Traité de métaphysique/Édition Garnier/Chapitre 6

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Traité de métaphysique/Édition Garnier
Traité de métaphysique, Œuvres complètesGarniertome 22 (p. 213-215).
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CHAPITRE VI.
si ce qu’on appelle âme est immortel.

Ce n’est pas ici le lieu d’examiner si en effet Dieu a révélé l’immortalité de l’âme. Je me suppose toujours un philosophe d’un autre monde que celui-ci, et qui ne juge que par ma raison. Cette raison m’a appris que toutes les idées des hommes et des animaux leur viennent par les sens ; et j’avoue que je ne peux m’empêcher de rire lorsqu’on me dit que les hommes auront encore des idées quand ils n’auront plus de sens. Lorsqu’un homme a perdu son nez, ce nez perdu n’est non plus une partie de lui-même que l’étoile polaire. Qu’il perde toutes ses parties et qu’il ne soit plus un homme, n’est-il pas un peu étrange alors de dire qu’il lui reste le résultat de tout ce qui a péri ? J’aimerais autant dire qu’il boit et mange après sa mort que de dire qu’il lui reste des idées après sa mort : l’un n’est pas plus inconséquent que l’autre, et certainement il a fallu bien des siècles avant qu’on ait osé faire une si étonnante supposition. Je sais bien encore une fois que, Dieu ayant attaché à une partie du cerveau la faculté d’avoir des idées, il peut conserver cette petite partie du cerveau avec sa faculté : car de conserver cette faculté sans la partie, cela est aussi impossible que de conserver le rire d’un homme ou le chant d’un oiseau après la mort de l’oiseau et de l’homme. Dieu peut aussi avoir donné aux hommes et aux animaux une âme simple, immatérielle, et la conserver indépendamment de leur corps. Cela lui est aussi possible que de créer un million de mondes de plus qu’il n’en a créé, et de donner aux hommes deux nez et quatre mains, des ailes et des griffes ; mais pour croire qu’il a fait en effet toutes ces choses possibles, il me semble qu’il faut les voir.

Ne voyant donc point que l’entendement, la sensation de l’homme soit une chose immortelle, qui me prouvera qu’elle l’est ? Quoi ! moi, qui ne sais point quelle est la nature de cette chose, j’affirmerai qu’elle est éternelle ? Moi, qui sais que l’homme n’était pas hier, j’affirmerai qu’il y a dans cet homme une partie éternelle par sa nature ! et tandis que je refuserai l’immortalité à ce qui anime ce chien, ce perroquet, cette grive, je l’accorderai à l’homme par la raison que l’homme le désire ?

Il serait bien doux en effet de survivre à soi-même, de conserver éternellement la plus excellente partie de son être dans la destruction de l’autre, de vivre à jamais avec ses amis, etc.! Cette chimère (à l’envisager en ce seul sens) serait consolante dans des misères réelles. Voilà peut-être pourquoi on inventa autrefois le système de la métempsycose ; mais ce système a-t-il plus de vraisemblance que les Mille et une Nuits ? et n’est-il pas un fruit de l’imagination vive et absurde de la plupart des philosophes orientaux ? Mais je suppose, malgré toutes les vraisemblances, que Dieu conserve après la mort de l’homme ce qu’on appelle son âme, et qu’il abandonne l’âme de la brute au train de la destruction ordinaire de toutes choses : je demande ce que l’homme y gagnera ; je demande ce que l’esprit de Jacques a de commun avec Jacques quand il est mort ?

Ce qui constitue la personne de Jacques, ce qui fait que Jacques est soi-même, et le même qu’il était hier à ses propres yeux, c’est qu’il se ressouvient des idées qu’il avait hier, et que dans son entendement il unit son existence d’hier à celle d’aujourd’hui ; car s’il avait entièrement perdu la mémoire, son existence passée lui serait aussi étrangère que celle d’un autre homme ; il ne serait pas plus le Jacques d’hier, la même personne, qu’il ne serait Socrate ou César. Or, je suppose que Jacques, dans sa dernière maladie, a perdu absolument la mémoire, et meurt par conséquent sans être ce même Jacques qui a vécu : Dieu rendra-t-il à son âme cette mémoire qu’il a perdue ? créera-t-il de nouveau ces idées qui n’existent plus ? en ce cas, ne sera-ce pas un homme tout nouveau, aussi différent du premier qu’un Indien l’est d’un Européen ?

Mais on peut dire aussi que, Jacques ayant entièrement perdu la mémoire avant de mourir, son âme pourra la recouvrer de même qu’on la recouvre après l’évanouissement ou après un transport au cerveau : car un homme qui a entièrement perdu la mémoire dans une grande maladie ne cesse pas d’être le même homme lorsqu’il a recouvré la mémoire ; donc l’âme de Jacques, s’il en a une, et qu’elle soit immortelle par la volonté du Créateur, comme on le suppose, pourra recouvrer la mémoire après sa mort, tout comme elle la recouvre après l’évanouissement pendant la vie ; donc Jacques sera le même homme.

Ces difficultés valent bien la peine d’être proposées : et celui qui trouvera une manière sûre de résoudre l’équation de cette inconnue sera, je pense, un habile homme.

Je n’avance pas davantage dans ces ténèbres ; je m’arrête où la lumière de mon flambeau me manque : c’est assez pour moi que je voie jusqu’où je peux aller. Je n’assure point que j’aie des démonstrations contre la spiritualité et l’immortalité de l’âme ; mais toutes les vraisemblances sont contre elles, et il est également injuste et déraisonnable de vouloir une démonstration dans une recherche qui n’est susceptible que de conjectures.

Seulement il faut prévenir l’esprit de ceux qui croiraient la mortalité de l’âme contraire au bien de la société, et les faire souvenir que les anciens Juifs, dont ils admirent les lois, croyaient l’âme matérielle et mortelle, sans compter de grandes sectes de philosophes qui valaient bien les Juifs, et qui étaient de fort honnêtes gens.