Aller au contenu

Un penseur et poète américain - Ralph Waldo Emerson

La bibliothèque libre.
Un penseur et poète américain - Ralph Waldo Emerson
Revue des Deux Mondes, période initialetome 19 (p. 462-493).

UN PENSEUR ET POÈTE AMÉRICAIN.




RALPH WALDO EMERSON.




I. Essays, two series. — Nature and Lectures on the Times. — London, 1846.
II. Poems. — London, 1847.
Séparateur

Malgré les relations de plus en plus fréquentes qui s’établissent entre nous et l’Amérique, nous n’avons encore de ce monde lointain qu’une idée assez fausse. Nous le voyons à travers les romans de Cooper, les poèmes de Châteaubriand, quelquefois aussi à travers les récits des économistes. Tantôt l’Amérique s’offre à nous comme le pays des grands fleuves, des cataractes, des forêts impénétrables, des horizons sans bornes ; tantôt elle n’est plus à nos yeux que le pays du commerce et des chemins de fer. À côté des immenses savanes, à côté du dédale des voies de fer et des canaux, on pourrait cependant explorer tout un monde trop peu connu, celui où s’agite, où grandit la pensée américaine. Également à l’écart des vastes solitudes et des cités bruyantes, n’y a-t-il pas en Amérique des régions où l’homme échappe à la torpeur de l’isolement comme à la fièvre des intérêts matériels ? Oui, sans doute, et là vous ne retrouverez ni l’Amérique des poètes ni celle des économistes ; plus de déserts, mais des terres labourées ; plus de vie sauvage, mais la rudesse démocratique ; plus de mœurs romanesques, mais le foyer protestant et la famille. Pénétrons, par exemple, dans l’état de Massachusetts : il y a là une de ces retraites favorisées dont nous parlons. Cette retraite est un charmant cottage, et celui qui l’habite est un sage, Ralph Waldo Emerson.

C’est un cottage en face d’une colline, lui-même nous l’apprend. Tout autour de cette habitation la nature se montre non pas grandiose, terrible et sauvage, mais gracieuse, souriante et aimable. « La nature dit : « L’homme est ma créature, et en dépit de tous ses impertinens chagrins il sera joyeux avec moi… » Au fond des bois je ne suis pas seul et inconnu : les plantes inclinent leur tête devant moi, et je leur rends leur salut. » Pour l’hôte du cottage, le paysage s’anime en effet, il respire je ne sais quoi de social. « Le charmant paysage que j’ai devant les yeux est indubitablement formé par quelque vingt ou trente fermes, et cependant personne ne peut dire que le paysage lui appartient. » On reconnaît déjà dans ces quelques lignes la manière d’Emerson. Il y a dans toutes ses descriptions de la nature comme un murmure léger, un bruit paisible, pareil au bourdonnement des mouches durant les nuits d’été, dirait le lakiste Wordsworth. La nature entière est pour lui dans le paysage qui entoure sa demeure. Toutes les qualités, tous les traits distinctifs de l’écrivain et du philosophe, la philosophie, la sagesse, l’humanité, la sympathie avec la nature plutôt que l’amour de la nature, se retrouvent dans la description de cette aimable retraite, et, sur le seuil de l’habitation, il semble déjà qu’on connaisse l’habitant.

Ralph Waldo Emerson est né et habite dans le Massachusetts, à Concord. Il a été ministre unitaire, et ce fait mérite considération. Les unitaires sont, de tous les sectaires protestans, les plus hardis et les plus indépendans. Ils sont à coup sûr les plus démocrates comme les quakers sont les plus philanthropes. Leur exégèse fourmille d’hérésies. Hazlitt, voulant désigner d’un seul mot les hérésies dramatiques de Joanna Baillie, dit qu’elle est « un unitaire en poésie. » Emerson, qui s’est séparé de son église à cause de son interprétation de la cène, a conservé les tendances hardies de cette secte et son impatience de toute autorité. « Voyez, s’écrie-t-il dans une apostrophe ironique, ces nobles intelligences ! elles n’osent écouter Dieu lui-même à moins qu’il ne parle la phraséologie de je ne sais quel David, Jérémie ou Paul. » À Boston, centre et métropole des unitaires, Emerson a prononcé quelques discours pleins d’éloquence sur les tendances contemporaines. En 1844, il a écrit une brochure sur l’Émancipation des nègres dans les colonies anglaises de l’Inde occidentale. Il rédige une publication périodique intitulée the Dial. Les écrits d’Emerson peuvent servir à compléter ces indications biographiques. Nous savons qu’il vit dans la solitude, et il laisse entrevoir dans plusieurs de ses essais qu’il est marié ou qu’il l’a été. L’éditeur anglais du philosophe américain, M. Carlyle, nous apprend qu’Emerson est riche ou du moins au-dessus de tout besoin. Cette solitude et cette aisance suffiraient pour montrer en lui une sorte de Montaigne puritain. Quant à son caractère, si nous en croyons quelques passages de ses Essais, Emerson aime mieux l’humanité que le commerce des hommes, et, comme tous les penseurs qui vivent trop dans la solitude, il supporte difficilement la contradiction. Si par hasard il a souffert, il a dû souffrir avec calme, mais en concentrant en lui-même sa souffrance plutôt qu’en la laissant se fondre à la douce flamme de la résignation. Sa conversation doit être timide, rare et à courte haleine. Je ne crois pas qu’il ait le souffle de l’improvisation indéfinie. Tel je me figure cet homme remarquable, bien différent (surtout quant à la faculté de l’improvisation) de son éditeur Carlyle, ardent esprit, qui s’épanche avec une éloquence sibylline, et jette en même temps dans ses éruptions humoristiques la lave précieuse et les cendres, les nuages de fumée, les gerbes d’étincelles, les flammes sulfureuses et la plus pure lumière.

Entre ces esprits si différens, il y a cependant de secrètes affinités. L’humoriste anglais et le penseur du Massachusetts se sentent attirés l’un vers l’autre. C’est Carlyle qui a fait connaître Emerson à l’Angleterre, c’est Emerson qui a édité les ouvrages de Carlyle aux États-Unis. Il appartiendrait à Carlyle de nous renseigner plus amplement qu’il ne l’a encore fait sur la vie, les études, le caractère du philosophe américain, principalement sur l’influence qu’il exerce dans son pays. Il y aurait intérêt à savoir quel accueil les citoyens des États-Unis ont fait à cette philosophie, et si dans ce pays de l’industrie et de l’activité matérielle ces rêveries de l’ame ont chance de rencontrer des disciples et des enthousiastes. C’est encore aux écrits d’Emerson qu’il faut recourir pour s’éclairer sur ce point. Emerson nous laisse deviner qu’il a eu à subir bien des critiques. « On a accusé ma philosophie, dit-il dans son Essai sur l’amour, de n’être pas sociale, et on a prétendu que dans mes discours publics mon respect pour l’intelligence me donne une injuste froideur pour les relations personnelles. » Ce reproche n’est pas sans quelque fondement, mais devait-il partir des États-Unis ? Les relations sociales de l’Amérique du Nord sont encore bien grossières, singulièrement brutales et matérielles, et je ne vois rien d’étonnant à ce qu’une intelligence comme celle d’Emerson ait voulu réagir contre les mœurs de son pays. Toutefois cette critique montre que la philosophie d’Emerson a éveillé la discussion autour d’elle. Être critiqué, c’est déjà avoir de l’influence ; reste à savoir si cette influence est considérable. Dans un livre publié en Amérique et intitulé Papiers sur la littérature et l’art, par Marguerite Fuller, nous trouvons la réponse à cette question : « L’influence d’Emerson ne s’étend pas encore à travers un grand espace, il est trop au-dessus de son pays et de son temps pour être compris tout de suite et entièrement ; mais cette philosophie creuse profondément et chaque année élargit son cercle. Emerson est le prophète des temps meilleurs. Un jour ou l’autre l’influence ne peut lui manquer. » Le jour où aux États-Unis la supériorité d’Emerson sera reconnue sans opposition, où ses doctrines auront de fervens prosélytes, où la majorité des intelligences se prononcera en sa faveur, il y aura un grand changement dans les mœurs, les habitudes, les tendances de l’Amérique. Ô vous qui demandez quelle action les écrivains exercent sur leur pays, profitez du spectacle que vous offrent un peuple jeune et une nation qui n’est pas encore formée. Voyez-la faire son éducation, et vous reconnaîtrez quelle trace les penseurs et les poètes laissent derrière eux, comment ils changent la nature humaine et combien sans eux elle serait pire encore qu’elle n’est. L’éducation progressive des États-Unis est peut-être le plus grand spectacle de notre temps. Elle placera vivantes sous les yeux des nations européennes les lois du développement de la civilisation, péniblement étudiées jusqu’à ce jour dans les obscures traditions de leur histoire.

Avant Emerson, la philosophie qui comptait les plus nombreux partisans aux États-Unis était celle de Thomas Brown, successeur de Dugald Stewart dans la chaire d’Édimbourg. Cette philosophie, d’un spiritualisme très mitigé, est issue de l’aimable et peu féconde école écossaise. Deux volumes de fragmens de Benjamin Constant, de Royer-Collard, de Jouffroy et de M. Cousin, traduits en anglais, ont obtenu beaucoup de succès. En admettant que l’école écossaise, école toute de polémique et qui n’existerait pas si Hume n’avait point écrit, pût jeter quelque part les germes d’une philosophie, ces germes prospéreraient en Amérique moins que partout ailleurs. Que peut enseigner aux Américains la philosophie écossaise ? Que les hommes croient sans raisonner à l’existence de la matière ; ils le savent suffisamment, Dieu merci ! D’un autre côté, l’éclectisme n’est pas une doctrine propre aux peuples jeunes. L’éclectisme est le dernier résultat auquel arrive la philosophie chez les peuples qui ont beaucoup pensé. L’éclectisme repose sur une suite de traditions philosophiques, et les Américains n’en ont aucune. Emerson est le premier qui, en Amérique, ait creusé la terre du sol natal pour en faire jaillir de nouvelles sources philosophiques.

Il y a chez Emerson un philosophe et un poète. Quelle place faut-il lui assigner parmi les philosophes et parmi les poètes ? Quelle doctrine, enfin, peut-on tirer de ses écrits ? C’est une double question à résoudre ; ce sera le sujet des deux parties de cette étude.


I.

Emerson est un sage comme Montaigne, comme Charron, comme Shakespeare. Voilà ses véritables maîtres. Il nous apprend que, pendant un temps, il se prit d’amour pour Montaigne, se persuadant qu’il n’aurait jamais besoin d’un autre livre, et puis que cet enthousiasme se porta sur Shakespeare. Il est, comme eux, un chercheur sans fin plutôt qu’un philosophe dogmatique. Ici, nous devons faire remarquer la différence qui existe entre le sage dans les temps anciens et le sage dans les temps modernes. Le sage dans les temps anciens était plus dogmatique. Chez Socrate, Zénon, Sénèque[1], il y a un esprit bien plus systématique, une logique bien plus rigoureuse que chez la plupart des sages modernes. Au milieu de la vie des sens, conduite par tous les caprices, dogmatiser, c’est-à-dire concentrer sa pensée sur un seul point et régler sa vie sur une seule pensée, c’était vraiment être sage alors. Dans les temps modernes, la pensée a eu plus d’horizons, les points de vue se sont multipliés et les sciences agrandies ; mais aussi l’esprit humain et la vie humaine ont vu devant eux plus de précipices, d’embûches, de trappes de toute espèce. Alors le génie du sage est devenu la circonspection et la prudence ; le sage a été moins audacieux que dans l’antiquité, mais plus rusé. Marchant avec hésitation, souvent il a été sceptique et a cru faire assez en maintenant l’équilibre de l’homme au milieu de tant de piéges. Tel est le rôle qu’ont joué Montaigne, Charron et Shakespeare, le grand observateur. Emerson remplit le même rôle d’observateur et de chercheur sans fin, avec une audace et une concentration de pensée qui le rapprochent en même temps des sages de l’antiquité.

Deux choses constituent le sage dans les temps modernes : l’absence de l’esprit dogmatique et la critique des principes. Les penseurs qu’on peut ranger dans cette famille de sages n’ont guère de système précis. Leur génie est bien plutôt de sentir la vérité que de l’expliquer. Chez eux, point de méthode, d’art, si l’on entend par là le talent de la composition et le bel équilibre des parties, peu de raisonnemens subtils et métaphysiques. Il y a souvent des contradictions dans leurs écrits ; qui le niera ? Leur valeur pour cela n’est pas remise en question. Lorsqu’un philosophe dogmatique arrive à se contredire, tout est perdu pour lui, les travaux de sa vie entière tombent en poussière ; mais la seule affaire du sage est de penser sans élaguer aucune des pensées qui pourraient contrarier un système déjà établi ou des opinions antérieurement émises. Aussi il exprime des sentimens, des idées, des opinions même contradictoires, en les donnant pour des doutes qui se sont éveillés dans son esprit. Lorsque le philosophe dogmatique a une fois saisi une idée, il la féconde ; lorsqu’il a trouvé une vérité, il la formule et la pose comme loi. Le sage, au contraire, réunit toutes les pensées comme autant de sujets de réflexion et de travail. Un Descartes et un Leibnitz sont, il faut l’avouer, les législateurs de la vérité, ceux qui trouvent le principe et formulent la loi ; mais aussi un Montaigne, un Charron, un Emerson, sont, si je puis le dire, les juristes et les critiques de la vérité : ils appliquent l’inflexible et immuable vérité aux actions des hommes, et souvent ils se sentent embarrassés. De là, interprétations de principes, commentaires moraux, antinomies ; de là scepticisme comme dans Montaigne ou comme dans Emerson, discours et rapports d’opposition, pour qu’on se mette à la recherche de vérités nouvelles, les anciennes ne pouvant suffire. Voilà le rôle utile des sages ; ils sont les critiques des principes.

La vérité, que le sage ne saurait pas formuler en lois, il sait, nous le répétons, l’appliquer aux actes de la vie de chaque jour. Ainsi il fait l’éducation de l’homme, redressant chaque tort à mesure qu’il se présente. Il donne son opinion sur les cas particuliers et les faits isolés. Cette manière de penser et de juger se reflète dans sa manière d’écrire. Il écrit non pour laisser un édifice, mais pour donner son opinion sur tel ou tel sujet qui s’est présenté à sa pensée. Il abandonne à d’autres la gloire d’élever un monument philosophique, car souvent il considère la gloire humaine comme une vanité ; mais ce qu’il ne considère pas comme vaines et frivoles, ce sont les erreurs et les méchancetés humaines : il sait qu’il doit les combattre, et que la première vérité, c’est de détruire l’erreur. Il est content lorsqu’il a exprimé une pensée, découvert un sentiment, jeté un simple aphorisme. Il écrit un peu à bâtons rompus, sans ensemble comme sans système, ne s’inquiétant pas de l’ensemble, mais bien plutôt du détail. On a reproché à Shakespeare de manquer d’unité ; il a vraiment bien autre chose à faire : il faut que toutes ses observations prennent place dans son œuvre, et pour cela il créera dans ses tragédies des épisodes sans rapports immédiats avec le sujet, des personnages secondaires, uniquement pour vérifier une ou deux observations, pour mettre en lumière une ou deux maximes. La méthode du sage est simple : elle consiste à se confier à sa pensée et à sa nature. La spontanéité a le pas chez lui sur la méditation. Ce n’est point l’absence d’éducation et de culture qui détermine cette spontanéité de conception. Ce qui l’explique, c’est l’habitude de penser habituellement et continuellement. Alors les idées se présentent en foule et sans efforts : elles s’appuient les unes sur les autres sans logique apparente, mais au fond avec un enchaînement d’autant plus naturel qu’il est le fruit d’une longue série de méditations. La plante donne sans interruption ses feuilles, ses boutons et ses fleurs, car elle a pris sa force et sa sève dans ces soins que lui ont prodigués les travaux latens de l’esprit. Voilà comment je comprends le sage ; Emerson appartient à cette classe de philosophes.

Emerson a toutes les qualités du sage : l’originalité, la spontanéité, l’observation sagace, la délicate analyse, la critique, l’absence de dogmatisme. Il rassemble tous les matériaux d’une philosophie sans parvenir à la réduire en système ; il pense un peu au hasard et rêve souvent sans trouver de limites bien fixes où s’arrête cette rêverie. La principale qualité du sage, qui est la critique, est éminente dans Emerson. Il dit dans un de ses essais : « L’homœopathie est insignifiante comme art de guérir, mais d’une grande valeur comme critique de l’hygiène et de la pratique médicale de notre temps. Il en est ainsi du magnétisme, du swedenborgisme, du fouriérisme et de l’église millénienne. Ce sont d’assez pauvres prétentions, mais de bonnes critiques de la science, de la philosophie et du culte du jour. » Les livres d’Emerson sont aussi fort remarquables, non-seulement par la philosophie qu’ils renferment, mais encore par la critique de notre temps. Nos systèmes démocratiques étouffent-ils l’individu au sein des masses, Emerson se lève et proteste hardiment au nom des droits de la personnalité humaine. L’égoïsme nous envahit, la richesse et l’ambition nous sollicitent : Emerson prend l’individu et lui dit : « Crois-en ta pensée. » L’industrie tue l’idéal, elle se promène à travers le monde, le proclamant sa conquête : Emerson, après Jean-Paul qui la flétrit si énergiquement sous le nom d’artolâtrie, après Carlyle qui la nomme un héroïsme sans yeux, lui reproche de manquer d’amour et lui déclare qu’elle ne sera vivante qu’après avoir banni l’égoïsme de son sein. La manie des voyages nous distrait, les touristes ridicules abondent parmi nous ; Emerson baptise les voyages du nom de paradis des fous. Nous nous traînons dans l’ornière de l’art ; n’osant pas penser d’une manière originale, nous écrivons des biographies et des critiques ; Emerson nous invective amèrement : « Pourquoi n’aurions-nous pas un art original, une philosophie d’intuition et non plus de tradition ? Nos pères contemplaient Dieu face à face, et nous à travers leurs yeux. Le soleil brille encore aujourd’hui. » Partout il nous montre nos infirmités, et, comme un apôtre du progrès, se lève et semble répéter les belles paroles de Faust : « Le monde des esprits n’est pas fermé. Debout ! baigne, disciple, infatigablement ta poitrine féconde dans la pourpre de l’aurore. » C’est un sage ; aussi rien ne l’étonne et ne l’effraie ; il se moque seulement de notre prétendu bien-être et pense que notre vie pourrait être plus simple et plus aisée que nous ne la faisons. Des hauteurs sereines où il trouve le calme, il regarde notre monde, juge que nous en faisons un enfer, raille nos désespoirs ridicules et nos malheurs volontaires, et croit qu’il ne serait pas besoin de tant de grincemens de dents et de mains tordues de rage. Il est d’ailleurs plein d’équité pour les doctrines et la société qu’il critique ; il trouve que les conservateurs ont des principes légitimes, il pense que les transcendantalistes pourraient bien avoir raison ; il ne fait pas fi de nos doctrines socialistes. Il va chercher ses autorités à travers l’histoire entière de la philosophie, comme Montaigne ses exemples dans les coutumes de tous les peuples, et après avoir écouté ainsi toutes les doctrines modernes avec complaisance et patience, comme un philosophe antique ses serviteurs et ses voisins, il rompt le silence pour nous donner des maximes qu’on dirait sorties tantôt de l’école du Portique, comme celle-ci : « Fais toujours ce que tu as peur de faire ; » tantôt des jardins de l’Académie, comme celle-là : « Un ami est un homme avec lequel je puis toujours être sincère. » Quant à lui, il connaît ses devoirs de philosophe, et il se répète pour lui-même le mot de Sidney : « Descends dans ton cœur et écris. »

Emerson, nous l’avons dit, appartient aussi à la famille des sages anciens par certains côtés ; il leur ressemble par son audace ou plutôt par sa puissance de concentration, par son caractère. Ceci veut être expliqué. La forme de l’essai est singulièrement propre à recevoir toutes les imaginations fortuites, toutes les rêveries, toutes les pensées hasardées qui sont le partage du moraliste et de l’humoriste. Tout le monde sait ce qu’est devenu l’essai entre les mains de Montaigne. Emerson aussi a jeté ses pensées dans cette forme de l’essai si répandue dans la littérature anglaise, où elle a produit des chefs-d’œuvre ; mais, tout en l’employant, il l’a singulièrement modifiée. Qui dit l’essai anglais depuis Addison jusqu’à Hazlitt et Lamb dit l’humour avec ses mille saillies, ses détours sans fin, ses pensées imprévues, dit enfin le manque d’unité racheté par la richesse et l’infinie variété des détails. Il y a dans Emerson un art de composition qui le distingue des autres moralistes. Chacun de ses essais abonde en détails et en observations ; mais, arrivé à la fin du chapitre, on découvre très bien l’harmonie sous cet apparent désordre. Ce qui leur imprime cette unité, c’est le caractère de l’écrivain. « Ces essais, dit Carlyle, sont les soliloques d’une ame vraie. » Nous ne croyons pas en effet qu’Emerson écrive pour faire parade de sagacité et de science ; ce ne sont pas seulement ses imaginations et ses pensées qu’il nous donne, c’est encore son caractère. Il unit la pénétration du critique, la finesse du moraliste à la ténacité de l’apôtre et à l’audace du prédicant puritain. Voilà en quoi il se rattache à la lignée des sages antiques : il a de ceux-ci la force et le caractère ; il a des sages modernes la prudence et la rêverie.

En vertu de cette double parenté, Emerson est à la fois un moraliste et le créateur d’une philosophie morale. Par sa ressemblance avec cette famille d’esprits dont Montaigne est le père, il est un moraliste ; par sa ressemblance avec les sages de l’antiquité, il tend à ériger ses méditations en doctrines, à en tirer en quelque sorte une philosophie morale. Il convient de définir exactement ces deux termes, afin de distinguer les deux caractères du talent d’Emerson. La philosophie morale cherche à établir l’immuable dans ce qui est instable, l’éternel dans le passager, la règle au milieu de l’anarchie des passions humaines ; elle élève la vie humaine à la hauteur de l’absolu, elle fait de la sagesse la science de la vie. Les moralistes, au contraire, sont ceux qui se plaisent essentiellement au phénomène et au passager, ceux que cette variété infinie de faiblesses et de désirs attire, qui comptent, expliquent et recherchent les plus secrètes corruptions du cœur, les plus subtils tourmens de l’esprit, les innombrables défaillances de l’ame : La Rochefoucauld, La Bruyère, Addison. Il y a beaucoup du moraliste dans Emerson, et, si l’on pouvait prophétiser sur des choses aussi pleines de hasards que les transformations du talent, je dirais qu’il viendra un jour où le philosophe s’effacera chez Emerson derrière le moraliste. Déjà, dans ses derniers essais, la transformation est presque accomplie.

Cette philosophie morale nous suggère une réflexion que nous ne pouvons écarter, et qui se rattache en plus d’un point à notre sujet. Une philosophie purement morale est un mauvais augure pour le temps où elle apparaît ; elle indique une époque troublée, indécise, pleine d’hésitation. Le penseur détourne les yeux de la société qui l’entoure, parce qu’il ne sait pas bien au juste où elle va ; il se renferme en lui-même, espérant au moins qu’il pourra trouver plus facilement le but où l’homme isolé de la foule, l’individu doit tendre. Dans les sociétés stables et solidement établies au contraire, les doctrines métaphysiques règnent, et les conséquences morales en découlent tout naturellement. Avant de penser à notre terre, on pense à l’univers ; avant de penser à l’humanité, on pense à ce qui est en dehors d’elle. Alors les principes métaphysiques précèdent les principes de morale, les engendrent et leur commandent. C’est quand l’homme ne trouve rien à critiquer à sa situation ni à sa vie qu’il cherche à résoudre les éternels problèmes du principe des choses, de la création, de l’infini. Le penseur et la société vivant l’un et l’autre dans la régularité et l’ordre recherchent les questions qui reposent sur l’ordre et la régularité ; la science et l’homme sont en rapport immédiat. La philosophie morale, au contraire, n’est jamais l’œuvre d’une époque satisfaite d’elle-même ; elle est une sorte de reproche de la conscience ; elle ressemble à un remords. Elle est comme une justification ou une condamnation, comme un plaidoyer pour ou contre. Lorsqu’une philosophie purement morale se présente, il faut que l’homme et la société aient quelque chose à se reprocher ; il faut que l’homme ait perdu ou du moins oublié le vrai sens de ses devoirs, puisqu’il faut qu’on le lui rappelle ; il faut qu’il ait exagéré quelque principe ou qu’il en ait obscurci quelque autre. Cette pensée est suggérée par la lecture de chaque page d’Emerson.

Quelle place doivent occuper parmi les livres philosophiques les Essais d’Emerson ? Les Essais de Montaigne ont été nommés le bréviaire des honnêtes gens, c’est-à-dire un de ces livres dont l’homme honnête doit lire chaque jour quelques pages. Les Essais d’Emerson peuvent être lus moins fréquemment ; c’est le soir, lorsque la conversation devient sérieuse et élevée, qu’on peut les apprécier. Hazlitt, le spirituel critique, l’étincelant humoriste, a fait un livre intitulé Table Talk (conversations de table). Ce sont des essais brillans et pleins de verve sur les sujets les plus divers, sur des sonnets de Milton, sur un paysage du Poussin, sur la peinture, sur la lecture des vieux livres, etc. Eh bien ! il me semble que les Essais d’Emerson pourraient s’appeler le Table Talk des philosophes. Nul livre n’est mieux fait pour être lu par une réunion de penseurs, pour leur apporter de nombreux sujets de discussion, pour élever et pour animer leurs entretiens. Emerson a écrit le Table talk des sages ; Hazlitt nous a donné le Table Talk des artistes et des poètes.

Si, comme philosophe, Emerson appartient à la famille des moralistes modernes et des sages anciens, comme écrivain, il est par excellence un de ces esprits rares qui apparaissent dans les littératures, quelquefois pour tenir la place des génies créateurs, quelquefois pour les seconder ou pour tenter des voies nouvelles. Les deux noms de Thomas Carlyle et de Henri Heine indiqueront suffisamment de quelle classe d’esprits nous voulons parler. Ces deux hommes s’élèvent certainement bien au-dessus du niveau intellectuel de leur pays, comme Emerson au-dessus de la littérature américaine. Je ne crois pas qu’on puisse attribuer les dons du génie à ces deux écrivains, et cependant on conviendra que ce sont deux esprits bien difficiles à trouver et à remplacer. Un de leurs mérites est de pouvoir créer et penser d’une manière originale au milieu des hommes de génie et après eux. Généralement, de tels hommes suppléent à la puissance par l’originalité ; ils ne font pas la gloire d’une littérature, mais ils la prolongent ; ils ne font pas faire de grands pas à la société, mais ils continuent à tenir son intelligence en haleine. Ils maintiennent la vie intellectuelle, voilà leur véritable gloire. Dans le même siècle que Voltaire, Jean-Jacques et Montesquieu, Diderot, esprit rare s’il en fut, ajoute encore à la gloire philosophique du xviiie siècle. Après la grande génération qui, en Allemagne et en Angleterre, a marqué si glorieusement le commencement de ce siècle, Henri Heine et Thomas Carlyle maintiennent, l’un le mouvement poétique et politique de l’Allemagne, l’autre les traditions de l’humour anglaise et de l’esprit protestant.

Ces esprits rares, parmi lesquels nous plaçons Emerson, n’ont pas cette éloquence qui naît d’une pensée forte et continue ; mais ils ont l’éloquence de l’instinct, si je puis dire, une éloquence essentiellement capricieuse. Ce ne sont que des éclairs, mais des éclairs continuels qui naissent les uns des autres, engendrés par la chaleur de l’imagination. Si je pouvais me servir de ces expressions scientifiques, je dirais que l’électricité domine chez eux les autres agens de la vie. Le hasard de la pensée les maîtrise ; ils s’abandonnent à ces fortuites combinaisons d’idées et d’images fournies par la mémoire et l’imagination, à cette éloquence imprévue, à cette verve entraînante que seul le génie sait contenir. C’est aussi le hasard de la pensée qui entraîne Emerson ; mais, chez lui, cet abandon n’a rien de dangereux. Le moraliste américain peut se confier au courant de ses rêveries avec la certitude de ne jamais perdre de vue ni le but à atteindre, ni le chemin parcouru. Le flot de sa méditation monte lentement, mais il ne dévie et ne s’abaisse jamais. Lorsque je lis un poète, un orateur, un philosophe, je distingue ordinairement le moment où il va prendre son essor pour devenir éloquent. Il y a alors un mouvement inattendu, comme une excitation imprimée à l’imagination afin qu’elle puisse s’élancer, un effort souvent factice, un coup d’aile. Chez Emerson, il n’y a rien de pareil. Sa pensée s’élève sans effort et sans bruit, graduellement et sans précipitation ; il arrive à l’éloquence sans qu’on se soit aperçu qu’il allait l’atteindre. Une fois arrivé à une certaine hauteur, il s’arrête et se place dans une sorte de région intermédiaire entre la terre et le ciel ; aussi sa philosophie évite-t-elle les inconvéniens du mysticisme et les lieux communs de la morale ordinaire. Un enthousiasme qui n’est pas de l’exaltation, une sorte d’élancement qui n’est pas du désir, une contemplation qui n’est pas de l’extase, une imagination toute de l’ame teinte des reflets les plus purs de la nature, le soutiennent dans cette sphère intermédiaire entre le monde visible et l’infini. D’en haut il voit l’humanité, il entend les derniers bruits de la terre, devenus plus purs à mesure qu’ils montaient, et il contemple sans éblouissement la lumière du ciel. Il y a un mot qui revient souvent dans ses Essais : « Je crois à l’éternité. » Et effectivement, ses écrits semblent porter l’empreinte de cette croyance ; une lumière venue d’en haut en éclaire toutes les parties d’une égale lueur. Pas d’éblouissemens comme chez les mystiques, pas de teintes d’aurore, de clair-obscur, de crépuscule, et de tous ces effets du style moderne, mais une lumière bienfaisante et salutaire propre à faire germer et mûrir la pensée, car c’est un reflet de la lumière morale. Un passage sur la beauté morale que j’extrais de son opuscule intitulé Nature fera mieux apprécier ce qu’il y a d’élévation digne et austère dans cette pensée sans vulgarité comme sans enflure.

« La présence de l’élément spirituel est essentielle pour la perfection de la beauté de la nature. La haute et divine beauté, qui peut être aimée sans mollesse, est celle que nous trouvons unie à la volonté humaine et qui n’en peut être séparée. La beauté est la marque que Dieu imprime sur la vertu. Chaque action naturelle est gracieuse. Chaque action héroïque est de plus bienséante, et force le lieu où elle s’accomplit et les spectateurs à resplendir autour d’elle. Les grandes actions nous enseignent que l’univers est en cela la propriété de chaque individu. Toute créature rationnelle a la nature entière pour son douaire et son domaine. La nature est à l’homme s’il le veut. Il peut se séparer d’elle ; il peut se retirer dans un coin et abdiquer son royaume, comme la plupart des hommes le font ; mais par sa constitution il est enchaîné au monde. Il tire le monde à lui en proportion de l’énergie de sa volonté et de sa pensée. « Toutes les choses au moyen desquelles les hommes naviguent, construisent et labourent, obéissent à la vertu, » dit un ancien historien. « Les vents et les vagues sont toujours du côté du plus habile navigateur, » dit Gibbon. Ainsi du soleil, de la lune et de tous les astres du ciel. Lorsqu’une noble action est accomplie par hasard dans une scène d’une grande beauté naturelle ; lorsque Léonidas et ses trois cents martyrs mettent tout un jour à mourir, et que le soleil et la lune viennent l’un après l’autre les contempler dans l’étroit défilé des Thermopyles ; lorsqu’Arnold de Winkelried recueille dans son flanc une gerbe de lances autrichiennes pour ouvrir la ligne à ses compagnons, au milieu des hautes Alpes, sous l’ombre de l’avalanche : est-ce que ces héros n’ajoutent pas la beauté de la scène à la beauté de l’action ? Lorsque la barque de Colomb approche du rivage américain, que le bord de la mer se garnit de sauvages sortant de leurs huttes de roseaux, que la mer s’étend par derrière et les montagnes pourprées de l’archipel indien tout autour, pouvons-nous séparer l’homme de la peinture vivante ? Est-ce que le Nouveau-Monde, avec ses bosquets de palmiers et ses savanes, ne l’enveloppe pas comme d’une belle draperie ? Toujours d’une même façon, la beauté naturelle consent à s’effacer et enveloppe les grandes actions. Lorsque sir Harry Vane fut amené à la Tour, assis dans un tombereau, pour souffrir la mort comme champion des lois anglaises, quelqu’un de la multitude s’écria : « Vous n’avez jamais eu un siége aussi glorieux ! » Charles II, pour intimider les citoyens de Londres, fit traîner à l’échafaud le patriote lord Russell dans une voiture ouverte parmi les principales rues de la ville. Pour me servir du simple récit de son biographe, « la multitude s’imagina qu’elle voyait la liberté et la vertu assises à ses côtés. » Parmi les objets les plus sordides, un acte véridique ou héroïque semble attirer à lui le ciel comme son temple, et le soleil comme son flambeau. La nature étend ses bras pour étreindre l’homme, pourvu que nos pensées soient d’une grandeur égale à la sienne. Volontiers elle sème sous ses pas la rose et la violette, et courbe les lignes de sa grandeur et de sa grace pour la décoration de son enfant chéri. Un homme vertueux est en unisson avec les mœurs de la nature et se fait la figure centrale du monde visible. Homère, Pindare, Socrate, Phocion, s’associent eux-mêmes dans notre mémoire avec la géographie et le climat de la Grèce. Les cieux visibles et la terre sympathisent avec Jésus. Dans la vie commune, quiconque a vu un homme d’un puissant caractère et d’un heureux génie aura remarqué avec quelle aisance il attire à lui les choses qui l’entourent ; — les personnes, les opinions, le jour, la nature, deviennent les serviteurs de l’homme. »

Emerson ne s’élève pas moins haut quand il vient à parler de l’histoire :

« L’esprit humain écrit son histoire et doit la lire. Le sphinx doit résoudre sa propre énigme. Si toute l’histoire est dans un homme, elle peut être toute expliquée par l’expérience individuelle. Il y a une relation entre les heures de notre vie et les siècles du temps. Comme l’air que je respire est tiré des grands réservoirs de la nature, comme la lumière qui tombe sur mon livre vient d’une étoile distante de cent millions de milles, comme le poids de mon corps dépend de l’équilibre des forces centrifuge et centripète, ainsi les heures devraient être instruites par les âges, et les âges expliqués par les heures. Chaque individu est une incarnation de l’esprit universel. Toutes les propriétés de cet esprit s’accordent en lui. Chaque pas dans l’existence privée jette une lumière sur ce qu’ont accompli les grandes masses des hommes, et les crises de la vie se rapportent aux crises nationales. Chaque révolution fut d’abord une pensée privée, et, lorsque la même pensée se présentera à un autre homme, il aura trouvé la clé du siècle. Chaque réforme fut d’abord une opinion particulière, et, lorsque de nouveau elle deviendra une opinion particulière, la solution du problème sera trouvée. Le fait raconté doit correspondre à quelque chose en moi pour être croyable ou seulement intelligible. Lorsque nous lisons, nous devons nous faire Grecs, Romains, Turcs, prêtre, roi, martyr et bourreau ; nous devons rattacher ces images à quelque réalité cachée dans notre expérience secrète, sinon nous ne verrons rien, nous n’apprendrons rien, nous ne retiendrons rien. Ce qui est arrivé à Asdrubal et à César Borgia est une illustration de la puissance et des dépravations de l’esprit, aussi bien que ce qui nous est arrivé. Chaque nouvelle loi, chaque mouvement politique a son sens en vous. Regardez chacune de ces lois et dites : « Ici est une de mes pensées. Sous ce masque fantastique, odieux ou gracieux, ma nature de Protée se cache. » Ceci remédie au défaut de la trop grande proximité de nos propres actions et les jette dans la perspective. De même que l’écrevisse, le scorpion, la balance, perdent leur bassesse lorsqu’ils sont suspendus au-dessus de ma tête comme signes du zodiaque, ainsi je puis voir sans passion mes propres vices dans les personnes éloignées de Salomon, d’Alcibiade et de Catilina. »

Il y a chez Emerson un sentiment de la nature exquis et pénétrant plutôt que large. Ne cherchez pas dans ses essais les grands sentimens à la Jean-Jacques et les enthousiasmes à la Diderot. Le sentiment qu’il éprouve pour la nature tient de la sympathie plus que de l’amour. Quand il entre sous ses ombrages, c’est pour rafraîchir son front et distraire sa pensée. Ces promenades, ces contemplations, lui apparaissent comme autant de bains salutaires pour l’ame et le corps, qui se retrempent dans l’air extérieur et regagnent en regardant le ciel l’énergie perdue dans la lutte de chaque jour. C’est le côté religieux de la nature qui l’attire et lui fait rencontrer, en les adoucissant, les images bibliques : « Si un homme vit avec Dieu, sa voix deviendra aussi douce que le murmure du ruisseau et le frémissement de la moisson. » Tout ce que la nature a d’immatériel, la grace, la fraîcheur, le parfum, l’harmonie, Emerson le sent vivement et le répand dans ses pages. On croit y surprendre le murmure de la moisson quand elle se courbe sous le vent, l’odeur du pin résineux, le bourdonnement des insectes. Il y a là vraiment un sentiment original ; la contemplation est pour le moraliste américain l’hygiène de l’ame. On a rappelé, à propos d’Emerson, le nom d’Obermann. Je ne crois pas qu’il y ait entre eux le moindre rapport. Emerson, fort de sa conviction morale, voit tout en bien et dit que la nature affirme toujours un optimisme, jamais un pessimisme. Obermann, tournant partout ses regards ennuyés, ne rencontre que lassitude et dégoût, comme un malade qui, voyant tout en jaune, affirmerait que sa perception est la seule vraie. L’un, plein de santé, est solitaire par force de caractère ; l’autre, languissant, phthisique, est solitaire par faiblesse de cœur et lâcheté morale.

La sympathie religieuse d’Emerson pour la nature se montre surtout dans ses poésies. Il s’en exhale comme un parfum de fleurs sauvages. Tous les bruits légers, toutes les notes confuses que le calme des forêts permet d’entendre, vibrent dans les paroles mélodieuses qu’Emerson adresse au vert silence des solitudes. Quelquefois, mais trop rarement, sa pensée joue avec le vent, erre dans l’espace, et va chercher dans les régions lointaines les pénétrans parfums d’Hafiz et de Saadi, ou les âpres odeurs des bruyères du Nord. Ordinairement ses vers ne traduisent qu’un seul sentiment, qu’un seul culte, celui de la solitude. Les personnages et les interlocuteurs du poète américain sont les arbres, les rochers, les nuages, qui semblent lui raconter les histoires des temps qu’ils ont vu s’envoler. Sous ces ombrages le sage a trouvé son Élysée, le puritain a trouvé son Éden biblique. Il y a de la lumière et de la couleur dans ses vers, mais c’est cette lumière qui n’appartient qu’aux solitudes sombres et aux bois épais, cette lumière que les Anglais expriment parfaitement par ces mots : Sunny woods, sunny groves (bois brillans de soleil). Ce mot, qui manque dans notre langue, me semble exprimer admirablement cette lumière qui, pénétrant dans les bois malgré le feuillage et l’ombre, s’y concentre et y séjourne dorée, paraît palpable et saisissable, et n’a rien de la blancheur de la lumière supérieure. Sunny solitudes, dit Emerson en s’adressant à ses bois chéris. Sunny soliloquies, pourrions-nous dire aussi des inspirations du philosophe et des rêveries du poète. Lui-même, en une de ses plus jolies pièces, trace le portrait d’un homme qui vit en quelque sorte dans l’intimité de la nature, et nous donne ainsi la personnification de sa muse.


« La science que cet homme regarde comme la meilleure semble fantastique aux autres hommes. Amant de toutes les choses vivantes, il s’étonne de tout ce qu’il rencontre, il s’étonne surtout de lui-même. — Qui pourrait lui dire ce qu’il est, et comment, dans ce nain humain, se rencontrent les éternités passées et futures ?

« J’ai connu un tel homme, un voyant des forêts, un ménestrel de l’année naturelle, un devin des ides printanières, un sage prophète des sphères et des marées, un véridique amant qui savait par cœur toutes les joies que donnent les vallées des montagnes. Il semblait que la nature ne pouvait faire naître une plante dans aucun lieu secret, dans la fondrière éboulée, sur la colline neigeuse, sous le gazon qui ombrage le ruisseau, par-dessous la neige, entre les rochers, parmi les champs humides connus du renard et de l’oiseau, sans qu’il arrivât à l’heure même où elle ouvrait son sein virginal. C’était comme si un rayon de soleil lui eût montré cette place et lui eût raconté la longue généalogie de la plante. On eût dit que les brises l’avaient apporté, que les oiseaux l’avaient enseigné et qu’il connaissait par intuition secrète où dans les champs lointains croissait l’orchis. Il y a dans les campagnes bien des choses que l’œil vulgaire ne découvre pas ; tous ses aspects, la nature les dévoilait pour plaire à ce sage promeneur et pour l’attirer à elle. Il voyait la perdrix faire tapage dans les bois, il écoutait l’hymne du matin de la bécasse, il découvrait les brunes couvées de la grive, le sauvage épervier s’approchait de lui. Ce que les autres hommes n’entendent qu’à distance, ce qu’ils épient dans l’obscurité du hallier se dévoilait devant le philosophe et semblait venir à lui à son commandement… »


Il est impossible de mieux surprendre tous les secrets de la solitude, de mieux exprimer le sentiment de liberté qu’elle fait naître. Faut-il l’avouer cependant ? il semble que ces beautés de la nature manquent de quelque chose d’essentiel ; nous sommes comme inquiets d’une absence trop prolongée. Ce qui est absent, c’est la vie humaine et la réalité. Sans doute ce sentiment de la solitude sort d’un cœur pénétré d’humanité, sans doute cette nature est pleine de réalité ; mais ce sentiment sort du cœur pour s’abdiquer, et cette nature elle-même s’idéalise dans un ordre métaphysique, se fond en nuages mystiques, s’épure jusqu’à ce qu’il ne reste plus d’elle que le parfum et l’harmonie. Alors nous découvrons pourquoi la nature attire Emerson : c’est qu’il peut au milieu d’elle penser et rêver à son aise, c’est qu’il aime à pénétrer les lois secrètes, à réfléchir sur les causes qui la soutiennent et l’animent. Le caractère de la poésie d’Emerson est métaphysique ou mieux, symbolique. Tant qu’il est soutenu dans ses promenades par un élan vers la solitude, il est poète ; mais a-t-il trouvé un lieu assez écarté et une place bien disposée pour son repos, aussitôt le philosophe reparaît, et la méditation prend la place de l’hymne.

Nous avons entendu comparer la poésie symbolique à la poésie allégorique ; la comparaison est fausse. La poésie allégorique revêt d’un corps une pensée abstraite et ne parvient à produire qu’un automate. Le symbole est au contraire le corps, la forme, l’apparence d’une pensée inconnue. Ces apparences flottent sous nos yeux brillantes et colorées comme des illusions, et l’esprit, flottant avec elles, se perd en conjectures sur cette idée, sur cette réalité mystérieuse et cachée. Aussi la poésie symbolique a-t-elle comme un caractère occulte et cabalistique. Deux charmantes strophes d’Emerson montrent comment il sait symboliser une idée métaphysique. Il veut montrer que chaque objet est inséparablement uni à la nature entière, que chaque individu est lié à toute l’humanité.

« Je la croyais descendue du ciel, la note du moineau chantant à l’aurore sous les rameaux de l’aulne ; sur le soir j’emportai l’oiseau dans son nid à ma demeure. Il chante encore sa chanson, mais aujourd’hui elle ne me plaît pas, car je n’ai pas pu apporter avec moi la rivière et le ciel. Il chantait à mon oreille, mais eux chantaient à mon œil. Les délicats coquillages couvraient le rivage, les bulles de la dernière vague jetaient de fraîches perles sur leur émail, et le tintement de la mer sauvage les félicitait de s’être réfugiés vers moi. J’enlevai les herbes marines, j’essuyai l’écume, et j’apportai à ma demeure ces trésors maritimes ; mais ce sont maintenant de pauvres objets infects et tristes à voir. Ils ont laissé leur beauté sur le rivage, avec le soleil, le sable et le sauvage tumulte des vagues.

« L’amant épiait sa gracieuse fiancée lorsqu’elle se dérobait au milieu de ses compagnes virginales ; il ne savait pas que ce qui l’attirait le plus dans sa beauté était uni à ce chœur blanc comme la neige. À la fin, comme l’oiseau des bois vient à la cage, la jeune fille est allée habiter son ermitage, mais le gai enchantement s’est évanoui ; c’est une charmante femme, mais non pas une fée. »

Cette poésie, et nos citations l’auront prouvé, n’est en quelque sorte qu’un prélude à la philosophie d’Emerson. Si gracieux que soit ce prélude, ce n’est point là, il faut bien le dire, la partie vraiment importante de son œuvre. Après avoir contemplé dans ses traits généraux la physionomie du penseur et du poète, on veut connaître la doctrine qui se traduit tour à tour chez Emerson sous la forme lyrique et dans la libre prose de l’essai.


II.

Le lecteur européen qui ouvre les volumes d’Emerson ne peut se défendre d’une première impression de surprise. Tous les noms des philosophes anciens et modernes sont cités pêle-mêle par le moraliste américain, comme s’ils exprimaient la même opinion. Sceptiques et mystiques, rationalistes et panthéistes, sont à côté les uns des autres. Schelling, Oken, Spinoza, Platon, Kant, Swedenborg, Coleridge, se rencontrent dans la même page. Dans ce pays de la démocratie, tous les penseurs paraissent frères. Ce pêle-mêle donne aux doctrines européennes une trompeuse apparence d’unité. Aux yeux d’Emerson, la distance efface les différences et les réunit toutes dans la même lumière. Faut-il s’en étonner ? L’antiquité aujourd’hui nous apparaît belle et calme ; croyez-vous qu’il n’y ait pas là-dessous quelque erreur ? croyez-vous que dans l’antiquité il n’y ait pas eu des âpretés de polémique, du retentissement et du bruit dans les écoles, des controverses pleines de haines[2], de fougueux enthousiasmes, des dissidences ? Mais le temps a passé et a détruit les polémiques, le bruit des contemporains, les enthousiasmes d’un moment, ne laissant subsister que le fond immortel de ces systèmes de l’antiquité, la vérité et la beauté. Faut-il s’étonner que l’éloignement des lieux produise sur le solitaire du Massachusetts le même effet que produit sur nous l’éloignement des temps ? Emerson voit les œuvres de nos philosophes marquées simplement du sceau de la vérité et du génie humain, et non pas frappées au coin du genius loci.

Il n’y a guère qu’une question qui soit posée dans les livres d’Emerson : Quelle part doit-on faire à la personnalité humaine ? Le développement, l’éducation, les droits de l’individu, sa légitime influence sur la société, voilà toute la philosophie d’Emerson. C’est à l’individu qu’Emerson rapporte tout ; c’est pour lui que la poésie tresse des guirlandes ; c’est pour sa santé et la joie de ses yeux que la nature déploie ses richesses variées ; c’est pour sa gloire et son repos que les hommes écrivent, combattent et font des lois. Il a poussé à l’extrême ce principe, si bien que, le livre une fois fermé, on se demande dans quel système il finira par tomber. Deux écueils sont là à ses côtés : le mysticisme et le panthéisme. Les évitera-t-il toujours ? Il peut tomber dans le mysticisme par cette extension donnée au développement de l’individu qui, détruisant la nature et l’humanité, laisse l’homme seul avec l’ame suprême (over soul) au milieu des illusions du monde. Qu’en faut-il penser ? Sera-t-il toujours puritain, ou bien, comme le Faust de Goethe, évoquera-t-il les siècles passés et pénétrera-t-il les secrets de la nature pour se donner le spectacle de la vie universelle ?

Mais enfin le principe est excellent en lui-même, et Emerson devait le choisir pour trois motifs : 1o à cause de ses opinions personnelles, 2o à cause de la situation religieuse des États-Unis, 3o à cause du gouvernement américain. À cause de ses opinions personnelles, avons-nous dit : quelles sont les opinions politiques et religieuses d’Emerson ? à quel parti appartient-il ?


« Des deux grands partis politiques qui divisent l’Amérique à cette heure (dit-il) je répondrai que l’un a la meilleure cause et que l’autre possède les meilleurs hommes. Le philosophe, le poète, l’homme religieux, souhaiteront de voter avec le démocrate pour le libre commerce, le suffrage universel, l’abolition des cruautés légales, et pour faciliter de toute manière, aux jeunes et aux pauvres, l’accès aux sources de la richesse et du pouvoir ; mais rarement ils peuvent accepter, comme représentans de ces libéralités, les personnes que leur présente le parti populaire. Elles n’ont pas au cœur les fins qui donnent à ce mot de démocratie l’espérance et la vertu qu’il renferme. L’esprit de notre radicalisme américain est destructeur et sans élans, il n’a pas d’amour, il n’a pas de fins divines et ultérieures, il est destructeur simplement, sans haine et égoïsme. D’un autre côté, le parti conservateur, composé des hommes les plus modérés, les plus cultivés, les plus capables de la nation, est timide et se contente simplement d’être le défenseur de la propriété ; il ne venge aucun droit, il n’aspire à aucun bien réel, il ne flétrit aucun crime, il ne propose aucune police généreuse, il ne construit pas, n’écrit pas, ne chérit pas les arts, il n’anime pas la religion, n’établit pas d’écoles, n’encourage pas la science, n’émancipe pas l’esclave, ne fraternise pas avec le pauvre, l’Indien ou l’émigrant. D’aucun de ces deux partis, une fois au pouvoir, on ne doit attendre quelque bienfait proportionné aux ressources de la nation, pour la science, l’art ou l’humanité. »

Voilà une explication franche, sans hésitation, et qui sépare Emerson de ces deux partis à la fois. Croit-il davantage à la philanthropie ? Il succombe souvent, dit-il, et donne son dollar ; « mais ce n’est qu’un méchant dollar. » Croit-il aux sociétés religieuses ? Il s’est séparé de son église. Quant aux mortes sociétés bibliques, comme il les appelle, il n’en tient aucun compte. C’est un homme qui n’est d’aucun parti, d’aucune église, d’aucune opinion accréditée en Amérique. Ses opinions sont donc toutes personnelles et individuelles. À quoi et à qui croit-il ? À lui. De la position d’Emerson au milieu des partis et des systèmes américains découlera tout naturellement sa philosophie. Il n’appartient à aucun parti ; de là résultera, soyez-en sûr, la protestation en faveur de l’individu contre la multitude.

Le second motif qui décide Emerson à élever l’individu au-dessus de la société, c’est la situation religieuse de l’Amérique. Y a-t-il en Amérique une religion qui réunisse les masses ? Il n’y en a point. Le protestantisme, en se décomposant en une foule de sectes, tend de plus en plus à faire éclore des religions qui sont celles de quelques individus. Cependant il y a un lien qui rapproche toutes ces sectes, c’est l’esprit puritain. Je m’étonne qu’on n’ait pas déjà fait cette observation. S’il arrivait qu’un jour il y eût (chose fort désirable) un pays où le sentiment religieux dominât sans que la croyance intime, personnelle de chacun fût inquiétée par ce sentiment, ce pays serait les États-Unis. L’esprit religieux qui réunirait ainsi tous les cœurs, en laissant à l’individu ce qu’on peut appeler son opinion dogmatique, serait l’esprit puritain. Un même cœur, un esprit différent, comme un immense sacrifice où, réunis ensemble, brûleraient les encens et les parfums les plus divers, voilà l’idéal d’Emerson ; c’est aussi l’idéal du puritanisme.

En faisant du développement et de l’éducation de l’individu la base de sa philosophie, en disant à l’individu : « Crois en toi, » Emerson revient aussi, qu’il le sache ou non, au principe posé par Descartes, l’autorité du sens individuel. Descartes et Emerson n’ont pas la moindre ressemblance entre eux ; mais ils sont dans une situation identique. Emerson est le premier philosophe américain, comme Descartes le premier philosophe moderne. Lorsque Descartes vint fonder sa philosophie, il écarta tous les livres, rejeta toutes les traditions ; lui aussi crut en lui-même. Il avait affaire à la scolastique ; il ne voulait plus de ses explications de physique et de ses débris de logique. Emerson aussi a affaire à une sorte de scolastique. Il y a dans son pays je ne sais combien de sectes, toutes ayant des explications différentes, des commentaires ridicules, une exégèse risible, des liturgies souvent fort équivoques. Descartes avait affaire à des scolastiques logiciens, aristotéliciens ; il fonda une métaphysique. Emerson a autour de lui des scolastiques religieux ; quelle philosophie peut-il créer ? Une philosophie morale.

Le troisième motif qui a pu diriger Emerson dans le choix de sa doctrine, c’est le gouvernement même des États-Unis. Les tendances d’Emerson sont certes très démocratiques ; il estime même que la démocratie est le gouvernement qui convient le mieux à l’Amérique. On pourrait s’étonner alors de cette philosophie créée au profit de l’individu. Réfléchissons cependant. Au milieu de cette foule d’intérêts, de passions et de contradictions, où reposer nos yeux ? Au milieu de ce tourbillon où trouver un cœur tranquille ? Sur quelle base fixe élèverons-nous une philosophie ? Les masses sont admirables sans doute lorsqu’elles sont unanimes, parce qu’alors elles agissent comme un seul individu ; mais est-ce à la foule qu’on peut s’adresser tout d’abord ? Emerson a eu sous les yeux les agitations, les fluctuations de la multitude, et c’est pour l’individu qu’il a écrit.

Emerson prend l’individu et lui dit : « Crois en toi. » Crois en toi avec la force d’un homme et la confiance d’un enfant. Pas de dédain pour soi-même, pas de timidité, de recherche infructueuse dans les œuvres d’autrui. Évitez de recevoir d’un autre votre conviction. Avez-vous peur de vous isoler des autres hommes ? Mais croire que ce qui est vrai pour soi est vrai pour tous les autres, cela est le génie. N’imitons donc jamais, car rien n’est plus sacré que l’intégrité de notre propre esprit ; c’est ce qui nous conquiert le suffrage du monde. Les récompenses de cette confiance en soi sont l’originalité et l’honnêteté, et en effet plus on est original et plus on est sincère, moins on imite et plus on est honnête. En conservant l’intégrité de son esprit, on est l’ennemi du mensonge, et l’humanité vous honore précisément parce que vous n’avez sacrifié à l’estime d’aucun homme en particulier. Parler pour n’être pas combattu, écrire pour éviter la critique, est une triste chose. C’est un pitoyable contrat passé avec les hommes que de céder une partie de sa conviction pour n’être pas tourmenté sur l’autre moitié. La pensée n’a pas été donnée à l’homme pour plaire aux pensées d’autrui et caresser ses habitudes. Mais, cependant, ce sont des mots nés de la politesse et de l’urbanité, inventés pour éviter les contradictions et tourner les difficultés. La volonté n’a dans son vocabulaire que deux mots : oui et non. Le oui ne doit pas hésiter, le non ne doit pas reculer.

La confiance en soi est donc le principe de la morale d’Emerson. Pour arriver à cette confiance en soi, deux qualités sont requises, la non conformité et la non persistance : la non conformité, c’est-à-dire qu’il ne faut pas craindre de heurter les préjugés du monde et ses prétentions à mieux connaître votre devoir que vous. Comme l’ami de Jean-Jacques, qui répétait toujours en matière de morale : « Je ne suis chargé que de moi seul, » Emerson répète sans cesse : « Croyez-en votre pensée, sans vous inquiéter de ce que pensent les autres. Ne redoutez pas non plus de passer pour non persistant dans votre opinion. Vouloir être toujours conséquent avec soi-même, c’est vouloir rattacher par des sophismes ce qui est et ce qui fut. Si vous ne croyez plus à votre opinion d’hier, rejetez-la, si une nouvelle pensée s’offre à vous, acceptez-la. « Ah ! s’écrieront les vieilles ladies, vous serez bien sûr alors de n’être pas compris. « N’être pas compris ! c’est le mot d’un fou. Est-il si mauvais déjà de n’être pas compris ? Pythagore ne fut pas compris, et Socrate, et Jésus, et Luther, et Copernic, et Galilée, et Newton, et chaque pur et sage esprit qui jamais prit chair. Être grand, c’est n’être pas compris. » Emerson dirait volontiers avec Pascal que c’est une sotte chose que la coutume, « que cette maîtresse d’erreur que l’on appelle fantaisie et opinion ; » mais il va plus loin que Pascal. La coutume doit être suivie, selon Pascal, tant qu’elle n’attaque pas le droit naturel et divin. Il faut éviter de suivre la coutume, selon Emerson, tant qu’elle contrarie notre opinion individuelle et naturelle. « Quel cas font de la coutume les grands génies, les ames vraies ? s’écrie-t-il ; ils l’anéantissent, et c’est pourquoi l’histoire n’est que la biographie de quelques hommes, grands parce qu’ils ont cru en eux. La postérité suit leurs pas comme une procession. Une institution n’est que l’ombre allongée d’un homme. »

Quelle est la faculté qui donne cette confiance en soi ? Est-ce la volonté ? est-ce l’intelligence ? Non. D’après Emerson, c’est l’instinct, la spontanéité. Cette confiance en soi n’est pas une force qui dirige, elle est un flot qui entraîne, car qu’est-ce que l’instinct, la spontanéité ? Ce sont les forces les plus profondes de notre être, celles dont les sources mystérieuses jaillissent au moment le plus inattendu, que l’analyse ne peut atteindre. Ainsi, cette confiance née de la spontanéité nous mène directement à l’intuition. Porté sur les ailes de la pensée spontanée, nous atteignons à l’être, et en plongeant dans la source de toute existence nous devons oublier nécessairement les temps et les lieux, les choses et les hommes. Cette foi dans la puissance de la spontanéité nous donne la clé de toutes les théories d’Emerson. À la mystérieuse lumière de la pensée spontanée, nous verrons apparaître la nature, série indéfinie d’images et de symboles, l’humanité avec son histoire, suite de fables charmantes ou terribles. Chaque homme arrive ainsi à une révélation individuelle. Est-ce là du panthéisme ? est-ce là du mysticisme ? Cette théorie touche à l’un et à l’autre à la fois. Néanmoins nous croyons pouvoir dire que le mysticisme d’Emerson est tout simplement un mysticisme puritain. Dans le mysticisme catholique, cette sorte d’intuition est l’effet d’une grace divine, non de l’accomplissement d’un devoir moral et humain. Retiré loin de la foule et du bruit, au fond d’une cellule ou d’une solitude, l’esprit s’élève par l’extase et touche à l’infini, aux sources de l’être ; c’est une grace qui descend d’en haut, opère sur l’esprit et le transporte. Dans Emerson, au contraire, l’individu marche au milieu de la foule ; il a un devoir à accomplir : c’est ce devoir humain qui remplace la grace divine. L’individu appuyé sur ce devoir touche à l’infini. Voilà, ce me semble, en quoi cette théorie diffère du mysticisme ordinaire et en quoi elle se rattache au puritanisme. Le puritain ne croit qu’à Dieu et à lui-même ; en remplissant son devoir, il touche à Dieu, Emerson se place, comme le puritanisme, entre le stoïcisme et le christianisme. « Suis ta loi, dit le stoïcisme, et tu seras égal aux dieux. » « Suis ta loi, dit le chrétien, un jour tu iras trouver ton Dieu. » Mais le puritain est courbé sous le devoir, et, d’un autre côté, il croit que compter sur une immortalité future, c’est presque se dégrader. Il dit avec Emerson : « En suivant ma loi, déjà je touche à Dieu. »

L’instinct, la spontanéité, sont donc les facultés divines, selon Emerson, les vrais rapports de l’homme à Dieu. Ces singulières et aveugles facultés jouent un trop grand rôle dans la philosophie d’Emerson pour ne pas nous arrêter un instant. Par cette confiance dans la spontanéité, le philosophe américain adoucit, atténue en quelque sorte l’austérité de la doctrine puritaine. La raison du puritain lui montre la loi, et il la suit aveuglément, fatalement. L’instinct aussi est quelque chose de fatal, mais d’une fatalité plus douce. La raison, forcée d’accomplir son devoir, courbée qu’elle est sous une main de fer, crie souvent, blasphème dans le protestantisme, et semble dire à Dieu : Mon devoir accompli, qu’ai-je à redouter de toi ? De là dans la littérature anglaise bien des pages sombres. Le Dieu terrible de la Bible est aussi celui du protestantisme de Knox. Mais, si vous mettez l’instinct à la place de la raison, immédiatement vous enveloppez dans la poésie cette rude doctrine ; vous avez une fatalité douce, gracieuse même, à la place d’un joug de fer. La confiance instinctive, l’intuition, ces facultés aveugles qui accomplissent les plus grandes choses à de rares momens de l’existence, qui entraînent à l’inspiration, au dévouement, à l’héroïsme, sont ici la seule règle de la vie. La beauté de cette théorie, c’est de faire de la vie un perpétuel héroïsme, au lieu d’en faire, comme le puritanisme, un sacrifice, une immolation.

Ce que nous ne pouvons approuver toutefois, c’est qu’en vertu de ce système, Emerson arrive à nier l’éducation, celle de la société, du foyer, de l’école. « Notre meilleure éducation, dit-il, est spontanée, et notre nature est souvent viciée par la volonté. » Jaloux des droits de l’individu, Emerson ne veut laisser personne approcher de lui ; il veut le laisser lui-même non-seulement élaborer sa dignité et sa grace, mis encore développer son intelligence. Pour cela, il lui recommande de se confier à son instinct ; mais l’instinct sera toujours une faculté aussi prompte à suivre le mal que le bien : il sera toujours une faculté qui, lorsqu’elle parle, fait se succéder tous les sentimens dans le cœur de l’homme, les plus doux et les plus féroces. Lorsque l’éducation est venue polir les mœurs et tirer l’intelligence des ténèbres, il est bon de se confier à son instinct, et souvent alors il faut autant de force pour lui obéir au milieu de la société et des hommes que pour le maîtriser dans l’enfance et la jeunesse. On a remarqué que les mystiques tombent souvent dans les dérèglemens les plus honteux du matérialisme. Il en est de même de l’instinct. Il touche à tous les extrêmes ; il est primitivement le fond même de notre nature humaine, un vrai chaos où sont jetés pêle-mêle les passions, les vices, les vertus et les facultés intellectuelles. Plus tard, l’instinct ne sera plus que l’impulsion, l’inspiration particulière du caractère et du génie de l’individu ; c’est alors qu’il deviendra ce guide supérieur si éloquemment recommandé par Emerson. En attendant, il faut débrouiller le chaos de l’instinct primitif, et l’éducation seule peut se charger de ce soin, l’éducation faite par un autre. La figure de l’Apollon ou le corps de l’Hercule existe bien déjà dans le bloc de marbre ; mais il faut que l’artiste dépouille ce bloc pour en tirer la statue. Jean-Jacques a bien compris tout cela. Lui aussi veut laisser à l’homme sa nature et son instinct, et, par toute sorte de ruses et d’habiletés, il amènera l’enfant à se développer dans le droit sens. « Laissons-lui tout deviner, dit-il ; » mais il lui donne les moyens de deviner : il le place dans les circonstances favorables, il lui fait sa route, et l’enfant, averti par son sentiment intérieur, n’a plus qu’à la reconnaître et à marcher seul.

L’instinct et la spontanéité sont donc les facultés qui nous amènent à Dieu. Quel est le Dieu d’Emerson ? Il s’appelle over soul, l’ame suprême. Il y a dans cette doctrine de l’alexandrinisme, du mysticisme de Swedenborg et du panthéisme. L’homme sent toujours ses pensées couler en lui, il est comme un spectateur étonné, il ne sait où est la source de ces pensées. Cette source, c’est l’ame. L’ame, le principe pensant, est en dehors de l’homme. Il n’y a qu’une ame, c’est Dieu, qui, selon le proverbe vulgaire, vient nous visiter sans cloches. « C’est cette ame qui, lorsqu’elle souffle à travers notre intelligence, s’appelle génie, à travers notre volonté vertu, à travers nos affections amour. Tout semble nous montrer que l’ame n’est pas un organe, mais la cause qui anime les organes ; qu’elle n’est pas une faculté, mais se sert des facultés comme de mains et de pieds. » C’est donc Dieu qui agit dans l’esprit et en qui l’homme a toute volonté et toute pensée. Et plus loin Emerson ajoute : « Il n’y a pas dans l’ame de muraille où l’homme-effet cesse, et où Dieu-cause commence. » Quand Dieu ou l’ame suprême vient nous visiter, nous voyons tous ses attributs : justice, amour, puissance, liberté. En lui nous connaissons toutes choses. Chaque nouvelle visite de l’ame suprême nous élève plus haut dans l’infini et brise le fini autour de nous. Arrivé à cette adoration de l’ame suprême, la lumière se fait pour l’individu, les temps disparaissent, et au lieu du passé et de l’avenir on n’a plus que le présent de l’éternité. Qu’est-ce que l’enthousiasme, l’inspiration ? C’est l’adoration, la terreur de l’esprit à l’approche de Dieu. « Les tressaillemens de Socrate, l’union de Plotin, la vision de Porphyre, la conversion de Paul, l’aurore de Boehme, les convulsions de George Fox et de ses quakers, l’illuminisme de Swedenborg, sont de ce genre. » Nous allons donc tomber dans le mysticisme ? Emerson s’arrête sur le bord. Ces visites de Dieu ne sont, à l’entendre, que la récompense que Dieu accorde à l’homme sage ; cette révélation individuelle est la grace qu’il envoie à l’ame simple et véridique qui accomplit son devoir sans s’inquiéter des usages du monde, « qui n’a pas de couleurs de rose, de beaux amis, de chevalerie et d’aventures ; » en d’autres termes, c’est la sanction religieuse de cette philosophie. Sous ce point de vue, la doctrine d’Emerson est belle et vraiment admirable. L’individu transporté dans l’infini par la présence de Dieu n’est pas poète, ni philosophe, ni homme religieux ; il est plus que tout cela : ses actions, ses pensées, sa vie tout entière, sont marquées d’un caractère d’éternité, sub specie œterni, comme dit Spinoza.

Le vrai sens de cette révélation individuelle, c’est d’être la récompense de la vie morale ; mais elle a aussi son origine historique, elle a sa source dans le protestantisme. Quelle est la base du christianisme ? C’est une révélation primitive faite par Dieu aux hommes. Cette révélation a été recueillie et a formé les dogmes et les croyances qui composent la religion ; elle s’est perpétuée par tradition et établie par l’autorité. Le protestantisme, ayant brisé la tradition et rejeté l’autorité, a sapé la base du christianisme, la révélation primitive. À la place de cette révélation, il en a établi une tout individuelle qui parle à l’homme constamment et guide non-seulement sa vie religieuse, mais sa vie sociale. De là une grande différence entre le mysticisme catholique et le mysticisme protestant, puritain surtout. Le mysticisme catholique cherche l’amour ; le mysticisme puritain cherche avant tout la vérité. Il a des tendances non-seulement philosophiques, mais politiques. C’est ce mysticisme puritain qui inspire Emerson, c’est éclairé en effet par la révélation individuelle qu’il aborde les questions les plus diverses de l’art, de la politique et des sciences.

Le panthéisme, on a pu le remarquer, s’introduit à pleins flots dans la doctrine de l’ame suprême telle que l’expose Emerson ; c’est peut-être parce que l’écrivain ne formule jamais complétement sa pensée. Il y a dans l’essai d’Emerson sur l’over soul beaucoup d’idées qui se rapprochent de celles de Novalis. Lorsqu’Emerson exprime cette pensée : « L’homme est la façade d’un temple où toute vertu et tout bien habitent ; ce n’est pas l’homme que nous honorons, c’est l’ame dont il est l’organe, l’ame qui ferait courber nos genoux, si elle apparaissait à travers les actions de l’homme ; » il se rencontre avec Novalis, cet autre esprit hésitant comme lui entre le christianisme et le panthéisme. Le rêveur allemand a dit : « Lorsque je touche une main humaine, je touche au ciel. Il n’y a qu’un temple dans l’univers, c’est le corps de l’homme ; s’incliner devant l’homme, c’est rendre hommage à cette révélation de la chair. » Emerson hésite évidemment entre le panthéisme et un puritanisme mystique. Pour tout dire, il nous semble que, s’il y a panthéisme chez Emerson, c’est le panthéisme de Malebranche. Chez l’oratorien comme chez le ministre unitaire, le panthéisme pénètre plutôt par les élans du cœur que par la logique. Emerson voit, comme Malebranche, toutes choses en Dieu ; c’est en lui qu’il connaît les idées. « L’ame suprême, dit Emerson, est la terre commune de toutes nos pensées. » — « Dieu, dit Malebranche, est le lieu des esprits comme l’espace est le lieu du corps. » Il n’y a pas jusqu’à ces mystérieux tressaillemens par lesquels Dieu, selon Emerson, nous avertit de sa présence, qui ne rappellent le système des causes occasionnelles.

Cependant le panthéisme, non plus celui de Malebranche, mais celui de Spinoza, s’introduit par un endroit dans cette doctrine. Lorsque Emerson dit : « Tout nous montre que l’ame n’est pas une faculté, mais se sert des facultés comme de mains et de pieds ; qu’elle n’est pas l’intelligence et la volonté, mais la maîtresse de l’intelligence et de la volonté, » il ne s’aperçoit pas qu’il ne détermine point la faculté qui constitue le moi, et que par là il arrive à anéantir l’identité de l’individu auquel il a tant accordé. Lorsqu’on médite sur soi-même, on voit agir les diverses facultés ; mais quelle est la faculté maîtresse de celles-là ? On ne l’aperçoit pas clairement. Il faut cependant qu’il y ait une faculté maîtresse des autres, une ame en un mot des facultés intellectuelles. Pour parler la langue philosophique, quelle est la faculté qui constitue le moi ? Est-ce la volonté ? est-ce l’intelligence ? Dans Emerson, la faculté causatrice est en dehors de l’homme, nos facultés ne sont que des mains et des pieds. Ailleurs, dans le chapitre sur l’intelligence, il dit : « L’homme est aussi bien dans ses intellections que dans ses volitions. » Spinoza sait bien tout cela, car il remarque qu’il y a des pensées et des actes que l’on peut tantôt rattacher à la volonté, tantôt à l’intelligence, sans pouvoir déterminer précisément la faculté à laquelle ils se rapportent. Dès-lors le résultat est très simple. S’il n’y a pas une faculté qui constitue essentiellement le moi, l’homme n’a pas d’identité véritable ; si la cause de toutes nos actions, la faculté génératrice de toutes nos pensées est en dehors de nous, notre existence tout entière n’est qu’une série de phénomènes et de faits dont nous avons bien conscience, mais sur lesquels nous n’avons aucun pouvoir. L’homme n’est pas autre chose que le théâtre où parlent ces inspirations, où agissent ces péripéties, où passent ces personnages éphémères. L’auteur est ailleurs, inconnu et mystérieux, l’auteur anonyme qui a inventé la pièce et distribué les rôles. Si l’homme n’a pas une véritable identité, son être va flotter, sa vie sera une continuelle transformation. L’homme qui ne se connaît pas lui-même, qui ne sait d’où lui viennent ses pensées, est alors englouti dans un être universel et aveugle qui ne se connaît pas davantage et renferme en lui toutes les existences particulières.

On peut s’étonner qu’Emerson n’ait pas songé à établir l’identité de l’individu. C’est que l’extension et la négation d’un principe aboutissent quelquefois au même résultat. L’individu, dans Emerson, attire l’univers à lui comme dans d’autres systèmes il est absorbé par l’univers. Qu’on suive un instant les conséquences toutes naturelles et inévitables de la philosophie d’Emerson, et on verra comment il peut être conduit à un panthéisme très rigoureux. La morale d’Emerson ne s’appuie pas sur la raison, mais sur un sentiment instinctif. Cette confiance en soi mène à l’oubli de soi. Confiance et oubli sont deux termes qui se rejoignent. Celui qui, sans souci des opinions d’autrui, se confie à lui-même, arrive alors à se considérer comme la seule réalité existante ; il se généralise pour ainsi dire et touche à l’infini. Ce fait de croire en soi et seulement en soi entraîne à regarder comme des mensonges tous les obstacles qui s’élèvent devant nous ; tout ce qui nous entoure n’aura donc pas de réalité, car une chose n’est réelle pour nous qu’autant qu’elle nous force à la reconnaître sinon notre supérieure, du moins notre égale. Il arrivera dès-lors un moment où l’individu qui fait de son cœur ou de sa pensée son seul univers perdra la conscience de la réalité de la vie dans les choses environnantes. De même que dans la solitude le cœur épanche sa tendresse sur tous les objets en général, que les désirs de l’esprit appellent des êtres lointains et sans physionomie arrêtée, que les méditations de la pensée s’étendent sans bornes précises et sans sujets définis, de même l’individu isolé au milieu de la foule voit les hommes et les choses passer autour de lui comme une légion de fantômes. Se repliant sur lui-même, voyant ses pensées d’autrefois et ses jugemens d’aujourd’hui, il ne se reconnaît plus lui-même. Ses opinions passées en faisaient un être particulier que ses opinions d’aujourd’hui ont détruit. Sa vie entière, par la théorie de la non-persistance, est une série de transformations et de métamorphoses. L’instinct, vague mystérieuse, nous entraîne dans son roulis impétueux, incessant, et c’est alors qu’étourdis et fatigués par cette tempête toujours renaissante, nous perdons conscience de nous-mêmes ; c’est alors que notre être s’engloutit dans cet immense océan de l’être universel en qui tout dort et rêve, d’où par flots et par momens sortent la vie et la pensée.

Les conséquences métaphysiques et morales de la philosophie d’Emerson sont la suppression de l’espace et du temps. Au temps se rapporte l’histoire, à l’espace se rapporte la nature. L’individu, qui, selon le beau mot de Fichte, tire à lui l’éternité, va concentrer en lui-même l’humanité et la nature. C’est en lui qu’elles vont trouver leur réalité ; sans lui, la nature et l’humanité ne seraient qu’une suite d’images et une série de faits successifs. L’histoire et la nature vont devenir subjectives.

L’ame suprême est, avons-nous vu, la terre commune des pensées de tous les hommes. Il n’y a donc qu’un même esprit pour tous les individus qui composent l’humanité. Je suis partie intégrante de cet esprit, donc je puis comprendre tout ce qui a été fait dans le monde. L’histoire conserve le souvenir des actes et des œuvres de cet esprit. Je puis trouver les lois de l’histoire, puisque le même esprit qui présida aux scènes du passé préside à mes actes d’aujourd’hui. Tous ces faits répondent à quelque chose qui est en moi. Toute réforme n’a-t-elle pas été d’abord une opinion particulière ? « La création de mille forêts est dans un gland, et l’Égypte, la Grèce, Rome, la Gaule, la Grande-Bretagne, l’Amérique, gisent enveloppées dans l’esprit du premier homme. » La conclusion de tout cela, c’est la possibilité d’une philosophie de l’histoire. L’individu est l’abrégé de l’humanité. En s’étudiant lui-même, il peut découvrir les lois morales qui régissent l’humanité. Qu’est-ce que l’histoire ? La biographie de quelques individus. Donc le sphinx peut résoudre sa propre énigme.

Dans cette théorie, l’individu est, comme le dit Emerson, l’entière encyclopédie des faits. À mesure qu’il lit les annales des temps passés, il les enferme en lui en se disant : Ceci est ma propriété ; c’est ainsi que j’ai agi, que j’ai pensé, que j’ai rêvé, que j’ai senti. En même temps qu’il concentre en son ame tous les faits de l’histoire, il est doué du pouvoir de généraliser ses pensées particulières et ses actes privés. Une croyance, une vérité, une institution, nées dans son cerveau, deviendront la propriété de l’humanité. Par là Emerson croit établir un courant entre l’individu et l’humanité ; il se trompe : sa théorie, poussée à ses dernières conséquences, arrive à détruire l’histoire et avec elle l’expérience qu’elle nous présente, la sagesse qu’elle nous enseigne. Il n’y a plus de réalité, d’expérience et de sagesse que dans l’esprit de l’individu. « La nuit est maintenant là où l’ame était autrefois, » dit-il. Et toute l’histoire tombe ainsi dans le néant.

Nous souscrivons à cette pensée d’Emerson, qu’il peut y avoir une philosophie de l’histoire, parce que tous les faits répondent à une pensée ou à une faculté qui est en nous. Nous croyons qu’en s’interrogeant l’individu peut découvrir la raison des faits ; nous croyons encore qu’il peut donner une vie nouvelle à ces faits dont toute l’existence aujourd’hui consiste dans un léger souvenir ; mais détruire l’histoire, effacer de nos cœurs le culte du glorieux passé de l’humanité, nous n’y consentirons jamais. Emerson est d’ailleurs inconséquent ; il serait facile de lui prouver qu’en annihilant l’histoire, il va contre sa propre théorie, selon laquelle l’histoire doit présider à notre développement intellectuel. On ne saurait refuser néanmoins à ces vues sur l’histoire une remarquable hardiesse, une singulière profondeur. Pour expliquer les rapports qui existent entre les périodes de l’histoire et les périodes de la vie individuelle, Emerson a recours aux développemens les plus ingénieux, les plus subtils. Il pose très nettement le principe d’une philosophie de l’histoire, il ne s’égare que lorsqu’il brise toute tradition, et encore a-t-il une excuse : c’est pour abattre la tyrannie des faits, pour éviter la routine, pour donner à l’homme de son siècle une haute idée de lui-même, pour réduire tous les faits historiques en faits moraux, qu’il anéantit le passé ; mais ici l’humanité me semble devoir réclamer ses droits contre l’individu.

Par cette théorie de l’histoire, nous avons supprimé le temps ; nous allons voir Emerson supprimer l’espace. Qu’est-ce que la nature ? Une multitude d’images et d’apparences. Ces apparences du monde physique répondent aux apparences du monde moral. La nature comme l’histoire existe pour l’éducation de l’homme. Les apparences de la nature sont symboliques, mais ces symboles ont un rapport avec notre être. L’individu doit s’appliquer à rechercher le sens de ces symboles à l’aide de la faculté qu’Emerson appelle prudence. La prudence est la vertu des sens, la science des apparences. « Elle cherche à la fois la santé du corps en se conformant aux conditions physiques, et la santé de l’esprit en se conformant aux lois intellectuelles. » Nommons-la donc par son vrai nom ; la prudence telle qu’Emerson la décrit, c’est la science de la vie, celle qui fait le sage.

L’entière possession de soi-même au milieu de cette suite d’images et de symboles qui tourbillonnent autour de nous constitue la prudence. La nature nous entoure d’illusions, mais l’homme prudent sait les éviter. Fort de sa confiance en lui-même, il détermine le caractère de la nature par son caractère. Fichte disait : « Le moi crée le monde ; » Emerson dit : « Le monde est tel que l’homme veut qu’il soit. » Le vrai sage, l’homme prudent dédaigne l’apparence et va droit au réel. Cette réalité, c’est la loi dont chaque image de la nature est le symbole. Les symboles ont trois degrés : l’utilité, la beauté, la vérité. Il y a également trois degrés dans la prudence : la prudence qui s’attache au symbole pour son utilité, celle qui s’attache à la beauté du symbole, et enfin celle qui s’attache à la beauté de la chose réelle représentée par le symbole. Emerson divise les hommes en trois catégories, selon qu’ils cherchent dans les symboles l’utilité, la beauté et la vérité. La vraie prudence est celle qui demande aux symboles la vérité qu’ils renferment et la loi qui leur est commune.

Ici viennent tout naturellement se placer les idées d’Emerson sur l’art. Ce que le sage fait pour la vérité, l’artiste le fait pour la beauté. Il fixe les apparences de la nature qui lui semblent les plus belles. Dans un paysage, le peintre doit dédaigner les détails et peindre l’idée que lui suggère le paysage. Dans un portrait, c’est le caractère et non les traits qu’il doit peindre. L’artiste est celui qui sait le mieux généraliser une chose particulière, fixer pour jamais une chose momentanée, découvrir au milieu d’apparences éphémères le trait prédominant, le caractère essentiel, la réalité éternelle.

Il est superflu de s’arrêter long-temps sur ces idées : cherchons à les expliquer. Toutes les choses de ce monde, en effet, celles de la nature et celles de notre esprit, nos pensées, nos sentimens, nos perceptions, ne sont que des apparences ; elles passent, repassent et s’évanouissent. Tout dans le monde extérieur et dans notre cœur est sujet à des métamorphoses infinies ; mais le sage reconnaît que ces choses sont les spectres des réalités : il arrête sur elles un regard fixe, démêle les apparences trompeuses des symboles véritables, constate le phénomène utile, sourit au fantôme de la beauté et se sert de ces apparences brillantes comme d’autant de degrés pour atteindre la vérité. Lorsqu’il a reconnu dans la nature les apparences divines, il leur donne un corps s’il est artiste, et les fixe pour jamais. S’il est sage, il se sert de ces symboles pour guider sa vie. La vertu et le génie dépendent de cette recherche.

Les idées politiques d’Emerson sont peu nombreuses. Un seul principe les explique toutes. Le philosophe américain ne reconnaît pas de bornes à l’influence personnelle. L’état n’existe que pour l’éducation du citoyen. Les institutions, qui ne sont que des essais, l’état, qui n’est pas stable, mais tout au contraire fluide de sa nature, n’ont pas le droit de dominer l’individu. Lois, statuts, institutions, existent simplement pour nous dire : Voilà ce que vous pensiez hier, que pensez-vous aujourd’hui ? L’état doit suivre les progrès du citoyen et non les commander.

Maintenant, quelle est la sanction de la philosophie d’Emerson ? Nous connaissons déjà la sanction rémunératrice, qui est la révélation individuelle. La clause pénale s’appelle compensation. L’ame de l’individu, qui concentre en lui la nature et l’humanité, doit être l’image de l’ordre parfait, de l’unité. Son devoir principal est donc d’y faire régner l’harmonie des facultés, la symphonie des pensées. Il doit établir dans son esprit un complet équilibre, une symétrie régulière. Si sa vie n’est pas réglée par cet équilibre, s’il la laisse pencher plus d’un côté que d’un autre, il en est puni par la compensation. Si nous développons une faculté au détriment d’une autre, nous voyons les choses par fractions et non plus en totalité. Si nous gratifions les sens au détriment du caractère, nous voyons bien la tête de la sirène, mais non pas le corps du dragon. Cette loi de la compensation est visible dans la nature et dans l’esprit. Nous voyons et nous distinguons parfaitement le châtiment au moment où nous commettons la faute, car le châtiment et la faute sortent de la même tige. Les hommes vous puniront, et vous-même vous vous punirez. N’est-ce pas Burke qui dit : « Un homme n’eut jamais une pointe d’orgueil qui ne fût injurieuse pour lui-même. » Ainsi vous souffrirez de vos propres imperfections ; mais si vous tendez de plus en plus à l’équilibre de vos facultés, en résistant aux ambitions et aux vices qui voudraient faire pencher la balance, la loi de la compensation vous en récompensera immédiatement. Nous gagnons la force de la tentation à laquelle nous résistons, comme l’habitant des îles Sandwich gagne, selon sa croyance, la force de l’ennemi qu’il tue. Ainsi, la sanction de cette philosophie est tout intérieure. C’est l’ame qui récompense, c’est l’ame qui punit l’individu.

Voilà les traits principaux de la philosophie d’Emerson. Il a fallu, pour en donner une idée, grouper en corps de doctrines des principes qu’Emerson avait laissés épars, systématiser en quelque sorte des pensées errantes. Nous avons dû écarter, parmi ces pensées, celles qui ne s’offraient qu’à l’état de conjectures ou d’aphorismes isolés, la théorie de la perfectibilité par exemple. Cette théorie n’est pas autre chose que la théorie de Vico telle que l’a modifiée M. Michelet en disant : « Vico vit bien que l’humanité allait par cercles, mais il ne vit pas que les cercles allaient toujours s’élargissant. » Les sujets les plus divers, nous l’avons dit, attirent le capricieux essayist. Ainsi, dans le chapitre intitulé Manners (Manières), il nous donne tout un code charmant, ingénieux, un mémoire sur les bonnes manières et la politesse. Dans l’essai sur l’amitié, Emerson indique et précise avec une merveilleuse délicatesse et une pénétrante éloquence tous les degrés de ce sentiment, depuis la sympathie que nous éprouvons pour les hommes qui nous sont inconnus jusqu’à la sympathie pour l’humanité. Une veine démocratique y circule cachée, et, sous le sentiment de l’amitié, tressaille sans se montrer le sentiment de la fraternité. Parmi cette série d’essais où le moraliste, l’observateur ingénieux se montre plus que le philosophe, nous citerons surtout l’essai sur l’amour. Il y a dans ces pages charmantes plus de fraîcheur que de passion, plus de tendresse que de flamme. Emerson indique toutes les gradations du sentiment de l’amour comme il a indiqué celles de l’amitié. Il prend l’amoureux à l’école ; il observe les progrès d’une intimité enfantine entre Edgard, Jonas et Almira. Bientôt l’enfant devient le jeune homme ; Emerson le suit dans toutes ses douces folies d’amour, et, pour les peindre, il trouve les couleurs du Comme il vous plaira de Shakespeare. L’amour n’est plus une passion brûlante et terrible ; c’est un arc-en-ciel qui se lève sur les orages de la vie. L’objet aimé ne trône pas comme une belle statue, il habite les régions féeriques des nuages éclairés par le soleil couchant ; puis peu à peu les rêveries s’effacent, le vague et impersonnel amour s’évanouit, le sentiment s’élève à des hauteurs platoniciennes, et l’amant devenu l’époux compare la femme aimée au type de perfection qu’il a rêvé. Alors cette comparaison d’un type idéal à un être de chair amène la découverte de nouvelles imperfections et de défauts inconnus. L’époux s’attache alors à la femme, et il n’y a plus que deux êtres humains en face l’un de l’autre ; c’est la fin de l’amour. La peinture d’Emerson devient triste. Nous entrons avec lui dans la demeure des deux époux, et nous nous asseyons près du triste foyer puritain. Les monotones douceurs de l’habitude ont remplacé l’inspiration et la rêverie ; les deux amans s’étaient pris la main en regardant le ciel, et peu à peu leurs regards se sont baissés vers la terre ; mais, si l’amour s’est enfui, le devoir reste : la règle sans l’attrait. Quand on a lu cette conclusion sévère, on revient avec plus d’empressement à la première partie de l’essai ; on veut relire surtout cette page charmante qu’inspire à Emerson la première période de l’amour.

« Aucun homme n’oubliera jamais les visites de ce pouvoir qui, dans son cœur et son cerveau, créa tant de choses nouvelles, qui fut en lui l’aurore de la musique, de la poésie et de l’art, qui rendait la nature brillante d’une lumière empourprée, et remplissait la nuit et le matin d’enchantemens variés ; l’époque où l’unique son d’une voix pouvait faire battre le cœur et où la circonstance la plus triviale, associée à une certaine personne, était déposée dans l’ambre de la mémoire ; où nous étions tout œil lorsqu’elle était présente et tout souvenir lorsqu’elle était partie ; le temps où le jeune homme devient un gardien de fenêtres et le surveillant d’un gant, d’un voile, d’un ruban, des roues d’un équipage, où il n’y a aucun lieu trop solitaire et trop silencieux pour lui qui, dans ses nouvelles pensées, trouve une plus riche compagnie et une plus douce conversation que ne pourraient les lui fournir ses vieux amis, même les meilleurs et les plus purs ; car les traits, les mouvemens, les paroles de l’objet bien-aimé ne sont pas, comme les autres images, dessinés dans l’eau, mais, comme le dit Plutarque, peints dans le feu, et deviennent l’étude de minuit.

« Au midi et aux heures du soir de la vie, nous palpitons encore au souvenir de ces jours où le bonheur n’était pas assez le bonheur, et devait être relevé par le goût de la crainte et du chagrin (car il découvrit le secret de l’amour, celui qui a dit : Tous les autres plaisirs ne sont pas dignes de ses peines) ; où la journée n’était pas assez longue et où les nuits s’écoulaient en pénétrans souvenirs ; où la tête brûlait sur l’oreiller de l’action généreuse qu’elle méditait ; où le clair de lune était une fièvre charmante ; où les étoiles étaient des lettres, les fleurs des chiffres ; où l’air était imprégné de chants, où toutes les affaires humaines paraissaient une impertinence, et les hommes et les femmes errant çà et là, de simples peintures. La passion refait le monde pour le jeune homme ; elle donne à toute chose la vie et une signification. La nature devient sensible ; chaque oiseau qui chante dans les rameaux de l’arbre parle à son cœur et à son ame ; ses notes sont presque articulées. Les nuages prennent une physionomie quand il les regarde ; les arbres de la forêt, le gazon ondoyant, les fleurs qui s’ouvrent, ont pris une intelligence ; il redoute presque de leur confier le secret qu’ils semblent lui demander. La nature s’adoucit et devient sympathique. Dans la verte solitude, le jeune homme trouve une demeure plus chérie qu’au milieu des hommes.

« Contemplez le beau fou au milieu des bois ! il se dilate, il est deux fois un homme. Il se promène les bras étendus ; il fait des soliloques ; il accoste le gazon et les arbres ; il sent dans ses veines le sang de la violette, du lis et de l’herbe des prairies ; il babille avec le ruisseau qui mouille ses pieds. »


Quand on a suivi Emerson à travers ces mille digressions auxquelles une pensée unique sert de lien, on se demande quel rôle pourrait jouer cette philosophie dans le mouvement actuel des idées européennes. Il semble qu’elle offre des argumens précieux contre certains systèmes démocratiques qui se sont produits dans ces dernières années. Ces systèmes tendent singulièrement à nier l’individu ou du moins à l’absorber au sein des masses et à l’y laisser oublié. Ses droits, on les lui arrache ; son caractère, on semble le redouter, et son génie, on paraît l’envier. Après la destruction des aristocraties politiques qui s’intitulaient telles par droit divin et origine lointaine, il semble qu’on veuille détruire les aristocraties du caractère et du génie, qui, bien plus que les premières, tiennent leur puissance de Dieu et ont une origine inconnue et mystérieuse. On prend soin, dans ces sortes de théories, de rendre non pas les hommes égaux par l’égalité des droits, mais de rendre l’existence de chacun égale à celle de tous. Toutes ces doctrines font à la question de droit une si large part, que la question de devoir y disparaît presque entièrement. Le devoir est pourtant la seule chose qui distingue l’individu et le sépare des masses ; les droits sont communs à tous, mais le devoir varie presque avec chacun selon sa position. Sans le devoir, plus de luttes, d’efforts, plus de tous ces élans qui marquent l’individu d’un signe glorieux ; plus de vertus, on l’en dispense dans la plupart de nos théories. Le devoir une fois effacé, toutes ces choses qui font le caractère et sont l’œuvre de la volonté individuelle disparaissent. À tous on fait la vie égale, c’est-à-dire qu’on organise la société de telle manière que l’individualité de chacun s’efface et qu’il ne reste plus que des groupes de capacité, des associations, et dans des systèmes plus récens des masses qui imposent à l’individu leurs sentimens et l’absorbent violemment au sein d’une fraternité peu tolérante. Veut-il avoir sa liberté et penser à sa manière sur les choses qui intéressent sa conscience ; veut-il travailler selon ses inclinations naturelles et sans reconnaître à la société le droit de lui imposer son genre de travail ; revendique-t-il lui-même la récompense de son travail, la distinction et surtout la gloire : il est taxé d’individualisme. Nous ne voulons pas prendre les choses à un point de vue poétique et dire qu’une société qui arriverait à méconnaître le génie et le caractère, apanages sublimes de l’individu, serait beaucoup plus plate et plus ennuyeuse qu’une autre ; mais nous dirons qu’au point de vue moral une société qui détruirait le génie et le caractère serait une société intolérante, impie et iconoclaste, car elle détruirait la plus belle œuvre d’art qui existe, le caractère individuel, l’ame humaine, telle que chacun de nous peut la façonner en suivant son devoir. Voilà ce que sait Emerson et pourquoi il réclame en faveur de l’individu. Ce qu’il exige de lui, c’est le caractère et le génie ; ce qu’il exige de la société, c’est qu’elle marche non dans une voie uniforme, mais par des chemins nombreux ; qu’elle ne ferme pas toutes les issues afin que chacun soit retenu dans la même voie ; qu’elle laisse au contraire chaque individu se frayer lui-même sa route.

Comme protestation en faveur de l’individu, il serait donc à désirer que la philosophie d’Emerson se propageât en Europe ; mais, indépendamment de cette valeur d’opportunité, les Essais du penseur américain ont une portée plus haute. « Écris pour un public éternel, » dit Emerson au poète et au philosophe. « Vis dans le présent comme s’il était l’éternité, » dit-il à l’homme sage. Détruire les vicissitudes de la durée et toutes les variétés de l’espace, fermer l’oreille aux opinions de la société, éviter ses louanges et ses reproches, ces voix de sirène et ces railleries de Thersite, c’est passer au milieu des hommes, au milieu de leurs murmures menaçans et flatteurs, comme les premiers chrétiens passaient au milieu de la nature sans s’arrêter à ses concerts et à ses leurres. Ainsi l’existence, — ce composé de faits passagers, d’actes que le souvenir nous montre comme des spectres, à peine se sont-ils éloignés de nous, — ne se laissant distraire ni par les hommes ni par la nature, s’élève à la hauteur de l’absolu ; elle ressemble à une vérité qui, née du temps, découverte et fixée dans une minute fugitive, devient désormais éternelle pour tous les hommes. Vivre au milieu de la nature sans se laisser entraîner par elle comme les anciens, vivre au milieu de la société sans se séparer d’elle comme Montaigne, telle doit être aujourd’hui, ce nous semble, l’ambition du sage. Emerson a connu cette ambition, et il l’éveille en nous par ses écrits. Un tel rôle noblement rempli suffit à sa gloire. La postérité n’oubliera pas qu’il a donné à notre siècle ce que Montaigne avait donné au sien, un nouvel idéal de la sagesse.


Émile Montégut.
  1. Il est inutile de rappeler, pour prouver cette assertion, des absurdités très rigoureusement logiques de Pyrrhon et de quelques stoïciens.
  2. Je ne prendrai qu’un exemple. Lisez, dans le premier livre de la Métaphysique, le jugement qu’Aristote porte sur Platon.