un certain point, et qui puisse se débander par un espace donné, on est le maître de dépenser une force vive donnée et de l’employer dans une machine quelconque. Ainsi l’on peut dire qu’une chute d’eau dont la quantité et la hauteur sont données, qu’une quantité donnée de charbon, en tant qu’elle peut être employée à vaporiser une quantité donnée d’eau, qu’une quantité donnée de poudre à canon, qu’une journée de travail d’un animal donné, etc., renferment une quantité déterminée de force vive, dont on peut disposer, mais qu’on ne saurait augmenter par aucun moyen mécanique.

On peut donc toujours regarder une machine comme destinée à détruire une quantité donnée de force vive en consumant une autre force vive donnée ; et il suit du principe général que la force vive des puissances motrices doit surpasser celle des résistances d’une quantité égale à la force vive totale de tous les corps qui se meuvent en vertu de ces forces, et, s’il arrivait des changements brusques dans leurs mouvements, il y faudrait ajouter la somme des forces vives qui résulteraient des vitesses perdues dans les chocs (no 44).

On peut calculer de pçette manière l’effet de toute machine et déterminer les conditions nécessaires pour que cet effet devienne le plus grand qu’il est possible, relativement aux circonstances de la machine donnée.

Je ne m’étends pas davantage sur les applications à la Mécanique, et je ne m’arrêterai pas à résoudre des problèmes particuliers. Comme mon dessein n’est pas de donner un Traité de cette science, je me contenterai d’avoir établi, par la théorie des fonctions, les principes et les équations fondamentales de la Mécanique, qu’on ne démontre ordinairement que par la considération des infiniment petits, et d’avoir donné, d’une manière nouvelle, les lois générales du mouvement des corps animés par des forces quelconques et qui agissent les uns sur les autres, et je renverrai à la Mécanique analytique ceux qui désireraient un plus grand détail.


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  1. Œuvres de Lagrange, t. XI.