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Traité de métaphysique/Édition Garnier/Chapitre 3

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Traité de métaphysique/Édition Garnier
Traité de métaphysique, Œuvres complètesGarniertome 22 (p. 202-206).
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CHAPITRE III.
que toutes les idées viennent par les sens.

Quiconque se rendra un compte fidèle de tout ce qui s’est passé dans son entendement avouera sans peine que ses sens lui ont fourni toutes ses idées ; mais des philosophes[1] qui ont abusé de leur raison ont prétendu que nous avions des idées innées ; et ils ne l’ont assuré que sur le même fondement qu’ils ont dit que Dieu avait pris des cubes de matière, et les avait froissés l’un contre l’autre pour former ce monde visible. Ils ont forgé des systèmes avec lesquels ils se flattaient de pouvoir hasarder quelque explication apparente des phénomènes de la nature. Cette manière de philosopher est encore plus dangereuse que le jargon méprisable de l’école. Car ce jargon étant absolument vide de sens, il ne faut qu’un peu d’attention à un esprit droit pour en apercevoir tout d’un coup le ridicule, et pour chercher ailleurs la vérité ; mais une hypothèse ingénieuse et hardie, qui a d’abord quelque lueur de vraisemblance, intéresse l’orgueil humain à la croire ; l’esprit s’applaudit de ces principes subtils, et se sert de toute sa sagacité pour les défendre. Il est clair qu’il ne faut jamais faire d’hypothèse ; il ne faut point dire : Commençons par inventer des principes avec lesquels nous tâcherons de tout expliquer. Mais il faut dire : Faisons exactement l’analyse des choses, et ensuite nous tâcherons devoir avec beaucoup de défiance si elles se rapportent avec quelques principes. Ceux qui ont fait le roman des idées innées se sont flattés qu’ils rendraient raison des idées de l’infini, de l’immensité de Dieu, et de certaines notions métaphysiques qu’ils supposaient être communes à tous les hommes. Mais si, avant de s’engager dans ce système, ils avaient bien voulu faire réflexion que beaucoup d’hommes n’ont de leur vie la moindre teinture de ces notions, qu’aucun enfant ne les a que quand on les lui donne, et que, lorsque enfin on les a acquises, on n’a que des perceptions très-imparfaites, des idées purement négatives, ils auraient eu honte eux-mêmes de leur opinion. S’il y a quelque chose de démontré hors des mathématiques, c’est qu’il n’y a point d’idées innées dans l’homme ; s’il y en avait, tous les hommes en naissant auraient l’idée d’un Dieu ; et auraient tous la même idée ; ils auraient tous les mêmes notions métaphysiques ; ajoutez à cela l’absurdité ridicule où l’on se jette quand on soutient que Dieu nous donne dans le ventre de la mère des notions qu’il faut entièrement nous enseigner dans notre jeunesse.

Il est donc indubitable que nos premières idées sont nos sensations. Petit à petit nous recevons des idées composées de ce qui frappe nos organes, notre mémoire retient ces perceptions ; nous les rangeons ensuite sous des idées générales, et de cette seule faculté que nous avons de composer et d’arranger ainsi nos idées résultent toutes les vastes connaissances de l’homme.

Ceux qui objectent que les notions de l’infini en durée, en étendue, en nombre, ne peuvent venir de nos sens, n’ont qu’à rentrer un instant en eux-mêmes : premièrement, ils verront qu’ils n’ont aucune idée complète et même seulement positive de l’infini, mais que ce n’est qu’en ajoutant les choses matérielles les unes aux autres qu’ils sont parvenus à connaître qu’ils ne verront jamais la fin de leur compte ; et cette impuissance, ils l’ont appelée infini, ce qui est bien plutôt un aveu de l’ignorance humaine qu’une idée au-dessus de nos sens. Que si l’on objecte qu’il y a un infini réel en géométrie, je réponds que non : on prouve seulement que la matière sera toujours divisible ; on prouve que tous les cercles possibles passeront entre deux lignes ; on prouve qu’une infinité de surfaces n’a rien de commun avec une infinité de cubes ; mais cela ne donne pas plus l’idée de l’infini que cette proposition Il y a un Dieu ne nous donne une idée de ce que c’est que Dieu.

Mais ce n’est pas assez de nous être convaincus que nos idées nous viennent toutes par les sens ; notre curiosité nous porte jusqu’à vouloir connaître comment elles nous viennent. C’est ici que tous les philosophes ont fait de beaux romans ; il était aisé de se les épargner, en considérant avec bonne foi les bornes de la nature humaine. Quand nous ne pouvons nous aider du compas des mathématiques, ni du flambeau de l’expérience et de la physique, il est certain que nous ne pouvons faire un seul pas. Jusqu’à ce que nous ayons les yeux assez fins pour distinguer les parties constituantes de l’or d’avec les parties constituantes d’un grain de moutarde, il est bien sûr que nous ne pourrons raisonner sur leurs essences ; et, jusqu’à ce que l’homme soit d’une autre nature, et qu’il ait des organes pour apercevoir sa propre substance et l’essence de ses idées, comme il a des organes pour sentir, il est indubitable qu’il lui sera impossible de les connaître. Demander comment nous pensons et comment nous sentons, comment nos mouvements obéissent à notre volonté, c’est demander le secret du Créateur ; nos sens ne nous fournissent pas plus de voies pour arriver à cette connaissance qu’ils ne nous fournissent des ailes quand nous désirons avoir la faculté de voler ; et c’est ce qui prouve bien, à mon avis, que toutes nos idées nous viennent par les sens : puisque lorsque les sens nous manquent, les idées nous manquent : aussi nous est-il impossible de savoir comment nous pensons, par la même raison qu’il nous est impossible d’avoir l’idée d’un sixième sens ; c’est parce qu’il nous manque des organes qui enseignent ces idées. Voilà pourquoi ceux qui ont eu la hardiesse d’imaginer un système sur la nature de l’âme et de nos conceptions ont été obligés de supposer l’opinion absurde des idées innées, se flattant que, parmi les prétendues idées métaphysiques descendues du ciel dans notre esprit, il s’en trouverait quelques-unes qui découvriraient ce secret impénétrable.

De tous les raisonneurs hardis qui se sont perdus dans la profondeur de ces recherches, le P. Malebranche est celui qui a paru s’égarer de la façon la plus sublime.

Voici à quoi se réduit son système, qui a fait tant de bruit :

Nos perceptions, qui nous viennent à l’occasion des objets, ne peuvent être causées par ces objets mêmes, qui certainement n’ont pas en eux la puissance de donner un sentiment ; elles ne viennent pas de nous-mêmes, car nous sommes, à cet égard, aussi impuissants que ces objets ; il faut donc que ce soit Dieu qui nous les donne. « Or Dieu est le lieu des esprits, et les esprits subsistent en lui ; » donc c’est en lui que nous avons nos idées, et que nous voyons toutes choses.

Or, je demande à tout homme qui n’a point d’enthousiasme dans la tête, quelle notion claire ce dernier raisonnement nous donne ?

Je demande ce que veut dire Dieu est le lieu des esprits ? et quand même ces mots sentir et voir tout en Dieu formeraient en nous une idée distincte, je demande ce que nous y gagnerions, et en quoi nous serions plus savants qu’auparavant.

Certainement, pour réduire le système du P. Malebranche à quelque chose d’intelligible, on est obligé de recourir au spinosisme, d’imaginer que le total de l’univers est Dieu, que ce Dieu agit dans tous les êtres, sent dans les bêtes, pense dans les hommes, végète dans les arbres, est pensée et caillou, a toutes les parties de lui-même détruites à tout moment, et enfin toutes les absurdités qui découlent nécessairement de ce principe.

Les égarements de tous ceux qui ont voulu approfondir ce qui est impénétrable pour nous doivent nous apprendre à ne vouloir pas franchir les limites de notre nature. La vraie philosophie est de savoir s’arrêter où il faut, et de ne jamais marcher qu’avec un guide sûr.

Il reste assez de terrain à parcourir sans voyager dans les espaces imaginaires. Contentons-nous donc de savoir, par l’expérience appuyée du raisonnement, seule source de nos connaissances, que nos sens sont les portes par lesquelles toutes les idées entrent dans notre entendement ; et ressouvenons-nous bien qu’il nous est absolument impossible de connaître le secret de cette mécanique, parce que nous n’avons point d’instruments proportionnés à ses ressorts.

  1. Descartes.