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Timée (trad. Chambry)

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Timée
Traduction par Émile Chambry.
Garnier-Flammarion (p. 400-470).
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TIMÉE


PERSONNAGES DU DIALOGUE
SOCRATE, TIMÉE, HERMOCRATE, CRITIAS


SOCRATE

I. — Un, deux, trois. Mais le quatrième de ceux qui ont été mes hôtes hier et qui me régalent aujourd’hui, où est-il, ami Timée ?

TIMÉE

Il a dû se trouver indisposé, Socrate ; car il n’aurait pas manqué volontairement cette réunion.

SOCRATE

C’est donc à toi et à ces messieurs de tenir aussi la partie de l’absent.

TIMÉE

Certainement ; nous n’y manquerons pas et nous ferons de notre mieux ; car il ne serait pas juste qu’après l’accueil si honnête que tu nous as fait hier, ceux de nous qui restent n’aient pas à cœur de te rendre la politesse.

SOCRATE

Eh bien, vous rappelez-vous toutes les questions sur lesquelles je vous avais proposé de parler ?

TIMÉE

En partie, oui. Pour celles que nous aurons oubliées, tu es là pour nous les remettre en mémoire. Ou plutôt, si cela ne t’ennuie pas, repasse-les en revue brièvement à partir du commencement, pour les mieux fixer dans nos esprits.

SOCRATE

C’est ce que je vais faire. Ce que j’ai dit hier au sujet de l’État revenait en somme à définir quelle est, à mon sentiment, la constitution la plus parfaite et par quels hommes elle doit être appliquée.

TIMÉE

Et je puis t’assurer, Socrate, que ta constitution nous a plu à tous.

SOCRATE

N’avons-nous pas commencé par séparer, dans l’État, la classe des laboureurs et de tous les autres artisans de celle des guerriers chargés de le défendre ?

TIMÉE

Si.

SOCRATE

N’avons-nous pas assigné à chacun une seule profession en rapport avec sa nature, et un seul art, et n’avons-nous pas dit que ceux qui sont chargés de combattre pour tous ne doivent pas avoir d’autre fonction que de garder la cité contre ceux du dehors ou du dedans qui voudraient lui faire du mal, et qu’ils doivent rendre la justice avec douceur à ceux qu’ils gouvernent, parce qu’ils sont leurs amis naturels, et traiter sans pitié les ennemis qui leur tombent sous la main dans les batailles ?

TIMÉE

Certainement.

SOCRATE

Aussi disions-nous que les gardiens doivent avoir une nature, à mon avis, éminemment courageuse et philosophe tout à la fois, pour qu’ils puissent, comme il le faut, être doux aux uns, rudes aux autres.

TIMÉE

Oui.

SOCRATE

Quant à l’éducation, n’avons-nous pas dit qu’il fallait les élever dans la gymnastique et la musique et dans toutes les sciences qui leur conviennent ?

TIMÉE

Certainement.

SOCRATE

Nous avons ajouté que ces gardiens ainsi élevés devaient se persuader qu’ils n’ont en propre ni or, ni argent, ni aucun autre bien, mais que, recevant, à titre d’auxiliaires, de ceux qui sont sous leur protection, un salaire de leur{{Note latérale gauche|{{Estienne|1 8b18e}}|10|1}} garde, salaire modeste, comme il convient à des hommes tempérants, ils doivent le dépenser en commun et vivre en communauté les uns avec les autres, dans le constant exercice de la vertu, à l’exclusion de toute autre occupation.

TIMÉE

On l’a dit aussi, et dans ces termes mêmes.

SOCRATE

En outre, nous avons fait aussi mention des femmes et dit comment il faut mettre leurs natures en harmonie avec celles des hommes et les rendre pareilles, et leur donner à toutes les mêmes occupations qu’aux hommes, et à la guerre et dans toutes les circonstances de la vie.

TIMÉE

Cela aussi a été dit et de cette façon.

SOCRATE

Et sur la procréation des enfants ? Il est aisé de se rappeler, vu sa nouveauté, ce que nous en avons dit. Nous avons décidé que toutes les femmes et tous les enfants seraient communs entre tous et nous avons pris des mesures pour que personne ne reconnaisse jamais ses propres enfants, que tous se considèrent comme de la même famille et voient des frères et des soeurs en tous ceux qui se trouvent dans les limites d’âge requises pour cela, des pères et des aïeux dans ceux qui remontent à des générations antérieures, et des enfants et des petits-enfants dans ceux qui appartiennent à des générations postérieures.

TIMÉE

Oui, et cela est facile à retenir par la raison que tu viens d’en donner.

SOCRATE

Et, pour obtenir, si possible, des enfants doués dès leur naissance du meilleur naturel, ne nous souvenons-nous pas d’avoir dit que les magistrats de l’un et de l’autre sexe doivent, pour assortir les époux, s’arranger secrètement, en les faisant tirer au sort, pour que les méchants d’un côté et les bons de l’autre soient unis à des femmes qui leur ressemblent, sans que personne leur en veuille pour cela, parce qu’on attribuera ces unions au hasard ?

TIMÉE

Nous nous en souvenons.

SOCRATE

N’avons-nous pas dit encore qu’il faudrait élever les enfants des bons et reléguer ceux des méchants dans les autres ordres de l’État, puis les observer sans cesse dans leur croissance, afin de faire revenir ceux qui en seraient dignes et d’envoyer à leur place ceux qui seraient indignes de rester parmi les bons ?

TIMÉE

C’est exact.

SOCRATE

Et maintenant n’avons-nous pas, en le reprenant sommairement, repassé ce que nous avons dit hier ? Ou avons-nous encore, cher Timée, à regretter quelque omission ?

TIMÉE

Non pas, c’est exactement cela que nous avons dit, Socrate.

SOCRATE

II. — Écoutez maintenant, à propos de l’État que j’ai décrit, quelle sorte de sentiment j’éprouve à son égard. Mon sentiment est à peu près celui d’un homme qui, ayant vu de beaux êtres vivants, soit représentés en peinture, soit réellement en vie, mais en repos, se prendrait à désirer de les voir entrer en mouvement et se livrer aux exercices qui paraissent convenir à leurs corps. Voilà précisément ce que j’éprouve à l’égard de l’État que j’ai dépeint. J’aurais plaisir à entendre raconter que ces luttes que soutient un État, il les affronte contre d’autres États, en marchant noblement au combat et se comportant pendant la guerre d’une manière qui réponde à l’instruction et à l’éducation des citoyens, soit dans l’action sur les champs de bataille, soit dans les négociations avec les autres États. Or sur ce terrain, Critias et Hermocrate, je me rends bien compte que je ne serai jamais capable de louer dignement de tels hommes et une telle république. Et pour ce qui est de moi, il n’y a pas là de quoi s’étonner ; mais je m’imagine qu’il en est de même des poètes, aussi bien de ceux d’aujourd’hui que de ceux d’autrefois. Ce n’est pas que je méprise le moins du monde la race des poètes ; mais il saute aux yeux que la tribu des imitateurs imitera très aisément et fort bien les choses au milieu desquelles elle a été élevée, et que ce qui est étranger à l’éducation qu’ils ont reçue est difficile à bien imiter par des actions, plus difficile encore par des discours. Quant à l’espèce des sophistes, je la tiens pour très experte en plusieurs sortes de discours et en d’autres belles choses, mais j’ai peur qu’errant comme ils le font de ville en ville et n’ayant nulle part de domicile à eux, ils ne soient hors d’état de comprendre tout ce que font et disent des hommes à la fois philosophes et politiques, qui payent de leur personne à la guerre et dans les combats et discutent les affaires avec tout monde. Reste l’espèce des gens comme vous, qui, par leur naturel et leur éducation, tiennent à la fois du philosophe et du politique. Notre ami Timée, par exemple, qui est citoyen de la ville si bien policée de Locres en Italie, et qui dans son pays ne le cède à personne ni pour la fortune ni pour la naissance, a exercé les plus grandes charges et joui des plus grands honneurs dans sa patrie, et il s’est élevé de même au faîte de la philosophie dans toutes ses branches. Quant à Critias, nous savons tous ici qu’il n’est étranger à rien de ce qui nous occupe. Pour Hermocrate, de nombreux témoignages nous forcent à croire qu’il est, de par son naturel et son éducation, à la hauteur de toutes ces questions. C’est en pensant à vos talents qu’hier, quand vous m’avez prié de vous exposer mes vues sur l’État, j’y ai consenti de grand coeur. Je savais que personne ne serait plus capable que vous autres, si vous le vouliez, de poursuivre un pareil propos. Car après avoir engagé la cité dans une guerre honorable, il n’y a que vous parmi les hommes de notre temps qui puissiez achever de lui donner tout ce qui lui convient. Maintenant que j’ai traité la question dont vous m’aviez chargé, je vous prie à mon tour de traiter celle que je vous propose à présent. Après vous être concertés entre vous, vous êtes convenus d’un commun accord de reconnaître mon hospitalité en me rendant discours pour discours. J’ai fait toilette pour recevoir la vôtre et vous m’y voyez tout disposé.

HERMOCRATE

Sois sûr, Socrate, que, comme l’a dit notre ami Timée, nous y mettrons tout notre empressement et que nous n’alléguerons aucun prétexte pour te refuser. Dès hier même, en sortant d’ici, pour gagner la chambre où nous logeons chez Critias, nous avons, à peine arrivés, et même avant, tout le long de la route, réfléchi à ce que tu demandes. Critias nous a fait alors un récit reposant sur une ancienne tradition. Redis-le-lui, Critias, pour qu’il nous aide à juger si elle répond ou non à ce qu’il requiert de nous.

CRITIAS

C’est ce qu’il faut faire, si notre troisième compagnon, Timée, est aussi de cet avis.

TIMÉE

Oui, j’en suis.

CRITIAS

Écoute donc, Socrate, une histoire à la vérité fort étrange, mais exactement vraie, comme l’a jadis affirmé Solon, le plus sage des sept sages. Il était parent et grand ami de Dropidès, mon bisaïeul, comme il le dit lui-même en maint endroit de ses poésies. Or il raconta à Critias, mon grand-père, comme ce vieillard me le redit à son tour, que notre ville avait autrefois accompli de grands et admirables exploits, effacés aujourd’hui par le temps et les destructions d’hommes. Mais il en est un qui les surpasse tous, et qu’il convient de rappeler aujourd’hui, à la fois pour te payer de retour et pour rendre à la déesse, à l’occasion de cette fête, un juste et véritable hommage, comme si nous chantions un hymne à sa louange.

SOCRATE

C’est bien dit. Mais quel est donc cet antique exploit dont on ne parle plus, mais qui fut réellement accompli par notre ville, et que Critias a rapporté sur la foi de Solon ?

CRITIAS

Je vais redire cette vieille histoire, comme je l’ai entendu raconter par un homme qui n’était pas jeune. Car Critias était alors, à ce qu’il disait, près de ses quatre-vingt-dix ans, et moi j’en avais dix tout au plus. C’était justement le jour de Couréotis pendant les Apaturies. La fête se passa comme d’habitude pour nous autres enfants. Nos pères nous proposèrent des prix de déclamation poétique. On récita beaucoup de poèmes de différents poètes, et comme ceux de Solon étaient alors dans leur nouveauté, beaucoup d’entre nous les chantèrent. Un membre de notre phratrie dit alors, soit qu’il le pensât réellement, soit qu’il voulût faire plaisir à Critias, qu’il regardait Solon non seulement comme le plus sage des hommes, mais encore, pour ses dons poétiques, comme le plus noble des poètes. Le vieillard, je m’en souviens fort bien, fut ravi de l’entendre et lui dit en souriant : « Oui, Amymandre, s’il n’avait pas fait de la poésie en passant et qu’il s’y fût adonné sérieusement, comme d’autres l’ont fait, s’il avait achevé l’ouvrage qu’il avait rapporté d’Égypte, et si les factions et les autres calamités qu’il trouva ici à son retour ne l’avaient pas contraint de la négliger complètement, à mon avis, ni Hésiode, ni Homère, ni aucun autre poète ne fût jamais devenu plus célèbre que lui. — Quel était donc cet ouvrage, Critias ? dit Amymandre. — C’était le récit de l’exploit le plus grand et qui mériterait d’être le plus renommé de tous ceux que cette ville ait jamais accomplis ; mais le temps et la mort de ses auteurs n’ont pas permis que ce récit parvînt jusqu’à nous. — Raconte-moi dès le début, reprit l’autre, ce qu’en disait Solon et comment et à qui il l’avait ouï conter comme une histoire véritable. »

« Il y a en Égypte, dit Critias, dans le Delta, à la pointe duquel le Nil se partage, un nome appelé saïtique, dont la principale ville est Saïs, patrie du roi Amasis. Les habitants honorent comme fondatrice de leur ville une déesse dont le nom égyptien est Neith et le nom grec, à ce qu’ils disent, Athéna. Ils aiment beaucoup les Athéniens et prétendent avoir avec eux une certaine parenté. Son voyage l’ayant amené dans cette ville, Solon m’a raconté qu’il y fut reçu avec de grands honneurs, puis qu’ayant un jour interrogé sur les antiquités les prêtres les plus versés dans cette matière, il avait découvert que ni lui, ni aucun autre Grec n’en avait pour ainsi dire aucune connaissance. Un autre jour, voulant engager les prêtres à parler de l’antiquité, il se mit à leur raconter ce que l’on sait chez nous de plus ancien. Il leur parla de Phoroneus, qui fut, dit-on, le premier homme, et de Niobé, puis il leur conta comment Deucalion et Pyrrha survécurent au déluge ; il fit la généalogie de leurs descendants et il essaya, en distinguant les générations, de compter combien d’années s’étaient écoulées depuis ces événements.

Alors un des prêtres, qui était très vieux, lui dit : « Ah ! Solon, Solon, vous autres Grecs, vous êtes toujours des enfants, et il n’y a point de vieillard en Grèce. » A ces mots : « Que veux-tu dire par là ? demanda Solon. — Vous êtes tous jeunes d’esprit, répondit le prêtre ; car vous n’avez dans l’esprit aucune opinion ancienne fondée sur une vieille tradition et aucune science blanchie par le temps. Et en voici la raison. Il y a eu souvent et il y aura encore souvent des destructions d’hommes causées de diverses manières, les plus grandes par le feu et par l’eau, et d’autres moindres par mille autres choses. Par exemple, ce qu’on raconte aussi chez vous de Phaéton, fils du Soleil, qui, ayant un jour attelé le char de son père et ne pouvant le maintenir dans la voie paternelle, embrasa tout ce qui était sur la terre et périt lui-même frappé de la foudre, a, il est vrai, l’apparence d’une fable ; mais la vérité qui s’y recèle, c’est que les corps qui circulent dans le ciel autour de la terre dévient de leur course et qu’une grande conflagration qui se produit à de grands intervalles détruit ce qui est sur la surface de la terre. Alors tous ceux qui habitent dans les montagnes et dans les endroits élevés et arides périssent plutôt que ceux qui habitent au bord des fleuves et de la mer. Nous autres, nous avons le Nil, notre sauveur ordinaire, qui, en pareil cas aussi, nous préserve de cette calamité par ses débordements. Quand, au contraire, les dieux submergent la terre sous les eaux pour la purifier, les habitants des montagnes, bouviers et pâtres, échappent à la mort, mais ceux qui résident dans vos villes sont emportés par les fleuves dans la mer, tandis que chez nous, ni dans ce cas, ni dans d’autres, l’eau ne dévale jamais des hauteurs dans les campagnes ; c’est le contraire, elles montent naturellement toujours d’en bas. Voilà comment et pour quelles raisons on dit que c’est chez nous que se sont conservées les traditions les plus anciennes. Mais en réalité, dans tous les lieux où le froid ou la chaleur excessive ne s’y oppose pas, la race humaine subsiste toujours plus ou moins nombreuse. Aussi tout ce qui s’est fait de beau, de grand ou de remarquable sous tout autre rapport, soit chez vous, soit ici, soit dans tout autre pays dont nous ayons entendu parler, tout cela se trouve ici consigné par écrit dans nos temples depuis un temps immémorial et s’est ainsi conservé. Chez vous, au contraire, et chez les autres peuples, à peine êtes-vous pourvus de l’écriture et de tout ce qui est nécessaire aux cités que de nouveau, après l’intervalle de temps ordinaire, des torrents d’eau du ciel fondent sur vous comme une maladie et ne laissent survivre de vous que les illettrés et les ignorants, en sorte que vous vous retrouvez au point de départ comme des jeunes, ne sachant rien de ce qui s’est passé dans les temps anciens, soit ici, soit chez vous. Car ces généalogies de tes compatriotes que tu récitais tout à l’heure, Solon, ne diffèrent pas beaucoup de contes de nourrices. Tout d’abord vous ne vous souvenez que d’un seul déluge terrestre, alors qu’il y en a eu beaucoup auparavant ; ensuite vous ignorez que la plus belle et la meilleure race qu’on ait vue parmi les hommes a pris naissance dans votre pays, et que vous en descendez, toi et toute votre cité actuelle, grâce à un petit germe échappé au désastre. Vous l’ignorez, parce que les survivants, pendant beaucoup de générations, sont morts sans rien laisser par écrit. Oui, Solon, il fut un temps où, avant la plus grande des destructions opérées par les eaux, la cité qui est aujourd’hui Athènes fut la plus vaillante à la guerre et sans comparaison la mieux policée à tous égards : c’est elle qui, dit-on, accomplit les plus belles choses et inventa les plus belles institutions politiques dont nous ayons entendu parler sous le ciel. »

Solon m’a rapporté qu’en entendant cela, il fut saisi d’étonnement et pria instamment les prêtres de lui raconter exactement et de suite tout ce qui concernait ses concitoyens d’autrefois. Alors le vieux prêtre lui répondit : « Je n’ai aucune raison de te refuser, Solon, et je vais t’en faire un récit par égard pour toi et pour ta patrie, et surtout pour honorer la déesse qui protège votre cité et la nôtre et qui les a élevées et instruites, la vôtre, qu’elle a formée la première, mille ans avant la nôtre, d’un germe pris à la terre et à Héphaïstos, et la nôtre par la suite. Depuis l’établissement de la nôtre, il s’est écoulé huit mille années : c’est le chiffre que portent nos livres sacrés. C’est donc de tes conci- toyens d’il y a neuf mille ans que je vais t’exposer brièvement les institutions et le plus glorieux de leurs exploits. Nous reprendrons tout en détail et de suite, une autre fois, quand nous en aurons le loisir, avec les textes à la main. Compare d’abord leurs lois avec les nôtres. Tu verras qu’un bon nombre de nos lois actuelles ont été copiées sur celles qui étaient alors en vigueur chez vous. C’est ainsi d’abord que la classe des prêtres est séparée des autres ; de même celle des artisans, où chaque profession a son travail spécial, sans se mêler à une autre, et celle des bergers, des chasseurs, des laboureurs. Pour la classe des guerriers, tu as sans doute remarqué qu’elle est chez nous également séparée de toutes les autres ; car la loi leur interdit de s’occuper d’aucune autre chose que de la guerre. Ajoute à cela la forme des armes, boucliers et lances, dont nous nous sommes servis, avant tout autre peuple de l’Asie, en ayant appris l’usage de la déesse qui vous l’avait d’abord enseigné. Quant à la science, tu vois sans doute avec quel soin la loi s’en est occupée ici dès le commencement, ainsi que de l’ordre du monde. Partant de cette étude des choses divines, elle a découvert tous les arts utiles à la vie humaine, jusqu’à la divination et à la médecine, qui veille à notre santé, et acquis toutes les connaissances qui s’y rattachent.

C’est cette constitution même et cet ordre que la déesse avait établis chez vous d’abord, quand elle fonda votre ville, ayant choisi l’endroit où vous êtes nés, parce qu’elle avait prévu que son climat heureusement tempéré y produirait des hommes de haute intelligence. Comme elle aimait à la fois la guerre et la science, elle a porté son choix sur le pays qui devait produire les hommes les plus semblables à elle-même et c’est celui-là qu’elle a peuplé d’abord. Et vous vous gouverniez par ces lois et de meilleures encore, surpassant tous les hommes dans tous les genres de mérite, comme on pouvait l’attendre de rejetons et d’élèves des dieux. Nous gardons ici par écrit beaucoup de grandes actions de votre cité qui provoquent l’admiration, mais il en est une qui les dépasse toutes en grandeur et en héroïsme. En effet, les monuments écrits disent que votre cité détruisit jadis une immense puissance qui marchait insolemment sur l’Europe et l’Asie tout entières, venant d’un autre monde situé dans l’océan Atlantique. On pouvait alors traverser cet Océan ; car il s’y trouvait une île devant ce détroit que vous appelez, dites-vous, les colonnes d’Héraclès. Cette île était plus grande que la Libye et l’Asie réunies. De cette île on pouvait alors passer dans les autres îles et de celles-ci gagner tout le continent qui s’étend en face d’elles et borde cette véritable mer. Car tout ce qui est en deçà du détroit dont nous parlons ressemble à un port dont l’entrée est étroite, tandis que ce qui est au-delà forme une véritable mer et que la terre qui l’entoure a vraiment tous les titres pour être appelée continent. Or dans cette île Atlantide, des rois avaient formé une grande et admirable puissance, qui étendait sa domination sur l’île entière et sur beaucoup d’autres îles et quelques parties du continent. En outre, en deçà du détroit, de notre côté, ils étaient maîtres de la Libye jusqu’à l’Égypte, et de l’Europe jusqu’à la Tyrrhénie. Or, un jour, cette puissance, réunissant toutes ses forces, entreprit d’asservir d’un seul coup votre pays, le nôtre et tous les peuples en deçà du détroit. Ce fut alors, Solon, que la puissance de votre cité fit éclater aux yeux du monde sa valeur et sa force. Comme elle l’emportait sur toutes les autres par le courage et tous les arts de la guerre, ce fut elle qui prit le commandement des Hellènes ; mais, réduite à ses seules forces par la défection des autres et mise ainsi dans la situation la plus critique, elle vainquit les envahisseurs, éleva un trophée, préserva de l’esclavage les peuples qui n’avaient pas encore été asservis, et rendit généreusement à la liberté tous ceux qui, comme nous, habitent à l’intérieur des colonnes d’Héraclès. Mais dans le temps qui suivit, il y eut des tremblements de terre et des inondations extraordinaires, et, dans l’espace d’un seul jour et d’une seule nuit néfastes, tout ce que vous aviez de combattants fut englouti d’un seul coup dans la terre, et l’île Atlantide, s’étant abîmée dans la mer, disparut de même. Voilà pourquoi, aujourd’hui encore, cette mer-là est impraticable et inexplorable, la navigation étant gênée par les bas fonds vaseux que l’île a formés en s’affaissant. »

Voilà, Socrate, brièvement résumé, ce que m’a dit Critias, qui le tenait de Solon. Hier, quand tu parlais de ta république et que tu en dépeignais les citoyens, j’étais émerveillé, en me rappelant ce que je viens de dire. Je me demandais par quel merveilleux hasard tu te rencontrais si à propos sur la plupart des points avec ce que Solon en avait dit. Je n’ai pas voulu vous en parler sur le moment ; car, après si longtemps, mes souvenirs n’étaient pas assez nets. J’ai pensé qu’il fallait n’en parler qu’après les avoir tous bien ressaisis dans mon esprit. C’est pour cela que j’ai si vite accepté la tâche que tu nous as imposée hier, persuadé que, si la grande affaire, en des entretiens comme le nôtre, est de prendre un thème en rapport au dessein que l’on a, nous trouverions dans ce que je propose le thème approprié à notre plan. C’est ainsi qu’hier, comme l’a dit Hermocrate, je ne fus pas plus tôt sorti d’ici que, rappelant mes souvenirs, je les rapportai à ces messieurs, et qu’après les avoir quittés, en y songeant la nuit, j’ai à peu près tout ressaisi. Tant il est vrai, comme on dit, que ce que nous avons appris étant enfants se conserve merveilleusement dans notre mémoire ! Pour ma part, ce que j’ai entendu hier, je ne sais si je pourrais me le rappeler intégralement ; mais ce que j’ai appris il y a très longtemps, je serais bien surpris qu’il m’en fût échappé quelque chose. J’avais alors tant de plaisir, une telle joie d enfant à entendre le vieillard, et il me répondait de si bon coeur, tandis que je ne cessais de l’interroger, que son récit est resté fixé en moi, aussi indélébile qu’une peinture à l’encaustique. De plus, ce matin même, j’ai justement conté tout cela à nos amis, pour leur fournir à eux aussi des matières pour la discussion.

Et maintenant, car c’est à cela que tendait tout ce que je viens de dire, je suis prêt, Socrate, à rapporter cette histoire non pas sommairement, mais en détail, comme je l’ai entendue. Les citoyens et la cité que tu nous as représentés hier comme dans une fiction, nous allons les transférer dans la réalité ; nous supposerons ici que cette cité est Athènes et nous dirons que les citoyens que tu as imaginés sont ces ancêtres réels dont le prêtre a parlé. Entre les uns et les autres la concordance sera complète et nous ne dirons rien que de juste en affirmant qu’ils sont bien les hommes réels de cet ancien temps. Nous allons essayer tous, en nous partageant les rôles, d’accomplir aussi bien que nous le pourrons la tâche que tu nous as imposée. Reste à voir, Socrate, si ce sujet est à notre gré, ou s’il faut en chercher un autre à sa place.

SOCRATE

Et quel autre, Critias, pourrions-nous choisir de préférence à celui-là ? C’est celui qui convient le mieux, parce que c’est le mieux approprié au sacrifice qu’on offre en ce jour à la déesse, et le fait qu’il ne s’agit pas d’une fiction, mais d’une histoire vraie est d’un intérêt capital. Comment et où trouverons-nous d’autres sujets si nous rejetons celui-là ? Ce n’est pas possible. Parlez donc, et bonne chance à vos discours ! Pour moi, en échange de mes discours d’hier, j’ai droit à me reposer et à vous écouter à mon tour.

CRITIAS

Vois maintenant, Socrate, comment nous avons réglé le festin d’hospitalité que nous voulons t’offrir. Nous avons décidé que Timée, qui est le plus savant d’entre nous en astronomie et qui a fait de la nature du monde sa principale étude, serait le premier à parler, et qu’il commencerait par la formation de l’univers pour finir par la nature de l’homme. C’est moi qui prendrai la suite, et, après avoir reçu de ses mains l’humanité dont il aura décrit l’origine, et des tiennes certains hommes spécialement instruits par toi, je les ferai comparaître devant nous, comme devant des juges, et, suivant le récit et la législation de Solon, je ferai d’eux des citoyens de notre cité, les considérant comme ces Athéniens d’autrefois, dont la tradition des récits sacrés nous a révélé la dispa rition, et dès lors je parlerai d’eux comme étant des citoyens d’Athènes.

SOCRATE

C’est, à ce que je vois, un régal intellectuel complet et brillant que vous allez me rendre. C’est maintenant, paraît-il, à toi, Timée, de prendre la parole, après avoir, suivant l’usage, invoqué les dieux.

TIMÉE

Quant à cela, Socrate, tu as raison : tous les hommes qui ont quelque grain de sagesse, ne manquent jamais au début de toute entreprise petite ou grande, d’implorer une divinité. Pour nous, qui allons discourir sur l’univers, dire comment il est né, ou s’il n’a pas eu de naissance, nous sommes tenus, à moins d’avoir entièrement perdu le sens, d’appeler à notre aide les dieux et les déesses et de les prier que tous nos propos soient avant tout à leur gré, puis, en ce qui nous concerne, logiquement déduits. Que telle soit donc notre invocation, en ce qui regarde les dieux ; quant à nous, invoquons-les pour que vous me compreniez facilement et que je vous expose très clairement ma pensée sur le sujet qui nous occupe.

Il faut d’abord, à mon avis, se poser cette double question : en quoi consiste ce qui existe toujours, sans avoir eu de naissance ? En quoi consiste ce qui devient toujours et n’est jamais ? Le premier est appréhensible à la pensée aidée du raisonnement, parce qu’il est toujours le même, tandis que le second est conjecturé par l’opinion accompagnée de la sensation irraisonnée, parce qu’il naît et périt, mais n’existe jamais réellement. De plus, tout ce qui naît procède nécessairement d’une cause ; car il est impossible que quoi que ce soit prenne naissance sans cause. Lors donc que l’ouvrier, l’oeil toujours fixé sur l’être immuable, travaille d’après un tel modèle et en reproduit la forme et la vertu, tout ce qu’il exécute ainsi est nécessairement beau. Si, au contraire, il fixe les yeux sur ce qui est né et prend un modèle de ce genre, il ne fait rien de beau.

Quant au ciel entier, ou monde, ou s’il y a quelque autre nom qui lui soit mieux approprié, donnons-le-lui, il faut, en ce qui le touche, se poser d’abord la question qu’on doit se poser dès le début pour toute chose. A-t-il toujours existé, sans avoir aucun commencement de génération, ou est-il né, et a-t-il eu un commencement ? Il est né ; car il est visible, tangible et corporel, et toutes les choses de ce genre sont sensibles, et les choses sensibles, appréhensibles à l’opinion accompagnée de la sensation, sont, nous l’avons vu, sujettes au devenir et à la naissance. Nous disons d’autre part que ce qui est né doit nécessairement sa naissance à quelque cause. Quant à l’auteur et père de cet univers, il est difficile de le trouver, et, après l’avoir trouvé, de le faire connaître à tout le monde.

Il est une autre question qu’il faut examiner à propos de l’univers, à savoir d’après lequel des deux modèles son architecte l’a construit, d’après le modèle immuable et toujours le même, ou d’après celui qui est né. Or, si ce monde est beau et son auteur excellent, il est évident qu’il a eu les yeux sur le modèle éternel ; s’ils sont au contraire ce qu’il n’est même pas permis de dire, c’est sur le modèle qui est né. Il est donc clair pour tout le monde qu’il a eu les yeux sur le modèle éternel. Car le monde est la plus belle des choses qui sont nées, et son auteur la meilleure des causes. Donc, si le monde a été produit de cette manière, il a été formé sur le modèle de ce qui est compris par le raisonnement et l’intelligence et qui est toujours identique à soi-même.

Dans ces conditions, il est aussi absolument nécessaire que ce monde-ci soit l’image de quelque chose. Or en toute matière, il est de la plus haute importance de commencer par le commencement naturel. En conséquence, à propos de l’image et de son modèle, il faut faire les distinctions suivantes : les paroles ont une parenté naturelle avec les choses qu’elles expriment. Expriment-elles ce qui est stable, fixe et visible à l’aide de l’intelligence, elles sont stables et fixes, et, autant qu’il est possible et qu’il appartient à des paroles d’être irréfutables et invincibles, elles ne doivent rien laisser à désirer à cet égard. Expriment-elles au contraire ce qui a été copié sur ce modèle et qui n’est qu’une image, elles sont vraisemblables et proportionnées à leur objet, car ce que l’être est au devenir, la vérité l’est à la croyance. Si donc, Socrate, il se rencontre maint détail en mainte question touchant les dieux et la genèse du monde, où nous soyons incapables de fournir des explications absolument et parfaitement cohérentes et exactes, n’en sois pas étonné ; mais si nous en fournissons qui ne le cèdent à aucune autre en vraisemblance, il faudra nous en contenter, en nous rappelant que moi qui parle et vous qui jugez nous ne sommes que des hommes et que sur un tel sujet il convient d’accepter le mythe vraisemblable, sans rien chercher au-delà.

SOCRATE

C’est parfait, Timée, et l’on ne peut qu’approuver ta demande. Nous avons accueilli ton prélude avec admiration ; exécute à présent ton morceau sans t’interrompre.

TIMÉE

Disons donc pour quelle cause celui qui a formé le devenir et l’univers l’a formé. Il était bon, et, chez celui qui est bon, il ne naît jamais d’envie pour quoi que ce soit. Exempt d’envie, il a voulu que toutes choses fussent, autant que possible, semblables à lui-même. Que ce soit là le principe le plus effectif du devenir et de l’ordre du monde, c’est l’opinion d’hommes sages, qu’on peut admettre en toute sûreté. Le dieu, en effet, voulant que tout fût bon et que rien ne fût mauvais, autant que cela est possible, prit toute la masse des choses visibles, qui n’était pas en repos, mais se mouvait sans règle et sans ordre, et la fit passer du désordre à l’ordre, estimant que l’ordre était préférable à tous égards.

Or il n’était pas et il n’est pas possible au meilleur de faire une chose qui ne soit pas la plus belle. Ayant donc réfléchi, il s’aperçut que des choses visibles par nature il ne pourrait jamais sortir un tout privé d’intelligence qui fût plus beau qu’un tout intelligent, et, en outre, que dans aucun être il ne pouvait y avoir d’intelligence sans âme. En conséquence, il mit l’intelligence dans l’âme, et l’âme dans le corps, et il construisit l’univers de manière à en faire une oeuvre qui fût naturellement la plus belle possible et la meilleure. Ainsi, à raisonner suivant la vraisemblance, il faut dire que ce monde, qui est un animal, véritablement doué d’une âme et d’une intelligence, a été formé par la providence du dieu.

Ceci posé, il nous faut dire ensuite à la ressemblance de quel être vivant il a été formé par son auteur. Ne croyons pas que ce fut à la ressemblance d’aucun de ces objets qui par leur nature ne sont que des parties ; car rien de ce qui ressemble à un être incomplet ne peut jamais être beau. Mais ce qui comprend comme des parties tous les autres animaux, pris individuellement ou par genres, posons en principe que c’est à cela que le monde ressemble par-dessus tout. Ce modèle, en effet, embrasse et contient en lui-même tous les animaux intelligibles, comme ce monde contient et nous-mêmes et tout ce qu’il a produit d’animaux visibles. Car Dieu, voulant lui donner la plus complète ressemblance avec le plus beau des êtres intelligibles et le plus parfait à tous égards, a formé un seul animal visible, qui renferme en lui tous les animaux qui lui sont naturellement apparentés.

Mais avons-nous eu raison d’ajouter qu’il n y a qu un ciel, ou était-il plus juste de dire qu’il y en a beaucoup et même un nombre infini ? Il n’y en a qu’un, s’il doit être construit suivant le modèle. Car ce qui contient tout ce qu’il y a d’animaux intelligibles ne pourrait jamais coexister avec un autre et occuper la seconde place, autrement il faudrait admettre, outre ces deux-là, un troisième animal, où ils seraient enfermés comme des parties ; et ce ne serait plus sur ces deux-là, mais sur celui qui les contiendrait qu’on pourrait dire à juste titre que notre monde a été modelé. Afin donc que notre monde fût semblable en unité à l’animal parfait, l’auteur n’en a fait ni deux, ni un nombre infini ; il n’est né que ce ciel unique et il n’en naîtra plus d’autre. Or ce qui a commencé d’être doit nécessairement être corporel et ainsi visible et tangible ; mais, sans feu, rien ne saurait être visible, ni tangible sans quelque chose de solide, ni solide sans terre. Aussi est-ce du feu et de la terre que le dieu prit d’abord, quand il se mit à composer le corps de l’univers. Mais, si l’on n’a que deux choses, il est impossible de les combiner convenablement sans une troisième ; car il faut qu’il y ait entre les deux un lien qui les unisse. Or, de tous les liens, le meilleur est celui qui, de lui-même et des choses qu’il unit, forme une unité aussi parfaite que possible, et cette unité, c’est la proportion qui est de nature à le réaliser complètement. Lorsqu’en effet, de trois nombres quelconques, cubiques ou carrés, le moyen est au dernier ce que le premier est au moyen et qu’inversement le moyen est au premier ce que le dernier est au moyen, le moyen devenant tour à tour le premier et le dernier, et le dernier et le premier devenant l’un et l’autre les moyens, il s’ensuivra nécessairement que tous les termes seront les mêmes et qu’étant les mêmes les uns que les autres, ils formeront à eux tous un tout. Si donc le corps de l’univers avait dû être une simple surface, sans profondeur, un seul terme moyen aurait suffi pour lier ensemble les deux extrêmes et lui-même. Mais, en fait, il convenait que ce fût un corps solide. Aussi, comme les solides sont toujours joints par deux médiétés, et jamais par une seule, le dieu a mis l’eau et l’air entre le feu et la terre et les a fait proportionnés l’un à l’autre, autant qu’il était possible, de sorte que ce que le feu est à l’air, l’air le fût à l’eau et que ce que l’air est à l’eau, l’eau le fût à la terre et c’est ainsi qu’il a lié ensemble et composé un ciel visible et tangible. C’est de cette manière et de ces éléments, au nombre de quatre, que le corps du monde a été formé. Accordé par la proportion, il tient de ces conditions l’amitié, si bien que, parvenu à l’unité complète, il est devenu indissoluble par tout autre que celui qui l’a uni.

Chacun des quatre éléments est entré tout entier dans la composition du monde, car son auteur l’a composé de tout le feu, de toute l’eau, de tout l’air et de toute la terre sans laisser en dehors de lui aucune portion ni puissance d’aucun de ces éléments. Son dessein était en premier lieu qu’il y eût, autant que possible, un animal entier, parfait et formé de parties parfaites, et en outre qu’il fût un, vu qu’il ne restait rien dont aurait pu naître quelque chose de semblable, et, en dernier lieu, pour qu’il échappât à la vieillesse et à la maladie. Il savait en effet que, lorsqu’un corps composé est entouré du dehors et attaqué à contretemps par le chaud, le froid et tout autre agent énergique, ils le dissolvent, y introduisent les maladies et la vieillesse et le font périr. Voilà pourquoi et pour quelle raison le dieu a construit avec tous les touts ce tout unique, parfait et inaccessible à la vieillesse et à la maladie.

Pour la forme, il lui a donné celle qui lui convenait et avait de l’affinité avec lui. Or la forme qui convenait à l’animal qui devait contenir en lui tous les animaux, c’était celle qui renferme en elle toutes les autres formes. C’est pourquoi le dieu a tourné le monde en forme de sphère, dont les extrémités sont partout à égale distance du centre, cette forme circulaire étant la plus parfaite de toutes et la plus semblable à elle-même, car il pensait que le semblable est infiniment plus beau que le dissemblable. En outre, il arrondit et polit toute sa surface extérieure pour plusieurs raisons. Il n’avait en effet besoin ni d’yeux, puisqu’il ne restait rien de visible en dehors de lui, ni d’oreilles, puisqu’il n’y avait non plus rien à entendre. Il n’y avait pas non plus d’air environnant qui exigeât une respiration. Il n’avait pas non plus besoin d’organe, soit pour recevoir en lui la nourriture, soit pour la rejeter, après en avoir absorbé le suc. Car rien n’en sortait et rien n’y entrait de nulle part, puisqu’il n’y avait rien en dehors de lui. L’art de son auteur l’a fait tel qu’il se nourrit de sa propre perte et que c’est en lui-même et par lui-même que se produisent toutes ses affections et ses actions. Celui qui l’a composé a pensé qu’il serait meilleur, s’il se suffisait à lui-même, que s’il avait besoin d’autre chose. Quant aux mains, qui ne lui serviraient ni pour saisir ni pour repousser quoi que ce soit, il jugea qu’il était inutile de lui en ajouter, pas plus que des pieds ou tout autre organe de locomotion. Il lui attribua un mouvement approprié à son corps, celui des sept mouvements 100 qui s’ajuste le mieux à l’intelligence et à la pensée. En conséquence, il le fit tourner uniformément sur lui-même à la même place et c’est le mouvement circulaire qu’il lui imposa ; pour les six autres mouvements, il les lui interdit et l’empêcha d’errer comme eux. Comme il n’était pas besoin de pieds pour cette rotation, il l’enfanta sans jambes et sans pieds.

C’est par toutes ces raisons que le dieu qui est toujours, songeant au dieu qui devait être un jour, en fit un corps poli, partout homogène, équidistant de son centre, complet, parfait, composé de corps parfaits. Au centre, il mit une âme ; il l’étendit partout et en enveloppa même le corps à l’extérieur. Il forma de la sorte un ciel circulaire et qui se meut en cercle, unique et solitaire, mais capable, en raison de son excellence, de vivre seul avec lui-même, sans avoir besoin de personne autre, et, en fait de connaissances et d’amis, se suffisant à lui-même. En lui donnant toutes ces qualités il engendra un dieu bienheureux.

Mais cette âme, dont nous entreprenons de parler après le corps, ne fut pas formée par le dieu après le corps ; car, en les unissant, il n’aurait pas permis que le plus vieux reçût la loi du plus jeune. Nous autres, qui participons grandement du hasard et de l’accidentel, il est naturel que nous parlions aussi au hasard. Mais le dieu a fait l’âme avant le corps et supérieure au corps en âge et en vertu, parce qu’elle était destinée à dominer et à commander, et le corps à obéir.

Voici de quels éléments et de quelle manière il la composa. Avec la substance indivisible et toujours la même et avec la substance divisible qui naît dans les corps, il forma, en combinant les deux, une troisième espèce de substance intermédiaire, laquelle participe à la fois de la nature du Même et de celle de l’Autre, et il la plaça en conséquence au milieu de la substance indivisible et de la substance corporelle divisible. Puis, prenant les trois, il les combina toutes en une forme unique, harmonisant de force avec le Même la nature de l’Autre qui répugne au mélange. Quand il eut mélangé les deux premières avec la troisième et des trois fait un seul tout, il le divisa en autant de parties qu’il était convenable, chacune étant un mélange du Même, de l’Autre et de la troisième substance. Voici comment il s’y prit. Du tout il sépara d’abord une partie ; après celle-là, il en retira une autre, double, puis une troisième, une fois et demie plus grande que la seconde, et triple de la première, puis une quatrième, double de la seconde, puis une cinquième, triple de la troisième, puis une sixième, octuple de la première, et enfin une septième, vingt-sept fois plus grande que la première. Cela fait, il remplit les intervalles doubles et triples, en coupant encore des portions du mélange primitif et les plaçant dans ces intervalles de manière qu’il y eût dans chaque intervalle deux médiétés, l’une surpassant les extrêmes et surpassée par eux de la même fraction de chacun d’eux, l’autre surpassant un extrême du même nombre dont elle est surpassée par l’autre. De ces liens introduits dans les premiers intervalles résultèrent de nouveaux intervalles de un plus un demi, un plus un tiers, un plus un huitième. Alors le dieu remplit tous les intervalles de un plus un tiers à l’aide de l’intervalle de un plus un huitième, laissant dans chacun d’eux une fraction telle que l’intervalle restant fût défini par le rapport du nombre deux cent cinquante-six au nombre deux cent quarante-trois. De cette façon le mélange sur lequel il avait coupé ces parties se trouva employé tout entier.

Alors il coupa toute cette composition en deux dans le sens de la longueur, et croisant chaque moitié sur le milieu de l’autre en forme d’un x, il les courba en cercle et unit les deux extrémités de chacune avec elle-même et celles de l’autre au point opposé à leur intersection. Il les enveloppa dans le mouvement qui tourne uniformément à la même place et il fit un de ces cercles extérieur et l’autre intérieur. Il désigna le mouvement du cercle extérieur pour être le mouvement de la nature du Même, et celui du cercle intérieur le mouvement de la nature de l’Autre. Il fit tourner le mouvement du Même suivant le côté vers la droite et celui de l’Autre suivant la diagonale vers la gauche, et il donna la prééminence à la révolution du Même et du Semblable ; car, seule, il la laissa sans la diviser. Au contraire, il divisa la révolution intérieure en six endroits et en fit sept cercles inégaux, correspondant à chaque intervalle du double et du triple, de façon qu’il y en eût trois de chaque sorte. Il ordonna à ces cercles d’aller en sens contraire les uns des autres, trois avec la même vitesse, les quatre autres avec des vitesses différentes tant entre eux qu’avec les trois premiers, mais suivant une proportion réglée.

Lorsque la composition de l’âme fut achevée au gré de son auteur, il disposa au-dedans d’elle tout ce qui est corporel et il les ajusta ensemble en les liant centre à centre. Alors l’âme, tissée à travers tout le ciel, du centre à l’extrémité, l’enveloppant en cercle du dehors et tournant sur elle-même, inaugura le divin début d’une vie perpétuelle et sage pour toute la suite des temps. Ainsi naquirent d’une part le corps visible du ciel, et de l’autre, l’âme invisible, mais participant à la raison et à l’harmonie, la meilleure des choses engendrées par le meilleur des êtres intelligibles et qui sont éternellement.

Or, parce que l’âme est de la nature du Même, de l’Autre et de l’essence intermédiaire, qu’elle est un mélange de ces trois principes, qu’elle a été divisée et unifiée en due proportion, qu’en outre elle tourne sur elle-même, toutes les fois qu’elle entre en contact avec un objet qui a une substance divisible ou avec un objet dont la substance est indivisible, elle déclare par le mouvement de tout son être à quoi cet objet est identique et de quoi il diffère, et par rapport à quoi précisément, dans quel sens, comment et quand il arrive aux choses qui deviennent d’être et de pâtir chacune par rapport à chacune, et par rapport aux choses qui sont toujours immuables. Or quand un discours, lequel est également vrai, soit qu’il se rapporte à l’Autre ou au Même, emporté sans voix ni son dans ce qui se meut par soi-même, se rapporte à ce qui est sensible et que le cercle de l’Autre va d’une marche droite le transmettre dans toute son âme, il se forme des opinions et des croyances solides et vraies. Quand, au contraire, le discours se rapporte à ce qui est rationnel, et que le cercle du Même, tournant régulièrement, le lui révèle, il y a nécessairement intelligence et science. Et ce en quoi ces deux sortes de connaissance se l’âme, si quelqu’un prétend que c’est autre chose que l’âme, il ne saurait être plus loin de la vérité.

Quand le père qui l’avait engendré s’aperçut que le monde qu’il avait formé à l’image des dieux éternels se mouvait et vivait, il en fut ravi et, dans sa joie, il pensa à le rendre encore plus semblable à son modèle. Or, comme ce modèle est un animal éternel, il s’efforça de rendre aussi tout cet univers éternel, dans la mesure du possible. Mais cette nature éternelle de l’animal, il n’y avait pas moyen de l’adapter complètement à ce qui est engendré. Alors il songea à faire une image mobile de l’éternité et, en même temps qu’il organisait le ciel, il fit de l’éternité qui reste dans l’unité cette image éternelle qui progresse suivant le nombre, et que nous avons appelé le temps. En effet les jours, les nuits, les mois, les années n’existaient pas avant la naissance du ciel, et c’est en construisant le ciel qu’il imagina de leur donner naissance ; ils sont tous des parties du temps, et le passé et le futur sont des espèces engendrées du temps que, dans notre ignorance, nous transportons mal à propos à la substance éternelle. Nous disons d’elle qu’elle était, qu’elle est, qu’elle sera, alors qu’elle est est le seul terme qui lui convienne véritablement, et que elle était et elle sera sont des expressions propres à la génération qui s’avance dans le temps ; car ce sont là des mouvements. Mais ce qui est toujours identique et immuable ne saurait devenir ni plus vieux, ni plus jeune avec le temps, ni être jamais devenu, ni devenir actuellement, ni devenir plus tard, ni en général subir aucun des accidents que la génération a attachés aux choses qui se meuvent dans l’ordre des sens et qui sont des formes du temps qui imite l’éternité et progresse en cercle suivant le nombre. En outre, les expressions comme celles-ci : ce qui est devenu est devenu, ce qui devient est en train de devenir, ce qui est à venir est à venir, le non-être est non-être, toutes ces expressions sont inexactes. Mais ce n’est peut-être pas le lieu ni le moment de traiter ce sujet en détail.

Quoi qu’il en soit, le temps est né avec le ciel, afin que, nés ensemble, ils soient aussi dissous ensemble, s’ils doivent jamais être dissous, et il a été fait sur le modèle de la nature éternelle, afin de lui ressembler dans toute la mesure possible. Car le modèle est existant durant toute l’éternité, tandis que le ciel a été, est et sera continuellement pendant toute la durée du temps. C’est en vertu de ce raisonnement et en vue de donner l’existence au temps que Dieu fit naître le soleil, la lune et les cinq autres astres qu’on appelle planètes, pour distinguer et conserver les nombres du temps. Après avoir formé le corps de chacun d’eux, le dieu les plaça tous les sept dans les sept orbites où tourne la substance de l’Autre, la lune dans la première, la plus proche de la terre, le soleil dans la seconde, au-dessus de la terre, puis l’astre du matin et celui qui est consacré à Hermès, qui tournent avec une vitesse égale à celle du soleil, mais sont doués d’un pouvoir contraire au sien. De là vient que le soleil, l’astre d’Hermès et l’astre du matin se rattrapent et sont rattrapés de même les uns par les autres. Quant aux autres planètes, si l’on voulait exposer en détail où et pour quelles raisons Dieu les a placées, ce sujet, qui n’est qu’accessoire, nous demanderait plus de travail que le sujet en vue duquel nous le traiterions. Plus tard peut-être, quand nous aurons du loisir, nous reprendrons cette question avec tous les développements qu’elle mérite.

Quand donc chacun des êtres qui devaient coopérer à la création du temps fut arrivé dans son orbite appropriée et qu’ils furent devenus vivants, avec des corps maintenus dans des liens animés, et qu’ils eurent appris la tâche qui leur était imposée, ils se mirent à tourner dans l’orbite de l’Autre, qui est oblique, qui passe au travers de l’orbite du Même et qui est dominée par lui. Les uns décrivirent un cercle plus grand, les autres un cercle plus petit, et ceux qui décrivaient le plus petit tournaient plus vite, et ceux qui décrivaient le plus grand plus lentement. Aussi, à cause du mouvement du Même, ceux qui vont le plus vite semblaient être rattrapés par ceux qui vont plus lentement, tandis qu’en réalité ce sont eux qui les rattrapent. Car ce mouvement faisant tourner tous leurs cercles en spirale, du fait qu’ils s’avançaient en même temps dans deux directions opposées, faisait que le corps qui s’éloigne le plus lentement de ce mouvement qui est le plus rapide de tous semblait le suivre de plus près que les autres. Or, pour qu’il y eût une mesure claire de la lenteur et de la vitesse relatives suivant lesquelles ils opèrent leurs huit révolutions, le dieu alluma dans le cercle qui occupe le second rang en partant de la terre, une lumière que nous appelons à présent le soleil, pour qu’il éclairât autant que possible tout le ciel et que tous les êtres vivants à qui cela convenait pussent participer du nombre, en l’apprenant de la révolution du Même et du Semblable. C’est ainsi et dans ce dessein que furent engendrés la nuit et le jour, qui forment la révolution du cercle unique, le plus intelligent de tous, ensuite le mois, après que la lune, ayant parcouru son circuit, rattrape le soleil, enfin l’année, lorsque le soleil a fait le tour de sa carrière. Quant aux autres planètes, les hommes, à l’exception d’un petit nombre, ne se sont pas préoccupés de leurs révolutions, ne leur ont pas donné de noms, et, quand ils les considèrent, ils ne mesurent pas par des nombres leur vitesse relative ; aussi peut-on dire qu’ils ne savent pas que ces courses errantes, dont le nombre est prodigieux et la variété merveilleuse, constituent le temps. Il est néanmoins possible de concevoir que le nombre parfait du temps remplit l’année parfaite, au moment où ces huit révolutions, avec leurs vitesses respectives mesurées par le circuit et le mouvement uniforme du Même, ont toutes atteint leur terme et sont revenues à leur point de départ. C’est ainsi et pour ces raisons qu’ont été engendrés ceux des astres qui, dans leur course à travers le ciel, sont assujettis à des conversions, afin que cet univers fût le plus semblable possible à l’animal parfait et intelligible et imitât sa nature éternelle.

A la naissance du temps, le monde se trouvait déjà construit à la ressemblance du modèle ; mais il ne contenait pas encore tous les animaux qui sont nés en lui ; il lui manquait encore ce trait de ressemblance. C’est pourquoi Dieu acheva ce qui restait, en le façonnant sur la nature du modèle. Aussi, toutes les formes que l’intelligence aperçoit dans l’animal qui existe réellement, quels qu’en soient la nature et le nombre, le dieu jugea que ce monde devait les recevoir, les mêmes et en même nombre. Or il y en a quatre : la première est la race céleste des dieux, la deuxième, la race ailée qui circule dans les airs, la troisième, l’espèce aquatique, la quatrième, celle qui marche sur la terre ferme. Il composa l’espèce divine presque tout entière de feu, afin qu’elle fût aussi brillante et aussi belle à voir que possible, et, la modelant sur l’univers, il la fit parfaitement ronde, et la plaça dans l’intelligence du Meilleur, pour qu’elle le suivît dans sa marche. Il la distribua dans toute l’étendue du ciel, afin qu’elle en fût véritablement l’ornement par la variété répandue partout. A chacun de ces dieux il assigna deux mouvements, dont l’un se produit uniformément à la même place, parce que le dieu a toujours les mêmes pensées sur les mêmes objets, et dont l’autre est un mouvement en avant, parce qu’il est dominé par la révolution du Même et du Semblable. Quant aux cinq autres mouvements, ils furent complètement refusés à ces dieux, afin que chacun d’eux acquît toute la perfection dont il est capable. C’est pour cette raison que naquirent les astres qui n’errent pas, animaux divins et éternels qui tournent toujours uniformément à la même place. Quant à ceux qui errent et sont soumis à des conversions, ils ont été faits comme nous l’avons exposé précédemment. Pour la terre, notre nourrice, enroulée autour de l’axe qui traverse tout l’univers, Dieu la disposa pour être la gardienne et l’ouvrière de la nuit et du jour, la première et la plus ancienne des divinités qui sont nées à l’intérieur du ciel. Mais les choeurs de danse de ces dieux, leurs juxtapositions, leurs retours ou leurs avances dans leurs orbites, lesquels, dans les conjonctions, se rencontrent, et lesquels sont en opposition, derrière lesquels et en quel temps ils se dépassent les uns les autres et se cachent à nos yeux pour réapparaître ensuite et envoyer aux hommes incapables de raisonner des craintes et des signes de ce qui doit arriver par la suite, exposer tout cela sans en faire voir des modèles imités, ce serait prendre une peine inutile. En voilà assez sur ce sujet ; mettons fin ici à notre exposé sur la nature des dieux visibles et engendrés. Quant aux autres divinités, exposer et connaître leur génération est une tâche au-dessus de nos forces : il faut s’en rapporter à ceux qui en ont parlé avant nous. Ils prétendaient descendre des dieux ; aussi devaient-ils connaître leurs ancêtres. Il est donc impossible de refuser créance à des fils de dieux, quoique leurs affirmations ne se fondent pas sur des raisons vraisemblables ni certaines. Mais, comme c’est l’histoire de leurs familles qu’ils prétendent rapporter, il faut se conformer à l’usage et les croire. Admettons donc sur leur parole et disons que la génération de ces dieux fut celle-ci. De la Terre et du Ciel naquirent l’Océan et Téthys, de ceux-ci Phorkys, Cronos, Rhéa et tous ceux qui vont avec eux ; de Cronos et de Rhéa, Zeus, Héra et tous leurs frères et soeurs dont nous savons les noms, et de ceux-ci encore d’autres rejetons. Or, lorsque tous ces dieux, ceux qui circulent sous nos yeux et ceux qui ne se montrent que quand ils le veulent bien, eurent reçu l’existence, l’auteur de cet univers leur tint ce discours :

« Dieux de dieux, les ouvrages dont je suis le créateur et le père, parce qu’ils ont été engendrés par moi, sont indissolubles sans mon consentement. Il est vrai que ce qui a été lié peut toujours être délié ; mais il n’y a qu’un méchant qui puisse consentir à dissoudre ce qui a été bien ajusté et qui est en bon état. Par conséquent, puisque vous avez été engendrés, vous n’êtes pas immortels et vous n’êtes pas absolument indissolubles. Néanmoins vous ne serez pas dissous et vous n’aurez point part à la mort, parce que ma volonté est pour vous un lien plus fort et plus puissant que ceux dont vous avez été liés au moment de votre naissance. Maintenant, écoutez ce que j’ai à vous dire et à vous montrer. Il reste encore à naître trois races mortelles. Si elles ne naissent pas, le ciel sera inachevé, car il ne contiendra pas en lui toutes les espèces d’animaux, et il faut qu’il les contienne pour être suffisamment parfait. Si je leur donnais moi-même la naissance et la vie, elles seraient égales aux dieux. Afin donc qu’elles soient mortelles et que cet univers soit réellement complet, appliquez-vous, selon votre nature, à former ces animaux, en imitant l’action de ma puissance lors de votre naissance. Et comme il convient qu’il y ait en eux quelque chose qui porte le même nom que les immortels, quelque chose qu’on appelle divin et qui commande à ceux ‘entre eux qui sont disposés à suivre toujours la justice et vous-mêmes, je vous en donnerai moi-même la semence et le principe. Pour le reste, c’est à vous de fabriquer, en tissant ensemble le mortel et l’immortel, des animaux auxquels vous donnerez la naissance, que vous ferez croître en leur donnant de la nourriture et que vous recevrez de nouveau, quand ils mourront. »

Il dit, et, reprenant le cratère où il avait d’abord mélangé et fondu l’âme de l’univers, il y versa ce qui restait des mêmes éléments et les mêla à peu près de la même manière, mais ils n’étaient plus aussi purs : ils l’étaient même deux ou trois fois moins. Quand il eut composé le tout, il le partagea en autant d’âmes qu’il y a d’astres, il assigna chacune d’elles à un astre, les y plaça comme dans un char, leur montra la nature de l’univers et leur fit connaître les lois de la destinée : tous devaient être traités de même à leur première incarnation, afin que nul ne fût désavantagé par lui ; semées chacune dans l’organe du temps fait pour elle, elles devaient devenir l’animal le plus religieux de tous ; mais, la nature humaine étant double, le sexe supérieur serait celui qui serait dans la suite appelé mâle. Lorsque les âmes seraient, en vertu de la nécessité, implantées dans des corps, et que ces corps s’accroîtraient de certaines parties et en perdraient d’autres, il en résulterait d’abord qu’elles auraient nécessairement toutes la même sensibilité naturelle à la suite d’impressions violentes, puis l’amour avec son mélange de plaisir et de peine, et en outre la crainte, la colère et toutes les passions connexes à celles-là ou celles qui leur sont naturellement contraires ; que ceux qui les domineraient vivraient dans la justice, et ceux qui s’en laisseraient dominer, dans l’injustice ; que celui qui aurait fait bon usage du temps qui lui est accordé, retournerait habiter l’astre auquel il est affecté et vivrait heureux en sa compagnie, mais que celui qui aurait manqué ce but serait transformé en femme à sa seconde naissance, et si, en cet état, il ne cessait pas d’être méchant, il serait, suivant la nature de sa méchanceté, transformé, à chaque naissance nouvelle, en l’animal auquel il ressemblerait par ses moeurs, et ses métamorphoses et ses tribulations ne finiraient point avant d’avoir soumis à la révolution du Même et du Semblable en lui cette grosse masse de feu, d’eau, d’air et de terre qui s’est ajoutée à son être par la suite ; qu’il ne retrouverait l’excellence de son premier état qu’après avoir maîtrisé par la raison cette masse turbulente et déraisonnable.

Lorsque Dieu leur eut fait connaître tous ces décrets, pour qu’on ne le tînt pas responsable de leur méchanceté future, il les sema, les uns sur la terre, les autres dans la lune, les autres dans tous les autres instruments du temps. Après ces semailles, il confia aux jeunes dieux le soin de façonner des corps mortels, de compléter leur oeuvre en ajoutant tout ce qu’il fallait encore ajouter à l’âme humaine et tous les accessoires qu’elle exigeait, puis de commander et de gouverner aussi sagement et aussi bien qu’ils le pourraient cet être mortel, à moins qu’il ne fût lui-même la cause de son malheur.

Après avoir réglé tout cela, le dieu reprit le cours de son existence habituelle. Tandis qu’il gardait le repos, ses enfants, qui avaient saisi l’organisation que projetait leur père, s’y conformèrent. Ils prirent le principe immortel de l’animal mortel, et, à l’imitation de l’artisan de leur être, ils empruntèrent au monde des parcelles de feu, de terre, d’eau et d’air, qui devaient lui être rendues un jour, les unirent ensemble, non par des liens indissolubles, comme ceux dont eux-mêmes étaient liés, mais par une multitude de chevilles invisibles à cause de leur petitesse, et, en les assemblant ainsi, ils composèrent de tous ces éléments un corps unique pour chaque individu, et dans ce corps, sujet au flux et au reflux, ils enchaînèrent les cercles de l’âme immortelle ; mais, enchaînés dans ce grand flot, les cercles ne pouvaient ni le maîtriser, ni être maîtrisés par lui, mais tantôt ils étaient entraînés de force et tantôt l’entraînaient, de sorte que l’animal tout entier se mouvait, mais avançait sans ordre, au hasard, d’une manière irrationnelle. Soumis à tous les six mouvements, il allait en avant, en arrière, puis à droite et à gauche, en bas et en haut, et il errait en tout sens suivant les six lieux. Car, si violent que fût le flot qui, apportant la nourriture au corps, le submergeait et refluait ensuite, plus grand encore était le trouble causé par les impressions des objets qui le heurtaient, quand, par exemple, le corps d’un individu venait se choquer contre un feu étranger, extérieur à lui, contre une terre dure, contre des eaux glissantes, ou qu’il était assailli par une tempête de vents poussés par l’air, et que les mouvements dus à toutes ces causes allaient, en traversant le corps, jusqu’à l’âme et la heurtaient. C’est pour cela que tous ces mouvements furent ensuite et sont encore aujourd’hui appelés sensations. En outre, comme ces sensations, au temps dont je parle, produisaient sur le moment une ample et violente commotion, en se mouvant avec la masse qui ne cesse de s’écouler et en secouant fortement les cercles de l’âme, elles entravèrent complètement la révolution du Même, en coulant au rebours d’elle, et l’empêchèrent de commander et de suivre son cours. Elles troublèrent aussi la révolution de l’Autre, en sorte que chacun des trois intervalles du double et du triple et les médiétés et liens d’un plus un demi, d’un plus un tiers, d’un plus un huitième, ne pouvant être complètement dissous, sinon par celui qui les a noués, furent au moins tordus de toutes manières et produisirent dans les cercles toutes les cassures et toutes les déformations possibles. Il en résultait qu’à peine liés entre eux, ils se mouvaient, mais ils se mouvaient sans loi, tantôt à rebours, tantôt obliquement, tantôt sens dessus dessous, comme un homme qui se renverse en posant sa tête sur le sol et lançant ses jambes en l’air et les appuyant contre quelque chose. Dans la situation où cet homme se trouve par rapport à ceux qui le voient, la droite paraît être la gauche, et la gauche, la droite à chacun d’eux. C’est la même confusion et d’autres du même genre qui affectent gravement les révolutions de l’âme, et lorsque ces révolutions rencontrent quelque objet extérieur du genre du Même ou de l’Autre, elles donnent à cet objet le nom de Même et d’Autre, à l’encontre de la vérité, et elles deviennent menteuses et folles, et il n’y a plus alors parmi elles de révolution qui commande et dirige. Par contre, lorsque des sensations venant du dehors se jettent sur ces révolutions et tombent sur elles et entraînent après elles tout le vaisseau qui contient l’âme, ces révolutions, quoique maîtrisées, paraissent avoir la maîtrise. Par suite de tous ces accidents, aujourd’hui comme au début, l’âme commence par être dénuée d’intelligence, quand elle est enchaînée dans un corps mortel. Mais lorsque le courant qui apporte la croissance et la nourriture diminue de volume, que les révolutions, revenant au calme, suivent leur propre voie et deviennent plus stables au cours du temps, à partir de ce moment les révolutions se corrigent suivant la forme de chacun des cercles qui suivent leur cours naturel, elles donnent à l’Autre et au Même leurs noms exacts et font éclore l’intelligence chez leur possesseur. Si cette disposition est fortifiée par une bonne méthode d’éducation, l’homme devient complet et parfaitement sain, et il échappe à la plus grave des maladies. Si, au contraire, on a négligé son âme, après avoir mené une existence boiteuse, il retourne chez Hadès, imparfait et insensé. Mais ceci n’arrive que plus tard. Il faut revenir à notre sujet présent et le traiter avec plus de précision. Attachons-nous à la question préliminaire de la génération des corps, partie par partie, et voyons pour quels motifs et en vertu de quelle prévoyance les dieux ont donné naissance à l’âme, en nous tenant aux opinions les plus vraisemblables ; car c’est ainsi et suivant ce principe que doit marcher notre exposition.

A l’imitation de la forme de l’univers qui est ronde, les dieux enchaînèrent les révolutions divines, qui sont au nombre de deux, dans un corps sphérique, que nous appelons maintenant la tête, laquelle est la partie la plus divine de nous et commande toutes les autres. Puis, après avoir assemblé le corps, ils le mirent tout entier à son service, sachant qu’elle participerait à tous les mouvements qui pourraient exister. Enfin, craignant qu’en roulant sur la terre, qui est semée d’éminences et de cavités, elle ne fût embarrassée pour franchir les unes et se tirer des autres, ils lui donnèrent le corps comme véhicule pour faciliter sa marche. C’est pour cela que le corps a reçu une taille élevée et qu’il a poussé quatre membres extensibles et flexibles, que le dieu imagina pour qu’il pût avancer. Par la prise et l’appui que ces membres lui donnent, il est devenu capable de passer par des lieux de toute sorte, portant en haut de nous l’habitacle de ce que nous avons de plus divin et de plus sacré. Voilà comment et pourquoi des jambes et des mains ont poussé à tous les hommes. Puis, jugeant que la partie antérieure est plus noble et plus propre à commander que la partie postérieure, les dieux nous ont donné la faculté de marcher en avant plutôt qu’en arrière. Il fallait donc que le devant du corps humain fût distinct et dissemblable de la partie postérieure. C’est pour cela que, sur le globe de la tête, ils placèrent d’abord le visage du côté de l’avant et qu’ils fixèrent sur le visage les organes utiles à toutes les prévisions de l’âme, et ils décidèrent que la partie qui se trouve naturellement en avant aurait part à la direction.

Les premiers organes qu’ils fabriquèrent furent les yeux porteurs de lumière ; ils les fixèrent sur le visage dans le but que je vais dire. De cette sorte de feu qui a la propriété de ne pas brûler et de fournir une lumière douce, ils imaginèrent de faire le propre corps de chaque jour, et le feu pur qui est en nous, frère de celui-là, ils le firent couler par les yeux en un courant de parties lisses et pressées, et ils comprimèrent l’oeil tout entier, mais surtout le centre, de manière qu’il retînt tout autre feu plus épais et ne laissât filtrer que cette espèce de feu pur. Lors donc que la lumière du jour entoure le courant de la vision, le semblable rencontrant son semblable, se fond avec lui, pour former dans la direction des yeux un seul corps, partout où le rayon sorti du dedans frappe un objet qu’il rencontre à l’extérieur.

Ce corps, soumis tout entier aux mêmes affections par la similitude de ses parties, touche-t-il quelque objet ou en est-il touché, il en transmet les mouvements à travers tout le corps jusqu’à l’âme et nous procure cette sensation qui nous fait dire que nous voyons. Mais quand le feu parent du feu intérieur se retire à la nuit, celui-ci se trouve coupé de lui ; comme il tombe en sortant sur des êtres d’une nature différente, il s’altère lui-même et s’éteint, parce qu’il n’est plus de même nature que l’air ambiant, lequel n’a point de feu. Il cesse alors de voir, et, en outre, il amène le sommeil. Car lorsque les paupières, que les dieux ont imaginées pour préserver la vue, sont fermées, elles retiennent en dedans la puissance du feu. Celle-ci, à son tour, calme et apaise les mouvements intérieurs, et cet apaisement produit le repos. Quand le repos est profond, un sommeil presque sans rêve s’abat sur nous ; mais s’il reste des mouvements un peu violents, ces mouvements, suivant leur nature et le lieu où ils restent, suscitent en dedans de nous autant d’images de même nature, qui, dans le monde extérieur, nous reviennent à la mémoire, quand nous sommes éveillés.

Quant à l’origine des images produites par les miroirs et par toutes les surfaces brillantes et polies, il n’est plus difficile de s’en rendre compte. C’est de la combinaison des deux feux, intérieur et extérieur, chaque fois que l’un d’eux rencontre la surface polie et subit plusieurs change- ments, que naissent nécessairement toutes ces images, parce que le feu de la face réfléchie se fond avec le feu de la vue sur la surface polie et brillante. Mais ce qui est à gauche apparaît à droite, parce qu’un contact a lieu entre les parties opposées du courant visuel et les parties opposées de l’objet, contrairement à ce qui se passe d’habitude dans la rencontre. Au contraire, la droite paraît à droite et la gauche à gauche, quand le rayon visuel change de côté, en se fondant avec la lumière avec laquelle il se fond, et cela arrive quand la surface polie des miroirs, se relevant de part et d’autre, renvoie la partie droite du courant visuel vers la gauche et la gauche vers la droite. Si le miroir est tourné de façon que la courbure soit placée suivant la longueur du visage, il le fait paraître tout entier renversé, parce qu’alors il renvoie le rayon visuel du bas vers le haut et celui du haut vers le bas.

Tout cela se classe parmi les causes secondaires dont Dieu se sert pour réaliser, autant qu’il est possible, l’idée du meilleur. Mais la plupart des hommes les tiennent, non pour des causes secondaires, mais pour les causes primaires de toutes choses, parce qu’elles refroidissent et échauffent, condensent et dilatent et produisent tous les effets du même genre. Or elles sont incapables d’agir jamais avec raison et intelligence. Car il faut reconnaître que l’âme est le seul de tous les êtres qui soit capable d’acquérir l’intelligence, et l’âme est invisible, tandis que le feu, l’eau, la terre et l’air sont tous des corps visibles. Or quiconque a l’amour de l’intelligence et de la science doit nécessairement chercher d’abord les causes qui sont de nature intelligente, et en second lieu celles qui sont mues par d’autres causes et qui en meuvent nécessairement d’autres à leur tour. C’est ainsi que nous devons procéder, nous aussi. Il faut parler des deux espèces de causes, mais traiter à part celles qui agissent avec intelligence et produisent des effets bons et beaux, puis celles qui, destituées de raison, agissent toujours au hasard et sans ordre.

En voilà assez sur les causes secondaires qui ont contribué à donner aux yeux le pouvoir qu’ils possèdent à présent. Il nous reste à parler de l’office le plus important qu’ils remplissent pour notre utilité, office pour lequel Dieu nous en a fait présent. La vue est pour nous, à mon sens, la cause du plus grand bien, en ce sens que pas un mot des explications qu’on propose aujourd’hui de l’univers n’aurait jamais pu être prononcé, si nous n’avions pas vu les astres, ni le soleil, ni le ciel. Mais, en fait, c’est la vue du jour et de la nuit, des mois, des révolutions des armées, des équinoxes, des solstices qui nous a fait trouver le nombre, qui nous a donné la notion du temps et les moyens d’étudier la nature du tout. C’est de la vue que nous tenons la philosophie, le bien le plus précieux que le genre humain ait reçu et puisse recevoir jamais de la munificence des dieux. Voilà ce que je déclare être le plus grand bienfait de la vue. A quoi bon vanter les autres, de moindre importance ? Seul, celui qui n’est pas philosophe peut gémir et se lamenter vainement d’en être privé par la cécité. Pour nous, disons que la cause de ce grand bien est celle-ci Dieu a inventé et nous a donné la vue, afin qu’en contemplant les révolutions de l’intelligence dans le ciel, nous les appliquions aux révolutions de notre propre pensée, qui, bien que désordonnées, sont parentes des révolutions imperturbables du ciel, et qu’après avoir étudié à fond ces mouvements célestes et participé à la rectitude naturelle des raisonnements, nous puissions, en imitant les mouvements absolument invariables de la divinité, stabiliser les nôtres, qui sont sujets à l’aberration.

Il faut répéter la même chose au sujet de la voix et de l’ouïe : c’est en vue du même objet et pour les mêmes raisons que les dieux nous les ont données. En effet la parole nous a été octroyée pour la même fin et elle contribue dans la plus large mesure à nous la faire atteindre, et toute cette partie de la musique consacrée à l’audition de la voix nous a été donnée en vue de l’harmonie. Et l’harmonie, dont les mouvements sont apparentés aux révolutions de l’âme en nous, a été donnée par les Muses à l’homme qui entretient avec elles un commerce intelligent, non point en vue d’un plaisir irraisonné, seule utilité qu’on lui trouve aujourd’hui, mais pour nous aider à régler et à mettre à l’unisson avec elle-même la révolution déréglée de l’âme en nous. Les mêmes déités nous ont donné aussi le rythme pour remédier au défaut de mesure et de grâce dans le caractère de la plupart des hommes.

Dans ce que nous avons dit jusqu’ici, sauf quelques détails, il n’a été question que des opérations de l’intelligence. Il faut ajouter à notre exposition ce qui naît par l’action de la nécessité ; car la génération de ce monde est le résultat de l’action combinée de la nécessité et de l’intelligence. Toutefois l’intelligence a pris le dessus sur la nécessité en lui persuadant de diriger au bien la plupart des choses qui naissent. C’est ainsi et sur ce principe que cet univers fut façonné dès le commencement par la nécessité cédant à la persuasion de la sagesse. Si donc nous voulons réellement dire comment il est né d’après ce principe, il faut faire intervenir l’espèce de la cause errante et sa propriété de produire du mouvement. Il faut donc reprendre le sujet comme je vais dire : il faut trouver un autre point de départ qui convienne à ce sujet spécial et, comme nous l’avons fait pour ce qui précède, remonter à l’origine. Il faut examiner quelle était, avant la naissance du ciel, la nature même du feu, de l’eau, de l’air et de la terre, et quelles étaient leurs propriétés avant ce temps. Car jusqu’ici personne ne nous a expliqué leur génération, mais comme si nous savions ce que peuvent être le feu et chacun de ces corps, nous les appelons principes et nous les considérons comme un alphabet de l’univers, alors qu’ils ne devraient pas même, si l’on veut observer la vraisemblance, être assimilés à la classe des syllabes par un homme tant soit peu intelligent. Pour moi, voici ce que je compte faire aujourd’hui. Le principe ou les principes de toutes choses, ou quel que soit le nom qu’on préfère, je n’en parlerai pas à présent, par la simple raison qu’il me serait difficile d’expliquer mon opinion, en suivant le plan de cette exposition. Ne croyez donc pas que je doive vous en parler. Moi-même je ne saurais me persuader que j’aurais raison d’aborder une si grande tâche. Mais je m’en tiendrai à ce que j’ai dit en commençant, à la valeur des explications probables, et j’essayerai, comme je l’ai fait dès le début, de donner, sur chaque matière et sur l’ensemble, des explications aussi vraisemblables, plus vraisemblables même que toutes celles qui ont été proposées. Invoquons donc encore une fois, avant de prendre la parole, la divinité, pour qu’elle nous guide dans cette exposition étrange et insolite vers des doctrines vraisemblables et reprenons notre discours.

Pour commencer cette nouvelle explication de l’univers, il faut pousser nos divisions plus loin que nous ne l’avons fait jusqu’ici. Nous avions alors distingué deux espèces ; il faut à présent en faire voir une troisième. Les deux premières nous ont suffi pour notre première exposition l’une, intelligible et toujours la même, était supposée être le modèle, la deuxième, soumise au devenir et visible, était la copie de ce modèle. Nous n’avons pas alors distingué de troisième espèce, ces deux-là semblant nous suffire. Mais, à présent, la suite du discours semble nous contraindre à tenter de mettre en lumière par des paroles une espèce difficile et obscure. Quelle propriété naturelle faut-il lui attribuer ? Celle-ci avant tout : elle est le réceptacle et pour ainsi dire la nourrice de tout ce qui naît. Voilà la vérité ; mais elle demande à être expliquée plus clairement, et c’est une tâche difficile, spécialement parce qu’il faut pour cela résoudre d’abord une question embarrassante sur le feu et les autres corps qui vont avec lui ; car il est malaisé de dire de chacun de ces corps lequel il faut réellement appeler eau plutôt que feu, et lequel il faut appeler de tel nom plutôt que de tous à la fois ou de chacun en particulier, pour user d’un terme fidèle et sûr. Comment donc y parviendrons-nous, par quel moyen, et, dans ces difficultés, que pouvons-nous dire de vraisemblable sur ces corps ? D’abord nous voyons que ce que nous appelons eau à présent, devient, croyons-nous, en se condensant, des pierres et de la terre, et qu’en fondant et se dissolvant, ce même élément devient souffle et air ; que l’air enflammé devient feu, et qu’au rebours, le feu contracté et éteint revient à la forme d’air, que l’air condensé et épaissi se transforme en nuage et en brouillard, et que ceux-ci, comprimés encore davantage, donnent de l’eau courante, que l’eau devient de nouveau de la terre et des pierres, de sorte que les éléments, à ce qu’il semble, se transmettent en cercle la naissance les uns aux autres. Ainsi, puisque nul d’entre eux ne se montre jamais sous la même figure, duquel d’entre eux pouvons-nous affirmer positivement qu’il est telle ou telle chose et non une autre, sans rougir de nous-mêmes ? Personne ne le peut. Il est beaucoup plus sûr de s’exprimer à leur sujet de la façon suivante. Voyons-nous un objet passer sans cesse d’un état à un autre, le feu, par exemple, ce n’est point cet objet, mais ce qui a toujours cette qualité qu’il faut appeler feu ; ne disons pas non plus que ceci est de l’eau, mais ce qui a toujours cette qualité, et ne parlons jamais d’aucun de ces éléments comme ayant de la stabilité, ce que nous faisons, quand nous les désignons par les termes ceci et cela, nous imaginant indiquer quelque chose de déterminé. Car ces éléments sont fuyants et n’attendent pas qu’on puisse les désigner par ceci et cela et cet être ou par toute autre expression qui les représente comme permanents. Il ne faut appliquer ces termes à aucun d’eux, mais les réserver à ce qui est toujours tel et circule toujours pareil, quand on parle, soit de l’un d’eux, soit de tous ensemble. Ainsi, par exemple, nous appellerons feu ce qui a partout cette qualité, et de même pour tout ce qui est soumis à la génération. Mais ce en quoi chacun des éléments naît et apparaît successivement pour s’évanouir ensuite, cela seul peut être désigné par les expressions cela et ceci. Au contraire, ce qui est de telle ou telle qualité, chaud, blanc, ou de toute autre qualité contraire, et tout ce qui en est dérivé, ne sera jamais désigné par le terme cela.

Tâchons de mettre encore plus de clarté dans notre exposition. Supposons qu’un artiste modèle avec de l’or des figures de toute sorte, et qu’il ne cesse pas de changer chacune d’elles en toutes les autres, et que, montrant une de ces figures, on lui demande ce que c’est, la réponse de beaucoup la plus sûre, au point de vue de la vérité, serait c’est de l’or. Quant au triangle et à toutes les autres figures que cet or pourrait revêtir, il n’en faudrait pas parler comme d’êtres réels, puisqu’elles changent au moment même où on les produit ; et s’il y a quelque sûreté à admettre qu’elles sont « ce qui est de telle qualité » il faut s’en contenter. Il faut dire la même chose de la nature qui reçoit tous les corps : il faut toujours lui donner le même nom ; car elle ne sort jamais de son propre caractère : elle reçoit toujours toutes choses sans revêtir jamais en aucune façon une seule forme semblable à aucune de celles qui entrent en elle. Sa nature est d’être une matrice pour toutes choses ; elle est mise en mouvement et découpée en figures par ce qui entre en elle, et c’est ce qui la fait paraître tantôt sous une forme, tantôt sous un autre. Quant aux choses qui entrent en elle et en sortent, ce sont des copies des êtres éternels, façonnés sur eux d’une manière merveilleuse et difficile à exprimer ; nous en reparlerons une autre fois.

Quoi qu’il en soit, il faut, pour le moment, se mettre dans l’esprit trois genres, ce qui devient, ce en quoi il devient et le modèle sur lequel ce qui devient est produit. En outre, on peut justement assimiler le réceptacle à une mère, le modèle à un père et la nature intermédiaire entre les deux à un enfant. Il faut observer encore que, si l’empreinte doit présenter toutes les variétés qu’il est possible de voir, le réceptacle où se forme cette empreinte serait malpropre à ce but, s’il n’était dépourvu de toutes les formes qu’il doit recevoir d’ailleurs. Si, en effet, il avait de la ressemblance aux choses qui entrent en lui, quand les choses de nature opposée ou totalement différentes viendraient s’imprimer en lui, il les reproduirait mal, parce que ses propres traits paraîtraient au travers. Il faut donc que ce qui doit recevoir en lui toutes les espèces soit en dehors de toutes les formes. Il en est ici comme dans la fabrication des onguents odorants, où le premier soin de l’artisan est justement de rendre aussi inodore que possible l’excipient humide destiné à recevoir les parfums. C’est ainsi encore que, pour imprimer des figures dans quelque substance molle, on n’y laisse subsister absolument aucune figure visible et qu’au contraire on l’aplanit et la rend aussi lisse que possible. Il en est de même de ce qui doit recevoir fréquemment, dans de bonnes conditions et dans toute son étendue, les images de tous les êtres éternels : il convient que cela soit, par nature, en dehors de toutes les formes. C’est pourquoi il ne faut pas dire que la mère et le réceptacle de tout ce qui est né visible ou sensible d’une manière ou d’une autre, c’est la terre, ou l’air ou le feu ou l’eau, ou aucune des choses qui en sont formées ou qui leur ont donné naissance. Mais si nous disons que c’est une espèce invisible et sans forme qui reçoit tout et qui participe de l’intelligible d’une manière fort obscure et très difficile à comprendre, nous ne mentirons pas. Autant qu’on peut, d’après ce que nous venons de dire, atteindre la nature de cette espèce, voici ce qu’on en peut dire de plus exact : la partie d’elle qui est en ignition paraît toujours être du feu, la partie liquéfiée de l’eau, et de la terre et de l’air, dans la mesure où elle reçoit des images de ces éléments.

Mais il faut, en poursuivant notre enquête sur les éléments, éclaircir la question que voici par le raisonnement. Y a-t-il un feu qui soit le feu en soi et toutes les choses dont nous répétons sans cesse qu’elles existent ainsi en soi ont-elles réellement une existence individuelle ? Ou bien toutes les choses que nous voyons et toutes celles que nous percevons par le corps sont-elles les seules qui aient une telle réalité et n’y en a-t-il absolument pas d’autre nulle part ? Parlons-nous en l’air, quand nous affirmons qu’il y a toujours de chaque objet une forme intelligible et n’est-ce donc là que du verbiage ? Il est certain que nous ne pouvons pas affirmer qu’il en est ainsi, sans avoir discuté la question et prononcé notre jugement, ni insérer dans notre discours déjà long une longue digression. Mais si nous trouvions une distinction importante, exprimable en peu de mots, rien ne serait plus à propos. Pour ma part, voici le jugement que j’en porte. Si l’intelligence et l’opinion vraie sont deux genres distincts, ces idées existent parfaitement en elles-mêmes : ce sont des formes que nous ne pouvons percevoir par les sens, mais seulement par l’esprit. Si, au contraire, comme il semble à quelques-uns, l’opinion vraie ne diffère en rien de l’intelligence, il faut admettre que tout ce que nous percevons par le corps est ce qu’il y a de plus certain. Mais il faut reconnaître que ce sont deux choses distinctes, parce qu’elles ont une origine séparée et n’ont aucune ressemblance. Car l’une est produite en nous par l’instruction, l’autre par la persuasion ; la première va toujours avec le discours vrai, l’autre ne raisonne pas ; l’une est inébranlable à la persuasion, l’autre s’y laisse fléchir. Ajoutons que tous les hommes ont part à l’opinion, mais que l’intelligence est le privilège des dieux et d’un petit nombre d’hommes.

S’il en est ainsi, il faut reconnaître qu’il y a d’abord la forme immuable qui n’est pas née et qui ne périra pas, qui ne reçoit en elle rien d’étranger, et qui n’entre pas elle-même dans quelque autre chose, qui est invisible et insaisissable à tous les sens, et qu’il appartient à la pensée seule de contempler. Il y a une seconde espèce, qui a le même nom que la première et qui lui ressemble, mais qui tombe sous les sens, qui est engendrée, toujours en mouvement, qui naît dans un lieu déterminé pour le quitter ensuite et périr, et qui est saisissable par l’opinion jointe à la sensation. Enfin il y a toujours une troisième espèce, celle du lieu, qui n’admet pas de destruction et qui fournit une place à tous les objets qui naissent. Elle n’est elle-même perceptible que par un raisonnement bâtard où n’entre pas la sensation ; c’est à peine si l’on y peut croire. Nous l’entrevoyons comme dans un songe, en nous disant qu’il faut nécessairement que tout ce qui est soit quelque part dans un lieu déterminé, occupe une certaine place, et que ce qui n’est ni sur la terre ni en quelque lieu sous le ciel n’est rien. A cause de cet état de rêve, nous sommes incapables à l’état de veille de faire toutes ces distinctions et d’autres du même genre, même à l’égard de la nature éveillée et vraiment existante, et ainsi d’exprimer ce qui est vrai, à savoir que l’image, parce que cela même en vue de quoi elle est façonnée ne lui appartient pas et qu’elle est comme le fantôme toujours changeant d’une autre chose, doit, pour cette raison, naître dans autre chose et s’attacher ainsi en quelque manière à l’existence, sous peine de n’être rien du tout, tandis que l’être réel peut compter sur le secours du raisonnement exact et vrai, lequel établit que, tant que les deux choses sont différentes, aucune des deux ne pouvant jamais naître dans l’autre, elles ne deviendront pas à la fois une seule et même chose et deux choses. Prenez donc ceci pour le résumé de la doctrine que j’ai établie d’après mon propre jugement : l’être, le lieu, la génération sont trois principes distincts et antérieurs à la formation du monde.

Or, la nourrice de ce qui naît, humectée et enflammée, recevant les formes de la terre et de l’air et subissant toutes les modifications qui s’ensuivent, apparaissait sous des aspects de toute espèce. Et parce que les forces dont elle était remplie n’étaient ni égales ni en équilibre, elle n’était en équilibre en aucune de ses parties ; mais ballottée inégalement dans tous les sens, elle était secouée par ces forces et leur rendait secousse pour secousse. Emportés sans cesse les uns dans un sens, les autres dans l’autre, les objets ainsi remués se séparaient, de même que, lorsqu’on agite des grains et qu’on les vanne avec des cribles et des instruments propres à nettoyer le blé, ce qui est épais et pesant va d’un côté, ce qui est mince et léger est emporté d’un autre, où il se tasse. Il en était alors de même des quatre genres secoués par leur réceptacle ; remué lui-même comme un crible, il séparait très loin les uns des autres les plus dissemblables, et réunissait autant que possible sur le même point les plus semblables ; aussi occupaient-ils déjà des places différentes avant que le tout formé d’eux eût été ordonné. Jusqu’à ce moment, tous ces éléments ne connaissaient ni raison ni mesure. Lorsque Dieu entreprit d’ordonner le tout, au début, le feu, l’eau, la terre et l’air portaient des traces de leur propre nature, mais ils étaient tout à fait dans l’état où tout se trouve naturellement en l’absence de Dieu. C’est dans cet état qu’il les prit, et il commença par leur donner une configuration distincte au moyen des idées et des nombres. Qu’il les ait tirés de leur désordre pour les assembler de la manière la plus belle et la meilleure possible, c’est là le principe qui doit nous guider constamment dans toute notre exposition. Ce qu’il me faut essayer maintenant, c’est de vous faire voir la structure et l’origine de chacun de ces éléments par une explication nouvelle ; mais, comme vous êtes familiers avec les méthodes scientifiques que mon exposition requiert, vous me suivrez.

D’abord il est évident pour tout le monde que le feu, la terre, l’eau et l’air sont des corps. Or, le genre cor- porel a toujours de la profondeur, et la profondeur est, de toute nécessité, enclose par la nature de la surface, et toute surface de formation rectiligne est composée de triangles. Or, tous les triangles dérivent de deux triangles, dont chacun a un angle droit et les deux autres aigus. L’un de ces triangles a de chaque côté une partie de l’angle droit divisée par des côtés égaux ; l’autre, des parties inégales d’un angle droit divisées par des côtés inégaux. Telle est l’origine que nous assignons au feu et aux autres corps, suivant la méthode qui combine la vraisemblance avec la nécessité. Quant aux origines plus lointaines encore, elles ne sont connues que de Dieu et des hommes qu’il favorise.

Maintenant, il faut expliquer comment peuvent se former les plus beaux corps, qui sont au nombre de quatre, et dissemblables entre eux, mais tels que certains d’entre eux peuvent être engendrés les uns des autres en se dissolvant. Si nous y réussissons, nous tiendrons la vérité sur l’origine de la terre et du feu et des corps qui leur servent de termes moyens. Car nous n’accorderons à personne qu’on puisse voir des corps plus beaux que ceux-là, chacun d’eux formant un genre unique. Appliquons-nous donc à constituer harmoniquement ces quatre espèces de corps supérieurs en beauté, afin de pouvoir dire que nous en avons bien compris la nature.

Or, de nos deux triangles, celui qui est isocèle n’admet qu’une forme ; celui qui est scalène, un nombre infini. Dans ce nombre infini, il nous faut encore choisir le plus beau, si nous voulons commencer correctement. Maintenant, si quelqu’un peut en choisir et en indiquer un plus beau pour en former ces corps, je lui cède le prix et le tiens non pour un ennemi, mais pour un ami. Pour nous, parmi ces nombreux triangles, il en est un que nous regardons comme le plus beau à l’exclusion des autres : c’est celui dont est formé le troisième triangle, le triangle équilatéral. Pourquoi ? Ce serait trop long à dire. Mais si quelqu’un, soumettant le cas à sa critique, en découvre la raison, je lui accorderai volontiers le prix. Choisissons donc deux triangles dont le corps du feu et celui des autres corps ont été constitués, l’un isocèle, l’autre dans lequel le carré du grand côté est triple du carré du petit. Ce que nous avons dit là-dessus était obscur : c’est le moment de préciser davantage. Les quatre espèces de corps nous paraissaient toutes naître les unes des autres : c’était une apparence trompeuse. En effet, les triangles que nous avons choisis donnent naissance à quatre types, et, tandis que trois sont construits d’un même triangle, celui qui a les côtés inégaux, le quatrième seul a été formé du triangle isocèle. Il n’est, par suite, pas possible qu’en se dissolvant, ils naissent tous les uns des autres, par la réunion de plusieurs petits triangles en un petit nombre de grands et

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réciproquement ; ce n’est possible que pour les trois premiers. Comme ils sont tous trois formés d’un même triangle, quand les plus grands corps se désagrègent, un grand nombre de petits peuvent se former des mêmes triangles, en prenant la figure qui leur convient ; et inversement, quand beaucoup de petits corps se désagrègent en leurs triangles, leur nombre total peut former une autre espèce de corps d’un seul volume et de grande taille. Voilà ce que j’avais à dire sur leur génération mutuelle.

La première chose à expliquer ensuite, c’est la forme que chacun d’eux a reçue et la combinaison de nombres dont elle est issue. Je commencerai par la première espèce, qui est composée des éléments les plus petits. Elle a pour élément le triangle dont l’hypoténuse est deux fois plus longue que le plus petit côté. Si l’on accouple une paire de ces triangles par la diagonale et qu’on fasse trois fois cette opération, de manière que les diagonales et les petits côtés coïncident en un même point comme centre, ces triangles, qui sont au nombre de six, donnent naissance à un seul triangle, qui est équilatéral. Quatre de ces triangles équilatéraux réunis selon trois angles plans forment un seul angle solide, qui vient immédiatement après le plus obtus des angles plans. Si l’on compose quatre angles solides, on a la première forme de solide, qui a la propriété de diviser la sphère dans laquelle il est inscrit en parties égales et semblables. La seconde espèce est composée des mêmes triangles. Quand ils ont été combinés pour former huit triangles équilatéraux, ils composent un angle solide unique, fait de quatre angles plans. Quand on a construit six de ces angles solides, le deuxième corps se trouve achevé. Le troisième est formé de la combinaison de deux fois soixante triangles élémentaires, c’est-à-dire de douze angles solides, dont chacun est enclos par cinq triangles plans équilatéraux, et il y a vingt faces qui sont des triangles équilatéraux. Après avoir engendré ces solides, l’un des triangles élémentaires a été déchargé de sa fonction, et c’est le triangle isocèle qui a engendré la nature du quatrième corps. Groupés par quatre, avec leurs angles droits se rencontrant au centre, ces isocèles ont formé un quadrangle unique équilatéral. Six de ces quadrangles, en s’accolant, ont donné naissance à huit angles solides, composés chacun de trois angles plans droits, et la figure obtenue par cet assemblage est le cube, qui a pour faces six tétragones de côtés égaux. Il restait encore une cinquième combinaison. Dieu s’en est servi pour achever le dessin de l’univers.

En réfléchissant à tout cela, on pourrait justement se demander s’il faut affirmer qu’il y a des mondes en nombre infini ou en nombre limité. Or croire qu’ils sont infinis, c’est, on peut le dire, l’opinion d’un homme qui n’est pas versé dans les choses qu’il faut savoir. Mais n’y en a-t-il qu’un ou y en a-t-il en réalité cinq ? La question ainsi limitée, le doute est plus raisonnable. Quant à nous, nous déclarons que, selon toute vraisemblance, il n’y a qu’un seul monde, bien qu’on puisse, d’après d’autres considérations, être d’un autre avis. Mais laissons ce point de côté, et assignons les espèces que notre argumentation vient de mettre au jour au feu, à la terre, à l’eau et à l’air. Donnons à la terre la forme cubique ; car des quatre espèces la terre est la plus difficile à mouvoir et le plus tenace des corps, et ces qualités-là sont celles que doit particulièrement posséder le corps qui a les bases les plus stables. Or, dans les triangles que nous avons supposés à l’origine, la base formée par des côtés égaux est naturellement plus stable que celle qui est formée par des côtés inégaux, et des deux figures planes composées par les deux triangles, le tétragone équilatéral est nécessairement une base plus stable, soit dans ses parties, soit dans sa totalité, que le triangle équilatéral. Par suite, en attribuant cette forme à la terre, nous restons dans la vraisemblance, de même qu’en attribuant à l’eau la moins mobile de celles qui restent, la plus mobile au feu, et la figure intermédiaire à l’air, et aussi le plus petit corps au feu et par contre le plus grand à l’eau et l’intermédiaire à l’air, et encore le plus aigu au feu, le second sous ce rapport à l’air et le troisième à l’eau. Or de toutes ces figures, celle qui a le moins grand nombre de bases doit nécessairement avoir la nature la plus mobile ; c’est, de toutes, la plus coupante et la plus aiguë dans tous les sens, comme aussi la plus légère, puisqu’elle est composée du plus petit nombre des mêmes parties ; la seconde sous le rapport de ces qualités doit tenir la seconde place, et la troisième, la troisième place. Disons donc que, selon la droite raison et la vraisemblance, le solide qui a pris la forme de la pyramide est l’élément et le germe du feu, que celui que nous avons construit en second lieu est l’élément de l’air, et le troisième, celui de l’eau.

Or il faut se représenter ces éléments comme si petits qu’aucun d’eux, pris à part dans chaque genre, n’est visible à nos yeux, à cause de sa petitesse, et qu’ils ne le deviennent qu’en s’agrégeant en grand nombre pour former des masses. En outre, en ce qui regarde les proportions relatives à leur nombre, à leurs mouvements et à leurs autres propriétés, il faut penser que le dieu, dans la mesure où la nature de la nécessité s’y prêtait volontairement et cédait à la persuasion, les a partout réalisées avec exactitude et a ainsi tout ordonné dans une harmonieuse proportion.

D’après tout ce que nous avons dit plus haut sur les genres, voici, selon toute probabilité, ce qui se produit. Quand la terre rencontre le feu et qu’elle est divisée par ses pointes aiguës, soit qu’elle se dissolve dans le feu lui-même ou qu’elle se trouve dans une masse d’air ou d’eau, elle est emportée çà et là, jusqu’à ce que ses parties, se rencontrant quelque part, se réunissent de nouveau et redeviennent terre ; car elles ne peuvent jamais se transformer en une autre espèce. Au contraire, l’eau, divisée par le feu ou même par l’air, peut en se recomposant, devenir un corpuscule de feu et deux d’air. Quant à l’air, les fragments qui viennent de la dissolution d’une seule de ses parties peuvent devenir deux corpuscules de feu. Inversement, quand une petite quantité de feu enveloppée dans une masse d’air, d’eau ou de terre et emportée dans le mouvement de cette masse, est vaincue dans la lutte et réduite en morceaux, deux corpuscules de feu se combinent en une seule forme d’air ; et quand l’air est vaincu et brisé en menus morceaux, deux corpuscules entiers d’air, plus un demi, se condensent en un seul corpuscule complet d’eau.

Considérons encore les faits d’une autre manière. Quand une des autres espèces, prise dans du feu, est coupée par le tranchant de ses angles et de ses arêtes, si elle a, en se recomposant, pris la nature du feu, elle cesse d’être coupée ; car aucune espèce homogène et identique à elle-même ne peut causer aucun changement dans ce qui est comme elle identique et homogène, ni subir de sa part aucune altération. Au contraire, aussi longtemps qu’en passant dans une autre espèce, elle lutte contre plus fort qu’elle, elle ne cesse de se dissoudre. D’un autre côté, quand un petit nombre de corpuscules plus petits, enveloppés dans un grand nombre de corpuscules plus gros, sont mis en pièces et éteints, s’ils consentent à se réunir sous la forme du vainqueur, ils cessent de s’éteindre et le feu devient de l’air, et l’air, de l’eau. Mais si, les petits corpuscules se rendant vers ces éléments, une des autres espèces les rencontre et entre en lutte avec eux, ils ne cessent pas de se diviser jusqu’à ce que, entièrement dissous par la poussée qu’ils subissent, ils se réfugient vers un corps de même nature qu’eux, ou que, vaincus, beaucoup se réunissent en un seul corps semblable à leur vainqueur, et demeurent avec lui. Un autre effet de ces modifications, c’est que toutes choses changent de place ; car, tandis que les grosses masses de chaque espèce ont chacune leur place séparée par l’effet du mouvement du réceptacle, les corps qui deviennent dissemblables à eux-mêmes pour ressembler à d’autres sont toujours portés par la secousse qu’ils en reçoivent vers le lieu occupé par ceux dont ils ont pris la ressemblance.

Telles sont les causes qui ont donné naissance aux corps simples et primitifs. Quant aux autres espèces qui se sont formées dans chaque genre, il en faut chercher la cause dans la construction de chacun des deux éléments. Les deux triangles construits au début ne furent pas d’une grandeur unique : il y en eut de grands et de petits, en aussi grand nombre qu’il y a d’espèces dans chaque genre. C’est pourquoi, lorsque ces triangles se mêlent entre eux et les uns avec les autres, il en résulte une variété infinie, qu’il faut étudier si l’on veut discourir de la nature avec vraisemblance.

En ce qui regarde le mouvement et le repos, de quelle manière et dans quelles conditions se produisent-ils ? Si l’on ne s’entend pas là-dessus, bien des difficultés se mettront en travers du raisonnement qui va suivre. Nous avons déjà touché ce sujet ; il faut encore en dire ceci : c’est que le mouvement ne consentira jamais à se trouver dans ce qui est homogène. Car il est difficile ou, pour mieux dire, impossible qu’il y ait une chose mue sans moteur ou un moteur sans une chose mue. Il n’y a pas de mouvement quand ces deux choses manquent, et il est impossible qu’elles soient jamais homogènes. Plaçons donc toujours le repos dans ce qui est homogène et le mouvement dans ce qui est hétérogène. Et la cause de la nature hétérogène est l’inégalité. Nous avons déjà indiqué l’origine de l’inégalité ; mais nous n’avons pas expliqué comment il se fait que les éléments, qui ont été séparés suivant leurs espèces, ne cessent pas de se mouvoir et de se traverser les uns les autres. Nous allons reprendre notre explication comme il suit. Le circuit de l’univers comprenant en lui les diverses espèces est circulaire et tend naturellement à revenir sur lui-même ; aussi comprime-t-il tous les corps et il ne permet pas qu’il reste aucun espace vide. De là vient que le feu principalement s’est infiltré dans tous les corps, et, en second lieu, l’air, parce qu’il occupe naturellement le second rang pour la ténuité, et de même pour les autres éléments. Car les corps composés des particules les plus grandes laissent le plus grand vide dans leur arrangement, et les plus petits le plus petit. Or la compression qui resserre les corps pousse les petits dans les intervalles des grands. Alors les petits se trouvant à côté des grands, et les plus petits divisant les plus grands et les plus grands forçant les plus petits à se combiner, tous se déplacent, soit en haut, soit en bas, pour gagner la place qui leur convient ; car, en changeant de dimension, chacun change aussi de position dans l’espace. C’est ainsi et par ces moyens que se maintient la perpétuelle naissance de la diversité qui cause maintenant et causera toujours le mouvement incessant de ces corps.

Il faut ensuite observer qu’il y a plusieurs espèces de feu, par exemple la flamme, puis ce qui s’échappe de la flamme, et, sans brûler, procure la lumière aux yeux, et ce qui reste du feu dans les corps en ignition, lorsque la flamme s’est éteinte. De même dans l’air il y a l’espèce la plus translucide, qu’on appelle éther, et la plus trouble qu’on appelle brouillard et obscurité, et d’autres qui n’ont pas de nom et qui résultent de l’inégalité des triangles. Pour l’eau, il y a d’abord deux espèces, la liquide et la fusible. La première, formée des éléments de l’eau qui sont petits et inégaux, se meut par elle-même et sous une impulsion étrangère, à cause de son manque d’uniformité et de la nature de sa forme. L’autre espèce, composée d’éléments plus grands et uniformes, est plus stable que la première et elle est pesante et compacte du fait de son homogénéité. Mais quand le feu la pénètre et la dissout, elle perd son uniformité, et quand elle l’a perdue, elle participe davantage au mouvement, et devenue facile à mouvoir, elle se répand sur la terre sous la poussée de l’air adjacent, et chacune de ses modifications a reçu un nom, celui de fonte quand ses masses se dissolvent, et celui de courant quand elles s’étendent sur le sol. Quand, au contraire, le feu s’en échappe, comme il ne s’échappe point dans le vide, l’air voisin, poussé par lui, pousse ensemble la masse liquide, encore facile à mouvoir, dans les places laissées par le feu et se mêle avec elle. Le liquide, ainsi comprimé et recouvrant son uniformité par la retraite du feu qui l’avait rendu hétérogène, rentre dans son état originel. Le départ du feu a été appelé refroidissement et la contraction qui suit sa retraite, congélation.

De toutes les eaux que nous avons appelées fusibles la plus dense, formée des particules les plus ténues et les plus égales, n’a qu’une seule variété, teintée d’un jaune brillant. C’est le plus précieux de tous les biens, l’or, qui s’est solidifié, après avoir filtré à travers des rochers. Pour le scion d’or, lequel est très dur en raison de sa densité et de couleur sombre, on l’a appelé « adamas ». L’espèce formée de parties semblables à celles de l’or, mais qui a plus d’une variété, est pour la densité supérieure à l’or, parce qu’elle contient un léger alliage de terre ténue qui la rend plus dure, mais en même temps plus légère, parce qu’elle renferme de grands interstices : c’est de cette espèce d’eaux brillantes et solides qu’est composé le cuivre. La portion de terre qui y est mêlée apparaît seule à la surface, quand par l’effet du temps les deux substances se séparent l’une de l’autre : elle s’appelle vert-de-gris.

Quant aux autres corps de même sorte, il n’y a plus aucune difficulté pour en rendre compte, en s’attachant dans ses explications à l’idée de vraisemblance ; et, lorsque, pour se délasser, on délaisse l’étude des êtres éternels et qu’on se donne l’innocent plaisir de considérer les raisons vraisemblables de ce qui naît, on se ménage. dans la vie un amusement modéré et sage. C’est à cet amusement que nous venons de nous livrer et nous allons continuer à exposer sur les mêmes sujets une suite d’opinions vrai- semblables. L’eau mêlée de feu, qui est fine et liquide à cause de sa mobilité et du chemin qu’elle parcourt en roulant sur le sol, ce qui lui vaut ce nom de liquide, et qui, d’autre part, est molle, parce que ses bases, moins stables que celles de la terre, cèdent facilement, cette eau vient-elle à se séparer du feu et de l’air et à rester seule, elle devient plus homogène et se resserre sur elle-même à la suite de la sortie de ces deux corps, et, ainsi condensée, devient de la grêle, si c’est surtout au-dessus de la terre qu’elle éprouve ce changement, et de la glace, s’il a lieu à la surface de la terre. Si le changement est incomplet et qu’elle ne soit encore congelée qu’à demi, au-dessus de la terre elle prend le nom de neige, et de gelée blanche, si elle se forme de la rosée à la surface de la terre.

La plupart des formes d’eau mélangées les unes aux autres, et distillées à travers les plantes que produit la terre, ont reçu le nom général de sucs. Ces sucs, diversifiés par les mélanges dont ils sont les produits, ont fourni un grand nombre d’espèces qui n’ont pas de nom. Mais quatre espèces, contenant du feu et particulièrement limpides, ont reçu des noms. Parmi celles-ci, celle qui réchauffe l’âme en même temps que le corps est le vin. Celle qui est lisse et divise le courant visuel et qui, à cause de cela, paraît brillante, luisante et grasse à la vue est l’espèce huileuse, poix, huile de ricin, huile proprement dite et tous les autres sucs doués des mêmes propriétés. Celle qui dilate, autant que la nature le comporte, les pores contractés de la bouche et produit, grâce à cette propriété, une sensation de douceur a reçu généralement le nom de miel. Enfin celle qui dissout la chair en la brûlant, sorte d’écume distincte de tous les autres sucs, a été appelée verjus.

Quant aux espèces de terre, celle qui s’est purifiée en traversant de l’eau, devient un corps pierreux de la manière que je vais dire. Lorsque l’eau qui s’y trouve mêlée se divise dans le mélange, elle prend la forme de l’air et l’air ainsi produit s’élève vers le lieu qui lui est propre. Mais, comme il n’y a point de vide au-dessus d’eux, cet air-là pousse l’air voisin. Celui-ci, qui est pesant, lorsque, sous la poussée, il s’est répandu autour de la masse de terre, la presse violemment et la pousse dans les places d’où est sorti l’air nouvellement formé. Alors la terre, comprimée par l’air de manière que l’eau ne peut la dissoudre, forme une pierre, la plus belle étant la pierre transparente formée de parties égales et homogènes, la plus laide celle qui a les qualités contraires. L’espèce qui, sous la rapide action du feu, a été dépouillée de toute son humidité et qui forme un corps plus cassant que la précédente est celle qu’on nomme terre à potier. Parfois la terre, gardant de l’humidité, se liquéfie sous l’action du feu et devient en se refroidissant une pierre de couleur noire. Deux autres substances qui, à la suite du mélange, ont de même perdu une grande quantité d’eau, mais ont des particules de terre plus fine et un goût salin, deviennent demi-solides et solubles de nouveau par l’eau. La première, qui sert à enlever les taches d’huile et de poussière, est la soude ; la deuxième, qui s’harmonise agréablement dans les combinaisons faites pour flatter le palais, est le sel qui, aux termes de la loi, est une offrande agréable aux dieux. Quant aux composés de ces deux corps, qui sont solubles par le feu, mais non par l’eau, voici comment et pour quelle raison ils se condensent. Ni le feu ni l’air ne peuvent dissoudre des masses de terre, parce que leurs particules, étant naturellement plus petites que les interstices de la structure de la terre, trouvent de nombreux et larges passages où ils se frayent un chemin sans violence, et la laissent sans la dissoudre ni la fondre. Les particules de l’eau étant, au contraire, plus grandes, s’ouvrent un passage par la force et divisent et dissolvent la terre. Quand la terre n’est pas condensée violemment, l’eau à elle seule peut la dissoudre ainsi ; si elle l’est, rien ne peut la dissoudre, sauf le feu ; car rien n’y peut plus entrer que lui. A son tour, l’eau, sous une compression très violente, n’est dissoute que par le feu ; sous une compression plus faible, elle l’est à la fois par le feu et par l’air, l’un passant par ses interstices, l’autre par ses triangles aussi. Pour l’air condensé par force, rien ne peut le dissoudre, si ce n’est en divisant ses éléments ; s’il n’a pas été violenté, il n’est soluble que par le feu. Pour les corps mêlés de terre et d’eau, tant que l’eau y occupe les interstices de la terre et les comprime violemment, les parties d’eau qui viennent du dehors, ne trouvant pas d’entrée, coulent tout autour de la masse et la laissent sans la dissoudre. Au contraire, les particules de feu pénètrent dans les interstices de l’eau, car le feu agit sur l’eau comme l’eau sur la terre, et elles sont les seules causes qui fassent fondre et couler le corps composé de terre et Veau. Parmi ces composés, il arrive que les uns contiennent moins d’eau que de terre : ce sont toutes les espèces de verre et toutes celles de pierres qu’on appelle fusibles ; et que les autres contiennent plus d’eau : ce sont toutes les substances solides de la nature de la cire et de l’encens.

Nous avons à peu près expliqué les variétés qui résultent des figures, des combinaisons et des transformations mutuelles des corps. Il faut maintenant essayer de faire voir les causes des impressions qu’ils font sur nous. D’abord, quels que soient les objets dont on parle, il faut qu’ils provoquent une sensation. Mais nous n’avons pas encore exposé l’origine de la chair et de ce qui a rapport à la chair, ni de la partie mortelle de l’âme. Or il se trouve qu’on ne peut en parler convenablement sans traiter des impressions sensibles, ni de celles-ci sans traiter du corps et de l’âme, et que traiter des deux choses à la fois est à peu près impossible. Il faut donc admettre l’une des deux comme démontrée, et revenir plus tard à celle que nous aurons admise. Présupposons donc ce qui regarde le corps et l’âme, afin de traiter des impressions immédiatement après les espèces qui les produisent.

En premier lieu, pourquoi disons-nous que le feu est chaud ? Pour étudier la question, observons l’action tranchante et coupante du feu sur nos corps. Que l’impression qu’il cause soit quelque chose d’acéré, j’imagine que nous le sentons tous. Pour nous rendre compte de la finesse de ses arêtes, de l’acuité de ses angles, de la petitesse de ses parties, de la rapidité de son mouvement, toutes propriétés qui le rendent violent et tranchant et grâce auxquelles il coupe vivement tout ce qu’il rencontre, il faut nous remémorer comment sa figure s’est formée, et nous verrons que sa nature est plus capable que toute autre de diviser et de réduire les corps en menus morceaux, et que c’est elle qui a naturellement donné à ce que nous appelons chaud son impression sensible et son nom.

L’impression contraire à celle de la chaleur est assez claire : néanmoins nous ne laisserons pas d’en parler. Des liquides qui entourent notre corps, ceux qui ont les particules les plus grandes, pénétrant en lui, refoulent ceux qui ont les particules les plus petites ; mais comme ils ne peuvent se glisser à leurs places, ils compriment l’humidité qui est en nous et, d’hétérogène et mobile qu’elle était, ils la rendent immobile en la faisant homogène, et la coagulent en la comprimant. Mais un corps comprimé contrairement à sa nature se défend naturellement en se poussant lui-même en sens contraire. A cette lutte et à ces secousses on a donné le nom de tremblement et de frisson, et l’ensemble de ces impressions et l’agent qui les produit ont reçu celui de froid.

Dur est le terme appliqué aux objets auxquels notre chair cède, et mou indique ceux qui cèdent à notre chair, et les mêmes termes s’appliquent aux objets à l’égard les uns des autres. Ceux-là cèdent qui reposent sur une petite base ; au contraire, ceux qui ont des bases quadrangulaires et sont par là solidement assis forment l’espèce la plus résistante, et il faut y comprendre tout ce qui, étant d’une composition très dense, est très rigide.

Pour le lourd et le léger, c’est en les considérant en même temps que la nature de ce qu’on appelle le haut et le bas qu’on les expliquera le plus clairement. Qu’il y ait naturellement deux régions opposées qui partagent l’univers en deux, l’une étant le bas, vers lequel tombe tout ce qui a une certaine masse corporelle, et l’autre le haut, où rien ne s’élève que par force, c’est une erreur complète de le croire. En effet, le ciel étant complètement sphérique, tous les points qui, étant à égale distance du centre, sont ses extrémités sont tous pareils en tant qu’extrémités, et le centre, distant dans la même mesure de tous les points extrêmes, doit être conçu comme opposé à eux tous. Le monde étant ainsi disposé, quel est celui des points en question qu’on peut mettre en haut ou en bas, sans être justement blâmé de lui imposer un nom tout à fait impropre ? S’agit-il du lieu qui est au milieu du monde, il n’est pas juste de dire qu’il est naturellement bas ou haut, il en est simplement le centre. Quant au lieu qui l’entoure, il n’est pas le centre et ne contient aucune partie qui soit différente d’une autre et plus près du centre que l’une quelconque des parties à l’opposite. Or comment peut-on appliquer des noms contraires à ce qui est exactement de même nature, et comment croire qu’alors on parle juste ? Supposons, en effet, qu’il y ait un corps solide en équilibre au centre de l’univers : il ne se porterait jamais à aucune des extrémités à cause de leur parfaite similitude. Supposons encore que quelqu’un fasse le tour de ce corps il se trouverait souvent antipode de lui-même et il appellerait bas et haut le même point de ce corps. Puisque, comme nous venons de le dire, le tout est sphérique, il n’y a pas de raison d’appeler tel endroit bas, tel autre haut.

D’où viennent donc ces dénominations et à quoi s’appliquent-elles dans la réalité pour que nous en ayons pris l’habitude de diviser ainsi tout le ciel lui-même et d’en parler en ces termes ? Voilà sur quoi il faut nous mettre d’accord en partant de la supposition suivante. Imaginons un homme placé dans la région de l’univers spécialement assignée au feu et où se trouve la masse principale vers laquelle il se porte, et supposons qu’ayant pouvoir sur elle, il détache des parties du feu et les pèse, en les mettant sur les plateaux d’une balance, puis que, soulevant le fléau, il tire le feu de force dans l’air, élément de nature différente, il est évident qu’une petite partie cédera plus facilement qu’une grande à la violence. Car, lorsque deux corps sont soulevés en même temps par la même force, nécessairement le plus petit cède plus facilement à la contrainte, tandis que le plus grand résiste et cède plus difficilement. On dit alors que l’un est lourd et se porte vers le bas, et que le petit est léger et se porte vers le haut. Or il faut constater que c’est précisément ainsi que nous agissons dans le lieu où nous sommes. Placés à la surface de la terre, quand nous mettons dans une balance des substances terrestres et parfois de la terre pure, nous les tirons vers l’air, élément différent, par force et contrairement à leur nature ; alors chacune des deux substances pesées tend à rejoindre sa parente ; mais la plus petite cède plus facilement que la plus grande et suit la première la force qui la jette dans un élément étranger. Aussi l’avons-nous appelée légère, et nous appelons haut le lieu où nous la poussons de force ; dans le cas contraire, nous employons le nom de pesant et de bas. En conséquence, les positions des choses diffèrent entre elles, parce que les masses principales des espèces occupent des régions opposées l’une à l’autre. Si en effet l’on compare ce qui est léger ou pesant, ou haut ou bas dans une région avec ce qui est léger ou pesant, ou haut ou bas dans la région opposée, on trouvera que tous ces objets prennent ou ont une direction opposée, ou oblique, ou entièrement différente les uns par rapport aux autres. La seule chose qu’il faut retenir de tout cela, c’est que c’est la tendance de chaque chose vers l’espèce dont elle est parente qui rend lourd un objet en mouvement, et bas, le lieu vers lequel il se porte, tandis que les conditions opposées produisent les résultats contraires. Telles sont les causes que nous assignons à ces phénomènes.

Pour les impressions de lisse et de rugueux, chacun, je pense, est à même d’en apercevoir la cause et de l’expliquer à autrui. C’est la dureté unie à l’inégalité des parties qui produit l’un, et l’égalité des parties unie à la densité qui produit l’autre.

En ce qui concerne les impressions communes à tout le corps, il nous reste à voir, et c’est le point le plus important, la cause des plaisirs et des douleurs attachés aux affections des sens que nous avons passées en revue, et toutes les impressions qui, traversant les parties du corps, arrivent jusqu’à la sensation, portant en elles à la fois des peines et des plaisirs inhérents à cette sensation. Mais pour saisir les causes de toute impression, sensible ou non, il faut commencer par nous rappeler la distinction que nous avons faite précédemment entre la nature facile à mouvoir et celle qui se meut difficilement ; car c’est par cette voie qu’il faut poursuivre tout ce que nous voulons saisir. Lorsqu’un organe naturellement facile à mouvoir vient à recevoir une impression, même légère, il la transmet tout autour de lui, chaque partie la passant identiquement à l’autre, jusqu’à ce qu’elle arrive à la conscience et lui annonce la qualité de l’agent. Mais si l’organe est de nature contraire, s’il est stable et ne produit aucune transmission circulaire, il subit simplement l’impression, sans mettre aucune partie voisine en mouvement. Il en résulte que, les parties ne se transmettant pas les unes aux autres impression première, qui reste en elles sans passer dans l’animal entier, le sujet n’en a pas la sensation. C’est ce qui arrive pour les os, les cheveux et toutes les autres parties qui sont principalement composées de terre, tandis que les phénomènes dont nous avons parlé d’abord ont lieu surtout pour la vue et l’ouïe, parce que le feu et l’air ont ici une importance capitale. Quant au plaisir et à la douleur, voici l’idée qu’il en faut prendre : toute impression contre nature et violente qui se produit tout d’un coup est douloureuse, tandis que le retour subit à l’état normal est agréable. Toute impression douce et graduelle est insensible, et l’impression contraire a des effets contraires. L’impression qui se produit avec aisance est sensible au plus haut degré, mais ne comporte ni douleur ni plaisir. Telles sont les impressions qui se rapportent au rayon visuel lui-même, qui, nous l’avons dit plus haut, forme pendant le jour un corps intimement uni au nôtre. Ni coupures, ni brûlures, ni aucune autre affection ne lui font éprouver aucune douleur, et il ne ressent pas non plus de plaisir en revenant à sa forme primitive, bien qu’il nous donne des perceptions très vives et très claires, selon les impressions qu’il subit et les corps qu’il peut rencontrer et toucher lui-même. C’est qu’il n’y a pas du tout de violence dans sa division ni dans sa concentration. Au contraire, les corps composés de plus grosses parties, cédant avec peine à l’agent qui agit sur eux et transmettant l’impulsion reçue à l’animal tout entier, déterminent des plaisirs et des peines, des peines quand ils éprouvent une altération, des plaisirs quand ils reviennent à leur état normal. Tous les organes qui perdent de leur substance et se vident graduellement, mais qui se remplissent tout d’un coup et abondamment, sont insensibles à l’évacuation, mais deviennent sensibles à la réplétion ; aussi ne causent-ils point de douleurs à la partie mortelle de l’âme, mais ils lui procurent de grands plaisirs. C’est ce qui paraît manifestement à propos des bonnes odeurs. Mais quand les organes s’altèrent tout d’un coup et reviennent à leur premier état petit à petit et avec peine, ils donnent toujours des impressions contraires aux précédentes, comme on peut le voir dans les brûlures et les coupures du corps.

Nous avons à peu près expliqué les affections communes à tout le corps et les noms qui ont été donnés aux agents qui les produisent. Il faut essayer maintenant d’expliquer, si tant est que nous en soyons capables, les affections qui se produisent dans les parties spéciales de notre corps et aussi les causes qui les font naître.

Il faut en premier lieu mettre en lumière du mieux que nous pourrons ce que nous avons omis ci-dessus en parlant des saveurs, à savoir les impressions propres à la langue. Or ces impressions, comme la plupart des autres, paraissent résulter de certaines contractions et de certaines divisions, mais aussi dépendre plus que les autres des qualités rugueuses ou lisses du corps. En effet, toutes les fois que des particules terreuses, entrant dans les petites veines qui s’étendent jusqu’au coeur et qui servent à la langue pour apprécier les saveurs, viennent en contact avec les portions humides et molles de la chair, et s’y liquéfient, elles contractent les petites veines et les dessèchent, et nous paraissent âpres, si elles sont plus rugueuses, aigres, si elles le sont moins.

Les substances qui rincent ces petites veines et nettoient toute la région de la langue, quand leur effet est trop actif et qu’elles attaquent la langue au point d’en dissoudre une partie, comme le fait le nitre, toutes ces substances sont alors appelées piquantes. Mais celles dont l’action est plus faible que celle du nitre et qui sont modérément détergentes sont salées sans être piquantes ni rugueuses et nous paraissent plus amies.

Celles qui, absorbant la chaleur de la bouche et lissées par elle, y deviennent brûlantes et brûlent à leur tour l’organe qui les a échauffées, se portent en haut, en vertu de leur légèreté, vers les sens de la tête, coupent tout ce qu’elles rencontrent, et ces propriétés ont fait appeler âcres toutes les substances de cette sorte.

Il arrive aussi que les particules amincies par la putréfaction et pénétrant dans les veines étroites y rencontrent des parties de terre et d’air d’une grosseur proportionnée à la leur et qu’en les poussant les unes autour des autres, elles les mélangent, puis que ces parties mélangées se heurtent et, se glissant les unes dans les autres, produisent des creux, en s’étendant autour des particules qui y pénètrent. Alors un liquide creux, tantôt terreux, tantôt pur, s’étendant autour de l’air, il se forme des vaisseaux humides d’air et des masses liquides creuses et sphériques ; les unes, composées d’eau pure et formant un enclos transparent, sont appelées bulles ; les autres, composées d’une humidité terreuse qui s’agite et s’élève, sont désignées sous le nom d’ébullition et de fermentation, et l’on appelle acide ce qui produit ces phénomènes.

Une affection contraire à toutes celles qui viennent d’être décrites est produite par une cause contraire. Lorsque la structure des particules qui entrent dans les liquides est naturellement conforme à l’état de la langue, elles oignent et lissent ses aspérités, elles contractent ou relâchent les parties anormalement dilatées ou resserrées et rétablissent toutes choses, autant que possible, dans leur état normal. Ce remède des affections violentes, toujours agréable et bienvenu, est ce qu’on appelle le doux. C’est ainsi que nous expliquons ces sensations.

En ce qui regarde la propriété des narines, il n’y a pas d’espèces définies. Une odeur, en effet, n’est jamais qu’une chose à demi formée, et aucun type de figure n’a les proportions nécessaires pour avoir une odeur. Les veines qui servent à l’odorat ont une structure trop étroite pour les espèces de terre et d’eau, trop large pour celles de feu et d’air. Aussi personne n’a jamais perçu l’odeur d’aucun de ces corps ; les odeurs ne naissent que des substances en train de se mouiller, de se putréfier, de se liquéfier ou de s’évaporer. C’est quand l’eau se change en air et l’air en eau que l’odeur se produit dans le milieu de ces changements, et toute odeur est fumée ou brouillard, quand l’air est en train de se transformer en eau, fumée, quand c’est l’eau qui se change en air. De là vient que toutes les odeurs sont plus fines que l’eau et plus épaisses que l’air. On se rend bien compte de leur nature quand, le passage de la respiration se trouvant obstrué, on aspire le souffle de force ; en ce cas, aucune odeur ne filtre, et le souffle vient seul dénué de toute odeur. En conséquence, les variétés d’odeurs se répartissent en deux types qui n’ont pas de noms, parce qu’elles dérivent de formes qui ne sont ni nombreuses ni simples. La seule distinction nette qui soit entre elles est celle du plaisir et de la peine qu’elles causent : l’une irrite et violente toute la cavité qui est en nous entre le sommet de la tête et le nombril ; l’autre lénifie cette même cavité et la ramène agréablement à son état naturel.

Nous avons à considérer maintenant le troisième organe de sensation qui est en nous et à expliquer les raisons de ses affections. D’une manière générale, nous pouvons définir le son comme un coup donné par l’air à travers les oreilles au cerveau et au sang et arrivant jusqu’à l’âme. Le mouvement qui s’ensuit, lequel commence à la tête et se termine dans la région du foie, est l’ouïe. Ce mouvement est-il rapide, le son est aigu ; s’il est plus lent, le son est plus grave ; s’il est uniforme, le son est égal et doux ; il est rude dans le cas contraire ; il est fort grand, lorsque le mouvement est grand, et faible, s’il est petit. Quant à l’accord des sons entre eux, c’est une question qu’il nous faudra traiter plus tard.

Il reste encore une quatrième espèce de sensations qui se produisent en nous et qu’il faut diviser, parce qu’elle embrasse de nombreuses variétés, que nous appelons du nom général de couleurs. C’est une flamme qui s’échappe des différents corps et dont les parties sont proportionnées à la vue de manière à produire une sensation. Nous avons expliqué précédemment les causes et l’origine de la vision. Maintenant il est naturel et convenable de donner une explication raisonnable des couleurs. Parmi les particules qui se détachent des autres corps et qui viennent frapper la vue, les unes sont plus petites, les autres plus grandes que celles du rayon visuel lui-même, et les autres de même dimension. Ces dernières ne produisent pas de sensation : ce sont celles que nous appelons transparentes. Les plus grandes et les plus petites, dont les unes contractent et les autres dilatent le rayon visuel, sont analogues aux particules chaudes et froides qui affectent la chair et aux particules astringentes qui affectent la langue et aux particules brûlantes que nous avons appelées piquantes. Ce sont les particules blanches et noires, dont l’action est identique à celle du froid et du chaud, mais dans un genre différent, et qui pour ces raisons se montrent sous un aspect différent. En conséquence, voici les noms qu’il faut leur donner : celui de blanc à ce qui dilate le rayon visuel, celui de noir à ce qui produit l’effet contraire. Lorsqu’une autre sorte de feu qui se meut plus rapidement heurte le rayon visuel et le dilate jusqu’aux yeux, dont il divise violemment et dissout les ouvertures, et en fait couler tout d’un coup du feu et de l’eau que nous appelons larme ; lorsque ce mouvement qui est lui-même du feu s’avance à leur rencontre, et que le feu jaillit au-dehors comme d’un éclair, tandis que l’autre feu entre et s’éteint dans l’humidité, alors des couleurs de toute sorte naissent dans le mélange. Nous appelons éblouissement l’impression éprouvée et nous donnons à ce qui la produit le nom de brillant et d’éclatant.

Il y a aussi la variété de feu intermédiaire entre ces deux-là ; elle arrive jusqu’à l’humidité des yeux et s’y mêle, mais n’a point d’éclat. Le rayonnement du feu au travers de l’humidité à laquelle il se mêle produit une couleur de sang, que nous appelons rouge. Le brillant, mêlé au rouge et au blanc, devient jaune. Quant à la proportion de ces mélanges, la connût-on, il ne serait pas sage de la dire, puisqu’on n’en saurait donner la raison nécessaire ni la raison probable d’une manière satisfaisante. Le rouge mélangé au noir et au blanc produit le pourpre, et le violet foncé, quand ces couleurs mélangées sont plus complètement brûlées et qu’on y mêle du noir. Le roux naît du mélange du jaune et du gris, le gris du mélange du blanc et du noir, et l’ocre du mélange du blanc avec le jaune. Le blanc uni au jaune et tombant dans du noir saturé donne une couleur bleu foncé ; le bleu foncé mêlé au blanc donne le pers, et le roux mêlé au noir, le vert. Quant aux autres couleurs, ces exemples font assez bien voir par quels mélanges on devrait en expliquer la reproduction pour garder la vraisemblance. Mais tenter de soumettre ces faits à l’épreuve de l’expérience serait méconnaître la différence de la nature humaine et de la nature divine. Et en effet Dieu seul est assez intelligent et assez puissant pour mêler plusieurs choses en une seule et, au rebours, dissoudre une seule chose en plusieurs, tandis qu’aucun homme n’est capable à présent et ne le sera jamais à l’avenir de réaliser aucune de ces deux opérations.

Toutes ces choses ainsi constituées primitivement suivant la nécessité, l’artisan de la plus belle et de la meilleure des choses qui naissent les a prises, quand il a créé le dieu qui se suffit à lui-même et qui est le plus parfait. Il s’est servi des causes de cet ordre comme d’auxiliaires, tandis que lui-même façonnait le bien dans toutes les choses engendrées. C’est pourquoi il faut distinguer deux espèces de causes, l’une nécessaire et l’autre divine, et rechercher en tout la divine, pour nous procurer une vie heureuse dans la mesure que comporte notre nature, et la nécessaire en vue de la première, nous disant que, sans la nécessaire, il est impossible de concevoir isolément les objets que nous étudions, ni de les comprendre, ni d’y avoir part de quelque autre manière.

A présent donc que, comme des charpentiers, nous avons à pied d’oeuvre, entièrement triés, les matériaux dont il nous faut composer le reste de notre exposé, reprenons brièvement ce que nous avons dit en commençant et revenons vite au même point d’où nous sommes parvenus ici, et tâchons de finir notre histoire en lui donnant un couronnement en rapport avec ce qui précède. Or, ainsi qu’il a été dit au commencement, tout était en désordre, quand Dieu introduisit des proportions en toutes choses, à la fois relativement à elles-mêmes et les unes à l’égard des autres, dans toute la mesure et de toutes les façons qu’elles admettaient la proportion et la symétrie. Car jusqu’alors aucune chose n’y avait part, sauf par accident, et, parmi les choses qui ont des noms aujourd’hui, il n’y en avait absolument aucune digne de mention qui eût un nom, tel que le feu, l’eau ou tout autre élément. Mais tout cela, c’est Dieu qui l’ordonna d’abord et qui en forma ensuite cet univers, animal unique, qui contient en lui-même toutes les créatures vivantes et immortelles. Des animaux divins, c’est lui-même qui en fut l’artisan ; mais pour les animaux mortels, il chargea ses propres enfants de les engendrer.

Ceux-ci prirent modèle sur lui, et, quand ils en eurent reçu le principe immortel de l’âme, ils façonnèrent ensuite autour de l’âme un corps mortel et lui donnèrent pour véhicule le corps tout entier, puis, dans ce même corps, ils construisirent en outre une autre espèce d’âme, l’âme mortelle, qui contient en elle des passions redoutables et fatales, d’abord le plaisir, le plus grand appât du mal, ensuite les douleurs qui mettent les biens en déroute, en outre la témérité et la crainte, deux conseillères imprudentes, puis la colère difficile à calmer et l’espérance facile à duper. Alors mêlant ces passions avec la sensation irrationnelle et l’amour qui ose tout, ils composèrent suivant la loi de la nécessité la race mortelle. Aussi, comme ils craignaient de souiller le principe divin, sauf le cas d’une nécessité absolue, ils logèrent le principe mortel, à l’écart du divin, dans une autre chambre du corps. Ils bâtirent, à cet effet, un isthme et une limite entre la tête et la poitrine, et mirent entre eux le cou, afin de les maintenir séparés. C’est dans la poitrine et dans ce qu’on appelle le tronc qu’ils enchaînèrent le genre mortel de l’âme. Et, parce qu’une partie de l’âme est naturellement meilleure et l’autre pire, ils firent deux logements dans la cavité du thorax, en le divisant, comme on sépare l’appartement des femmes de celui des hommes, et ils mirent le diaphragme entre eux comme une cloison. La partie de l’âme qui participe du courage et de la colère, qui désire la victoire, fut logée par eux plus près de la tête, entre le diaphragme et le cou, afin qu’elle fût à portée d’entendre la raison et se joignit à elle pour contenir de force la tribu des désirs, quand ils refusent de se soumettre de plein gré aux prescriptions que la raison leur envoie du haut de sa citadelle.

Quant au coeur, noeud des veines et source du sang, qui circule avec force dans tous les membres, ils le placèrent au corps de garde, afin que, lorsque la partie courageuse bouillirait de colère à l’annonce faite par la raison que les membres sont en butte à quelque injustice causée du dehors ou par les désirs intérieurs, chaque organe des sens dans le corps pût rapidement percevoir par tous les canaux les commandements et les menaces de la raison, leur obéir et s’y conformer exactement, et permettre ainsi à la partie la plus noble de commander à eux tous. En outre, pour remédier aux battements du coeur, dans l’appréhension du danger et dans l’éveil de la colère, les dieux, sachant que c’est par le feu que devait se produire ce gonflement des parties irritées, imaginèrent de greffer sur lui le tissu du poumon, qui est mou et dépourvu de sang et qui, en outre, contient en lui des cavités percées comme celles d’une éponge, afin que, recevant l’air et la boisson, il rafraîchît le coeur et lui procurât du relâche et du soulagement, dans la chaleur dont il est brûlé. C’est pour cela qu’ils conduisirent les canaux de la trachértère jusqu’au poumon et qu’ils le placèrent autour du coeur comme un tampon, afin que le coeur, quand la colère atteint en lui son paroxysme, battant contre un objet qui lui cède en le rafraîchissant, fût moins fatigué et servît mieux la raison de concert avec le principe irascible.

Pour la partie de l’âme qui a l’appétit du manger et du boire et de tout ce que la nature du corps lui rend nécessaire, les dieux l’ont logée dans l’intervalle qui s’étend entre le diaphragme et le nombril, et ont construit dans tout cet espace une sorte de mangeoire pour la nourriture du corps, et ils ont enchaîné là cette partie, comme une bête sauvage, mais qu’il faut nourrir à l’attache, si l’on veut qu’il existe une race mortelle. C’est donc pour que, paissant toujours à sa mangeoire et logée le plus loin possible de la partie qui délibère, elle causât le moins de trouble et de bruit et laissât la partie meilleure délibérer en paix sur les intérêts communs à tous et à chacun, c’est pour cela que les dieux l’ont reléguée à cette place. Et parce qu’ils savaient qu’elle ne comprendrait pas la raison et que, même si elle en avait d’une manière ou d’une autre quelque sensation, il n’était pas dans sa nature de s’inquiéter des raisons, et que jour et nuit elle serait surtout séduite par des images et des fantômes, les dieux, pour remédier à ce mal, composèrent la forme du foie et la placèrent dans la demeure où elle est. Ils firent le foie compact, lisse, brillant et doux et amer à la fois, afin que la puissance des pensées qui jaillissent de l’intelligence allât s’y réfléchir comme sur un miroir qui reçoit des empreintes et produit des images visibles. Elle pourrait ainsi faire peur à l’âme appétitive, lorsque, faisant usage d’une partie de l’amertume qui lui est congénère, elle se présente, terrible et menaçante, et que, la mêlant vivement à travers tout le foie, elle y fait apparaître des couleurs bilieuses, qu’en le contractant, elle le rend tout entier ridé et rugueux, et qu’en courbant et ratatinant le lobe qui était droit et en obstruant et fermant les réservoirs et les portes du foie, elle cause des douleurs et des nausées. Mais, lorsqu’un souffle doux, venu de l’intelligence, peint sur le foie des images contraires et apaise son amertume, en évitant d’agiter et de toucher ce qui est contraire à sa propre nature, lorsqu’il se sert pour agir sur l’âme appétitive d’une douceur de même nature que celle du foie, qu’il restitue à toutes ses parties leur attitude droite, leur poli et leur liberté, il rend joyeuse et sereine la partie de l’âme logée autour du foie et lui fait passer honorablement la nuit en la rendant capable d’user, pendant le sommeil, de la divination, parce qu’elle ne participe ni à la raison ni à la sagesse.

C’est ainsi que ceux qui nous ont formés, fidèles à l’ordre de leur père, qui leur avait enjoint de rendre la race mortelle aussi parfaite qu’ils le pourraient, améliorèrent même cette pauvre partie de notre être en y mettant l’organe de la divination, pour qu’elle pût toucher en quelque manière à la vérité. Ce qui montre bien que Dieu a donné la divination à l’homme pour suppléer à la raison, c’est qu’aucun homme dans son bon sens n’atteint à une divination inspirée et véridique ; il ne le peut que pendant le sommeil, qui entrave la puissance de l’esprit, ou quand sa raison est égarée par la maladie ou l’enthousiasme. C’est à l’homme dans son bon sens qu’il appartient de se rappeler et de méditer les paroles prononcées en songe ou dans l’état de veille par la puissance divinatoire ou par l’enthousiasme, de soumettre à l’épreuve du raisonnement toutes les visions aperçues et de chercher comment et à qui elles annoncent un mal ou un bien futur, passé ou présent. Mais quand un homme est dans le délire et qu’il n’en est pas encore revenu, ce n’est pas à lui à juger ses propres visions et ses propres paroles et le vieux dicton a raison qui affirme qu il n’appartient qu’au sage de faire ses propres affaires et de se connaître soi-même. C’est pourquoi la loi a institué la race des prophètes pour juger les prédictions inspirées par les dieux. On leur donne parfois le nom de devins : c’est ignorer totalement qu’ils sont des interprètes des paroles et des visions mystérieuses, mais non pas des devins : le nom qui leur convient le mieux est celui de prophètes des choses révélées par la divination.

Timée/C

Voilà pour quelle raison le foie a la nature et la place que nous disons ; c’est pour la divination. Ajoutons que c’est dans le corps vivant qu’il donne les signes les plus clairs. Privé de la vie, il devient aveugle et ses oracles sont trop obscurs pour avoir une signification précise. Quant au viscère voisin, il a été fabriqué et placé à gauche en vue du foie, pour le tenir toujours brillant et pur, comme une éponge disposée en vue du miroir et toujours prête pour l’essuyer. C’est pourquoi, lorsque des impuretés s’amassent autour du foie par suite des maladies du corps, la substance poreuse de la rate les absorbe et les nettoie, parce qu’elle est tissée d’une matière creuse et exsangue. Il s’ensuit que, lorsqu’elle se remplit de ces rebuts, elle grossit et s’envenime, et qu’au rebours, quand le corps est purgé, elle se réduit et retombe à son volume normal.

En ce qui regarde l’âme, ce qu’elle a de mortel et ce qu’elle a de divin, comment, en quelle compagnie et pour quelle raison ses deux parties ont été logées séparément, avons-nous dit la vérité ? Pour l’affirmer, il faudrait que Dieu confirmât notre dire. Mais que nous ayons dit ce qui est vraisemblable, dès à présent et après un examen encore plus approfondi, nous pouvons nous hasarder à l’affirmer. Affirmons-le donc. Maintenant il faut poursuivre de la même façon la suite de notre sujet, c’est-à-dire la formation du reste du corps. Voici d’après quel raisonnement il conviendrait surtout de l’expliquer. Les auteurs de notre espèce avaient prévu quelle serait notre intempérance à l’égard du boire et du manger et que, par gourmandise, nous consommerions beaucoup plus que la mesure et le besoin ne l’exigeraient. Aussi, pour éviter que les maladies ne détruisissent rapidement la race mortelle et qu’elle ne finît tout de suite, avant d’atteindre sa perfection, les dieux prévoyants disposèrent ce qu’on appelle le bas-ventre pour servir de réceptacle au surplus de la boisson et de la nourriture, et ils y enroulèrent les intestins sur eux-mêmes, de peur que la nourriture, en passant rapidement, ne forçât le corps à réclamer rapidement aussi d’autres aliments, et, le rendant insatiable, n’empêchât toute l’espèce humaine de cultiver la philosophie et les muses et d’obéir à la partie la plus divine qui soit en nous.

Pour les os, les chairs et toutes les substances de cette sorte, voici comment les choses se passèrent. Toutes ont leur origine dans la génération de la moelle ; car c’est dans la moelle que les liens de la vie, puisque l’âme est liée au corps, ont été fixés et ont enraciné la race mortelle ; mais la moelle elle-même a été engendrée d’autres éléments. Dieu prit les triangles primitifs réguliers et polis, qui étaient les plus propres à produire avec exactitude le feu, l’eau, l’air et la terre ; il sépara chacun d’eux de son propre genre, les mêla les uns aux autres en due propor- tion, et en fit la moelle, préparant ainsi la semence universelle de toute espèce mortelle. Puis il y implanta et y attacha les diverses espèces d’âmes, et au moment même de cette répartition originelle, il divisa la moelle elle-même en autant de sortes de figures que chaque espèce devait en recevoir. Une partie devait, comme un champ fertile, recevoir en elle la semence divine ; il la fit exactement ronde et il donna à cette partie de la moelle le nom d’encéphale, dans la pensée que, lorsque chaque animal serait achevé, le vase qui la contiendrait serait la tête. L’autre partie, qui devait contenir l’élément mortel de l’âme, il la divisa en figures à la fois rondes et allongées et il les désigna toutes sous le nom de moelle. Il y attacha, comme à des ancres, les liens de l’âme entière, puis construisit l’ensemble de notre corps autour de la moelle, qu’il avait au préalable enveloppée tout entière d’un tégument osseux.

Il composa les os de cette façon : ayant passé au crible de la terre pure et lisse, il la délaya et la mouilla avec de la moelle, puis la mit au feu, ensuite la plongea dans l’eau, et derechef la remit au feu, puis dans l’eau, et, la faisant passer ainsi à plusieurs reprises dans l’un et l’autre élément, la rendit insoluble à tous les deux. Alors il s’en servit pour façonner autour du cerveau de l’animal une sphère osseuse, dans laquelle il laissa une étroite ouverture. Puis, autour de la moelle du cou et du dos, il façonna des vertèbres, qu’il fixa pour la soutenir, comme des pivots, à partir de la tête jusqu’à l’extrémité du tronc. Ainsi, pour protéger toute la semence, il l’enferma dans une enveloppe pierreuse, à laquelle il mit des articulations, utilisant en cela la nature de l’Autre, comme une puissance insérée entre elles, pour permettre les mouvements et les flexions. Considérant d’autre part que la contexture de la substance osseuse était plus sèche et plus raide qu’il ne convenait et aussi que, si elle devenait très chaude ou au contraire se refroidissait, elle se carierait et corromprait vite la semence qu’elle contient, pour ces raisons, il imagina l’espèce des nerfs et de la chair, de manière qu’en liant tous les membres ensemble avec les nerfs qui se tendent et se relâchent autour de leurs pivots, il rendît le corps flexible et extensible, tandis que la chair devait être un rempart contre la chaleur et une protection contre le froid, et aussi contre les chutes, parce qu’elle cède au choc des corps mollement et doucement, à la façon d’un vêtement rembourré de feutre. De plus, comme elle contient en elle une humeur chaude, elle devait en été, en transpirant et se répandant au-dehors, procurer à tout le corps une fraîcheur naturelle, et, au rebours, pendant l’hiver, le défendre suffisamment, grâce à son feu, contre le froid qui l’assaille du dehors et l’enveloppe.

C’est dans cette intention que celui qui nous modela, ayant fait un harmonieux mélange d’eau, de feu et de terre, y ajouta un levain formé d’acide et de sel, et composa ainsi la chair, qui est molle et pleine de suc. Pour les nerfs, il les composa d’un mélange d’os et de chair sans levain, tirant de ces deux substances une seule substance intermédiaire en qualité, et il se servit de la couleur jaune pour la colorer. De là vient que les nerfs sont d’une nature plus ferme et plus visqueuse que les chairs et plus molle et plus flexible que les os. Dieu s’en servit pour envelopper les os et la moelle, liant les os l’un à l’autre au moyen des nerfs 184, puis il recouvrit le tout d’une enveloppe de chairs. A ceux des os qui renfermaient le plus d’âme il donna la plus mince enveloppe de chair et à ceux qui en contenaient le moins, l’enveloppe la plus ample et la plus épaisse. En outre, aux jointures des os, là où la raison ne montrait pas quelque nécessité de placer beaucoup de chair, il en fit pousser peu, de peur qu’elle ne gênât la flexion des membres et n’appesantît le corps en lui rendant le mouvement difficile. Il avait encore un autre motif : c’est que les chairs abondantes, éparses et fortement tassées les unes sur les autres, auraient par leur rigidité rendu le corps insensible, affaibli la mémoire et paralysé l’intelligence. Voilà pourquoi les cuisses et les jambes, la région des hanches, les os du bras et de l’avant-bras et tous nos autres os qui n’ont pas d’articulations, et aussi tous les os intérieurs qui, renfermant peu d’âme dans leur moelle, sont vides d’intelligence, tous ces os ont été amplement garnis de chairs ; ceux, au contraire, qui renferment de l’intelligence, l’ont été plus parcimonieusement, sauf lorsque Dieu a formé quelque masse de chair pour être par elle-même un organe de sensation, par exemple l’espèce de la langue ; mais, en général, il en est ce que nous avons dit. Car la substance qui naît et se développe en vertu de la nécessité n’admet en aucune façon la coexistence d’une vive sensibilité et d’os épais et de chair abondante. Autrement, c’est la structure de la tête qui, plus que toute autre partie, aurait réuni ces caractères, s’ils eussent consenti à se trouver ensemble, et l’espèce humaine, couronnée d’une tête charnue, nerveuse et forte, aurait joui d’une vie deux fois, maintes fois même plus longue, plus saine, plus exempte de souffrances que notre vie actuelle. Mais en fait les artistes qui nous ont fait naître, se demandant s’ils devaient faire une race qui aurait une vie plus longue et plus mauvaise, ou une vie plus courte et meilleure, s’accordèrent à juger que la vie plus courte, mais meilleure, était absolument préférable pour tout le monde à la vie plus longue, mais plus mauvaise. C’est pour cela qu’ils couvrirent la tête d’un os mince, mais non de chairs et de nerfs, puisqu’elle n’a pas d’articulations. Pour toutes ces raisons la tête qui fut ajoutée au corps humain est plus sensible et plus intelligente, mais beaucoup plus faible que le reste. C’est pour les mêmes motifs et de la même façon que Dieu mit certains nerfs au bas de la tête autour du cou et les y souda suivant un procédé symétrique, et s’en servit aussi pour attacher les extrémités des mâchoires sous la substance du visage. Quant aux autres, il les distribua dans tous les membres pour lier chaque articulation à sa voisine.

Pour l’appareil de la bouche, ses organisateurs le disposèrent, comme il l’est actuellement, avec des dents, une langue et des lèvres, en vue du nécessaire et en vue du bien ; ils imaginèrent l’entrée en vue du premier et la sortie en vue du second. Car tout ce qui entre pour fournir sa nourriture au corps est nécessaire, et le courant de paroles qui sort de nos lèvres pour le service de l’intelligence est le plus beau et le meilleur de tous les courants.

Pour en revenir à la tête, il n’était pas possible de la laisser avec sa boîte osseuse toute nue, exposée aux rigueurs alternées des saisons, ni de la couvrir d’une masse de chairs qui l’eût rendue stupide et insensible. Or, comme la substance de la chair ne se dessèche pas, il se forma autour d’elle une pellicule qui la dépassait en grandeur et qui se sépare d’elle : c’est ce que nous appelons aujourd’hui la peau. Grâce à l’humidité du cerveau, cette peau crût et se ferma sur elle-même de manière à revêtir tout le tour de la tête. L’humidité qui montait sous les sutures l’arrosa et la referma sur le sommet de la tête, en la ramassant dans une sorte de noeud. Ces sutures, qui affectent toutes sortes de formes, sont l’effet de la puissance des cercles de l’âme et de la nourriture ; elles sont plus nombreuses, si la lutte entre ces deux influences est plus vive, moins nombreuses, quand elle est moins violente.

Toute cette peau, le dieu la troua tout autour de la tète par des piqûres de feu ; quand elle fut percée et que l’humidité s’écoula dehors au travers d’elle, tout le liquide et toute la chaleur qui étaient purs s’en allèrent ; mais ce qui avait été formé par un mélange avec les éléments dont la peau elle-même était composée, soulevé par le mouvement, s’étendit dehors en un long fil aussi fin que la piqûre ; mais repoussé, à cause de la lenteur du mouvement, par l’air extérieur qui l’environnait, il revint se pelotonner à l’intérieur sous la peau et y prit racine. C’est suivant ces procédés que la nature a fait naître les cheveux dans la peau : c’est une substance en forme de fil de même nature que la peau, mais plus dure et plus dense, à cause de la constriction opérée par le refroidissement, lorsque chaque cheveu qui se détache de la peau se refroidit et se condense. C’est ainsi que notre créateur a fait notre tête velue, en utilisant les causes que nous avons mentionnées. Il pensa qu’au lieu de chair, les cheveux devaient être pour la sûreté du cerveau une enveloppe légère, propre à lui fournir de l’ombre l’été et un abri pendant l’hiver, sans entraver ni gêner en rien la sensibilité.

En outre, à la place où les nerfs, la peau et les os ont été entrelacés dans nos doigts, un composé de ces trois substances, en se desséchant, devint une seule peau dure qui les contient toutes. Elle fut façonnée par les causes auxiliaires que nous avons dites, mais achevée, et ce fut là la cause essentielle, en vue des créatures qui devaient exister par la suite. Ceux qui nous construisaient savaient qu’un jour les femmes et les bêtes naîtraient des hommes ; ils savaient en particulier que parmi les créatures beaucoup auraient besoin de griffes pour maint usage. C’est pour cela qu’ils ébauchèrent chez les hommes dès leur naissance la formation des ongles. C’est dans ce dessein et pour ces raisons qu’ils firent pousser à l’extrémité des membres la peau, les cheveux et les ongles.

Lorsque toutes les parties et tous les membres de l’animal mortel eurent été réunis en un tout, il se trouva que cet animal devait nécessairement vivre dans le feu et dans l’air. Aussi fondu et vidé par eux, il dépérissait, quand les dieux imaginèrent pour lui un réconfort. Mêlant à d’autres formes et à d’autres sens une substance parente de la substance humaine, ils donnèrent ainsi naissance à une autre sorte d’animaux. Ce sont les arbres, les plantes et les graines, aujourd’hui domestiqués et éduqués par la culture, qui se sont apprivoisés avec nous. Auparavant il n’y avait que les espèces sauvages, qui sont plus anciennes que les espèces cultivées. Tout ce qui participe à la vie mérite fort justement le nom d’animal ; et ce dont nous parlons en ce moment participe de la troisième espèce d’âme, celle dont nous avons marqué la place entre le diaphragme et le nombril, qui n’a aucune part à l’opinion, au raisonnement, à l’intelligence, mais seulement à la sensation agréable et désagréable, ainsi qu’aux appétits. En effet le végétal est toujours passif, et sa formation ne lui a pas permis, en tournant en lui-même et sur lui-même, en repoussant le mouvement extérieur et usant seulement du sien propre, de raisonner sur rien de ce qui le concerne et d’en discerner la nature. Il vit donc à la manière d’un animal, mais il est fixé au sol, immobile et enraciné, parce qu’il est privé du pouvoir de se mouvoir par lui-même.

Quand nos supérieurs eurent planté toutes ces espèces pour nous servir de nourriture à nous, leurs sujets, ils creusèrent des canaux au travers de notre corps même, comme on fait des conduits dans les jardins, afin qu’il fût arrosé comme par le cours d’un ruisseau. Tout d’abord, sous la jointure de la peau et de la chair, ils creusèrent des canaux cachés, deux veines dorsales, parce que le corps se trouvait double, avec un côté droit et un côté gauche ; puis ils les firent descendre le long de l’épine dorsale, gardant entre elles la moelle génératrice, afin qu’elle fût aussi vigoureuse que possible et que l’écoulement, sui- vant une pente descendante, pût se faire aisément de là aux autres parties et rendre l’irrigation uniforme. Après cela, ils partagèrent les veines dans la région de la tête, les entrelacèrent et les firent passer au travers les unes des autres dans des directions opposées, inclinant celles qui venaient de la droite vers la gauche du corps et celles qui venaient de la gauche vers la droite, afin qu’elles pussent contribuer avec la peau à lier la tête au corps, car il n’y avait pas de nerfs qui fissent le tour de la tête à son sommet, et, en outre, afin que les perceptions venant soit de l’un, soit de l’autre côté, pussent être révélées à tout le corps.

Les dieux organisèrent ensuite leur système d’irrigation d’une façon que nous saisirons plus aisément, si au préalable nous nous mettons d’accord sur ce point, que tout ce qui est composé d’éléments plus petits ne laisse point passer ceux qui sont composés d’éléments plus grands, et que ceux qui sont faits de particules plus grandes ne peuvent pas retenir ceux qui sont faits de particules plus petites. Or le feu est, de toutes les espèces, celle dont les parties sont les plus petites ; aussi passe-t-il à travers l’eau, l’air et tous leurs composés, et rien ne peut le retenir. Il faut admettre que la même loi s’applique à la cavité qui est en nous, que, lorsque les aliments et les boissons y tombent, elle les retient, mais que l’air et le feu dont les particules sont plus petites que celles de sa propre structure, elle ne peut les retenir. Or c’est de ces éléments que Dieu s’est servi pour faire passer les humeurs du ventre dans les veines. Il a tissé d’air et de feu un treillis pareil à une nasse, ayant à son entrée deux tuyaux, dont l’un a été divisé à son tour en forme de fourche ; et, à partir de ces tuyaux, il étendit des sortes de joncs circulairement à travers tout le treillis jusqu’à ses extrémités. Il composa de feu tout l’intérieur de son treillis, et d’air les tuyaux et l’enveloppe, et prenant le tout, il l’adapta de la manière suivante à l’animal qu’il avait formé : il mit en haut dans la bouche la partie composée de tuyaux, et, comme elle était double, il fit descendre un tuyau par la trachértère dans le poumon, et l’autre dans le ventre le long de la trachértère. Puis, fendant le premier en deux, il en fit passer les deux parties à la fois par les canaux du nez, de sorte que, quand l’un des conduits, celui qui passe par la bouche, ne fonctionne pas, tous ses courants pussent aussi être remplis par celui du nez. Quant au reste de l’enveloppe de la nasse, le dieu le fit croître autour de toute la cavité de notre corps et le disposa de telle sorte que tantôt tout ce treillis passe doucement dans les tuyaux, qui sont composés d’air, et que tantôt les tuyaux refluent vers la nasse, que le treillis pénètre au travers du corps, qui est poreux, et en sort tour à tour, que les rayons du feu intérieur suivent le double mouvement de l’air auquel ils sont mêlés et que cela ne cesse pas de se produire tant que l’animal mortel subsiste. A cette espèce de phénomènes nous disons que celui qui a établi les noms a donné celui d’inspiration et d’expiration. Et tout ce mécanisme et ses effets ont pour but de nourrir et de faire vivre notre corps en l’arrosant et le rafraîchissant. Car, lorsque le feu attaché au-dedans de nous suit le courant respiratoire qui entre ou qui sort et que, dans ses perpétuelles oscillations, il passe à travers le ventre, il prend les aliments et les boissons, les dissout, les divise en petites parcelles et les disperse à travers les conduits par où il passe, les verse, comme d’une source, dans les canaux des veines et fait couler à travers le corps, comme par un aqueduc, le courant des veines.

Revenons au phénomène de la respiration pour voir par quelles causes il est devenu tel qu’il est aujourd’hui. Voici ce qui a eu lieu. Comme il n’y a pas de vide où puisse pénétrer un corps en mouvement, et que nous exhalons de l’air hors de nous, il est dès lors évident pour tout le monde que cet air n’entre pas dans le vide, mais qu’il chasse de sa place l’air avoisinant. L’air déplacé chasse à son tour celui qui l’avoisine, et, sous cette pression nécessaire, le tout revient en cercle à la place d’où est sortie notre haleine, y pénètre et la remplit à la place du souffle expiré et tout ce mouvement, pareil à celui d’une roue qui tourne, se produit simultanément, parce qu’il n’y a pas de vide. Par suite, la poitrine et le poumon, au moment même où ils chassent l’air au-dehors, sont remplis de nouveau par l’air qui environne le corps, et pénètre à l’intérieur à travers les chairs poreuses autour desquelles il est poussé. Derechef, quand cet air est rejeté et sort à travers le corps, il pousse en rond l’air inspiré à l’intérieur du corps par les passages de la bouche et des narines. Quelle est la cause initiale de ces phénomènes ? Voici ce qu’il en faut penser. Dans tout animal, les parties internes qui entourent le sang et les veines sont les plus chaudes, comme s’il y avait en lui une source de feu. C’est pour cela que nous comparions cette région au tissu de notre nasse, quand nous disions que la partie centrale était dans toute son étendue tressée de feu, et que toutes les autres parties, à l’intérieur, l’étaient d’air. En conséquence, il faut reconnaître que le chaud se porte naturellement au dehors vers sa place, vers son parent, et que, comme il y a deux sorties, l’une par le corps vers le dehors et l’autre par la bouche et les narines, lorsque le chaud s’élance d’un côté, il refoule l’air de l’autre en cercle, et cet air refoulé, tombant dans le feu, s’échauffe, tandis que celui qui sort se refroidit. Mais comme la chaleur change de place et que l’air qui est à l’autre issue devient plus chaud, l’air plus chaud, à son tour, se porte d’autant plus vers ce côté-là, vu qu’il se dirige vers sa propre substance, et il refoule en cercle celui qui est près de l’autre issue. C’est de la sorte que l’air, recevant constamment et imprimant tour à tour les mêmes mouvements et ballotté ainsi en cercle de part et d’autre par l’effet des deux impulsions, donne naissance à l’inspiration et à l’expiration.

C’est encore suivant le même principe qu’il faut étudier les effets des ventouses médicinales, la déglutition, la trajectoire des projectiles, soit lancés en l’air, soit courant à la surface du sol, et aussi tous les sons rapides ou lents, aigus ou graves, tantôt dissonants, parce que les mouvements qu’ils produisent en nous sont dissemblables, et tantôt consonants, parce que ces mouvements sont semblables. Car les sons plus lents atteignent les mouvements des sons plus rapides qui les précèdent, quand ceux-ci commencent à s’arrêter et sont tombés à une vitesse pareille à celle avec laquelle les sons les plus lents se rencontrent ensuite avec eux et leur impriment leur mouvement ; mais quand ils les rattrapent, ils ne les troublent pas en leur imposant un mouvement différent ils y ajoutent le commencement d’un mouvement plus lent, en accord avec celui qui était le plus rapide, mais qui tire à sa fin, et du mélange de l’aigu et du grave, ils produisent un effet unique et procurent ainsi du plaisir aux ignorants et de la joie aux sages, qui voient dans des mouvements mortels l’imitation de l’harmonie divine.

On expliquera de même le cours des eaux, la chute de la foudre et la merveilleuse attraction que possèdent l’ambre et la pierre d’Héraclée. Il n’y eut jamais de vertu attractive dans aucun de ces corps, mais le fait qu’il n’y a pas de vide, que ces corps se choquent en cercle les uns les autres, qu’en se divisant ou se contractant ils échangent tous leurs places pour regagner chacun celle qui lui est propre : c’est à ces actions combinées entre elles que sont dus ces phénomènes étonnants, comme on s’en convaincra en les étudiant suivant la bonne méthode.

Et maintenant, pour en revenir à .a respiration, point de départ de ce discours, c’est de cette façon et par ces moyens qu’elle s’est formée, ainsi qu’il a été dit précédemment. Le feu divise les aliments,-il s’élève au-dedans de nous du même mouvement que le souffle et, en s’élevant avec lui, il remplit les veines en y versant les parcelles divisées qu’il puise dans le ventre, et c’est ainsi que des courants de nourriture se répandent dans le corps entier de tous les animaux. Or ces particules qui viennent d’être divisées et retranchées de substances de même nature, les unes de fruits, les autres d’herbe, que Dieu a fait pousser tout exprès pour nous servir de nourriture, présentent toutes les variétés de couleur par suite de leur mélange ; mais c’est la couleur rouge qui y domine et qui est l’oeuvre du feu qui divise l’eau et la marque de son empreinte. Voilà pourquoi la couleur de ce qui coule dans le corps présente l’apparence que nous avons décrite. C’est ce que nous appelons le sang, c’est ce qui nourrit les chairs et le corps entier ; c’est de lui que chaque partie du corps tire le liquide dont il remplit la place laissée vide. Le mode de réplétion et d’évacuation est le même que celui qui a donné naissance à tous les mouvements qui se font dans l’univers et qui portent chaque chose vers sa propre espèce. Et en effet les éléments qui nous environnent au-dehors ne cessent de nous dissoudre et de répartir et d’envoyer à chaque espèce de substance ce qui est de même nature qu’elle. De même le sang, divisé à l’intérieur de notre corps en menus fragments et contenu dans l’organisme de tout être vivant, qui est pour lui comme un ciel, est contraint d’imiter le mouvement de l’univers ; chacun des fragments qui se trouve à l’intérieur se porte vers ce qui lui ressemble et remplit de nouveau le vide lui s’est formé. Mais quand la perte est plus grande que l’apport, l’individu dépérit ; quand elle est plus petite, il s’accroît. Ainsi, quand la structure de l’animal entier est jeune et que les triangles des espèces qui la constituent sont encore neufs, comme s’ils sortaient du chantier, ils sont solidement assemblés ensemble, quoique la consistance de la masse entière soit molle, attendu qu’elle vient à peine d’être formée de moelle et qu’elle a été nourrie de lait. Alors, comme les triangles qu’elle englobe et qui lui viennent du dehors pour lui servir d’aliments et de boissons, sont plus vieux et plus faibles que les siens propres, elle les maîtrise en les coupant avec ses triangles neufs et fait grandir l’animal en le nourrissant de beaucoup d’éléments semblables aux siens. Mais quand la racine des triangles se distend à la suite des nombreux combats qu’ils ont soutenus longtemps contre de nombreux adversaires, ils ne peuvent plus diviser et s’assimiler les triangles nourriciers qui entrent ; ce sont eux qui sont facilement divisés par ceux qui viennent du dehors. Alors l’animal tout entier, vaincu dans cette lutte, dépérit et cet état se nomme vieillesse. Enfin, lorsque les liens qui tiennent assemblés les triangles de la moelle, distendus par la fatigue, ne tiennent plus, ils laissent à leur tour les liens de l’âme se relâcher, et celle-ci, délivrée conformément à la nature, s’envole joyeusement ; car, si tout ce qui est contraire à la nature est douloureux, tout ce qui arrive naturellement est agréable. Et c’est ainsi que la mort causée par des maladies ou par des blessures est douloureuse et violente, tandis que celle qui vient avec la vieillesse au terme marqué par la nature est de toutes les morts la moins pénible et s’accompagne plutôt de joie que de douleur.

D’où proviennent les maladies, n’importe qui, je pense, peut s’en rendre compte. Comme il y a quatre genres qui entrent dans la composition des corps, la terre, le feu, l’eau et l’air, lorsque, contrairement à la nature, ils sont en excès ou en défaut, ou qu’ils passent de la place qui leur est propre dans une place étrangère, ou encore, parce que le feu et les autres éléments ont plus d’une variété, lorsque l’un d’eux reçoit en lui la variété qui ne lui convient pas, ou qu’il arrive quelque autre accident de cette espèce, c’est alors que se produisent les désordres et les maladies. Lorsqu’en effet un genre change de nature et de position, les parties qui auparavant étaient froides deviennent chaudes, celles qui étaient sèches deviennent humides par la suite, celles qui étaient légères ou pesantes deviennent le contraire, et elles subissent tous les changements dans tous les sens. En fait nous affirmons que c’est seulement lorsque la même chose s’ajoute à la même chose ou s’en sépare dans le même sens, de la même manière et en due proportion, qu’elle peut, restant identique à elle-même, demeurer saine et bien portante. Ce qui manque à une de ces règles, soit en se retirant d’un élément, soit en s’y ajoutant, produira toutes sortes d’altérations, des maladies et des destructions sans nombre.

Mais comme il y a aussi des compositions secondaires formées par la nature, il y a une seconde classe de maladies à considérer par ceux qui veulent se rendre maîtres de la question. Puisqu’en fait la moelle, les os, la chair et les nerfs sont composés des éléments nommés plus haut et que le sang aussi est formé des mêmes éléments, quoique d’une autre manière, la majeure partie des maladies arrivent comme il a été dit précédemment, mais les plus graves qui puissent nous affliger nous viennent de la cause que voici : c’est que ces compositions se corrompent, quand elles se forment à rebours de l’ordre naturel. En effet, dans l’ordre naturel, les chairs et les nerfs naissent du sang, les nerfs des fibres auxquelles ils ressemblent, et les chairs du résidu qui se coagule en se séparant des fibres. Des nerfs et de la chair naît à son tour cette matière visqueuse et grasse qui sert à la fois à coller la chair à la structure des os et à nourrir et faire croître l’os qui enclôt la moelle, tandis que l’espèce la plus pure, la plus lisse et la plus brillante des triangles, filtrant à travers l’épaisseur des os, s’en écoule et en dégoutte pour arroser la moelle. Quand tout se passe ainsi, il en résulte le plus souvent la santé ; la maladie, dans le cas contraire. En effet, quand la chair se vicie et renvoie sa putréfaction dans les veines, elles se remplissent alors, en même temps que d’air, d’un sang abondant, de composition variée, dont les couleurs et l’amertume sont très diverses, ainsi que les qualités acides et salées, et qui charrie de la bile, des sérosités et des phlegmes de toute sorte. Car toutes ces sécrétions qui se font à rebours de la règle et sont le produit de la corruption commencent d’abord par empoisonner le sang lui-même, et sans fournir désormais aucune nourriture au corps, se répandent partout à travers les veines, sans garder l’ordre des révolutions naturelles. Elles sont ennemies entre elles, parce qu’elles ne tirent aucune jouissance les unes des autres, et en guerre ouverte avec les éléments constituants du corps qui restent à leur poste ; elles les corrompent et les dissolvent. Quand ce sont les parties les plus anciennes de la chair qui se décomposent, comme elles sont difficiles à pourrir, elles noircissent à cause de la combustion prolongée qu’elles ont subie, et, devenues amères par suite de leur corrosion complète, elles attaquent dangereusement toutes les parties du corps qui ne sont pas encore gâtées, et tantôt le noircissement, au lieu d’amertume, s’accompagne d’acidité, quand la substance amère s’est amenuisée davantage ; et tantôt la substance amère, trempée dans le sang, prend une couleur plus rouge, et, si elle est mêlée au noir, une couleur verdâtre. Enfin la couleur jaune se mêle à l’amertume, quand de la chair jaune est dissoute par le feu de l’inflammation.

Toutes ces humeurs portent le nom commun de bile, qui leur a été donné ou par des médecins ou par un homme capable d’embrasser du regard un grand nombre de cas dissemblables et de discerner en eux un genre unique digne de servir de dénomination à tous.

Des autres humeurs qui passent pour être des variétés de la bile, chacune se définit d’après sa couleur spécifique. La sérosité qui vient du sang est une lymphe douce ; celle qui vient de la bile noire et acide est maligne, quand sous l’action de la chaleur elle est mélangée avec une qualité saline ; en ce cas, elle prend le nom de pituite acide. Il y a aussi le produit qui résulte de la décomposition d’une chair neuve et tendre avec le concours de l’air. Ce produit, gonflé par l’air, est entouré d’humidité et, de ce fait, il se forme des bulles qui sont invisibles une à une à cause de leur petitesse, mais qui, réunies ensemble, font une masse visible qui offre une couleur blanche due à la naissance de l’écume. C’est toute cette putréfaction d’une chair tendre, où l’air se trouve mélangé, que nous appelons la pituite blanche. La lymphe de la pituite nouvellement formée donne la sueur, les larmes et toutes les autres sécrétions par lesquelles le corps se purifie tous les jours. Or toutes ces humeurs sont des facteurs de maladies, quand le sang ne se remplit pas de nourriture et de boisson comme le veut la nature, mais accroît sa masse d’aliments contraires, en dépit des lois de la nature. Lorsque les différentes sortes de chair sont déchirées par les maladies, mais gardent leurs bases, la virulence du mal ne se fait sentir qu’à demi, car il peut encore se réparer aisément. Mais, lorsque ce qui lie les chairs aux os tombe malade, et que, séparé à la fois des fibres et des nerfs, il cesse de nourrir l’os et de lier l’os à la chair, mais que, de brillant, de lisse et de visqueux, il devient, en se desséchant, par suite d’un mauvais régime, raboteux et salin, alors toute la substance qui subit ces altérations s’émiette et revient sous les chairs et les nerfs, en se séparant des os ; et les chairs, se détachant de leurs racines, laissent les nerfs à nu et pleins de saumure, tandis qu’elles-mêmes, retombant dans le cours du sang, aggravent les maladies mentionnées précédemment. Mais, si graves que soient ces affections du corps, plus graves encore sont celles qui les précèdent, quand la densité de la chair ne permet pas à l’os de respirer suffisamment, que la moisissure l’échauffe et le carie, qu’au lieu d’absorber sa nourriture, il va s’effriter au contraire lui-même dans le suc nourricier, que ce suc va dans les chairs, et que la chair tombant dans le sang rend toutes les maladies plus graves que celles dont nous avons parlé plus haut. Mais la pire de toutes, c’est quand la substance de la moelle souffre d’un manque ou d’un excès d’aliments. C’est la cause des maladies les plus terribles et les plus capables d’amener la mort ; car alors toute la substance du corps s’écoule à rebours.

Il existe encore une troisième espèce de maladies, qu’il faut concevoir comme provenant de trois causes, à savoir de l’air, de la pituite et de la bile. Lorsque le poumon, qui est chargé de dispenser l’air au corps, est obstrué par des mucosités et n’a pas ses passages libres, et qu’alors l’air ne va pas dans certaines parties et pénètre dans d’autres en plus grande quantité qu’il ne faut, d’un côté, il fait pourrir celles qui n’ont pas de ventilation, de l’autre, il pénètre par force dans les veines, les distord, dissout le corps et se trouve intercepté dans le milieu du corps où est le diaphragme. Ainsi naissent fréquemment des milliers de maladies douloureuses accompagnées de sueurs abondantes. Souvent aussi, quand la chair s’est désagrégée dans le corps, il s’y introduit de l’air qui, n’en pouvant sortir, occasionne les mêmes douleurs que l’air qui entre du dehors. Ces douleurs sont particulièrement grandes, quand l’air, entourant les nerfs et les petites veines qui sont là, se gonfle et imprime aux muscles extenseurs et aux tendons qui y adhèrent une tension en arrière. C’est de la tension ainsi produite que les maladies qui en résultent ont reçu le nom de tétanos et d’opisthotonos. Elles sont difficiles à guérir ; en fait, elles se terminent le plus souvent par un accès de fièvre.

La pituite blanche est dangereuse, si l’air de ses bulles est intercepté. Si elle trouve un exutoire à la surface du corps, elle est relativement bénigne, mais elle tachette le corps en produisant des dartres blanches, des dartres farineuses et d’autres accidents similaires. Mêlée à la bile noire et répandue sur les circuits les plus divins, ceux de la tête, elle en trouble le cours, plus bénigne, si ce désordre a lieu pendant le sommeil, plus difficile à chasser, quand elle attaque des gens éveillés. Comme c’est une maladie de la substance sacrée, elle est très justement appelée le mal sacré. La pituite aigre et salée est la source de toutes les maladies catarrhales ; mais elles ont reçu les noms les plus variés, suivant les diverses parties où la fluxion s’épanche.

Toutes les inflammations du corps, ainsi appelées de la brûlure et de la chaleur qui les accompagnent, sont causées par la bile. Quand la bile trouve une issue au-dehors, elle produit, par son bouillonnement, des tumeurs de toute sorte ; quand elle est confinée à l’intérieur, elle occasionne une foule de maladies inflammatoires, ont la plus grave a lieu lorsque, mêlée au sang pur, elle détourne de leur place les fibres, qui ont été distribuées dans le sang, pour qu’il garde une juste proportion de ténuité et d’épaisseur, de peur que, liquéfié par la chaleur, il ne s’écoule par les pores du corps, ou que, trop épais et difficile à mouvoir, il ne circule difficilement dans les veines. Cet heureux équilibre, c’est la fibrine qui le conserve grâce à sa structure naturelle. Même quand le sang est mort et qu’il se refroidit, on n’a qu’à rapprocher les fibres les unes des autres, pour que tout ce qui reste de sang s’écoule au travers. Si, au contraire, on les laisse en état, elles coagulent rapidement le sang avec l’aide du froid environnant. Telle étant l’action des fibres dans le sang, la bile, qui par son origine est du vieux sang, et qui se fond de nouveau de la chair dans le sang, quand, chaude et humide, elle y pénètre d’abord en petite quantité, se congèle alors sous l’influence des fibres et, ainsi congelée et éteinte par force, elle produit à l’intérieur du froid et des frissons. Quand elle coule dans le sang en plus grande quantité, elle maîtrise les fibres par sa propre chaleur et, par son bouillonnement, les secoue et y jette le désordre, et, si elle est assez puissante pour les maîtriser jusqu’au bout, elle pénètre dans la substance de la moelle et, en brûlant, dissout les liens qui y attachent l’âme, comme les amarres d’un navire, et la met en liberté. Si, au contraire, la bile est en moindre quantité et que le corps résiste à la dissolution, c’est elle qui est maîtrisée, et alors, ou bien elle s’échappe par toute la surface du corps, ou bien, refoulée au travers des veines dans le thorax ou dans le bas-ventre, elle quitte le corps comme un banni s’échappe d’une ville en révolution. Elle produit alors des diarrhées, des dysenteries et toutes les maladies analogues.

Ainsi, quand l’excès du feu est la principale cause des maladies du corps, il produit des inflammations et des fièvres continues, tandis que l’excès d’air amène des fièvres quotidiennes, et l’excès d’eau, des fièvres tierces, parce que l’eau est plus lente que l’air et que le feu. Quant à l’excès de terre, la terre étant le plus lent des quatre éléments, il lui faut une période de temps qua- druple pour se purifier et elle engendre des fièvres quartes dont on se débarrasse difficilement.

Voilà comment se produisent les maladies du corps. Voici comment celles de l’âme naissent de nos dispositions corporelles. Il faut admettre que la maladie de l’âme est la démence. Mais il y a deux espèces de démence l’une est la folie, l’autre l’ignorance. En conséquence, toute affection qui entraîne, soit l’une, soit l’autre, doit être appelée maladie, et il faut reconnaître que les plaisirs et les douleurs excessives sont pour l’âme les plus graves des maladies. Car, lorsqu’on est joyeux ou au contraire affligé outre mesure, on s’empresse à contretemps de saisir le plaisir ou de fuir la douleur, et l’on est incapable de rien voir et de rien entendre avec justesse ; on est comme un forcené et hors d’état d’exercer sa raison. Quand un homme a dans la moelle un sperme d’une abondance débordante, qui est comme un arbre trop chargé de fruits, ses désirs et leurs suites lui procurent chaque fois de multiples souffrances et des plaisirs multiples, et il est fou pendant la plus grande partie de sa vie par suite des plaisirs et des douleurs excessives qu’il ressent, et son âme est malade et déraisonnable par la faute de son corps, et on le regarde, non comme un malade, mais comme un homme volontairement vicieux. La vérité est que l’incontinence amoureuse est une maladie de l’âme qui provient en grande partie de la propriété d’une seule substance, qui, grâce à la porosité des os, inonde le corps de son humidité ; et presque tous les reproches dont on charge l’intempérance dans les plaisirs, comme si les hommes étaient volontairement méchants, sont des reproches injustifiés ; car personne n’est volontairement méchant. Ceux qui sont méchants le deviennent par suite d’une mauvaise disposition du corps et d’une éducation manquée, deux choses fâcheuses pour tout le monde et qui nous arrivent contre notre volonté. Il en est de même en ce qui concerne les douleurs : c’est également le corps qui est cause que l’âme contracte de grands vices. Par exemple quand les humeurs de la pituite aigre et salée, ou celles qui sont amères et bilieuses, après avoir erré dans le corps d’un homme, ne trouvent pas d’issue au-dehors et que, parquées au-dedans, elles mêlent leur vapeur aux mouvements de l’âme et se confondent avec eux, elles produisent dans l’âme des maladies de toute sorte, plus ou moins graves et plus ou moins nombreuses ; et se frayant un chemin vers les trois sièges de l’âme, elles engendrent, suivant celui qu’elles envahissent, toutes les variétés de la morosité et de l’abattement, de l’audace et de la lâcheté, enfin de l’oubli et de la paresse intellectuelle. En outre, lorsque ces vices du tempérament sont renforcés par de mauvaises institutions et par des discours qu’on entend dans les villes, soit en particulier, soit en public, et qu’on n’a pas dès le jeune âge reçu de leçons qui puissent guérir le mal, c’est ainsi que tous ceux de nous qui sont méchants le deviennent par deux causes tout à fait indépendantes de leur volonté, et il faut toujours en accuser les pères plutôt que les enfants, les instituteurs plutôt que les élèves. Mais il faut s’appliquer de toutes ses forces, et par l’éducation et par les moeurs et par l’étude, à fuir le vice et à atteindre la vertu, son contraire. Toutefois, c’est là un sujet d’un autre ordre.

En regard de ces considérations, il est naturel, il est à propos d’exposer par quels moyens on soigne et conserve les corps et les esprits ; car mieux vaut insister sur le bien que sur le mal. Or tout ce qui est bon est beau et le beau n’est jamais disproportionné. Il faut donc poser en principe qu’un animal, pour être beau, doit avoir de justes proportions. Mais ces proportions, nous ne les percevons et n’en tenons compte que dans les petites choses ; dans les plus importantes et les plus considérables, nous ne nous en avisons pas. Par exemple, en ce qui concerne la santé et les maladies, la vertu et le vice, il n’y a pas de proportion ou de disproportion qui importe plus que celles qui s’établissent particulièrement entre l’âme et le corps. Cependant nous n’y faisons pas attention et nous ne réfléchissons pas que, quand une âme forte et grande à tous égards a pour véhicule un corps trop faible et trop chétif, ou que les deux sont assortis dans le rapport inverse, l’animal tout entier manque de beauté, puisqu’il est mal proportionné, alors que la proportion est de première importance, tandis que l’état contraire est pour celui qui sait le discerner le plus beau et le plus aimable de tous les spectacles. Par exemple, si un corps a les jambes trop longues ou quelque autre membre disproportionné, non seulement il est disgracieux, mais encore, si ce membre prend part avec d’autres à quelque travail, il éprouve beaucoup de fatigues, beaucoup de mouvements convulsifs ; il va de travers et tombe et se cause à lui-même mille souffrances. Concevons bien qu’il en est de même de cet être double que nous appelons animal. Quand l’âme est en lui plus forte que le corps et qu’elle est en proie à quelque passion, elle secoue le corps entier par le dedans et le remplit de maladies ; quand elle se livre avec ardeur à certaines études et à certaines recherches, elle le consume ; si elle entreprend d’instruire les autres et s’engage dans des combats de parole en public et en particulier, elle l’enflamme et l’ébranle par les querelles et les rivalités qui s’ensuivent, et y provoque des catarrhes qui donnent le change à ceux qu’on appelle des médecins et leur fait attribuer le mal à des causes imaginaires. Si c’est au contraire un corps grand et supérieur à l’âme qui est uni à une intelligence petite et débile, comme il y a naturellement dans l’homme deux sortes de désirs, ceux du corps pour la nourriture et ceux de la partie la plus divine de nous-mêmes pour la sagesse, les mouvements de la partie la plus forte l’emportent sur ceux de l’autre et augmentent sa part d’influence, et, rendant l’âme stupide, lente à apprendre et prompte à oublier, ils y engendrent la plus grave des maladies, l’ignorance. Contre ce double mal, il n’y a qu’un moyen de salut, ne pas exercer l’âme sans le corps, ni le corps sans l’âme, afin que, se défendant l’un contre l’autre, ils s’équilibrent et conservent la santé. Il faut donc que celui qui veut s’instruire ou qui s’applique fortement à n’importe quel travail intellectuel donne en retour de l’exercice à son corps par la pratique de la gymnastique et que, de son côté, celui qui façonne soigneusement son corps donne en compensation de l’exercice à son âme, en étudiant la musique et la philosophie dans toutes ses branches, s’ils veulent l’un et l’autre mériter qu’on les appelle à la fois bons et beaux.

C’est d’après ces mêmes principes qu’il faut aussi prendre soin des parties de soi-même, en imitant la forme de l’univers. Comme le corps est échauffé et refroidi intérieurement par les substances qui entrent en lui et qu’il est desséché et humecté par les objets extérieurs, et que, sous l’action de ces doubles mouvements, il subit les effets qui suivent ces modifications, lorsqu’on abandonne aux mouvements un corps en repos, il est vaincu et périt. Si, au contraire, on imite ce que nous avons appelé la nourrice et la mère de l’univers, si on met le plus grand soin à ne jamais laisser le corps en repos, si on le remue et si, en lui imprimant sans cesse certaines secousses en toutes ses parties, on le défend, conformément à la nature, contre les mouvements intérieurs et extérieurs, et si, en le secouant ainsi modérément, on établit entre les affections qui errent dans le corps et ses parties un ordre conforme à leurs affinités, conformément à ce que nous avons dit plus haut à propos du tout, il ne placera pas un ennemi à côté d’un ennemi et ne leur permettra pas d’engendrer dans le corps des guerres et des maladies, mais il mettra un ami à côté d’un ami et leur fera entretenir la santé.

Or de tous les mouvements le meilleur est celui qu’un corps produit par lui-même en lui-même, parce que c’est celui qui est le plus proche parent du mouvement de l’intelligence et de celui de l’univers. Le mouvement qui vient d’un autre agent est moins bon, mais le pire est celui qui, venant d’une cause étrangère, meut le corps partiellement pendant qu’il est couché et en repos. Aussi, de tous les moyens de purger et de conforter le corps, le meilleur consiste dans les exercices gymnastiques ; vient ensuite le balancement qu’on éprouve en bateau ou dans tout autre véhicule qui ne fatigue point le corps. Une troisième espèce de mouvement, qui peut être utile dans certains cas d’extrême nécessité, mais qu’un homme de bon sens ne doit pas admettre autrement, c’est la purgation médicale obtenue par des drogues ; car lorsque les maladies ne présentent pas de grands dangers, il ne faut pas les irriter par des médecines. La nature des maladies ressemble en quelque manière à celle des êtres vivants. La constitution des êtres vivants comporte en effet des temps de vie réglés pour toute l’espèce, et chaque individu naît avec un temps de vie fixé par le destin, à part les accidents inévitables, car, dès la naissance de chacun, ses triangles sont constitués de manière à pouvoir tenir jusqu’à un certain temps, au-delà duquel personne ne peut prolonger sa vie. Il en est de même de la constitution des maladies : si on la dérange par des drogues en dépit du temps prédestiné, il en résulte d’ordinaire que de légères maladies deviennent graves et que leur nombre s’accroît. C’est pourquoi il faut diriger toutes les maladies par un régime, autant qu’on en a le loisir, et ne pas irriter par des médecines un mal réfractaire.

Sur l’animal complexe et sa partie corporelle, sur la façon dont il faut qu’un homme la dirige et s’en laisse diriger pour mener la vie la plus conforme à la raison, je me bornerai à ce que je viens de dire. Mais le point le plus important et le plus pressant, c’est d’appliquer toutes ses forces à rendre la partie destinée à gouverner aussi belle et bonne que possible, en vue de son office de gouvernante. Le traitement détaillé de cette question fournirait à soi seul la matière d’un ouvrage à part ; mais il n’est pas hors de propos de la traiter incidemment, suivant les principes établis précédemment, et de conclure ainsi notre discours par les observations suivantes. Nous avons dit souvent qu’il y a en nous trois espèces d’âmes logées en trois endroits différents et qu’elles ont chacune leurs mouvements séparés. Il nous faut dire de même à présent, d’une manière aussi brève que possible, que, si l’une d’elles reste oisive et n’exerce pas les mouvements qui lui sont propres, elle devient nécessairement très faible, et que celle qui s’exerce devient très forte. Il faut donc veiller à ce que leurs mouvements soient proportionnés les uns aux autres. De l’espèce d’âme qui a la plus haute autorité en nous, voici l’idée qu’il faut s’en faire : c’est que Dieu nous l’a donnée comme un génie, et c’est le principe que nous avons dit logé au sommet de notre corps, et qui nous élève de la terre vers notre parenté céleste, car nous sommes une plante du ciel, non de la terre, nous pouvons l’affirmer en toute vérité. Car Dieu a suspendu notre tête et notre racine à l’endroit où l’âme fut primitivement engendrée et a ainsi dressé tout notre corps vers le ciel. Or, quand un homme s’est livré tout entier à ses passions ou à ses ambitions et applique tous ses efforts à les satisfaire, toutes ses pensées deviennent nécessairement mortelles, et rien ne lui fait défaut pour devenir entièrement mortel, autant que cela est possible, puisque c’est à cela qu’il s’est exercé. Mais lorsqu’un homme s’est donné tout entier à l’amour de la science et à la vraie sagesse et que, parmi ses facultés, il a surtout exercé celle de penser à des choses immortelles et divines, s’il parvient à atteindre la vérité, il est certain que, dans la mesure où il est donné à la nature humaine de participer à l’immortalité, il ne lui manque rien pour y parvenir ; et, comme il soigne toujours la partie divine et maintient en bon état le génie qui habite en lui, il doit être supérieurement heureux. Il n’y a d’ailleurs qu’une seule manière de soigner quelque chose, c’est de lui donner la nourriture et les mouvements qui lui sont propres. Or les mouvements parents de la partie divine qui est en nous, ce sont les pensées de l’univers et ses révolutions circulaires. C’est sur elles que chacun doit se modeler et corriger les révolutions relatives au devenir qui se font dans notre tête d’une manière déréglée, en apprenant à discerner les harmonies et les révolutions de l’univers, en rendant la partie qui pense semblable à l’objet de sa pensée, en conformité avec sa nature originelle, afin d’atteindre, dans le présent et dans l’avenir, à la perfection de cette vie excellente que les dieux ont proposée aux hommes.

Et maintenant la tâche qui nous a été imposée en commençant, de faire l’histoire de l’univers jusqu’à la génération de l’homme, semble à peu près accomplie. Comment, à leur tour, les autres animaux sont venus à l’existence, c’est ce qu’il nous faut dire brièvement, là où il n’y a pas nécessité de s’étendre, et nous pouvons croire ainsi que nous gardons la juste mesure en traitant ce sujet. Voici donc ce que nous en dirons. Parmi les hommes qui avaient reçu l’existence, tous ceux qui se montrèrent lâches et passèrent leur vie à mal faire furent, suivant toute vraisemblance, transformés en femmes à leur deuxième incarnation. Ce fut à cette époque et pour cette raison que les dieux construisirent le désir de la conjonction chamelle, en façonnant un être animé en nous et un autre dans les femmes, et voici comment ils firent l’un et l’autre. Dans le canal de la boisson, à l’endroit où il reçoit les liquides, qui, après avoir traversé les poumons, pénètrent sous les rognons dans la vessie, pour être expulsés dehors sous la pression de l’air, les dieux ont percé une ouverture qui donne dans la moelle épaisse qui descend de la tête par le cou le long de l’échine, moelle que dans nos discours antérieurs nous avons appelée sperme. Cette moelle, parce qu’elle est animée et a trouvé une issue, a implanté dans la partie où se trouve cette issue un désir vivace d’émission et a ainsi donné naissance à l’amour de la génération. Voilà pourquoi chez les mâles les organes génitaux sont naturellement mutins et autoritaires, comme des animaux sourds à la voix de la raison, et, emportés par de furieux appétits, veulent commander partout. Chez les femmes aussi et pour les mêmes raisons, ce qu’on appelle la matrice ou l’utérus est un animal qui vit en elles avec le désir de faire des enfants. Lorsqu’il reste longtemps stérile après la période de la puberté, il a peine à le supporter, il s’indigne, il erre par tout le corps, bloque les conduits de l’haleine, empêche la respiration, cause une gêne extrême et occasionne des maladies de toute sorte, jusqu’à ce que, le désir et l’amour unissant les deux sexes, ils puissent cueillir un fruit, comme à un arbre, et semer dans la matrice, comme dans un sillon, des animaux invisibles par leur petitesse et encore informes, puis, différenciant leurs parties, les nourrir à l’intérieur, les faire grandir, puis, les mettant au jour, achever la génération des animaux. Telle est l’origine des femmes et de tout le sexe féminin.

La tribu des oiseaux vient par un changement de forme, la croissance de plumes au lieu de cheveux, de ces hommes sans malice, mais légers, qui discourent des choses d’en haut, mais s’imaginent dans leur simplicité que les preuves les plus solides en cette matière s’obtiennent par le sens de la vue.

L’espèce des animaux pédestres et des bêtes sauvages est issue des hommes qui ne prêtent aucune attention à la philosophie et n’ont pas d’yeux pour observer la nature du ciel, parce qu’ils ne font plus aucun usage des révolutions qui se font dans la tête et se laissent guider par les parties de l’âme qui résident dans la poitrine. Par suite de ces habitudes, leurs membres antérieurs et leur tête, attirés vers la terre par leur affinité avec elle, s’appuient sur elle, et leur crâne s’est allongé et a pris toutes sortes de formes, selon la manière dont la paresse a comprimé en chacun d’eux les cercles de l’âme. Cette race est née avec quatre pieds ou davantage pour la raison que voici. C’est que le dieu a donné aux plus inintelligents plus de supports, pour qu’ils fussent davantage attirés vers la terre. Parmi ces derniers mêmes, les plus stupides, qui étendent entièrement tout leur corps sur la terre, n ayant plus besoin de pieds, les dieux les ont engendrés sans pieds et les ont fait ramper sur le sol.

La quatrième espèce, qui vit dans l’eau, est née des plus stupides et des plus ignorants de tous. Ceux-là, les artisans de leur transformation ne les ont même plus jugés dignes de respirer un air pur, parce que leur âme était souillée de toutes sortes de fautes. Au lieu de les laisser respirer un air léger et pur, ils les ont enfoncés dans l’eau pour en respirer les troubles profondeurs. Voilà d’où est venue la nation des poissons, des coquillages et de tous les animaux aquatiques, qui, en raison de leur basse ignorance,{{Note latérale gauche| 92c|10|1}} ont en partage les demeures les plus basses. Tels sont les principes suivant lesquels, aujourd’hui comme alors, tous les animaux passent l’un dans l’autre, suivant qu’ils perdent ou gagnent en intelligence ou en stupidité.

Nous pouvons dire ici que notre discours sur l’univers est enfin arrivé à son terme ; car il a reçu en lui des êtres vivants mortels et immortels et il en a été rempli, et c’est ainsi qu’étant lui-même un animal visible qui embrasse tous les animaux visibles, dieu sensible fait à l’image de l’intelligible, il est devenu très grand, très bon, très beau et très parfait, ce ciel engendré seul de son espèce.