Tombouctou la mystérieuse/XI

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Flammarion (p. 239-252).

XI

TOMBOUCTOU[1]


Le ciel immense et brillant, la terre brillante et immense, et, venant trancher l’un de l’autre, un fin et grand profil de ville, une silhouette sombre, régulière et longue, c’est ainsi qu’apparaît la Reine du Soudan, image de la grandeur dans l’immensité.

Tout est simple et sévère à travers l’espace. La forêt naine a disparu. Rien ne rapetisse le paysage. Le sol maintenant est d’aspect véritablement saharien, ondulé, pelé, nu. Dans cette mer de sables, bêtes et gens paraissent des bacilles, cependant que Tombouctou reste impressionnante et grandiose.

Elle trône sur l’horizon dans une majestueuse attitude, comme une reine. C’est bien là la cité imaginée, la Tombouctou des séculaires légendes d’Europe.

À mesure que l’on en approche, le sable se strie de grands ossements blancs, carcasses déchiquetées par les fauves, chameaux, chevaux, ânes, morts au terme du voyage, — l’habituelle ceinture des villes d’Orient, la bordure coutumière des chemins du Désert.

Puis la silhouette longue et fine se détaille. Trois tourelles régulièrement espacées pointent au-dessus de la masse. En revanche, disparaît l’illusion d’une enceinte de murailles que produisait la netteté avec laquelle les pieds de la ville se détachaient sur le sable blanc. On distingue maintenant des terrasses de maisons cubiques s’étageant doucement, de manière à donner idée de la profondeur de cette masse au long profil, renchérissant ainsi sur la première et grande impression.

Et, au lieu de venir des bords du Niger, que vous arriviez des rives de l’Atlantique par la route d’Araouan et du Maroc, ou des côtes de la Méditerranée par la route de Ghadamès ou de Tripoli, toujours la ville se présente en silhouette fine, longue et profonde, et évoque le grand dans l’immense toujours.

Nous sommes parvenus à l’entrée de la ville. Et voilà que disparaît l’impressionnante vision, tout à coup, comme un décor dans les dessous d’un théâtre.

Un nouveau tableau a surgi, d’impression grande, lui aussi, mais par son caractère tragique.

Au lieu de pénétrer dans la cité régulière et compacte promise par cette vision longue et profonde que l’œil garde encore, il semble que l’on entre dans une ville qui vient de passer par tous les drames accumulés d’un siège, d’une prise et d’une destruction.

Ce premier plan, qui, de loin, sous le jeu des ombres et du soleil, paraissait former une ceinture de remparts, sait-on ce que c’est ? Des maisons désertes, éventrées, dont les plafonds se sont effondrés, dont les portes sont absentes ; des pans de murs ébréchés et croulants ; puis des tertres de ruines informes, amoncellements de terre, de briques crues et de morceaux de bois. Et, au milieu de tout cela, des

espaces libres, sans doute les chaussées des maisons défuntes.
UNE RUE À L’ENTRÉE DE TOMBOUCTOU.

Aussitôt cette sinistre entrée franchie, voici le marché ou plutôt l’un des marchés de Tombouctou, celui que l’on me dit être le plus grand. J’espère donc que la décevante image des ruines va s’effacer sans retard.

L’emplacement assurément ne laisse pas d’être spacieux. Mais ça, le grand marché de la grande Tombouctou ? Des femmes qui, devant de petits paniers, de petites calebasses, de petites nattes rondes, vendent de ces infimes petites choses, rouges, vertes, blanches, fauves, noires, épices ou légumes, pour d’infiniment petites sommes en coquillages, comme sur n’importe quel petit marché de n’importe quel petit village du Soudan ! Ça, le commerce universel de Tombouctou ? Si je songe seulement au marché de Dienné, c’est la chose la plus misérable du monde. Moi qui comptais trouver ici un pendant à nos grandes foires de jadis ou à celle de la Nini-Novgorod d’aujourd’hui ! Moi qui m’attendais à voir en amoncellements les produits de l’Afrique arabe et de l’Europe en face des productions de l’Afrique nègre !

Et au lieu de dissiper la vision des ruines premières, ce spectacle l’y grave plus profondément. Que se passe-t-il ici ? Que s’est-il passé ? se demande-t-on déconcerté, ahuri.

Autour du marché, cependant, les maisons ont l’air d’être encore debout et habitées. Vraiment ! Hélas ! mes belles demeures de Dienné, que vous voilà loin ! Où sont vos silhouettes hautes, harmonieuses, imposantes ? Vous m’apparaissez comme des monuments, maintenant. C’est ici la maison quelconque, cubique, sans caractère, sans élévation, sans allure : quatre murs et un toit plat. Encore si, dans leur médiocrité, ces maisons étaient propres et engageantes. Mais leurs murs de briques crues s’en vont émiettés, lézardés, effrités, sous les efforts combinés de la pluie, du vent et du soleil. On voit que depuis longtemps on a cessé tout entretien. Il semble qu’elles aient été désertées des années durant, et rehabitées tout récemment. L’aspect bizarre des murailles de clôture confirmerait ce soupçon : comme en hâte, les brèches en ont été bouchées, ici par des nattes tendues, là par des paquets de paille ou d’épines mortes, grossièrement ajustés.

Ainsi, plus on avance, plus se multiplient les tableaux misérables, et moins on retrouve trace de la majestueuse vision du dehors. Seul, le ciel reste toujours semblable, brillant et immense.

Suivons cette rue qui s’enfonce en pleine ville. Elle paraît en appeler de la désolation ambiante. Les constructions qui la bordent sont plus élevées en effet, un étage les surmonte.

CONVOI DE RAVITAILLEMENT EN MARCHE.


Mais, quelque disposé que l’on soit à l’indulgence, on ne peut s’empêcher de reconnaître que ces bâtisses aussi menacent ruine, que la négligence est gravée sur leurs murs aussi, lézardés et rongés. L’étage qui les surmonte semble plutôt croulant, et là-haut, les barreaux de leurs fenêtres mauresques s’émiettent. Seules, les portes témoignent de soins et d’entretien, trahissent la vie.

… Elles sont très curieuses ces portes massives, garnies à profusion de clous à têtes énormes, ferrées comme des coffres-forts. Toutes sont, du reste, soigneusement fermées, contrairement à la coutume en pays nègre.

Au delà de cette rue qui forme comme une place saine, reparaissent des taches lépreuses : terrains vagues, emplacements d’habitations rasées et disparues, ou maisons vides et éventrées s’entremêlant à des demeures écrasées et pauvres aux clôtures hétérogènes d’épines, de nattes et de murs. Parfois


la misère affecte un nouvel aspect : des groupes d’habitations tout en paille, huttes bombées avec enclos en paillassons, — des coins de village de Foulbés nomades, au milieu de ces débris de ville. À l’encontre de certaines imaginations exigeantes, je ne m’attendais certes pas à trouver ici un pendant à Athènes, Rome ou Le Caire. Les sables du désert prêtent évidemment aux conceptions architecturales des matériaux insuffisants. Mais des huttes en paille ! Peu nombreuses, il est vrai, mais en pleine ville !

Puis, de nouveau, plusieurs îlots sains, à maisons hautes, à portes bardées et closes ; puis des effondrements, de nouveau. L’un d’eux arrête. Encore que les murs soient ajourés comme une dentelle et laissent pendre lamentablement des débris de plafond et de toiture, le vaste ensemble de ces ruines décèle une habitation d’importance. Un édifice public peut-être ? J’interroge. Effectivement, ce n’était pas une demeure quelconque. Là habitait un homme qui fut un jour connu de l’Europe et du monde entier, pour lequel la reine d’Angleterre se mit en frais de correspondance, un homme dont les savants et les explorateurs de tous pays gardent solidairement un pieux souvenir ; là habitait l’hôte et le protecteur de Barth : Cheik el Backay. Des murs croulants ayant le ciel pour plafond : voilà ce qui reste de la demeure de cet homme riche et puissant. Dans la cour de la maison poussent de petits cotonniers et, dans un réduit, végète la famille d’un de ses serviteurs : voilà ce qui reste de la vie brillante qui longtemps s’y déroula.

Et, d’une extrémité à l’autre de la ville, c’est toujours le même spectacle : des rues malades, des rues mourantes et des rues mortes, au milieu desquelles on enfonce dans le sable mouvant comme en plein Sahara ; de hautes demeures qu’en désespoir de cause on se résout à trouver très bien ; des maisons basses, plus nombreuses, qui se classifient médiocres et des huttes alternant avec des ruines désertes et des terrains vagues. Pas une maison de dehors avenants, entretenue, intacte. Une cité en déliquescence, telle est intérieurement cette ville que le soleil, ce terrible illusionniste, vous avait montrée si majestueusement grande au dehors, de loin…

Aurait-on été le jouet d’un mirage ? Le spectacle est si inattendu et si impressionnant, qu’il vous absorbe tout entier : on ne voit pas la vie ni le mouvement qui règnent dans ces ruines ; on ne s’aperçoit pas qu’il contraste avec ce décor de ville expirante. De grandes silhouettes bleues et blanches circulent avec activité. Des chapelets de chameaux, d’ânes et de porteurs volumineusement chargés, encombrent les voies en même temps que des écroulements. On n’entend guère que s’entrecroisent tous les idiomes du Sahara, du Soudan et d’ailleurs, depuis la Méditerranée et l’Atlantique jusqu’au lac Tchad, au pays de Kong et au Sénégal. On ne distingue pas

TOMBOUCTOU : COIN DE VILLE.


sous les turbans blancs, sous les fez rouges et les bonnets, les types les plus divers des races nègre, arabe et berbère, Songhoïs, Mossis, Bambaras, Toucouleurs, Malinkés pour les noirs, Foulbés, Maures, Touaregs, Marocains, Tripolitains pour les blancs. Cet amalgame humain est si tristement vêtu, son pelage négligé, pauvre et crasseux est tellement en harmonie avec les ruines, qu’il se confond avec elles.

La déception a été si vive que l’équilibre de la vue et du jugement se trouve rompu.

Ce n’est pas seulement l’illusion extérieure, le mirage évanoui, qui exaspèrent cette déception. Il y a aussi l’effondrement de tout le prestige que le nom de Tombouctou évoque à l’esprit d’un Européen. La déroute est complète. Car l’on sait que la ville n’a subi ni siège, ni bombardement, ni pillage, ni destruction, lorsqu’elle fut occupée par nos troupes. Notre drapeau a été arboré il y a quelques mois sans assaut, sans même qu’un coup de fusil ait été tiré. Elle est aujourd’hui telle qu’elle fut au temps où elle était inviolée.

Et c’est là Tombouctou la Grande ? Tombouctou métropole du Sahara et du Soudan, aux richesses et au commerce tant vantés ? C’est là Tombouctou la Sainte, la Lettrée, cette lumière du Niger dont on a écrit : « Un Jour viendra où nous corrigerons le texte de nos classiques grecs et latins sur les manuscrits qui y sont conservés. » Mais je n’ai pas vu même une de ces écoles en plein air si nombreuses dans les rues de Dienné.

Des ruines, des décombres, des débris de ville, est-ce là le secret de Tombouctou la Mystérieuse ?

On devine combien fut grande ma perplexité lorsque je dus songer à m installer. Ma première pensée fut, tout naturellement, de me loger comme en route, sous la tente plantée en quelque terrain vague, à distance respectueuse et prudente de ces maisons croulantes. Cependant mon domestique — un ancien tirailleur sénégalais qui s’est battu contre Samory et n’a peur de rien — s’était mis en quête d’un logement, tandis que Je parcourais la ville. « J’ai trouvé une case », me dit-il, et d’un air radieux il m’entraîna vers l’une des maisons cubiques empreinte comme les autres d’un intense cachet de déliquescence.

À ma surprise extrême l’intérieur ne s’harmonisait aucunement avec l’extérieur.

Ce n’était pas un palais, certes. Mais le logis était frais, propre et en très bon état, un véritable régal des yeux après les désastreuses visions du dehors. Je me décidai sur la minute. L’habitation comprenait deux pièces formant vestibule et précédant une cour grande comme deux draps de lit. Sur celle-ci ouvraient trois chambres, les appartements proprement dits.

PANORAMA EXTÉRIEUR


Un couloir conduisait à une cour postérieure de destination vague, et un petit escalier menait au toit en terrasse. Le tout m’était loué 25 francs par mois !

Sans tarder, l’on déchargea mes chameaux qui grognaient à la porte et je contemplai mon bagage avec émotion. Il m’avait semblé un moment que jamais je ne verrais quelque chose d’intact à Tombouctou, qu’il n’y avait plus rien d’intact au monde.

La vue de mes colis fut un réveil libérateur de ce cauchemar.

Avec une véritable fièvre je déballai moi-même et installai aussitôt mon lit de voyage, ma table et ma chaise pliante, mes marmites, mon tub et ma brosse à dents. Et je contemplai tout cela avec une joie enfantine mêlée d’attendrissement, car tout cela n’était pas lézardé, croulant, ruiniforme…

DE TOMBOUCTOU.

Le lendemain J’ai fait porter à travers la ville les lettres de recommandation dont m’avaient pourvu mes amis de Dienné. Leurs petits papiers étaient pleins de chaudes paroles. Devant le seuil de ma demeure les paires de sandales s’allongèrent aussitôt en file, annonçant les visiteurs nombreux. Ma maison s’emplit de présents de bienvenue : œufs, dattes, plumes d’autruche, poules et poulets, moutons. Je dus sacrifier ces derniers, n’ayant pas pour mes 25 francs par mois droit à un päturagc. En revanche, poules et poulets furent installés dans la cour d’arrière. Pour la première fois de ma vie j’eus un poulailler et je connus la sensation délicieusement bébête et bourgeoise d’aller « chercher soi-même ses œufs ».

TOMBOUCTOU : COIN DE VILLE.

Des étoffes, de jolis chapelets musulmans, du thé, du sucre, des parfums, avaient répondu aux gracieusetés de mes nouveaux amis. Les lettres leur avaient appris quel était le but de ma présence parmi eux. De mon côté, instruit par mon expérience de Dienné, je ne me lassai pas de le leur expliquer. Et assidûment ils revinrent pour m’instruire et m’amenèrent des visiteurs nouveaux dont les connaissances pouvaient m’être utiles. Une vie charmante commença dans cette même maison où Je n’étais entré qu’avec des défiances.

Dans la pénombre de la petite cour à demi couverte par une véranda et défendue, en outre, contre l’ardeur du soleil saharien par de grandes tentures, ce furent chaque jour, le matin comme l’après-midi, des réunions nombreuses. Eux siégeaient accroupis sur leurs talons le long des murs, moi sur l’unique chaise devant ma petite table et du papier blanc. Ce tableau me rappelait certains coins de la mosquée-université EI Azhar, entrevue au Caire. C’était un cours, en effet, seulement les proportions étaient renversées : les professeurs étaient le nombre, et l’élève était l’unité. La lente, mais pittoresque et minutieuse parole orientale coula à pleins bords. Plus tard, aux récits succéda la lecture des vieilles chroniques tombouctiennes.

Nos réunions n’avaient pourtant rien de pédant ni d’apprêté : chacun parlait au hasard de ses souvenirs, et d’un sujet l’on sautait à l’autre le plus aisément du monde. Rien de solennel non plus : du thé, du café, des cigarettes circulaient de temps à autre. Les pigeons des voisins et « mes poules » faisaient parfois irruption, mais avec discrétion. Étaient régulièrement de la partie des pinsons à gorge et à queue rouges et d’amusants lézards, qui habitaient de compte à demi avec moi les chambres, Les uns et les autres s’ébattaient autour de nous avec une effronterie sans pareille, ceux-ci grimpant sur les visiteurs, ceux-là voletant, sautillant, piaillant sans répit. Nul n’y prenait garde que moi, tant ces hôtes sont familiers à Tombouctou et coutumiers de ces caprices.

De plusieurs jours je ne quittai ma demeure. Ma vie était si pleine que je n’en avais nul loisir. Elle était si agréable, si variée, si mouvementée aussi dans ce milieu étroit, que je n’en avais nul désir. Bientôt, sans que j’eusse mis le pied dans la rue, une Tombouctou nouvelle me fut révélée. Le désespérant spectacle de l’arrivée, que ma mémoire avait conservé et que Je croyais ineffaçable, s’estompa, se dissipa peu à peu. Un secret planait décidément sur Tombouctou la Mystérieuse. J’eus des yeux qui virent. Une vision toute différente surgit doucement, se précisa. Enfin m’apparut très nettement la ville grande, riche et lettrée des légendes.

MON INTÉRIEUR À TOMBOUCTOU.
  1. J’ai adopté Tombouctou (et non Tembouctou ou Timbouctou) parce qu’écrit ainsi, le nom se rapproche le plus de la prononciation locale qui est : Tomboutou.