Une excursion en Bosnie et dans l’Herzégovine pendant l’insurrection/03

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LA
BOSNIE ET L’HERZEGOVINE
PENDANT L’INSURRECTION
SOUVENIRS DE VOYAGE.[1]

Avant de rechercher le véritable caractère de l’insurrection des provinces slaves de la Turquie d’Europe et de dire les péripéties de la lutte, il faut en déterminer les causes réelles. Si, comme l’affirment les notes communiquées à la Sublime-Porte à la suite de l’accord des trois puissances, le soulèvement qui a éclaté en Bosnie et en Herzégovine, et qui a envahi la Bulgarie, est dû à la situation précaire des sujets chrétiens des deux provinces, aux impôts dont on les écrase, aux vexations constantes dont ils sont l’objet de la part des begs propriétaires du sol et des fermiers de la dîme, au déni de justice des tribunaux musulmans et aux restrictions apportées dans l’exercice du culte, quelle est donc en réalité la situation du raïa, au point de vue social comme sujet du sultan, au point de vue économique comme colon dépendant des begs, au point de vue de sa foi comme chrétien ? En principe, les rescrits impériaux de 1831, de 1839, de 1852, de 1858 et de 1862 ont octroyé des réformes considérables ; seraient-elles restées à l’état de lettre morte, puisque les griefs dont les cabinets de l’Europe se sont faits les interprètes sont encore les mêmes que ceux qu’on invoquait lors des insurrections précédentes ?

Pour répondre à ces questions il est nécessaire de savoir quelles sont les origines des classes qui composent la population des provinces nord de l’empire ottoman, et, si le mouvement est à la fois religieux et agraire, c’est l’histoire de la province qui seule nous dira clairement pourquoi, selon les termes de la note du comte Andrassy, « l’antagonisme qui existe entre la croix et le croissant a pris dans la Turquie d’Europe des formes aussi acerbes, » par quelles circonstances, depuis plus de quatre cents ans que dure la domination, la propriété, jusqu’à ce jour, s’est presque toute entière localisée aux mains des musulmans.


I. — LA CONQUÊTE. — ORIGINE DES CLASSES. — LE RAÏA.

L’entrée des musulmans en Bosnie sous le commandement de Mohamed-Féthi met fin en 1463 à l’indépendance du royaume ; son dernier souverain serbe, Stéphan-Tomasévich, est mis à mort, et le pays est incorporé à l’empire du sultan. Vingt ans après, l’Herzégovine, jusque-là gouvernée par ses ducs, feudataires du roi Stéphan, est envahie à son tour par Mustapha Giurgevich ; on nomme un gouverneur général ou vali représentant l’autorité du sultan, et de ce territoire on fait un sandjak ou préfecture dépendant de la Bosnie. Au moment où ils furent soumis, les habitans des deux provinces, de race serbe, occupaient le pays depuis plus de huit cents ans ; ils étaient chrétiens, mais divisés déjà par le schisme des églises grecque et latine. Le mahométan vainqueur, selon sa loi, offre au vaincu le droit de cité et tous les privilèges inhérens à la qualité de musulman s’il veut embrasser l’islamisme ; mais, s’il entend conserver sa foi, il paie le tribut, et on lui impose un esclavage relatif. C’est l’esprit même du Koran : « Reconnaissez qu’il n’y a qu’un Dieu et que Mahomet est son prophète, et vous aurez les mêmes droits que nous sous notre loi ; sinon j’enverrai contre vous des hommes qui aiment la mort plus que vous n’aimez à boire du vin ou à manger de la chair de porc, et je ne vous quitterai point, s’il plaît à Dieu, que je n’aie écrasé ceux qui combattent pour vous et que je n’aie fait des esclaves de vos enfans. »

Le peuple chrétien des deux provinces comprenait, au moment de la conquête, des magnats ou nobles et des colons ou prolétaires ; parmi les magnats, un tiers environ périt dans la lutte et dans de grands massacres devenus légendaires ; un second tiers passa les montagnes de Dalmatie et le fleuve la Save pour se réfugier en Autriche ; le troisième embrassa l’islamisme. Pour les colons, une grande partie d’entre eux émigrèrent dans les mêmes provinces, et presque tous ceux qui, quoique vaincus, voulurent rester attachés au sol, conservèrent la foi chrétienne et payèrent le tribut. Ils devinrent donc les serfs, non-seulement des nobles, Serbes comme eux et chrétiens comme eux hier encore, mais aussi des prolétaires leurs égaux, qui venaient de renier leur religion pour acquérir les avantages attachés à fa foi de l’islam, ou conserver ceux qu’ils allaient perdre en restant chrétiens.

Telle est l’origine des trois classes qui habitent encore aujourd’hui le territoire. Les renégats eurent la plénitude des droits des citoyens musulmans, les chrétiens fidèles ne jouirent que d’une assimilation incomplète et limitée, et, devenus tributaires, ils durent payer l’haràc. Par rapport à l’osmanli, leur vainqueur, les habitans de Bosnie qui composaient la basse classe, celle des colons, étaient des raïas (troupeau), et, dans les documens officiels, cette dénomination, comme celle de tébah (sujet), s’étendait à tous les sujets de l’empire du sultan ; mais peu à peu on attribua au mot lui-même une signification injurieuse, méprisante, et le raïa, désigna définitivement le seul prolétaire de religion chrétienne, à quelque rite qu’il appartînt.

On comprend déjà quelle infériorité politique et sociale crée cette situation, et l’on conçoit que de telles origines aient été pour les générations qui se sont succédé un grief perpétuel héréditaire. On verra de plus que, quel que soit l’esprit de conciliation dont l’osmanli pourrait être animé, il y a, s’il est croyant, une incompatibilité réelle entre ce que lui prescrit sa foi et ses sentimens de tolérance. Selon la lettre même du Koran, le contact du chrétien, fût-il involontaire, imprime une souillure. Un tel préjugé, battu en brèche par le progrès des idées modernes, et qui, dans la pratique de la vie politique ; condamnerait le musulman à l’isolement, n’en reste pas moins pour les fanatiques une barrière infranchissable entre eux et les raïas, et un obstacle légal à la fusion nécessaire. Il faut savoir que ces descendans des Serbes, habitans de la Bosnie et de l’Herzégovine, convertis à l’islamisme lors de la conquête, comme s’ils voulaient justifier leur conversion à la religion du vainqueur par l’ardeur des convictions, pratiquent l’islamisme avec une rigueur beaucoup plus grande que les musulmans d’en bas. L’osmanli lui-même, c’est-à-dire le musulman des provinces du midi, est presque un giaour pour le Bosniaque, surtout s’il porte les habits européens et ne conserve que le fez, suivant la mode de Constantinople. Le Bosniaque, lui, est un Turc dans le sens qu’on attribue chez nous au vieux parti turc, et le voyageur constate avec étonnement que ce mot, qu’il applique indifféremment à tous les sujets musulmans de la Porte, manque absolument de propriété lorsqu’il désigne un Rouméliote ou un Andrinopolitain. Deux pays au monde offrent seuls l’exemple de races européennes professant l’islamisme, la Bosnie et l’Albanie ; mais le contraste est grand entre les deux provinces. L’Albanais est indifférent en matière religieuse : subjugué par les Ottomans, il a embrassé leur foi pour se faire accepter par eux ; le Serbe de Bosnie, au contraire, n’a vu dans la conversion à l’islamisme qu’un moyen de garder ses privilèges dans une certaine mesure. Vaincu par le sultan, mis en demeure d’opter, il n’a pas hésité ; il savait, en devenant musulman, conserver sa suprématie, la propriété de la terre, et vis-à-vis du souverain lui-même certains privilèges qu’il était décidé à maintenir même par la force, comme il sut le montrer plus tard. Le mahométanisme, en s’étendant, chez les Slaves, a donc pris en Bosnie et dans la province de l’Herzégovine un caractère aristocratique, C’est un phénomène social spécial à la contrée, et ce caractère ne se retrouve dans aucun point de l’Orient.

On peut dire hardiment que dans tout le pays de l’islam, chez le plus puissant et le plus noble, l’idée de la prérogative de la naissance et de la caste n’existe absolument pas. Dans la Bosnie et sa province, le sentiment de prééminence aristocratique s’allie à la conscience de la supériorité religieuse et produit un caractère orgueilleux, violent et fanatique. Il y a dans la langue du pays un mot spécial pour désigner la race de ce Turc d’en haut (soj), comme il y a dans l’hindoustani un mot spécial pour exprimer chacune des castes dont les indiens sont si fiers ; et alors que ce musulman d’en bas se montre doux au petit, plein de bonhomie, facile à vivre, cordial dans ses relations et, si l’on peut appliquer cette qualification à l’Orient, imbu d’un esprit démocratique, le Bosniaque musulman, orgueilleux dans sa démarche, méprisant dans son regard, hautain dans son geste, affecte un dédain aristocratique pour le raïa et ne quitte jamais son handjar et ses pistolets, qui sont les marques extérieures de sa supériorité sur le chrétien. Il affecte même une retenue caractéristique dans son attitude à l’égard du fonctionnaire osmanli venu de Constantinople pour occuper un poste dans la province, il reste sur la défensive vis-à-vis de lui, et cette anomalie ne peut s’expliquer que par les conditions historiques dans lesquelles le pays s’est développé.

Soumise à la couronne bosniaque, l’ancienne noblesse slave représentait à peu près dans le royaume ce qu’ont représenté les hauts-barons dans la constitution de l’Europe du moyen âge ; comme capitaines et comme begs les descendans de ces nobles passés à l’islamisme ont conservé une situation presque identique sous le sultan ; ils ont perçu l’impôt, et, en échange, ils ont prêté leur service au grand-seigneur avec leurs hommes d’armes choisis uniquement parmi les musulmans. Depuis le XVe siècle jusqu’en 1850 sans interruption, ils ont représenté le pouvoir légal en Bosnie et en Herzégovine, restant stationnaires envers et contre toute l’Europe ; ils ont été aussi les remparts de la vraie doctrine musulmane, ceux qui prenaient le Koran au pied de la lettre. Lorsque le sultan Mahmoud en 1831, à la suite de l’insurrection de Grèce, entrant dans ce qu’on a appelé le concert européen, voulut modifier la constitution de l’empire pour la mettre en harmonie avec les idées modernes, on vit, singulier contraste, les Bosniaques musulmans et les Arnautes, les derniers convertis de tout l’empire, combattre avec acharnement contre la Porte elle-même, et ces Turcs lutter contre les osmanlis pour l’intégrité du principe religieux.

Au début de la conquête, sous la loi des capitaines, des begs et des agas, quelle avait été la condition du raïa ? Soumis en 1463, il avait pu conserver sa religion et sa propriété jusqu’en 1521, sous la réserve de payer le tribut, le vainqueur se souciait peu de ce menu peuple qui était pauvre et qui vivait attaché à la glèbe : c’était le troupeau ; mais quand, dans la première moitié du XVIe siècle, commencèrent ces grands passages de puissantes armées turques de l’Asie et de la Roumélie que les sultans lançaient tantôt contre les Hongrois, tantôt contre les Autrichiens et les Bohèmes, l’exaction entra sur le territoire avec le soldat musulman, et constamment opprimés, pillés, menacés dans leur existence, dans leur propriété, dans leur honneur, les chrétiens se réfugièrent en masse à Baguse, à Macarsca, dans toute la Dalmatie, et au nord dans les confins militaires. Passant la Unna et la Save, ils émigrèrent en Croatie et en Slavonie, emportant avec eux le souvenir légendaire des injures et des violences subies, et léguant leur haine à leurs enfans. Il suffit d’avoir parcouru ces provinces pour juger jusqu’à quel point ces ressentimens sont profonds encore aujourd’hui chez le peuple qui les habite, et c’est ce qui a rendu la situation de l’Autriche si difficile pendant toute l’insurrection. Après les passages, la peste se déclara, et le pays, déjà si éprouvé, resta tout entier aux vainqueurs et aux anciens Slaves convertis, qui occupèrent presque tout le territoire sans droit de propriété. En 1683, quand les Turcs entreprirent le siège de Vienne, Jean Sobieski les ayant refoulés, l’armée, en retraite, repassa par la Bosnie, et ces hordes de musulmans humiliés, vaincus, saccagèrent encore une fois la province, brûlant les églises des chrétiens, détruisant leurs couvens, semant la terreur même parmi les renégats. S’il était resté quelque raïa attaché au sol, il lui fallut définitivement l’abandonner, et l’on vit les derniers chrétiens quitter le pays sous la conduite de leurs prêtres. Les propriétés avaient été déjà occupées par les Serbes convertis ; cette fois ces derniers s’emparèrent même des demeures abandonnées, ils s’y établirent et firent un partage légal du sol. En 1739, l’empereur d’Allemagne et le sultan ayant signé la paix, on stipula le rapatriement des émigrés ; mais, comme aujourd’hui, ceux de la Dalmatie n’eurent pas confiance dans les promesses des Turcs, et la plupart restèrent définitivement fixés de l’autre côté du Vélébit. Quant à ceux qui avaient passé la Unna et la Save, ils rentrèrent dans la Croatie turque et dans la Bosnie, redemandant aux renégats leurs champs et leurs toits. Tous ne parvinrent point à les recouvrer ; la plupart acceptèrent des transactions, devenant doublement tributaires, du sultan d’abord comme raïas, puis du beg, qui leur faisait payer la restitution de leur propre bien. Les émigrés relevèrent les maisons, rétablirent les clôtures, plantèrent des arbres fruitiers, convenant avec leurs propriétaires de leur donner le neuvième des produits et de payer un droit de pâture. Dans la Bosnie centrale et dans l’Herzégovine, pendant le temps qu’ils avaient occupé indûment la terre, les Turcs avaient bâti de nouvelles maisons et défriché le sol ; les raïas qui rentraient de l’émigration devinrent leurs fermiers. L’autorité n’intervint jamais dans ces pactes : les maîtres fournissaient les bœufs pour le labourage, les semences, les chevaux pour battre le blé, et les colons étaient tenus de leur donner la moitié des produits, en outre des impôts payés à l’état.

Jusque-là tout allait bien, et le raïa pouvait vivre : c’était après tout la condition de la plupart de nos paysans d’Europe ; cependant comme les familles des capitaines et des begs s’augmentaient sans que leur propriété s’accrût, ces derniers se concertèrent entre eux et introduisirent un nouvel impôt, la robote (servitude de la terre), qui stipulait le défrichement par le colon d’une parcelle de terrain appartenant au beg, jusque-là restée inculte, et dont le produit tout entier lui serait dévolu. On supporta quelque temps cette aggravation, mais, après l’insurrection de Grèce, comme il y avait dans le monde un courant d’idées humanitaires et que les écrivains politiques s’enflammaient facilement pour les idées généreuses, la presse allemande agita cette question des impôts payés par les raïas. La diplomatie prit l’éveil : enfin en 1839, les chrétiens s’étant soulevés, des agens envoyés dans les provinces ouvrirent des enquêtes, et les colons furent invités à faire parvenir leurs plaintes au cabinet de Vienne, qui les transmit au sultan. Impuissant à abolir la robote, le souverain ordonna de la régulariser, et la servitude de chaque famille fut limitée à deux journées par semaine. Il ne suffit pas qu’un décret soit publié par la Porte pour qu’il soit exécuté dans les provinces ; pendant huit années, de 1840 à 1848, les exactions furent les mêmes. Le cabinet de Vienne dut intervenir encore avec plus d’énergie. La Turquie désormais ne pouvait plus vivre isolée du reste de l’Europe ; sa sécurité intérieure et son intégrité étaient devenues nécessaires à l’équilibre européen. Le sultan inaugura une série de réformes, et la première de toutes fut la révision de la robote. Une commission siégea à Travnik avec la mission spéciale de s’occuper de cette question.

On est frappé de voir que les événemens, dans cette partie de l’Europe orientale, se représentent toujours avec le même caractère inhérent au génie de la race et à l’esprit du mahométanisme. La commission de Travnik se composait des notables de Bosnie et d’Herzégovine, des pachas les plus important, d’Ignace, évêque de Seraievo, et de quelques frères franciscains influent chargés de représenter les intérêts des raïas. Tous, begs, pachas, prêtres des deux rites, comprirent avant toute chose que leurs redevances allaient être diminuées, et, avec une unanimité qui est une ironie cruelle, ceux qui étaient charges de veiller au dégrèvement des impôts dont le raïa était accablé eurent pour premier soin de rédiger une supplique au sultan pour attirer sa bienveillante attention sur le sort des pauvres notables qui allaient être dépouillés. La transaction qu’ils proposèrent fut acceptée, et elle était une aggravation nouvelle. La robote était bien abolie, mais à l’avenir les chrétiens donneraient aux begs et aux agas le tiers de leur récolte en fruits et en légumes et la moitié de leurs fourrages ; de leur côté, les begs, pour indemniser les colons de la construction des habitations élevées sur leurs terrains et des frais de clôture, leur restitueraient le tiers des dépenses et paieraient à l’avenir un tiers de l’impôt foncier. Cette nouvelle forme de l’impôt s’appela la tretina ; comme ce tiers était payé en nature et qu’il devait être porté dans les dépôts des begs par le raïa contribuable, c’était la robote sous une autre forme, puisque, pour opérer la livraison loin de son propre domicile et aux magasins du beg, il fallait employer plusieurs journées d’hommes et de chevaux. Or, corvée pour corvée, c’était à peu près la même perte de temps. Cependant chacun des membres approuva, les prêtres grecs et les prêtres catholiques ne protestèrent point, et chacun d’eux reçut en gratification un certain nombre de piastres et un manteau.

La tretina était devenue la loi. Le gouvernement ottoman, voyant le beg l’imposer pour sa propriété privée, voulut la percevoir à son tour, mais un moment vint où, au lieu de la demander en nature dans ses magasins, le beg crut pouvoir la réclamer en espèces, sous le prétexte que, dans la nouvelle convention adoptée par la commission de Travnik, lui, propriétaire, qui avait consenti à payer un tiers de l’impôt foncier à l’état, le déposait en espèces dans la caisse du percepteur. Cette nouvelle exigence devait amener de graves résultats ; en 1851, on vit 16,000 colons quitter le territoire qui ne pouvait plus les nourrir ; des milliers de raïas sans abri abandonnaient leurs foyers, passaient les fleuves frontières sous les menaces et sous les violences des Turcs, et venaient, comme aujourd’hui, demander l’hospitalité à leurs coreligionnaires des Confins militaires.

Devant les protestations de l’Europe indignée, le sultan dut aviser : il envoya Jamil-Pacha dans les provinces, abolit l’impôt foncier et le remplaça par une taxe sur chaque maison y fixée à 84 piastres par toit (17 francs). C’était une mauvaise mesure, car dans ces régions tout être, si misérable qu’il soit, possède un toit pour l’abriter, toit de chaume ou de feuillage, et dans sa riche et vaste demeure entourée de bois, de jardins et de plaines où paissent de nombreux troupeaux, le beg ne payait point une taxe supérieure à celle exigée du plus pauvre. L’émigration continua donc, les Turcs de Bosnie voulurent retenir les colons et usèrent de violence ; un soulèvement se déclara : Omer-Pacha, envoyé dans les provinces avec de pleins pouvoirs, dut user de toute son habileté comme administrateur et de son énergie comme général pour pacifier un état où les sujets, plus turcs que le Turc, ne voulaient rien concéder aux chrétiens et refusaient de suivre le sultan, leur maître, sur le terrain des concessions. C’est l’époque des grandes réformes connues sous le nom de tanzimat, et c’est par le fait la fin du pouvoir féodal en Bosnie et en Herzégovine. Les magnats des deux provinces, capitaines, begs, agas, rentrèrent dans les conditions générales des sujets mahométans de la Porte, le corps aristocratique des spahis fut supprimé, tout sujet musulman fut soumis à la conscription : enfin l’égalité des chrétiens et des musulmans devant la loi fut reconnue.

On croira difficilement que le système féodal, appliqué dans toute sa rigueur, n’a cessé de fonctionner qu’en 1851, et que la force seule put imposer aux musulmans de Bosnie et d’Herzégovine ces réformes toujours contestées, et qui malheureusement devaient bientôt redevenir lettre morte. Jusqu’en 1852, dans tous les districts, l’autorité directe était exercée par les capitaines descendans des anciens nobles du royaume de Bosnie convertis à l’islamisme, et quelques-uns d’entre eux habitaient encore les demeures fortifiées où leurs aïeux avaient soutenu des luttes contre les rois serbes. Le vizir résidant à Travnik n’avait nulle ingérence dans les affaires intérieures de la province, et ces hauts-barons étaient constamment en lutte avec le représentant du pouvoir central. Les capitaines avaient leur force armée, les spahis, aristocratie musulmane qui se transmettait les charges militaires par voie d’hérédité et qui percevait les taxes au nom du sultan, mais à son propre bénéfice, à la condition de prendre les armes et de servir à ses frais avec un nombre déterminé de soldats.

On se demande comment les sultans, dès le début de la conquête, avaient laissé subsister un pouvoir aussi gênant pour leur autorité, aussi périlleux pour les raïas que pour le gouvernement central, source réelle de tous les maux qui ont désolé la Bosnie, cause incessante de conflits qui ont failli plusieurs fois déterminer la ruine de l’empire ottoman.

C’est que ces mêmes sultans trouvaient dans cette force armée des capitaines et de leurs spahis une compensation supérieure, car à un moment donné, l’esprit qui animait ces musulmans farouches-protégeait la Porte contre ses éternels ennemis. De l’autre côté de la Unna et de la Save, derrière le Velebit et la Montagne-Noire, vivaient des populations chrétiennes contre lesquelles ce système féodal et cette puissance concentrée aux mains de renégats fanatiques étaient un puissant rempart. A la fin du siècle dernier, la Bosnie fût devenue autrichienne sans les capitaines et les spahis, et l’Herzégovine fût devenue pays monténégrin. Il y a quelques années à peine, quand, dans un noble élan qui sera l’éternel honneur de ce peuple, les Serbes de la principauté, accourus sous les drapeaux de Kara-George et de Milosch, réclamèrent leur indépendance, l’aristocratie bosniaque se déclara tout entière pour le sultan et sut garder ses frontières ; les seuls qui purent les franchir alors pour se grouper autour de George le Noir étaient des raïas de religion grecque, et ceux-là devaient faire cause commune avec une émancipation qu’ils ont toujours appelée de leurs vœux et qui reste leur suprême espérance.

Chez les begs d’aujourd’hui, propriétaires actuels du sol et successeurs des anciens capitaines et des spahis, l’esprit est bien resté le même, ces exemples de dévoûment à la Sublime-Porte, que nous avons cités, datent d’hier. L’insurrection qui dure encore apporte chaque jour de nouvelles preuves de la persistance de cette fidélité à l’égard de la Porte ; maison conçoit que de telles dispositions chez les sujets privilégiés d’un pays ne sont pas faites pour préparer la fusion nécessaire et pour abaisser les barrières entre deux classes de citoyens que l’Europe persiste à considérer comme devant jouir de droits égaux, car l’indignité qui, aux yeux du musulman, résulte de la foi professée par le giaour ou par le raïa devient au contraire un titre pour lui aux yeux des cabinets européens.

Les réformes consenties par la Porte en 1852 ne furent donc imposées en Bosnie que par la rigueur, et moins de quatre années après la promulgation elles étaient si bien devenues lettre morte, et les exactions des begs, les sévices des bachi-bozouks, la dureté des zaptiés chargés de faire rentrer les impôts en retard, étaient tels, que les populations chrétiennes se soulevèrent encore une fois. Luca Vukalovitch de Krouchévitza leva le premier l’étendard de la révolte (1856), et comme aujourd’hui la lutte s’engagea sur ce territoire de Sutorina, si propice à l’insurrection. Le Monténégro prit part à la guerre (26 février 1857) ; Ivo Radonich rallia les tribus chrétiennes de Krouchévitza, et les Turcs, repoussés dans l’intérieur, durent s’enfermer dans Trébigné. Jusqu’au 12 mai 1858, les chrétiens soutinrent la lutte, et la Porte, vaincue par le Monténégro, devenu le soutien principal de la rébellion, dut conclure une trêve avec la principauté et lui céder le territoire de Grahovo et de Jupa.

En 1858, les raïas de la partie nord de la Bosnie, ceux qui peuplent les régions que nous avons parcourues dans la première partie de notre récit, se soulevèrent à leur tour, réclamant purement et simplement l’exécution du hatti-houmaïoum de 1856, qui n’était lui-même que la réédition de celui de 1852 promulgué par Omer-Pacha. A la suite d’une insurrection nouvelle en 1862, la dernière qui ait pris de graves proportions, de nouvelles concessions furent accordées, de nouvelles promesses furent faites aux représentans des cabinets européens et à l’internonce de l’empereur d’Autriche ; les rescrits impériaux promulgués, connus sous le nom de hatti-schérifs, furent même confiés, pour l’exécution, aux soins de commissions permanentes ; mais il suffit de lire la note du comte Andrassy, communiquée le 30 décembre dernier au gouvernement ottoman, pour se convaincre de l’inanité de ces mesures. Toute réforme décrétée depuis 1852 a donc été vaine dans la pratique : la haine entre les raïas et les musulmans est restée aussi profonde, les exactions ont été aussi nombreuses et les percepteurs de l’impôt, fermiers ou propriétaires, aussi âpres que par le passé. Hilferding Federovic, consul de Russie en Bosnie, a signalé dans un journal de Moscou, Ruskaya Bésieda, le fait qui s’est passé dans ces dernières années à Bok, et qui tendrait à faire croire que les récits d’origine slave, dont on a raison de douter, car ils sont souvent empreints d’une grande exagération, ne sont cependant pas toujours de tous points mensongers. A Gradasac, dans le village de Bok, Rauf-Beg exigeait d’un de ses colons le paiement en espèces de l’impôt la tretina ; Jean Kosic offrait de se libérer en nature comme le comporte la loi, se fondant sur son extrême pauvreté ; Rauf le fit saisir, lui et cinq autres chrétiens qui vivaient sur le même champ, on les suspendit au plafond de la cabane, et on alluma sous leurs pieds un grand feu de paille de maïs. Les six raïas ne furent rendus à la liberté qu’à moitié asphyxiés, après que la douleur leur eut arraché la promesse de donner tout ce qu’ils possédaient.

Il n’y a pas à entrer dans le détail des faits, mais il reste évident que la dernière insurrection, celle qui a éclaté dans les premiers jours de juillet 1875 dans les districts de Stolatz et de Névésinge, qui du 15 au 16 août a gagné la Bosnie et vient de se prononcer en Bulgarie, est due aux exactions des percepteurs de l’impôt. On a beaucoup parlé, au sujet de ces événemens, des excitations venues du dehors, des sourdes menées de la Servie et du Monténégro, des ramifications du soulèvement avec les chefs des partis révolutionnaires qui se mettent en Europe au service de toute rébellion, et du désir légitime des Slaves du sud d’arriver à l’indépendance par l’autonomie de la Bosnie et de l’Herzégovine. Il serait puéril de nier que ceux qui voient les choses de plus haut que le pauvre raïa l’ont poussé en avant et ont du exploiter sa misère en faveur de la « grande idée ; » d’autres projets souterrains, des menées ambitieuses d’une nature différente ont aussi contribué à entretenir l’agitation ; mais, en jetant un coup d’œil sur la liste des impôts exigés des colons de Bosnie, on se résoudra facilement à voir dans la plupart des soldats de l’insurrection un colon chrétien qui, réduit à mourir sur un sol fertile à cause de l’avidité du possesseur, aime mieux tomber en homme, champion d’une rébellion légitime, à laquelle sa bannière religieuse sert de drapeau et dont le chef est son propre pasteur. Ce point de vue tout sincère n’empêchera pas, le moment venu, de constater avec impartialité la part que les étrangers ont pu prendre à la rébellion et le caractère particulier de rapine que la présence de. certains chefs et le concours de sauvages aventuriers ont donne à l’insurrection de 1875 sur quelques points, semant ainsi le doute sur ses causes véritables, sur son but réel et sur la légitimité de son origine, compromettant par conséquent la cause du raïa, que tous les cabinets de l’Europe ont embrassée avec une certaine ardeur et avec une décision manifeste d’obtenir dans la pratique les réformes concédées depuis si longtemps en théorie.


II. — LES IMPÔTS. — LES FERMIERS. — LEURS EXACTIONS.

Il existe dans le Koran une prescription qui détermine l’infériorité de l’islam comme institution politique. « Il faut, dit le livre sacré, que la terre même devienne musulmane, dût-elle continuer à être le séjour des infidèles. » La loi a déjà condamné le chrétien à une condition sociale équivalant à une servitude, elle le condamne encore à la pauvreté en lui interdisant la propriété. Sans tenir compte des quelques exceptions qu’on pourrait signaler et qui sont le résultat de concessions faites dans ces derniers temps, on peut dire que la presque totalité des terres qui n’appartiennent pas à l’état ou aux mosquées sont entre les mains des musulmans. L’industrie étant absolument nulle, le raïa des deux rites est agriculteur et colon, et comme tel il ne peut vivre de la terre qu’il cultive qu’à une seule condition, c’est que la somme des impôts qu’il paie à l’état et les redevances que perçoit le propriétaire du sol ne soient pas supérieures à la somme qu’il recueille de son travail.

Au moment précis où a éclaté l’insurrection des provinces, c’est-à-dire en 1875, quels étaient les impôts et redevances exigibles ?

L’haràc, devenu askeriga ou bédélat askarie, est le plus ancien de tous les impôts, c’est le tribut basé sur l’exemption du service militaire de tout individu qui n’est pas musulman ; il a encore conservé son ancien nom dans quelques provinces. L’haràc est exigible de seize à soixante ans pour chaque chrétien mâle, à raison de 22 piastres par tête et par an (4 fr. 40 c.). La Sublime-Porte pour la facilité de la perception a établi l’usage de réclamer une somme totale à chaque village, et le knez ou maire remplit l’office de répartiteur. Si l’argent demandé n’est pas en rapport avec le nombre des chrétiens contribuables, les chefs de village doivent imposer des enfans et des vieillards, ou de toute façon parfaire la somme exigée. Tout individu contribuable trop pauvre pour pouvoir acquittes l’impôt devra être porté au compte de la charité publique. De ce chef, la loi exige 22 piastres, mais, dans la pratique, par le système de répartition par tête de chrétien mâle, il est notoire qu’on perçoit 30 piastres.

Le vergui, impôt foncier sur les immeubles, s’élève au taux de 4 pour 1,000 ; c’est dans l’estimation elle-même qu’au dire des raïas se glisse l’arbitraire. L’impôt étant exigible du musulman aussi bien que du chrétien, une cabane de 1,000 paras est cotée parle répartiteur bien au-dessus de sa valeur, tandis que la maison du beg serait au contraire appréciée au-dessous de ce qu’elle vaut en réalité.

Le décime (desétina, en slave) est prélevé sur toutes les céréales, le tabac, les légumes, les fruits, le raisin, les fourrages, etc. Au lieu de représenter la dixième partie de la valeur de la récolte sur les céréales, cette taxe représenterait au minimum le huitième, car, depuis 1867, à l’occasion du voyage du sultan en Europe, on a établi un sur-impôt (zam) qui, se fondant avec le décime, en a augmenté le rapport ; mais, si exorbitante que soit la taxe même ainsi aggravée, c’est dans le mode de perception employé que réside le dommage considérable dont se plaint le raïa. Le gouvernement met aux enchères le droit de percevoir ce huitième, et comme il exige de ceux qui concourent à l’adjudication un prix qui n’est point en rapport avec le bénéfice légal à retirer de la soumission, il en résulte que le traitant emploie tous les moyens pour faire rendre le plus possible à l’impôt. Le grain mûr est sur le sol, on attend le percepteur qui, devant aller de village en village, ne peut naturellement pas répondre au vœu de tous ; pendant ce temps là, le soleil brûle le grain, la pluie vient après la chaleur, le vent souffle, le champ s’égrène. Le colon voudrait bien moissonner, compter sa récolte et mettre de côté la dîme ; mais l’estimation, légalement, doit se faire sur pied, et comme tout raïa tremble devant le représentant de l’autorité musulmane, il l’attend, il souffre, et sa moisson diminue. Le fermier de l’impôt est enfin venu ; après avoir déterminé avec le chef de la famille la quantité à marquer sur son registre, il lui laisse un extrait sous la forme d’une copie en langue turque. Le raïa, lui, voudrait que le fermier prît immédiatement livraison, mais celui-ci ne peut encombrer ses greniers et recevoir tout en même temps, car sa besogne est lourde et sa tournée dans le district sera longue encore ; il reviendra donc à l’automne, quand les blés sont en hausse et l’estime par conséquent supérieure comme valeur. C’est une seconde exaction, après la moins-value qui a été le résultat de la longue attente ; mais le colon va devenir la victime d’une exaction plus grande encore : prêt enfin à recevoir son dû, le fermier demande la feuille du contribuable, et sur cette même feuille où il a tracé des hiéroglyphes en langue turque, il a forcé le chiffre total de la récolte. Le raïa proteste, il avait bien en main le papier qui fait foi, mais à une lieue à la ronde personne n’entend le turc, et encore moins le sait lire. L’exaction cependant devient la loi ; il faut obéir ou recourir aux juges.

Le blé et le raisin sont perçus en nature ; pour les légumes, les fourrages, les fruits des arbres, les olives et le sumac, on exige que l’impôt qui les frappe soit payé en argent. Là l’estimation est laissée au soin du fermier, et il serait juste encore qu’on fixât un prix moyen pour couper court aux exigences basées sur la hausse éventuelle. Enfin l’une des manœuvres habituelles qui s’exercent au détriment du raïa, c’est de laisser les dîmes perçues dans les champs et, si quelque malfaiteur inconnu les a pillées sans scrupule, de rendre tout le village responsable du méfait.

On a déjà payé la dîme sur les céréales et sur les fruits, et parmi les fruits on a compté le raisin ; on va la payer à nouveau sur le vin. La famille cependant gardera pour sa consommation 200 mesures libres de tout impôt ; mais, au-dessus de cette quantité, chaque mesure devra 2 piastres au trésor. Le résidu lui-même qui produira l’esprit sera frappé à son tour, et la mesure d’eau-de-vie qui en sortira devra 5 piastres à l’état.

Pour le tabac, il faut faire la même remarque : comme produit du jardin, la plante a rapporté son décime ; comme produit industriel, en séchant et au moment où elle va être vendue, elle sera frappée d’un droit nouveau, taxe fixe de 8 piastres dont 5 sont payées par le consommateur et 3 par le propriétaire de la plante. Aussi, avant d’acheter, le négociant doit-il obtenir du sous-intendant l’autorisation de conclure son marché, et ce marché passé, il déclarera devant témoins la quantité pour laquelle il a traité. Les étrangers n’ont pas le droit de se rendre acquéreurs de tabac en gros chez le propriétaire qui cultive, et, pour bien constater que celui qui possédait chez lui un certain nombre de plants n’en a pas tiré profit sans en tenir compte à l’état, après la première tournée d’inspection du fermier viendront successivement cinq et six délégués, serviteurs de celui-ci, qui, de jardin en jardin, s’en iront comptant combien de feuilles vertes restent sur chaque plant, et si le nombre est conforme au chiffre inscrit sur le registre de l’impôt. Dans ce dernier cas, ces délégués, comme tous ceux qui dépendent du service des gabelles, logent au village chez l’habitant et à ses frais ; on agit de même pour la perception du décime, et, s’il faut s’en rapporter aux récits des raïas, ces séjours des percepteurs chez eux sont aussi onéreux que l’impôt lui-même. Ceci est le fait dans la pratique, car la loi n’admet pas que ses agens imposent leur présence et leur entretien au contribuable : jamais un fonctionnaire ne peut réquisitionner sans payer, et tout service rendu hors des corvées légales doit être rétribué ; mais il n’en est pas ainsi, et le passage des fermiers et des représentans de l’autorité en visite d’enquête équivaut à nos dragonnades, à cause de la différence des religions et de l’idée naturelle de supériorité que l’osmanli s’attribue sur le raïa.

Le broc est une herbe à teinture qui fournit un rouge vif très utile et très apprécié en Bosnie ; elle ne produit la fleur d’où on extrait la matière colorante, qu’au bout de quatre années ; à partir du jour où elle a fleuri, elle donne annuellement son revenu. Chaque parcelle de terrain planté de cette herbe paie un droit spécial de 4 piastres, et cela depuis le jour où elle est plantée. Si le raïa, qui file sa laine et qui la teint lui-même, n’ensemence qu’un petit espace de 3 ou 4 mètres carrés afin d’avoir sous la main le produit nécessaire à son usage, il n’échappe pas plus à l’impôt que celui qui fait de cette vente une source habituelle de revenus.

L’herbatico est un droit de pâturage sur les montagnes ; il est fixé par chaque tête de bœuf à 4 piastres, et si, pour échapper à cet impôt, le raïa envoie son maigre troupeau dans ces terrains vagues dont l’état ne réclame pas la possession, il se trouvera toujours un beg ou un musulman pour arguer d’un état de possession dont on sera impuissant à constater l’authenticité.

Le porez, impôt sur le gros bétail, n’est en vigueur que dans les régions où n’a pas encore été introduit le régime du rad ou impôt sur le revenu du travail ; il est facile à percevoir, la taxe en est de 15 à 20 piastres par tête. Dans les grandes localités, le contrôle est facile, mais pour le resmi-agnam, impôt sur le menu bétail, la besogne est moins aisée, car on peut dissimuler aisément la possession ; aussi les précautions prises par l’autorité sont-elles la source de mesures vexatoires. Au lieu de s’en rapporter au knez ou chef de village, comme cela se pratiquait il y a peu de temps encore, les fermiers et leurs serviteurs arrivent à la nuit close pour surprendre le raïa, ils fondent sur lui au moment où il y songe le moins et s’installent sans façon à son foyer pour faire leur compte de répartition. Si ce compte n’est pas conforme à ce que la délation ou la notoriété a établi, il en résulte des violences et de nombreuses exactions. Généralement les répartiteurs viennent dans les villages au mois de mars, ils arrêtent leurs états, et, peu de temps après, exigent l’impôt en argent ; mais comme entre la venue du fermier et le moment de la perception l’épizootie s’est déclarée, ou qu’au moins en temps normal on a passé par l’épreuve qu’amène avec elle la saison de la mortalité et de la maladie, on prend toujours pour base le nombre de têtes inscrites avant cette époque ; s’il y a contestation ou si le raïa n’a point d’argent comptant, comme il doit 2 piastres pour chaque menu bétail, il n’est pas rare de voir le fermier se payer en nature, et, pour quelques moutons qui lui sont dus, emmener de force une bête du troupeau d’une valeur bien supérieure.

Le donuzia est fixé à 4 piastres par an pour chaque tête de porc dont le poids est supérieur au poids normal ; cet impôt a été l’objet des récriminations les plus vives. L’impôt a même dû être remanié : dans le principe, il était de 3 piastres par chaque tête d’animal, quels que fussent son poids et sa taille ; il a été successivement élevé au point de rapporter à l’état jusqu’à 40 piastres pan an et par tête. Les chrétiens de la Posavine, cette contrée limitrophe de l’Autriche, voyant disparaître ainsi leur seule ressource, ont vendu leurs porcs dans les Confins, et se sont voués au travail de la terre. L’état y a perdu, on n’a frappé dès lors que les têtes du troupeau. Il y avait aussi dans la pratique un fait aggravant : le Koran regarde le porc comme un animal immonde, il ne le désigne que sous le nom de « ruminant au sabot fendu ; » or, contraindre un musulman à faire le recensement des porcs, c’est condamner le chrétien chez lequel il entre pour accomplir cette besogne à des insultes sans fin. Ce sont désormais les chefs des villages qui s’acquittent de cette tâche directement chez les fermiers, et dans une ville turque, même dans le quartier serbe, un chrétien n’ose point conserver un porc dans sa cour ; c’est même avec de grandes précautions que les paysans font le trafic de la viande de cet animal.

Pour le miel, il semblerait qu’il n’y a point de place à la fraude dans la perception du droit dont sont frappées les ruches ; mais les intéressés prétendent qu’alors même que les abeilles les ont abandonnées depuis plusieurs saisons, les percepteurs les forcent encore d’acquitter pour chaque ruche vide le tribut de à piastres.

De toutes les charges qui pèsent sur les chrétiens, celle qu’on leur impose sous le nom de rad est peut-être la plus dure. On a établi en principe dans l’administration des deux provinces qu’un homme qui possède un cheval peut gagner par an 2,500 piastres (500 francs) ; sur cette moyenne de gain qu’on le suppose, devoir réaliser, sans lui tenir compte ni de la nourriture, ni de d’entretien de la bête de somme, on exige de lui la quarantième partie du revenu qu’il devrait en retirer. S’il est dans les conditions les plus humbles, il entre dans la catégorie de celui dont le travail par année ne représente que 1,000 piastres (200 francs), et il doit alors à l’état 25 piastres. S’il est immobilisé par la maladie, s’il ne trouve pas de transports à faire d’une ville à l’autre, ou de services à rendre au moment de la récolte, il n’en est pas moins coté pour sa moyenne et il doit l’acquitter, car dans la répartition par village on a compté les têtes, et le cas d’empêchement de force majeure n’a pas été admis.

L’obligation de travailler sur les routes publiques existe dans la plupart des contrées slaves du nord ; elle se pratique encore à l’heure qu’il est dans la principauté de Servie, et là elle s’impose à tous les citoyens. Le riche se fait représenter ou paie sa rançon ; c’est par ce moyen que les routes publiques de cet état ont été exécutées dans l’empire ottoman, les chrétiens seuls sont forcés d’accomplir cette corvée, et là où dans l’état voisin on ne peut voir qu’un impôt perçu sur tous pour le bien de tous, on peut voir en terre turque une servitude imposée par des musulmans à tous les chrétiens des deux rites. Si l’on s’en tenait aux termes formels de la loi, la corvée serait rétribuée, et, si mince que fût la paie, elle serait une compensation au déplacement, aux dépenses qu’elle entraine et à la perte de temps qui en résulte. La loi dit que le chrétien donnera à l’état, pour le percement et l’entretien des routes publiques, de quatre à huit jours de travail par an. Or, le raïa ne reçoit jamais de paie et on lui enjoint parfois d’aller travailler à dix ou quinze jours de marche de sa demeure. Ce fut le cas pour le percement de la route qui mène de Mostar à Séraievo ; ces travaux s’accomplissaient au moment même où se préparait la moisson, et chaque individu inscrit sur le mufuz (liste des chrétiens mâles), quel que fût d’ailleurs le nombre d’individus fournis par chaque famille., se vit alors condamner à quinze jours d’absence de son foyer, laissant sans ressource sa femme et ses enfans, forcé de plus d’emporter la somme d’argent nécessaire pour sa nourriture, et son entretien de quinze jours, voyant tarir enfin pendant le même temps toute source de revenus pour les siens.

Lors de notre courte occupation française sous le premier empire, nous avions profité du bénéfice de cette dure loi imposée aux habitans par les vainqueurs, mais en administrateur habile le général Marmont avait offert au paysan serbe l’appât d’un gain rémunérateur qu’il devait à la fin de notre séjour rechercher avec empressement. C’était la conscription du travail : les riches donnaient de l’argent pour s’exempter, les pauvres travaillaient et gagnaient honorablement leur vie ; le pays, en somme, se moralisait par le travail, et la comparaison qu’a pu faire la génération qui a suivi notre départ n’était pas en faveur de la Porte. Dans la seule province de Knin, on avait obtenu ainsi douze mille terrassiers : six mille opéraient pendant quinze jours, et les six mille autres se livraient à la culture ou à leurs travaux habituels. Divisés en nombreuses escouades sous le commandement d’un sergent ou d’un chef civil choisi par l’autorité, on leur désignait leur tâche et, outre leur salaire, au moins égal à celui qu’ils retiraient en temps normal de l’emploi de leurs journées, on leur donnait un pain de munition et deux rations chaque soir. La route qui va de Czettigna à Crésimo en Bosnie a été exécutée dans ces conditions, et c’est avec un certain sentiment de satisfaction que le Français qui parcourt à cheval ces rudes passages qui mènent de la Dalmatie en territoire turc, lit le numéro du régiment de ligne qui a exécuté ce travail et la date 1806 encore gravés sur le rocher.

Les provinces de la Bosnie et de l’Herzégovine, détachées du reste de l’empire, entièrement dépourvues de routes, très montagneuses et du plus difficile accès, sont exposées de ce fait à une sujétion qui vient s’ajouter à toutes celles que l’état et les propriétaires de la terre imposent à ceux qui la cultivent. Une colonne de troupes se rend d’un point à un autre, passant des frontières de Servie à celles de l’Autriche, de la Roumélie en Bosnie ou aux frontières de Monténégro : l’état, en pareil cas, exerce sur chaque individu qui possède un cheval un droit de réquisition pour le transport du matériel ou même pour celui du soldat. Les chevaux, ânes et mulets employés dans cette circonstance, emmenés souvent loin de la résidence de leurs maîtres, qui sont tenus de les suivre, ne résistent point à la peine, surmenés par les musulmans qui n’ont nulle cure du dommage qu’ils vont causer au raïa. L’homme et l’animal sont l’objet du plus brutal traitement, beaucoup en sont les victimes, et le chrétien qui n’a pas même à son service une bête de transport doit prêter ses épaules et prendre sa part du fardeau. C’est là le dur impôt qu’on désigne sous le nom de komore, source de bien des maux, car il entraîne la perte du temps, la dépréciation de l’animal, et dans la pratique, des sévices sans fin exercés par le soldat musulman ou par l’aga, qui n’a nulle responsabilité et se considère toujours comme en pays conquis.

Avec le consul de France à Raguse, j’ai assisté en temps de paix, c’est-à-dire dans des conditions tout à fait normales, au transport de canons que l’autorité turque, après avoir eu l’assentiment du gouvernement de Vienne, envoyait de Trébigné à Gravosa pour les embarquer dans le port autrichien. Cette route qui mène de Borgho Plocce à Trébigné est des plus arides et des plus tourmentées ; c’est un profond ravin dallé de rochers roses, un torrent à sec qui descend des hauteurs du Vélébit pour aboutir à la mer. On avait réquisitionné dans les villages entre Trébigné et la frontière nombre de raïas qui, attelés aux caronades, accomplissaient ce dur labeur sous les yeux des musulmans ; les coups de courbache tombaient dru sur les épaules des pionniers, et comme la scène se passait par le fait en pays dalmate, les Slaves de Raguse sujets de l’Autriche supportaient assez mal une pareille scène et d’aussi rudes labeurs imposés à leurs voisins de frontière, serbes et chrétiens comme eux.

Tel est dans son détail l’ensemble des droits que le sujet chrétien de Bosnie et d’Herzégovine paie à l’état et au propriétaire du sol ; il faudrait joindre à ces charges celles qui lui incombent pour les frais du culte, que le gouvernement ne prend pas à son compte, puisqu’il ne fait que tolérer la religion. Si pesant que soit le fardeau des impôts, les hommes pratiques, consuls, membres de commissions spéciales, fonctionnaires étrangers au service de la Porte, s’accordent à dire que c’est dans la répartition et dans le mode de perception plutôt que dans le système fiscal lui-même que réside le vice de l’administration. La terre est féconde en Bosnie et elle rend au centuple. L’Herzégovine, surtout la province basse, est loin d’être aussi bien partagée : les terres incultes et les forêts y occupent un espace quatre fois plus considérable que les terres cultivées, et 150,000 colons n’ont à exploiter que 300,000 mètres carrés ; mais, quoiqu’on ne puisse pas présenter le raïa comme un colon sobre et industrieux, il est du moins habitué à sa pauvreté, et on peut dire hardiment qu’il pourrait vivre, heureux sans l’avidité des fermiers et leurs exactions sans fin.

Bien longtemps avant l’abolition du servage et la concession des grandes réformes, le gouvernement de la Porte avait reconnu le vice du mode de perception ; dès 1839, un hatti-schérif le flétrit en ces termes en ordonnant de le faire cesser : « Un usage funeste subsiste encore, quoiqu’il ne puisse avoir que des conséquences désastreuses, c’est celui des concessions vénales connues sous le nom d’iltizam. Dans ce système, l’administration civile et financière d’une localité est livrée à l’arbitraire d’un seul homme, c’est-à-dire quelquefois à la main de fer des passions les plus violentes et les plus cupides. » Le hatti-houmaïoum de 1852, celui de 1856, reviennent encore sur le même sujet avec une énergie telle qu’il semble impossible que, condamné par trois fois avec autant de force et avec autant de solennité à la face de l’Europe, le système des fermages soit resté en usage dans les deux provinces, en dépit du sultan lui-même, et ait pu donner lieu à la réclamation des trois puissances qui ont pris en main la cause des raïas. Cette incroyable persistance de l’administration turque à suivre les erremens condamnés par l’Europe et flétris par elle-même, a sa source dans le caractère de l’Ottoman, dans l’horreur que lui inspire toute réforme, surtout quand elle est dictée par une influence étrangère, dans la mollesse du pouvoir central qui n’a jamais eu la force de faire exécuter en dehors d’un rayon fort restreint les ordres donnés par les vizirs. De telles raisons suffiraient à expliquer l’état des choses, mais on en pourrait invoquer deux autres qui restent supérieures, et, cette fois encore s’opposeront, mous le craignons du moins, aux nouvelles réformes concédées par l’iradé du sultan du 2 octobre et le firman du 12 décembre 1875, c’est que le système des fermages a le précieux avantage d’offrir à un gouvernement besogneux une ressource toujours prête : l’escompte des impôts à percevoir et la réalisation anticipée d’un rendement absorbé avant même qu’il soit perçu. « C’est qu’enfin, entre le trésorier nommé par la Porte, qui réside à Séraïevo pour la Bosnie et à Mostar pour l’Herzégovine, et le contribuable des deux provinces, les intermédiaires à tous les degrés sont nombreux et que chacun d’eux, fidèle à cette tradition du bakchich, invétérée dans l’empire, ne recule pas devant des gains illicites dont les sujets du sultan portent tous le poids. On pourrait remonter plus haut encore si, au lieu d’étudier la question au point de vue spécial de la Bosnie et de l’Herzégovine, on avait mission de porter un remède au mal au siège même de l’empire ; mais il sera plus utile de continuer à exposer quelle est la situation du raïa vis-à-vis de la justice, et quelle garantie lui donne la loi quand, dans une contestation avec un sujet musulman, il veut recourir aux tribunaux du pays.


III. — L’ADMINISTRATION. — LA JUSTICE. — LES TRIBUNAUX.

Le pouvoir administratif et le pouvoir judiciaire sont liés de telle sorte, que pour se rendre compte du fonctionnement de la justice dans les provinces, il faut d’abord étudier rapidement la forme de leur administration.

Le gouvernement central est représenté en Bosnie par un vali ou gouverneur-général dont la résidence est à Séraïevo ; la province toute entière se divise en six districts ou sandjaks, et la Haute et la Basse-Herzégovine forment un septième sandjak sous la dépendance du vali, qui prend le titre de gouverneur-général de la Bosnie et de l’Herzégovine. A la tête du sandjak, avec résidence dans sa capitale, est placé le mulésarif, gouverneur civil délégué et nommé par le vali, et chacune des casas ou sous-préfectures du sandjak est administrée par un caïmacan. Les casas à leur tour se divisent en nahije, communautés de villages régies par un mudir qui correspondrait à nos maires ; enfin chaque subdivision de ces communautés est administrée par un knez. Le sandjak d’Herzégovine est le seul dont, le mutésarif, au lieu d’être nommé par le vali, soit désigné directement par la Porte. Dans des cas graves comme ceux qui se sont récemment présentés, pour l’unité du commandement, le vali assume la responsabilité de l’autorité directe sur le sandjak d’Herzégovine.

Les provinces sont régies par une constitution spéciale, loi organique qui s’applique aujourd’hui à tous les vilayets ou gouvernements, mais elle n’a été étendue à celui de Bosnie que par suite des concessions récemment accordées. L’histoire administrative de la Bosnie ne serait d’ailleurs pas longue à écrire, puisqu’il y a vingt années à peine la province était, nous l’avons vu, soumise au régime féodal. A côté de chaque caïmacan siège un juge ou cadi nommé pour un temps indéterminé par le gouverneur, et dans quelques cas par un chef suprême de la justice de la province, le mula, envoyé de Constantinople, nommé pour un an seulement et dont la résidence est à Séraïevo.

Les trois représentans du pouvoir central qui ont dans la. province la puissance exécutive, le vali, le caïmacan et le mudir, n’ont pas un pouvoir discrétionnaire, ils s’appuient sur un conseil qui siège sous leur présidence au konah et qui se compose d’un nombre de membres proportionné à l’importance du centre administratif.

Ce medzlis (c’est le nom du conseil) représente, par le caractère de ceux qui le forment, les différentes classes et les différentes religions qui se partagent la population, et il se recrute à l’élection d’après le titre V de la loi organique des vilayets ; mais la majorité des voix, dans toute décision, reste fatalement acquise aux musulmans, parce que, outre que l’influence gouvernementale y est prépondérante, le nombre des musulmans qui en font partie est supérieur à celui des chrétiens.

Les medzlis revêtent, tour à tour le caractère administratif et le caractère judiciaire, et c’est un bienfait de la nouvelle constitution. Le cadi, dans son tribunal, juge suivant le Koran et n’admet pas le témoignage des chrétiens ; il a donc fallu, le jour où l’on a reconnu en principe l’égalité des deux religions devant la loi, autoriser les raïas à soumettre leur cause au medzlis qui, lui, peut prononcer suivant le tanzimat, c’est-à-dire admettre ce témoignage. C’est un progrès évident, mais, pour que l’égalité que le législateur a inscrite dans la loi devînt une réalité, il faudrait que le nombre des juges qui professent les deux religions fussent égaux, et ce n’est pas le cas.

Il y a trois instances au civil et au criminel. On peut en appeler du cadi au medzlis, et du medzlis siégeant au chef-lieu du sandjak au mula ou juge suprême siégeant à Séraïevo. Quand les accusés sont musulmans, ils trouvent dans la constitution même des tribunaux une garantie suffisante ; s’ils sont chrétiens, le cadi n’existant point pour eux, ils ont dès le début recours au medzlis, qui devrait leur offrir la même garantie qu’aux musulmans, mais qui en réalité ne leur en présente aucune, car indépendamment du nombre de votes fatalement acquis à ceux de la religion contraire, tout ce qui est employé du gouvernement central est osmanli, nommé par les osmanlis, dépendant de leur pouvoir, et par conséquent intéressé à rendre des décisions qui leur soient agréables. Indépendamment de ces considérations, un embarras permanent résulte de cette circonstance que les membres du tribunal parlent le turc, qui est la langue officielle du gouvernement et des tribunaux, et que ceux qui ont la conduite des affaires judiciaires, juges, rapporteurs, interprètes, s’expriment et verbalisent dans cette langue. Or les plaideurs, habitans des deux provinces de Bosnie et d’Herzégovine, parlent le serbe et ne peuvent en aucune façon contrôler les procès et apprécier les sentences. Il faut bien reconnaître que, dans les centres où les chrétiens sont nombreux, et c’est le cas pour tous les centres agricoles, on a appelé à faire partie du conseil des représentai des raïas des deux rites, et ceux-ci sont tenus de savoir le turc ; mais, pour remplir une telle condition, il faudrait que ces représentans catholiques ou grecs eussent vécu à Constantinople ou dans la partie orientale de l’empire, ce qui n’est pas fréquent puisque, colons attachés à la terre, ils ne peuvent quitter le sol qui les nourrit ; dans la pratique, on a donc recours à de petits négocians retors qui font le commerce avec Constantinople ou les villes de Roumélie, et, à leur défaut, à des Hellènes établis en Bosnie, et qui y ont acquis le droit de cité.

La sentence à intervenir s’obtient d’ailleurs si lentement, et l’impartialité du jugement est si contestable, que le chrétien ne va plus devant les tribunaux. La plainte que le chrétien dépose doit être écrite, en langue turque, et rarement un secrétaire ou un écrivain public se prêtera à la rédiger, parce qu’elle est la plupart du temps dirigée contre un musulman ; une fois faite, on la consigne au caïmacan, et celui-ci, s’il la trouve conforme, la signe et la remet au juge, qui la joint aux nombreux dossiers auxquels on n’a pas donné suite. Ce cadi étant musulman, comment admettre qu’il favorise une plainte portée contre un musulman par un chrétien, et quand, après de nombreuses démarches, et les causes épuisées, la dernière est enfin appelée, comment admettre encore qu’ayant la majorité dans le conseil du medzlis, les juges musulmans concluent en faveur du chrétien ?

La procédure est orale, et il n’en reste pas de trace. Toutes les écritures du gouvernement central où se localisent les plaintes et les contestations des deux provinces n’emploient pas plus de quinze à vingt scribes ; à Séraïevo, toute la chancellerie du juge suprême tient dans quelques petits sacs, nos anciens sacs à procès, où s’entassent années par années les actes contenant le sommaire de la plainte et le sommaire du jugement rendu, sans jamais tenir compte des débats intervenus.

Les témoins cités ne sont jamais indemnisés, ils doivent souvent venir de loin ; s’ils ont à porter la parole contre un coreligionnaire ils s’abstiennent ; s’ils doivent au contraire attaquer un Turc, ils redoutent la vengeance : aussi les témoignages sont-ils incomplets, et comme la justice ne se rend pas gratuitement, que la sentence est rarement impartiale, le peuple chrétien a perdu la foi dans les décisions juridiques, toujours onéreuses pour lui. Il a donc renoncé à saisir les tribunaux, tandis qu’au contraire un Turc qui a une contestation avec un raïa n’abandonne jamais la plainte et arrive facilement à ses fins.

D’ailleurs, grâce à la condition qui réunit les musulmans dans les villes et laisse la campagne aux chrétiens, il y a peu de points de contact dans la vie habituelle entre les sujets des deux religions ; mais les contestations deviennent plus nombreuses, on peut même dire incessantes, dès qu’il s’agit des rapports entre les colons et les begs. Pour la solution de ces conflits, qui portent sur le fermage, sur l’exécution des clauses et les mille détails de l’exploitation, le gouvernement de la Porte a créé un tribunal spécial, le tahkih-medzlis, composé de juges musulmans assistés d’un prêtre du rite grec oriental et de deux négocians, l’un catholique, l’autre grec ; mais là encore les intérêts de ceux qui décident ne sont point identiques avec ceux des plaignans, et les colons chrétiens, n’étant juges que par des négocians, des prêtres et un certain nombre de jurés musulmans du vieux parti turc bosniaque, ne trouvent dans les décisions rendues qu’une satisfaction discutable.

Laissons de côté les accusations de prévarication portées par les raïas, les soupçons de pression exercée sur les juges par les riches et hauts employés du gouvernement central ; ce sont là des assertions qu’il faudrait contrôler et qu’on ne doit pas accueillir à la légère, même lorsqu’elles s’appliquent à des tribunaux musulmans jugeant des contestations entre chrétiens et mahométans ; c’est dans la constitution même des tribunaux et dans le manque de garantie qu’ils offrent, et non pas dans le caractère de ceux qui les composent, qu’il faut chercher le vice de l’administration judiciaire. Dans cet ordre d’idées, le pouvoir central a aussi reconnu la nécessité d’accorder des réformes, et il a prescrit les modifications connues sous le nom de Kanun, par lesquelles les droits des plaignants sont les mêmes à quelque religion qu’ils appartiennent ; mais en réalité les Turcs qui siègent dans les medzlis n’ont pas plus suivi les prescriptions qui concernaient la justice que les caïmacans n’ont fait observer les lois nouvelles relatives à l’abolition des fermages, et le cadi, le code musulman à la main, persiste à juger les contestations entre chrétiens et musulmans d’après le scoriat, c’est-à-dire sans admettre le témoignage du premier, parce qu’il n’accepte pas l’idée d’égalité morale entre lui et le raïa, égalité reconnue par le tanzimat. Pour se convaincre de la réalité du fait, il suffit de jeter les yeux sur la note rédigée par le comte Andrassy au nom des trois puissances. « L’égalité devant la loi est un principe explicitement proclamé dans le hatti-houmaïoum et consacré par la législation, mais, tout en étant obligatoire endroit, ce principe n’est pas encore généralement appliqué dans tout l’empire. De fait, le témoignage des chrétiens contre les musulmans est accueilli par les tribunaux de Constantinople et de la plupart des grandes villes ; mais dans quelques provinces éloignées, telles que l’Herzégovine et la Bosnie, les juges refusent d’en reconnaître la validité. Il importerait donc de prendre des mesures pratiques pour qu’à l’avenir des chrétiens n’aient pas à redouter des dénis de justice. »

On voit que nous ne sommes pas loin de l’interprétation du diction populaire serbe, krsoaninu suda nema ! — pour le chrétien pas de justice. Les fonctionnaires turcs se sentant plus portés pour leurs coreligionnaires, et les caïmacans s’appuyant de préférence sur l’aga ou le beg propriétaire de la terre qui met à leur service son influence locale, il en résulte que ce proverbe, qu’on entend si souvent citer par le raïa, n’est pas uniquement une de ces exagérations mises en avant par un parti turbulent qui n’accepte point le fait accompli de la domination musulmane.


IV. — LA LIBERTE DES CULTES. — LES RAÏAS DES DEUX RITES.

Les raïas insurgés ont formulé leurs griefs au point de vue du libre exercice de leur religion dans des représentations rédigées par un de leurs chefs ; il est impossible de peser la valeur de ces assertions. Malgré ce qui vient de se passer à Salonique, le récit des faits imputés aux musulmans, meurtres, actes violens de prosélytisme, rapt d’enfans pour les soustraire au baptême, sévices de toute nature à l’égard du culte, etc., paraît empreint de l’exagération propre aux Slaves de ces provinces. Même en admettant l’exactitude de ces assertions, elles s’appliqueraient à telle ou telle localité, et ce serait un procès difficile à instruire ; il faut donc, quand on essaie de rechercher sans passion les causes du conflit, s’en référer aux faits généraux officiellement formulés par la note diplomatique à laquelle nous ayons souvent fait allusion dans le cours de ce travail.

« Il n’est peut-être pas de contrée dans la Turquie d’Europe, dit le comte Andrassy, où l’antagonisme qui existe entre la croix et le croissant prenne des formes aussi acerbes, Cette haine fanatique et cette méfiance doivent être attribuées au voisinage de peuples de même race jouissant de la plénitude de cette liberté religieuse dont les chrétiens de l’Herzégovine et de la Bosnie se voient privés.

« Plus d’une fois l’Europe a eu à se préoccuper de leurs plaintes et des moyens d’y mettre un terme. Le hatti-houmaïoum de 1856 est un des fruits de la sollicitude des puissances ; mais, aux termes mêmes de cet acte, la liberté des cultes est encore limitée par des clauses qui, surtout en Bosnie et dans l’Herzégovine, sont maintenues avec une rigueur qui chaque année provoquait de nouveaux conflits. La construction des édifices consacrés au culte et à l’enseignement, l’usage des cloches, la constitution des communautés religieuses, se trouvent encore assujettis dans ces provinces à des entraves qui apparaissent aux chrétiens, comme autant de souvenirs toujours vivaces de la guerre de conquête, qui ne leur font voir dans les musulmans que des ennemis de leur foi, et perpétuent en eux l’impression qu’ils vivent sous le joug d’un esclavage qu’on a le droit et le devoir de secouer. »

Remarquons, en passant que la politique des hommes d’état est pleine d’inconséquences, qu’il est difficile de dire plus clairement à des insurgés que l’insurrection est le plus sacré des devoirs ; dans le cas où ils se trouvent, que d’ailleurs depuis hier les insurgés sont des bélligérans. Et s’il le peut, que le gouvernement austro-hongrois, après avoir apporté l’appui moral de cette note à la rébellion, explique l’enlèvement du chef Liubibratich sur le territoire de Vingani, que la carte de l’Europe centrale de Schéda et celle de Handtké désignent, à n’en pas douter, comme une terre ottomane et non autrichienne.

Nous allons examiner, en nous plaçant sur le terrain des faits, comment les choses se passent dans les provinces, en ce qui concerne la liberté des cultes, quelle est la constitution qui les régit et quelle est, dans la pratique, la façon dont on exécute la loi.

Il faut le dire ouvertement, cette loi des vilayets, applicable aujourd’hui à la province de Bosnie et à son sandjak de l’Herzégovine, est très libérale au point de vue religieux, et ce libéralisme ne date pas d’hier, il n’est pas le produit d’une influence étrangère ni le résultat de la prudence et de la perspicacité des hommes d’état de la Porte, qui ont senti le besoin de faire des concessions à l’esprit moderne ; il est dicté par le Koran lui-même, qui a posé ce principe : une fois le tribut consenti et payé, le chrétien peut librement exercer son culte et vaquer à ses fonctions religieuses, — sous la réserve, bien entendu, de quelques restrictions dont nous tiendrons compte. Ce libéralisme, qui est fait pour étonner ceux qui ignorent l’esprit du Koran, a été mis en pratique il y a plus de douze siècles, lorsque les Arabes s’emparèrent de Jérusalem (637), et on verra en lisant le texte même de la capitulation d’Omar qu’il n’y a pas de différence essentielle entre les dispositions de la loi nouvelle très récemment octroyée, et cette première qui a servi de modèle à toutes les conventions postérieures entre les chrétiens soumis au joug turc et les musulmans vainqueurs.

« Les chrétiens, dit le texte de la capitulation, paieront une rente annuelle conformément à la loi du Koran. Ils ne pourront ni monter à cheval sur des selles, ni porter aucune espèce d’armes, ni faire usage de la langue arabe dans la devise de leurs cachets, ni vendre aucune sorte de vins. Ils seront obligés de porter les mêmes espèces d’habits en quelque lieu qu’ils aillent, et auront toujours des ceintures sur leurs vestes. Ils ne placeront pas de croix sur leurs églises et ne montreront point ouvertement dans les rues des musulmans les croix dont leurs livres sont remplis. Ils ne feront point retentir la ville du bruit de leurs cloches et n’en laisseront entendre qu’un coup pour annoncer la prière. »

S’il se conforme à ces prescriptions, le chrétien est libre d’agir à sa guise ; aujourd’hui de plus il jouit de l’égalité civile en théorie, il est théba, sujet de l’empire comme le musulman, quoique l’usage le désigne sous le nom de raïa, qui doit, nous l’avons dit, s’appliquer à tout le troupeau. « Travaille, paie, et prie comme tu voudras, » telle a été la devise des Arabes conquérans de Jérusalem, telle est encore aujourd’hui celle des musulmans qui gouvernent l’empire ottoman, et, pour montrer toute sa tolérance, une fois le tribut consenti et payé par le chrétien, la Porte, dans les villes de Smyrne et de Constantinople, fera même escorter la procession du saint-sacrement par ses propres soldats.

En 1453, quand les Turcs s’emparent de Constantinople, les chrétiens conservent leurs églises, le libre exercice de leur religion et le droit de s’administrer eux-mêmes. Sainte-Sophie, il est vrai, est transformée en mosquée ; mais les autres églises de Constantinople sont partagées par moitié entre les deux rites. Quant aux ministres du culte, ils échappent à tout impôt, et leurs propriétés elles-mêmes en sont exemptées. C’est l’esprit politique qui dicte au vainqueur ce rescrit impérial qui exonère tous les religieux chrétiens de la capitation en leur assurant le libre exercice de leur culte. Dix ans après, le lendemain de la conquête de la Bosnie, un firman connu sous le nom de hatnamé applique à la nouvelle province de l’empire cette même loi dont avait déjà bénéficié l’ancien empire grec. Ce firman de 1463 est celui qui, plus pertinemment, a régi jusqu’aujourd’hui les sujets catholiques de Bosnie et d’Herzégovine. Voici la traduction littérale de ce curieux document, qui existe en original dans le couvent de Foitnitza, en Bosnie, où un de nos compatriotes, M. Sainte-Marie, a pu en prendre copie :


« Nous, sultan Méhémet-khan, à tous nobles et non nobles, faisons connaître : J’ai concédé ce firman aux prêtres franciscains de Bosnie et je le leur ai remis par un signe particulier de ma grâce. J’ordonne que personne n’apporte d’empêchemens ou d’entraves, soit à leurs églises, soit à eux-mêmes, et ne les moleste en rien, et je veux que dans tous mes états et mes possessions ils n’aient rien à craindre ou à redouter ; Ceux qui ont fui et qui sont revenus ne doivent pas être inquiétés : qu’ils soient exempts de poursuites dans mes provinces et qu’ils y puissent desservir leurs églises.

« Que personne, ni mes grands, ni mes vizirs, ni mes fidèles musulmans, ni mes sujets, ne s’ingère dans leurs affaires, ne les tourmente ou ne les afflige de sévices. Qu’ils jouissent d’une absolue liberté pour leurs âmes, leurs demeures, leurs églises, ainsi que les hommes et les étrangers venant les visiter dans mon empire. Pour confirmer cette grâce et cette protection très élevée accordée aux prêtres susdits, je leur remets cet ordre et je jure, par un serment très grave : au nom du Créateur du ciel et de la terre, au nom des sept livres saints, au nom de notre grand prophète, au nom des cent vingt-quatre mille prophètes, au nom du saint glaive dont je suis ceint. Que personne ne tourmente en quoi que ce soit lesdits prêtres, ne s’oppose à eux, autant qu’ils sont fidèles à ma personne et à mes représentans. »


Si l’on considère que ce document, adressé au père Angelo Svidovich, chef spirituel des franciscains, est daté 1463, on doit reconnaître qu’il est empreint d’un esprit de libéralisme qui fait contraste avec l’époque et avec le caractère légendaire d’intolérance qu’on a toujours prêté au commandeur des croyans. Ces franchises accordées aux représentans du culte catholique en Bosnie l’avaient été dix ans auparavant aux représentans du rite grec à Constantinople, et, depuis le premier jour de la conquête jusqu’à ces dernières années, elles furent solennellement renouvelées à chaque avènement d’un sultan.

On voit que, sans parler de ces concessions nouvelles octroyées à chaque avènement, si les rescrits impériaux avaient toujours été suivis au pied de la lettre, la condition des sujets chrétiens du sultan n’aurait rien eu à envier à celle des sujets dissidens des autres nations de l’Europe. Bénévoles d’abord et accordées conformément aux principes du Koran, qui proscrit le prosélytisme une fois le tribut accepté, ces réformes devinrent des nécessités politiques à partir du jour où la Grèce, échappant au joug des Turcs, (7 mars 1830), fut constituée en un royaume indépendant.

L’issue de cette révolution influa d’une manière favorable sur le sort des chrétiens. L’Europe avait les yeux fixés vers l’Orient, et désormais toute infraction aux engagemens souscrits par les sultans eux-mêmes devenait un grief pour les populations chrétiennes du monde entier : les grands-vizirs les plus obstinés dans les vieux erremens comprirent dès lors qu’au lieu d’alimenter la haine et d’élever des barrières entre les deux races, il fallait au contraire apaiser les esprits par des concessions, briser les entraves apportées au libre exercice du culte, effacer enfin les inégalités qui subsistaient encore entre les osmanlis et les chrétiens.

Ce n’est point à dire que pendant un si long espace de temps il n’y ait eu de dissensions entre les vainqueurs et les vaincus. Si le Turc est essentiellement tolérant à l’égard du culte, il est exact qu’à diverses phases de la domination il a rêvé l’extermination complète des chrétiens de ses états, parce qu’il a vu dans leurs soulèvemens successifs un grave danger pour l’empire : au lendemain du désastre de Navarin, Sultan-Mahmoud, qui fut le grand réformateur, caressait cette idée d’un massacre général ; comme en 1640, sous Mourad IV, et en 1770, à la suite du soulèvement de Morée, on avait discuté la question dans les conseils du divan ; mais une fois l’idée écartée et le péril d’une telle détermination reconnu, Mahmoud entra résolument dans la voie des réformes, octroya le principe de l’égalité devant la loi et alla jusqu’à encourager la construction des églises. On vit en 1831 le grand-vizir Réchid-Pacha, si énergique dans la répression de l’Albanie, souscrire 80,000 piastres pour l’érection d’une église du rite grec à Monastir. En 1837, le sultan parcourut la Bosnie et l’Herzégovine afin de s’assurer par lui-même de la stricte observation des règlemens qui avaient suscité de très graves désordres dans cette partie de l’empire. C’est à cette époque que l’une des clauses les plus essentielles de la capitulation d’Omar, celle relative à la distinction du costume, si chère aux musulmans et dont ils étaient si fiers, abolie déjà en principe par Mahmoud, entra définitivement dans la pratique. On vit, au grand scandale des Bosniaques du vieux parti turc, les raïas ceindre le turban et porter de pantoufles jaunes comme les fils du Muslim. Mahmoud, en cette année 1837, alla plus loin qu’aucun de ses successeurs dans la voie des réformes ; il enjoignit à toutes les autorités de veiller au bien-être de ses sujets sans distinction d’origine ni de culte, et il prononça ces paroles mémorables, que les historiens ont enregistrées : « Je ne veux reconnaître désormais les musulmans qu’à la mosquée, les chrétiens qu’à l’église, les juifs qu’à la synagogue[2].

On a bien dit que ces actes de tolérance étaient dictés moins par la nécessité et le désir de se rattacher les populations chrétiennes que par sa jalousie secrète contre Méhémet-Ali et le désir de vaincre en libéralisme le vassal insolent dont il n’avait pu triompher sur le champ de bataille ; mais le résultat fut le même, momentanément du moins, et il y eut une ère d’apaisement partout, excepté pourtant en Bosnie et en Herzégovine, car ce qui explique la situation actuelle, c’est justement la différence qui existe entre ces provinces et le reste de l’empire, et c’est là ce qu’il faut bien établir. Quoi qu’il en soit, le mouvement de réformes continuait, et le 31 juillet 1839 Réchid-Pacha, maintenu au ministère à l’avènement d’Abdul-Medjid, en présence du sultan, de tout le peuple assemblé et des représentans de la diplomatie, lut dans la plaine de Gulkhané le hatti-schérif dont il avait été le principal promoteur, qui décrétait le principe de l’égalité civile entre tous les sujets de l’empire « sans distinction d’origine ni de culte. »

La grande réforme de 1839, d’où aurait du dater l’affranchissement réel du raïa, était résolue dès 1831, et c’est Mahmoud qui en eut l’honneur ; mais dès cette époque les musulmans de Bosnie refusent de reconnaître la loi nouvelle, ils chassent le vizir de Travnik, et Ali-Bey, gouverneur de Stolatz en Herzégovine, marche contre les rebelles pour ramener le représentant du sultan dans sa résidence. La Porte, trouvant dans Ali un serviteur énergique qui vient de donner une preuve de fidélité, le crée pacha et vizir indépendant ; on lui donne le gouvernement de la province entière. Une fois là, au lieu d’appliquer les réformes de Mahmoud, il regarde à son tour comme un ennemi tout ce qui obéit à la loi nouvelle et accable les chrétiens. ; il garde pendant de longues années le gouvernement absolu du pays, malgré le sultan, dont il n’est plus que le vassal nominal, et il agit en maître à la condition de payer à la Porte un tribut de 200,000 francs par an. Pendant dix-sept années, le pouvoir des différens sultans qui se succèdent est illusoire dans les provinces, et ce n’est qu’en 1850 que, Ali le rebelle renversé, puis fusillé, l’autorité centrale est enfin reconnue.

C’est ainsi que la Bosnie et son vilayet d’Herzégovine ont échappé depuis 1831 jusqu’en 1850 au mouvement dont Mahmoud s’est fait le promoteur, et les hatti-schérifs, si libéraux dans leur esprit, ont été lettre morte pour les musulmans d’en haut, En 1850, ou l’a vu, Omer-Pacha combat encore une rébellion dans le nord de l’empire, et il faut imposer par la force les réformes nouvelles du tanzimat. Depuis 1851 jusqu’en 1875, on peut dire hardiment que la question n’a pas avancé d’un pas ; au contraire elle a rétrogradé, et quelques-unes des libertés octroyées ont été, non pas abrogées ou retirées, mais annulées dans la pratique. Pour ne parler que des distinctions extérieures, un raïa de Bosnie ne ceindrait pas impunément le turban et ne substituerait pas sans scandale les opanke du Slave aux babouches du Turc, alors que, comme nous l’avons dit déjà, lors du voyage de Mahmoud on vit les chrétiens effacer toute distinction de costume entre eux et les musulmans.

Tel est le rapide historique des réformes jusqu’à l’avènement d’Abdul-Medjid ; les étapes sont peu nombreuses, puisque par le fait, depuis 637 jusqu’en 1839, la seule mesure radicale prise en faveur des chrétiens, c’est celle que leur a accordée Réchid-Pacha, mesure qui eût mis fin à toutes contestations si elle eût été appliquée dès l’origine, mais qui ne passa jamais dans les mœurs et resta une clause purement théorique. De 1839 à 1875, depuis Abdul-Medjid jusqu’aujourd’hui, tous les rescrits des sultans n’ordonnent rien de nouveau, car le tanzimat, c’est-à-dire l’ensemble des réformes violemment imposées par Orner-Pacha à la province de Bosnie, qui n’avait pas voulu accepter ces mesures et s’était soulevée, n’est après tout que le hatli-schérif de Gulkhané, qui n’avait jamais pu être appliqué dans la province, quoiqu’il fût exécutoire pour tout l’empire. Le 6 juin 1853, un nouveau hatti-schérif est promulgué ; en 1856, un hatti-houmaïoum vient encore confirmer les réformes ; en 1858 et en 1862, à la suite du soulèvement de Luca Vukalovitch, on y revient dans les termes les plus formels, et l’on peut espérer enfin que la loi écrite deviendra la loi ; mais il n’en est point encore ainsi. Depuis cette époque, une nouvelle insurrection a éclaté, et le comte Andrassy, dans ses conclusions, se voit forcé de poser le desideratum suivant : « Je viens d’exposer les points dont il faudrait obtenir l’application aux provinces soulevées pour pouvoir se livrer à l’espoir fondé d’une pacification. Ces points les voici : la liberté religieuse pleine et entière, l’abolition du fermage des impôts, etc. »

Le droit d’ouvrir des églises est reconnu depuis longtemps, les manifestations extérieures du culte sont tolérées, les chefs spirituels, patriarches, évêques, archimandrites, ont le droit, en principe, d’administrer les diocèses et de diriger les communautés ; en un mot, il semblerait qu’on jouisse de la liberté religieuse sans restriction aucune, mais les autorités locales trouvent moyen d’annuler dans la pratique toutes ces mesures libérales, parce que pour en jouir il faut que les chrétiens soient pourvus d’une autorisation qui émane du vali ou du caïmacan, et que cette formalité devient irréalisable à cause des entraves qu’y apporte le fanatisme, l’insouciance ou la mauvaise volonté des musulmans. Pourquoi donc cette anomalie, et lorsque l’Arabe assiste impassible aux manifestations religieuses des chrétiens de Jérusalem, lorsque le Rouméliote et l’Albanais affectent, sinon une tolérance raisonnée, au moins une indifférence réelle à leur égard, comment le musulman de Bosnie et d’Herzégovine, rebelle à la volonté même du sultan et aux prescriptions du vali, poursuit-il le raïa de sa haine et se refuse-t-il à le faire bénéficier des dispositions libérales des réformes octroyées ?

La raison invoquée par le comte Andrassy est certainement péremptoire, la comparaison que fait le raïa entre son propre sort et celui de ses frères soumis à l’empire austro-hongrois et séparés de lui seulement par un fleuve ou par une montagne, lui rend sa condition d’infériorité plus pénible ; mais cette raison n’est pas la seule, et ce n’est qu’un des côtés de la question ; le mal vient de plus loin. C’est une grande calamité pour tous qu’à un moment donné de leur histoire des chrétiens slaves soumis aux rois de Bosnie, vaincus par des musulmans, aient abandonné leur religion pour embrasser l’islamisme. Il est dans le caractère même du Slave de s’exalter pour la religion qu’il suit, et, sans faire allusion à la Pologne, les exemples ne manquent pas à l’appui de cette assertion. Si l’essence de la religion que le Slave professe est le fanatisme, il s’exalte dans son ardeur, et ce fanatisme chez lui arrive à l’extrême limite. De là la différence qu’on constate entre le Slave musulman d’en haut, descendant des renégats bosniaques de l’époque de la conquête, et l’osmanli d’en bas, suspect au premier dans sa foi, parce qu’il a accepté les réformes consenties par les sultans depuis Mohammed jusqu’aujourd’hui. D’un autre côté, en face de ce Bosniaque slave et musulman, se trouve le Bosniaque slave et chrétien, aussi exalté que lui dans la foi contraire, pour les mêmes raisons puisées dans le caractère de sa race, et qui a de plus ce ressentiment traditionnel né d’une trahison et d’une apostasie qu’il n’a jamais oubliées.

Ce n’est pas tout encore, il existe une incompatibilité rédhibitoire entre les réformes accordées et l’esprit même du Koran. Le livre sacré est en même temps la loi civile et la loi religieuse, le code et l’évangile ; sans doute il ordonne que, le tribut payé, le chrétien puisse librement exercer sa foi, et il proscrit le prosélytisme ; mais il n’en a pas moins tracé entre le musulman et le raïa une ligne de démarcation infranchissable et il a inscrit son infériorité sociale à la base même de la constitution. Quand solennellement en 1839, dans la plaine de Gulkhané, Abdul-Medjid décrétait l’égalité civile, s’il donnait au monde le spectacle d’une haute tolérance en imposant à ses sujets une loi nouvelle dictée par l’intérêt politique de son empire, le commandeur des croyans portait en même temps, aux yeux du vieux parti turc, une atteinte grave à ce qui jusque-là avait été considéré comme la seule loi qu’on ne peut transgresser. Ceux-là seuls pouvaient accepter les réformes qui étaient doués d’une bienveillance naturelle, d’un certain esprit de tolérance ou d’une indifférence religieuse qui n’a jamais été l’apanage des Slaves musulmans de Bosnie et d’Herzégovine. Aussi l’égalité écrite dans la loi n’est-elle jamais passée dans les mœurs des habitans de cette partie de l’empire, et, je crains de le dire, elle n’y passera point. Et le raïa soulevé, auquel la Sublime-Porte accorde toutes les concessions réclamées par les trois puissances, refuse de se fier à des promesses faites tant de fois déjà, si les gouvernemens de l’Europe n’apposent leurs signatures au bas des traités et n’en garantissent la stricte exécution.

Bien d’autres préjugés d’ailleurs viennent accroître la distance qui sépare les deux classes et empêche l’assimilation des Bosniaques. La domination musulmane, qui n’a jamais été complètement acceptée dans les provinces du nord, n’a apporté avec elle, à aucun moment, ces compensations de bien-être ou d’illustration que les conquêtes, même les plus tyranniques, donnent parfois aux populations en échange de la liberté ravie. Pour n’en citer qu’un exemple qui nous touche de près, nous aussi nous sommes entrés en vainqueurs dans les provinces slaves au commencement de ce siècle, mais notre courte occupation y a laissé d’autres souvenirs : des communications ouvertes, des habitudes de discipline, des exemples d’ordre, d’économie et de travail. L’islamisme, en se greffant sur la race slave, n’a porté que des fruits amers, et lorsque chez les Arabes, chez les Espagnols et les Perses on voyait florir une époque lumineuse, fertile pour les arts, pour les sciences, pour l’industrie, on a vu ce même islamisme rester stérile dans cette partie de la Turquie d’Europe où il s’est implanté par la violence depuis quatre siècles.

Est-ce à dire maintenant que le raïa lui-même, auquel les puissances apportent le concours de leur intervention, soit doué comme peuple des vertus qui manquent aux Bosniaques musulmans ? On n’oserait l’affirmer ; c’est une grande désillusion pour le voyageur que de constater les divisions, les dissensions intestines qui partagent les chrétiens du rite latin et ceux du rite grec. Unis dans l’oppression, il était naturel que ces Slaves le fussent dans la révolte ; mais dans toute la partie nord de la Bosnie, dans la Croatie turque et sur les rives de la Unna et de la Save, l’antagonisme est assez grand entre les deux rîtes pour que nous ayons vu de nos propres yeux les catholiques marcher à la suite des Turcs contre les Grecs soulevés. Il est vrai de dire qu’il n’en est point ainsi dans la Basse-Herzégovine ; mais il y a là d’autres plaies tout aussi profondes, et ce serait une autre face de la question qu’on devrait présenter au public. L’absence d’industrie élémentaire, si flagrante chez les raïas, peut être mise à la charge des prêtres franciscains qui ont la direction du troupeau catholique ; l’ignorance invraisemblable des orthodoxes et leur superstition doivent être attribuées à celles tout aussi grandes des membres du clergé grec. A défaut d’une administration gouvernementale qui leur dispense les moyens de sortir de leur barbarie, les chefs spirituels pourraient prendre en main la cause de la civilisation de ces générations chrétiennes de Bosnie et d’Herzégovine, sans crainte de voir l’autorité turque intervenir. Au lieu de cela, par une incroyable aberration, les prêtres des deux rites entretiennent la haine, et l’on peut dire, sans être taxé d’exagération, que, domination pour domination, le franciscain préférerait celle du Turc à celle du Serbe orthodoxe. C’est l’aveu naïf que nous faisait à Travnik un prêtre catholique à qui nous allions demander par quelle singulière anomalie nous avions pu voir les autorités turques distribuer des armes dans les villages catholiques et entraîner les habitans à la suite de leurs colonnes pour combattre les raïas insurgés.

Il est à cet état de choses des raisons évidentes qui sont fondées sur des motifs d’intérêt : le clergé catholique de la Bosnie jouit de privilèges spéciaux, le firman de Mohammed II leur a garanti la propriété absolue des terres qui leur appartiennent avec exemption des impôts ? un autre firman leur a concédé le droit de pouvoir étudier à l’étranger. Il n’y a pas un seul franciscain en Bosnie qui n’ait fréquenté au moins quelques années les séminaires de Hongrie, d’Autriche et d’Italie. Dépendant tous du collège de la propagande de Rome, ils connaissent l’esprit de corps, et ce sentiment les rend supérieurs au clergé orthodoxe, opprimé et pressuré par ses propres évêques : leur autorité est réelle, et le peuple les considère même comme infaillibles ; s’ils avaient employé leur influence à civiliser leurs ouailles et à leur apporter de l’extérieur ces notions d’industrie élémentaire qui auraient eu tant de prix dans ces provinces, à n’en pas douter, la face du pays aurait été changée. Le raïa sait labourer et rien au-delà ; il sait encore, après avoir coupé la peau de mouton qu’il a fait sécher, la tremper dans l’eau et coudre des lanières pour en faire les opanke, la chaussure nationale de la péninsule des Balkans ; là s’arrête son industrie. Il a une supériorité sur le Grec, c’est que le jour de la fête de son saint il ne regarde pas comme un point d’honneur de dépenser dans l’ivresse ou même dans l’hospitalité donnée au voisin tout ce qu’il a pu amasser pendant l’année, et cette retenue est un résultat des admonestations de son curé, qui cependant ne lui a pas assez inculqué l’horreur des boissons fortes, qui l’abrutissent et le dégradent. On peut aussi reprocher au prêtre catholique de la Bosnie de laisser croire en lui à un pouvoir surnaturel. Cette foi indique chez le raïa de son rite une naïve crédulité qu’il faudrait détruire, et, chose singulière, celui du rite orthodoxe refuse à son pope le pouvoir magique qu’il accorde au franciscain. Regardant ce privilège comme une source légale de revenus, on voit la plupart des franciscains vendre des amulettes et des talismans contre le mauvais œil et contre les esprits infernaux. Autrefois ils écrivaient de leur propre main quelque verset des Écritures, dont ils disposaient les termes d’une façon cabalistique. Aujourd’hui ce n’est un mystère pour personne que l’impression de ces petites cartes est une des branches d’industrie de certains établissemens typographiques d’Agram et de Zara. Pliées en forme de chapeau, ces amulettes, contenues dans des sacs pendus au cou, éloignent, suivant leur rédaction, telle ou telle maladie, garantissent des accidens et correspondent enfin à la plupart des situations qui sont le propre du raïa.

Le catholique, somme toute, est moins abandonné que l’orthodoxe ; il a des répondans, des protecteurs nés ; l’évêque de Bosnie surveille le clergé et les paroisses, les franciscains cependant échappent à son action, quoique la plupart des prêtres catholiques appartiennent à cet ordre et que cet évêque lui-même, la plupart du temps, en fasse aussi partie ; mais enfin les raïas de ce rite sont surveillés et soutenus, ils ont l’appui de la Propagande de Rome, le voisinage de l’Autriche leur rapporte un constant appui de la part des sociétés catholiques du pays, des secours en argent sous toutes les formes et un contrôle exercé par des comités ; la Propagande de Lyon enfin exerce jusque-là son influence et fait sentir les bienfaits de sa sollicitude par des envois de secours et de contributions en faveur des écoles et de la construction des églises.

Quant aux orthodoxes, le métropolitain phanariote appelé à être leur chef spirituel en Bosnie et en Herzégovine par ces élections du phanar de Constantinople, si singulières dans leurs compétitions, souvent si tumultueuses et si mouvementées par les intrigues souterraines des évêques in partibus suffragans, ajoute à leur misère et à celle du pope plutôt que d’être un appui pour eux. Les redevances que leur paie chaque habitant sont hors de proportion avec la fortune du raïa. Les droits et les avantages de ces dignitaires sont nombreux : chaque nouvel avènement, chaque investiture exige un déplacement de tout prêtre grec à la métropole, afin de recevoir du titulaire un nouveau diplôme qu’il paiera cher, et dont l’obtention entraînera de grandes dépenses. Le métropolitain de Séraïevo ne dit la messe gratuitement que trois fois par an, et tout est une source de revenus pour ces hauts membres du clergé. Aucun mariage ne peut être célébré sans une dispense que l’on achète, soit du patriarche, soit de l’évêque. La confession, l’absolution, la communion aux malades, le baptême, sont soumis à des droits dans le produit desquels l’évêque prélève sa quote-part. Parmi les nombreux privilèges que lui confère la dignité dont le synode du phanar l’a revêtu, il faut compter le droit à l’héritage des habits sacerdotaux, du cheval de selle et des livres de tout pope du diocèse.

Mais il faut dire que le chrétien orthodoxe donne toujours généreusement quand il s’agit de l’église, et l’on est étonné de voir les plus pauvres se dépouiller volontairement et laisser tomber leur aumône dans la bourse du quêteur. De plus le pope vit si étroitement avec le peuple de son rite, il est en communion si intime avec lui qu’il n’y a point lieu de s’étonner que ce soient surtout les prêtres grecs qui aient été les chefs du mouvement ; non-seulement ils en ont donné le signal, mais encore ils ont pris le fusil pour conduire leurs paroissiens au combat. Chez ces mêmes hommes l’idée de religion et celle de race ou de nationalité est tellement identique, que le mot Serbe est devenu synonyme du mot orthodoxe. Il n’en est pas ainsi chez les catholiques : l’idée de religion chez les prêtres de Bosnie prime l’idée de nationalité, et l’on a pu voir en cette dernière circonstance le clergé catholique de cette province, obéissant, dit-on, à des ordres venus de Rome, détourner autant qu’il l’a pu ses ouailles, d’entrer dans le mouvement. Les plus avancés se sont bornés à faire imprimer en un latin naïf des prières en faveur d’une intervention de la grande puissance catholique voisine, pour mettre un terme aux maux de l’oppression.

Quant à la persistance des divisions qui séparent non-seulement les deux religions, mais encore les deux rites, comment s’en étonner ? L’état ottoman se désintéresse absolument, et pour cause, de l’éducation du raïa, et, comme il laisse ce rôle civilisateur à l’église, il en résulte naturellement que le pope, s’il dispense l’instruction, prend pour base la dissension ou tout au moins la division entre les deux rites. Le résultat de ce système est évident et il est fatal : les enfans grecs chez l’higoumène, les catholiques chez le prêtre franciscain, les musulmans chez l’uléma, vont apprendre à se haïr, et c’est, à vrai dire, la seule tâche à laquelle ils ne failliront point une fois devenus hommes.

Il n’y a donc pas lieu de s’étonner que des conditions intérieures aussi pleines d’instabilité, des élémens de dissension aussi nombreux, après avoir créé un état de choses de tout temps précaire, aient eu pour dénoûment cette explosion insurrectionnelle du mois d’août dernier, et cependant un peu plus de sagesse dans l’administration des deniers publics, une répartition plus équitable, une certaine vigueur dans le gouvernement des provinces, appuyée, chez les caïmacans, sur une probité individuelle moins discutable, auraient assuré à ce régime un avenir dont personne ne pouvait mesurer le terme ; mais la crise financière a eu son dénoûment, et il n’a fallu rien moins qu’un événement aussi énorme au point de vue des intérêts engagés pour donner de l’importance à une insurrection qui, réduite à ses véritables proportions et prise au point de vue de sa force intrinsèque, n’était nullement faite pour inquiéter l’Europe ni même la Turquie. L’assassinat des consuls de France et d’Allemagne à Salonique n’aura fait que précipiter une solution qui n’est pas encore un dénoûment.

Mais on nous dira qu’au point de vue historique, si l’on veut remonter jusqu’à l’entrée des Serbes sur le territoire de Bosnie, le Serbe, pas plus que le Turc, n’a de droit absolu sur la terre qu’il occupe. Quand ils descendirent comme un flot sur ces régions du Balkan et qu’ils se fixèrent dans les provinces à l’époque de la chute de l’empire romain, se substituant alors aux peuples thraco-illyriens et aux Grecs, les Serbes avançaient dans leur unité de race et dans leur unité de religion, et ne portaient point en eux de germe de dissensions. Quand plus tard, au début du VIIe siècle, l’empereur Héraclius, se voyant sans cesse envahi par les Avares, appelle à lui les Croates et les Serbes, et leur concède des terres sur les bords de la Save et du Danube, il ne commet pas non plus la faute, en créant sur ces rives un rempart contre les Barbares, de le former de défenseurs de race différente. Les deux peuples ont la même origine et parlent la même langue, ils ont aussi la même foi. L’état serbe se fonde enfin, après de longs tâtonnemens ; il compte sept rois, deux tsars, Etienne Douchan le grand législateur, et, quand il tombe à Kossovó en 1389, c’est pour renaître avec Kara-George au commencement du XIXe siècle. D’ailleurs, même après Kossovó, la race serbe trouve encore un refuge inaccessible dans le Monténégro. En 1463, quand les ancêtres des raïas d’aujourd’hui ont été soumis aux Turcs, ils étaient tous chrétiens ; il fallait alors, conséquent avec l’esprit de conquête, étouffer le peuple tout entier qui occupait le territoire, le transporter dans d’autres régions, les contraindre tous à embrasser l’islamisme ou leur laisser à tous leur foi au lieu d’offrir à ceux des Slaves qui accepteraient la loi du Koran des privilèges propres à semer des germes de division et de haine entre les générations qui allaient se succéder. Ces générations ne devaient jamais oublier que les musulmans qui régnaient sur eux étaient, non pas des Turcs venus en vainqueurs, — c’est une loi qu’on subit, celle-là, — mais des frères, des Serbes vaincus comme eux, chrétiens comme eux, devenus des privilégiés au prix d’un honteux sacrilège.

Nous devons ajouter pourtant que la loi du livre sacré est formelle ; le Turc ne pouvait agir autrement qu’il l’a fait à l’époque de la conquête, car une fois l’infidèle courbé sous le genou du vainqueur, le musulman a pour premier devoir de lui proposer l’option entre l’islamisme et le servage du tribut. Cette renonciation à la religion de leurs pères fut regardée par les Serbes qui se firent musulmans et par ceux qui leur donnèrent le choix comme une mesure politique, et ce n’est pas le seul exemple qu’on en pourrait citer, mais c’est cependant là la grande erreur, et les combinaisons de la diplomatie la plus ingénieuse ne peuvent rien pour réparer les résultats de cette disposition dictée par le livre sacré. Pour de telles mesures, qui sont des crimes, et, selon le mot célèbre, plus que des crimes, des fautes politiques, il n’y a pas de prescription, elles sont déposées comme un germe empoisonné dans les constitutions qui régissent les peuples à leur début, ou celles qu’on leur impose à une période reculée de leur histoire, elles se développent avec eux et vicient le corps tout entier. De temps en temps, quand on constate le mal, on peut bien essayer de l’atténuer par des réformes, mais les crises deviennent périodiques, incessantes, et le mal est chronique. Si le peuple dont il s’agit est isolé des autres nations par sa position géographique, il s’affaisse et meurt ; mais si au contraire il confine à des nations de même race dont la constitution n’offre pas ce même vice, s’il est entré dans le concept européen, si des transactions considérables ont été nouées avec lui par ses voisins ou ses alliés, ou si enfin, reculant devant l’évidence, il aggrave la crise par des forfaits contre les représentans des grandes nations de l’Europe qui vivent à son foyer, sa chuté peut ébranler l’Europe, et les ennemis héréditaires qui convoitent ses dépouilles, au moment de se les partager, peuvent à leur tour éclater en cruelles dissensions et offrir au monde le spectacle du plus effroyable conflit.


CHARLES YRIARTE.

  1. Voyez la Revue du 1er mars et du 1er mai.
  2. Lettres sur la Turquie, par M. A. Ubicini.