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Voyage au pays de la quatrième dimension/Texte entier

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G. DE PAWLOWSKI

VOYAGE AU PAYS
DE LA
QUATRIÈME DIMENSION

PARIS
BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER
EUGÈNE FASQUELLE, ÉDITEUR
11, Rue de Grenelle, 11

1912



VOYAGE AU PAYS
DE LA
QUATRIÈME DIMENSION

OUVRAGES DU MÊME AUTEUR




Polochon. Paysages animés. — Paysages chimériques (3e mille). Fasquelle, éditeur 
 1 vol.



Une Définition de l’État (épuisé) 
 1 br.
Philosophie du travail (épuisé) 
 1 vol.



il a été tiré de cet ouvrage
Un exemplaire anticipé sur papier vergé du xviiie siècle et 10 exemplaires numérotés sur papier de Hollande.

G. DE PAWLOWSKI



VOYAGE AU PAYS
DE LA
QUATRIÈME DIMENSION

PARIS
BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER
EUGÈNE FASQUELLE, ÉDITEUR
11, rue de grennelle, 11
1912
Droits de reproduction et de traduction réservés pour tous pays

L’ÂME SILENCIEUSE

Moi qui suis parvenu depuis quelque temps déjà au pays de la quatrième dimension, j’éprouve, au moment d’écrire mes souvenirs anticipés, une peine étrange à les traduire en langue vulgaire.

Le vocabulaire est en effet conçu d’après les données de l’espace à trois dimensions. Il n’existe pas de mots capables de définir exactement les impressions bizarres que l’on ressent lorsque l’on s’élève pour toujours au-dessus du monde des sensations habituelles. La vision de la quatrième dimension nous découvre des horizons absolument nouveaux. Elle complète notre compréhension du monde ; elle permet de réaliser la synthèse définitive de nos connaissances ; elle les justifie toutes, même lorsqu’elles paraissent contradictoires, et l’on comprend que ce soit là une idée totale que des expressions partielles ne sauraient contenir. Du fait que l’on énonce une idée au moyen des mots en usage, on la limite par là même au préjugé de l’espace à trois dimensions. Or, si nous savons que les trois dimensions géométriques : largeur, hauteur et profondeur peuvent toujours être contenues dans une idée, ces trois dimensions, par contre, ne peuvent jamais suffire à construire intégralement une qualité, que ce soit une courbe dans l’espace ou un raisonnement de l’esprit. Et de cette différence non mesurable par des quantités, que faute de mieux nous appelons quatrième dimension, de cette différence entre le contenant et le contenu, entre l’idée et la matière, entre l’art et la science, ni les chiffres, ni les mots construits à trois dimensions ne peuvent rendre compte.

Au surplus, on ne s’étonnera point que, prenant la partie pour le tout, je désigne au cours de ce récit par les mots : quatrième dimension l’ensemble continu des phénomènes, incorporant dans cet ensemble ce qu’on est convenu d’appeler les trois dimensions de la géométrie euclidienne. Malgré son nom imparfait on ne saurait considérer en effet la quatrième dimension comme une quatrième mesure ajoutée aux trois autres, mais plutôt comme une façon platonicienne d’entendre l’univers, sans qu’il soit besoin pour cela de se brouiller avec Aristote, comme une méthode d’évasion permettant de comprendre les choses sous leur aspect éternel et immuable et de se libérer du mouvement en quantité pour ne plus atteindre que la seule qualité des faits.

J’aurais pu, je le sais, en écrivant ces notes, recourir comme certains philosophes à un vocabulaire de convention, forger des mots obscurs pour masquer l’insuffisance du langage courant, mais ceci ne ferait que reculer la difficulté sans la résoudre. Je préfère donc raconter ces souvenirs de mes voyages au pays de la quatrième dimension tels qu’ils se présentent à mon esprit, sans prétention littéraire, naïvement et en désordre, attendant tout de l’indulgence du lecteur, heureux seulement si je puis toucher en son esprit quelques idées endormies que personne, dans notre monde, n’avait pris soin jusqu’ici d’éveiller.

Et tout d’abord, quelles que soient les difficultés du vocabulaire et surtout l’impossibilité où je suis de classer chronologiquement des souvenirs futurs qui échappent à toute notion de temps, je voudrais m’efforcer de retracer le chemin mental qui, petit à petit, étape par étape, me conduisit au pays de la quatrième dimension.

Avant tout il convient de bien établir que le fait d’être transposé — « transporté » n’est pas le mot — au pays de la quatrième dimension, renverse immédiatement les notions communes que nous pouvions avoir du temps et de l’espace. C’est donc, naturellement, par des petits faits qui contredisent ces notions vulgaires que l’attention est attirée, peu à peu, sur la possibilité du grand voyage que notre esprit peut accomplir.

Ces contradictions sont fréquentes, aussi bien dans la vie quotidienne qu’à l’occasion des plus hautes recherches scientifiques.

Les pressentiments nous font peur lorsqu’ils se justifient, nous préférons expliquer les élans de notre cœur par des motifs passionnels plutôt que par les obscures aspirations de la race et, lorsque nous parlons de sciences exactes, nous évitons comme subversives toutes les questions indiscrètes sur l’impossibilité où nous sommes d’expliquer la ligne courbe, le parallélisme, le mouvement et en général tout ce qui nous entoure.

Le temps sans l’espace qui le figure est pour nous inaccessible, et l’espace ne s’explique à nos sens que par le temps que nous mettons à le parcourir.

Mais, par une sorte de paresse naturelle, notre esprit évite ces contradictions, les dissimule, comme si elles constituaient pour lui un véritable danger de mort.

Il faut bien le reconnaître en effet : dans l’état actuel de notre civilisation peu d’esprits pourraient supporter sans danger la destruction brusque ou même la dissociation des notions de temps et d’espace. Ces notions nous sont tellement indispensables que nous sentons tout aussitôt la terreur et la folie effleurer notre esprit lorsque nous abandonnons un instant ces deux béquilles traditionnelles qui lui permettent d’assurer ses premiers pas.

Et cependant, nous sentons bien, à chaque instant, que nous sommes environnés d’un immense inconnu. Entre le monde sensible et notre conscience, nous occupons une place étrange et mal définie ; nous restons timidement blottis au fond du navire qui nous emporte au hasard des flots dans une mer inconnue, et nous nous déclarons satisfaits si notre place demeure, pour nous, relativement la même entre les quatre murs de notre cabine. Si nous avions la volonté de sortir un instant de notre retraite, de jeter courageusement les yeux au dehors, il nous serait facile, cependant, de comprendre que rien n’est moins assuré que notre périlleuse situation dans l’ensemble des phénomènes et des idées.

Peut-on trouver en effet quelque chose de plus incertain que la notion de temps qui nous paraît fondamentale ? Certains faits indéniables d’avertissement psychique, de prédiction de l’avenir, mériteraient cependant d’être envisagés courageusement par la science, si la science ne se montrait terrorisée à l’idée de sortir un instant de son petit domaine de relations connues, où les idées se font vis-à-vis en posture de menuet. Nous admettons, comme une chose toute naturelle, la connaissance historique du passé, et cependant n’est-il pas évident que ce passé, dont nous sommes si sûrs, n’existe plus actuellement, et que rien ne nous permet, en conséquence, de prouver son existence ? Nous nous basons, pour faire cette preuve, sur des objets qui subsistent, sur des souvenirs personnels, alors que nous savons fort bien que ces témoignages matériels et ces souvenirs intellectuels ne sont, en somme, que des vibrations actuelles.

L’avenir nous paraît inconnu, parce que l’on croit que sa vision matérielle nous fait défaut. C’est, on l’avouera, un raisonnement grossier et superficiel qui ne saurait avoir de portée véritable si l’on comprend que le monde, tel qu’il nous apparaît, est lumineux, parce que nous avons des yeux ; sonore, parce que nous avons des oreilles ; solide, parce que nous avons le toucher, qu’il n’est formé, en réalité, que de vibrations différentes, obscures, muettes et immatérielles au sens absolu du mot. Le passé n’est fait que de vibrations actuelles ; pourquoi, je vous le demande, l’avenir, qui est contenu dans ces mêmes vibrations, ne pourrait-il pas être connu d’une façon tout aussi certaine, si nous avions la compréhension véritable du geste total, suivant lequel l’univers tout entier semble se modifier pour nos sens ?

Lorsque l’on est parvenu au pays de la quatrième dimension ; lorsque l’on est libéré à tout jamais des notions d’espace et de temps, c’est avec cette intelligence-là que l’on pense et que l’on réfléchit. Grâce à elle, on se trouve confondu avec l’univers entier, avec les événements soi-disant futurs, comme avec les événements soi-disant passés. Le tout ne forme plus qu’un monde de formes et de qualités immobiles et innombrables, qui ne sont, en quelque sorte, que les lignes harmonieuses d’un même chef-d’œuvre. Sans doute peut-on discerner dans ce monde, comme dans la vie banale, les différents points de l’existence et relier entre eux des événements qui se complètent ; mais il est inutile, pour cela, de faire appel à la notion habituelle de temps. Les événements se dessinent à la façon des figures géométriques, ou, mieux encore, des lignes d’une statue de marbre. Rien ne peut avoir, à proprement parler, de commencement ni de fin. Il ne subsiste plus que des symboles harmonieux. On comprend, dès lors, combien pauvres et sans expression demeurent des mots tels que ceux-ci : Voyage au pays de la quatrième dimension. Dans cet état d’intellectualité supérieure, voyage ne signifie rien, l’expression quatrième dimension n’est, elle-même, que la manifestation d’un état synthétique, plutôt que l’analyse d’une quantité nouvelle.

Dès que l’on est parvenu dans ce monde des idées pures, toute expression du langage vulgaire devient négative. L’esprit ne fait plus qu’un avec l’universalité des choses ; ses idées sont toutes positives, sans réaction possible. L’âme silencieuse ne s’inquiète plus des bruits du monde. Ils ne sont plus pour elle que des points conventionnels, incapables de résumer l’idée immortelle inconnue du vulgaire et que dissimule aux yeux de tous ce voile mystérieux que l’on nomme le temps.

Ces notions générales sur l’existence relative du temps ne furent point, cependant, celles qui m’apparurent tout d’abord le plus clairement. Je n’en compris toute l’étrange portée que lorsque, parvenu déjà au pays de la quatrième dimension, il me fut donné de connaître tout en même temps ce qui se passerait dans les âges écoulés et ce qui était arrivé dans les siècles à venir. Le renversement de l’idée habituelle que l’on se fait de l’espace, l’abstraction des distances que je parvins à réaliser progressivement, la découverte que je fis de la Maison plate à deux issues et la façon dont je parcourus l’Escalier horizontal, me permirent, pour la première fois, d’abandonner définitivement notre monde à trois dimensions et de voyager en toute tranquillité dans l’inconnu.

II

LE RUBAN DÉFAIT

Le premier obstacle que l’on rencontre, lorsqu’il s’agit d’aborder le pays de la quatrième dimension, ce sont les résistances ancestrales de notre corps, conçu à trois dimensions. L’esprit se plie tout naturellement aux abstractions d’espace et de temps, mais le corps semble, tout d’abord, incapable de s’évader, lui aussi, des nécessités matérielles apparentes.

Chose curieuse, cependant, les premiers faits qui m’indiquèrent le chemin de la quatrième dimension furent purement matériels. Ils me démontrèrent, jusqu’à l’évidence, combien est proche de nous, sans que nous nous en doutions, cette conception de la quatrième dimension qui, depuis longtemps, préoccupe à juste titre tous ceux qui se livrent à l’étude de la géométrie transcendantale.

Je savais que l’on s’était efforcé déjà de rendre compte des curieuses expériences d’un médium, en les expliquant par l’existence de la quatrième dimension. Ce médium faisait de véritables nœuds en trèfle avec une corde rigide, dont les extrémités étaient scellées et tenues par des personnes dignes de foi. Je savais aussi comment on avait expliqué que les théorèmes de Lobatchewsky, de Riemann, de Helmoltz et de Beltrani étaient les seules bases logiques de toute théorie juste du parallélisme ; mais il ne m’avait pas été donné de constater par moi-même la possibilité de pareilles démonstrations expérimentales, jusqu’au jour où, désirant, conserver quelques lettres auxquelles je tenais, je m’avisai de vouloir lier, avec un ruban, un petit coffret de bois qui venait, m’avait-on dit, des Indes. Le nœud une fois fait, il me souvint que j’avais oublié de placer une lettre dans le coffret et, instinctivement, en songeant à autre chose, je l’ouvris, je mis la lettre en place, et je refermai le coffret. À ce moment-là seulement, je m’aperçus que j’avais oublié de défaire la ligature.

J’eus beau reconstituer les faits, je fus bien forcé de constater, par le cachet de cire, que le nœud que j’avais fait et qui empêchait absolument l’ouverture du coffret, n’avait pas été touché. Cet objet échappait indéniablement aux règles ordinaires de notre espace à trois dimensions.

Il me souvint alors que Félix Klein avait démontré que les nœuds ne pourraient pas durer dans un espace à quatre dimensions et je compris que le coffret que j’avais là, devant les yeux, avait été construit en dehors de toute loi euclidienne, que ce curieux objet d’exportation hindou avait dû être conçu par d’habiles asiatiques et réalisé en France sans aucune nécessité de transport matériel.

Ai-je besoin de le dire ? après cette extraordinaire aventure, je cherchai par tous les moyens possibles à en trouver l’explication rationnelle. J’avais été sans doute victime d’une simple hallucination, et rien ne me disait que la lettre égarée était bien en place. J’ouvris donc le coffret à nouveau, en défaisant cette fois la ligature. La lettre y était bien ! Peut-être l’y avais-je mise avant la première fermeture ? Mais un peu de cire tombée sur l’enveloppe, tandis que je fermais le coffret, confirma indubitablement mes souvenirs. Matériellement, le fait était impossible à admettre. Matériellement, cependant, j’étais obligé de constater sa réalité. J’avoue que cette certitude me fut tout d’abord infiniment pénible, car elle renversait ces notions fondamentales, sans lesquelles notre esprit s’égare et s’en va à la dérive.

Rien n’est plus facile à admettre, en effet, que l’existence de forces inconnues, invisibles, qui placées au dedans de nous, peuvent s’extérioriser et provoquer des phénomènes, en apparence seulement, surprenants. Tout s’explique ainsi de la façon la plus simple. Dans les maisons hantées, par exemple, nous trouvons toujours, dans le voisinage, quelque jeune fille inconsciente, déséquilibrée, dont la force nerveuse, extériorisée, suffit à déterminer les phénomènes les plus étranges. De là à penser que dorment au dedans de nous des forces inutilisées et plus puissantes que celles de toutes les machines réunies, il n’y a qu’un pas. Un jour viendra où l’on comprendra qu’il existe ainsi dans l’être humain un chemin du progrès beaucoup plus sûr et beaucoup plus facile que le chemin extérieur que la science s’efforce de suivre actuellement.

Seulement, il faut bien le dire, tous ces phénomènes, encore mystérieux parce qu’ils sont inconnus, ne bouleversent en rien notre vision habituelle du monde. Qu’il y ait d’autres fluides que l’électricité, personne n’en doute, mais cela ne renverse jamais la notion de cause à effet qui forme la base de tous nos raisonnements, et c’est seulement lorsque ce rapport de succession nous semble interverti que notre raison chancelle.

Quelle intervention mystérieuse avait bien pu bouleverser ce rapport de succession dans les événements dont j’avais conservé un souvenir si exact ? Je ne pus tout d’abord m’en rendre compte d’une façon plausible, car il me fut impossible de renouveler l’aventure comme je le souhaitais. Mon attention traditionnelle étant en éveil, il me fallut toujours défaire la ligature pour ouvrir le coffret.

Je crus donc plus prudent de ne point ébruiter un incident aussi absurde, mais je conservai ce souvenir qui m’impressionna vivement. Il fut pour moi la première indication certaine de l’existence d’un espace à quatre dimensions dans lequel une ligature ne pouvait subsister ni une chambre fermée rester close, mais je ne compris que bien plus tard comment pouvaient se modifier nos idées traditionnelles de succession dans le temps, comment cette succession pouvait être sans objet le jour où, grâce à l’intervention de la quatrième dimension, tous les faits devenaient en quelque sorte simultanés, dégagés de tout rapport historique de cause à effet, mais distincts seulement l’un de l’autre par leurs simples qualités.

III

LA DILIGENCE INNOMBRABLE

Quelque temps après l’aventure du coffret hindou, l’existence de la quatrième dimension me fut révélée d’une façon plus précise par quelques constatations que je fis concernant l’abstraction possible des distances.

J’ai toujours eu quelque défiance pour les expériences spirites et, plus particulièrement, pour les légendes rapportées d’Asie. Il faut reconnaître cependant que les Orientaux paraissent avoir, bien souvent, réalisé d’une façon pratique la suppression de l’espace, et que, sur ce point, les témoignages abondent. Les Arabes, tout le monde le sait, peuvent communiquer à de très grandes distances, sans recourir au télégraphe. De Lesseps en fut témoin au moment de la concession du canal de Suez, et l’on sait également que des ambassadeurs hindous félicitèrent à Londres la reine d’Angleterre d’une victoire que remportaient au même moment ses troupes en Orient. Des témoins dignes de foi n’ont-ils pas raconté également, avec force détails, comment un Hindou put se présenter à bord d’un vaisseau qui avait quitté la terre depuis plusieurs jours, remettre un avis et disparaître, et que l’on constata tout aussitôt après, sa présence aux Indes ? Mais ce sont là, sans doute, de simples matérialisations à distance dont on trouvera un jour l’explication scientifique et rationnelle.

Autrement angoissante et déroutante est la constatation que l’on peut faire de l’abstraction possible de l’espace par la seule volonté de l’esprit. Du reste, il faut bien le dire, tout notre effort contemporain tend, depuis longtemps, vers un pareil résultat, et l’on commence à comprendre déjà que le progrès peut, en grande partie, se réaliser en accroissant toujours la vitesse de nos actes.

Longtemps, les économistes ont considéré comme représentant la richesse d’un pays la somme totale des capitaux qui s’y trouvaient en circulation. Cet élément est cependant insignifiant si on le compare à l’élément qualitatif : la rapidité du travail et du trafic. C’est qu’en effet, qu’il s’agisse de capitaux ou de moyens de transport, ce qu’il faut obtenir, avant toute chose, c’est un meilleur rendement du travail, un accroissement de la vitesse, et la vie sociale se trouve trois cent soixante-cinq fois augmentée lorsqu’on accomplit en un seul jour ce que nos ancêtres, avec la même masse de capitaux et la même énergie individuelle, ne pouvaient réaliser qu’en un an. C’est pour cela que dans certains pays très avancés au point de vue industriel, en Amérique, par exemple, des ingénieurs spéciaux, appelés vitessiers, ne s’occupent que d’une seule chose : augmenter indéfiniment la vitesse du travail, sans accroître pour cela les frais généraux, bien au contraire.

Pour prendre un exemple terre à terre de cette extraordinaire transformation, il suffit de réfléchir un instant à ce qu’était, par exemple, un simple trajet accompli jadis, en une journée, par une humble diligence.

Pour accroître les services que pouvait rendre une entreprise de messageries ainsi conçue, il eût fallu multiplier fantastiquement le nombre des voitures. En perfectionnant au contraire, la simple qualité du trafic, en accroissant la vitesse de la vieille diligence, en la remplaçant par une voiture automobile, on a pu faire accomplir, à une seule voiture, cinquante fois le même trajet dans la même journée, et la ligne peut être ainsi desservie cinquante fois mieux, sans qu’il soit besoin pour cela d’augmenter le nombre des voitures.

Augmentez maintenant par l’imagination cette vitesse d’une façon infinie, vous constaterez logiquement que si cet accroissement de vitesse était possible, la même et unique voiture finirait par être présente à tous les endroits de la route, à tous les moments de la journée. Ceci, pratiquement, ne paraît pas réalisable, parce que nos forces matérielles sont insuffisantes et que nous ne pouvons concevoir le mouvement, que dans un espace à trois dimensions, c’est-à-dire comme une succession de situations. Dès que nous avons, au contraire, une conception totale de l’univers à quatre dimensions, ce qui était absurde jusque-là devient aisément réalisable, et nous comprenons clairement que la même voiture pourrait se trouver simultanément dans toutes les situations différentes, à tous les moments de la journée.

Notre esprit, qui, lui, raisonne dans un espace à quatre dimensions, ne s’étonne pas lorsqu’il réalise quotidiennement une opération analogue en faisant abstraction des situations diverses et en saisissant d’un seul coup l’idée de la route en soi ou de la vitesse absolue. Si nous hésitons à appliquer ces abstractions au monde matériel, c’est parce que notre faiblesse naturelle nous porte à distinguer et à classer dans le temps ce que nous appelons un souvenir et une vision présente. Un peu de réflexion suffirait cependant à nous faire comprendre que si notre esprit avait la force nécessaire pour évoquer un souvenir intégral, celui-ci aurait autant de réalité effective que notre vision présente.

Chaque jour, notre esprit à quatre dimensions nous incite, malgré nous, à nous débarrasser des obligations matérielles du monde à trois dimensions. Pourquoi ne ferions-nous pas, pour nos actes matériels, ce que nous faisons pour nos raisonnements intellectuels ? Pourquoi reprendre un chemin parcouru ? Pourquoi refaire un itinéraire que nous connaissons d’avance dans tous ses détails ? Cela devient une obsession lorsqu’on accomplit chaque jour le même parcours familier. Pourquoi devons-nous subir ce formalisme administratif qui nous contraint à refaire les mêmes pas déjà faits, à suivre les mêmes routes déjà parcourues pour aboutir à un point où nous savons d’avance que nous aboutirons fatalement ? N’existe-t-il pas un procédé nouveau qui nous permettrait d’échapper à cette obligation infiniment basse et matérielle ?

Déjà certains penseurs modernes ont fait justice du préjugé de la ligne droite. On a démontré, par exemple, que dans un monde où la grandeur des habitants irait en décroissant au fur et à mesure qu’ils se rapprocheraient du centre, le plus court chemin pour aller d’un point à un autre du globe serait la ligne courbe passant par l’équateur, et non point la route droite que l’on percerait en tunnel d’un point à un autre de la sphère. Ne peut-on concevoir, également, qu’en dehors des conditions géométriques de transport d’un point à un autre, il existe un procédé d’abstraction plus direct, permettant d’émanciper notre corps et de faire abstraction de l’espace, à la façon dont notre esprit agit et se meut, sans déplacement, d’une idée à une autre, dans l’espace à quatre dimensions ?

Cette idée ne fut pour moi qu’une suggestion violente, jusqu’au jour où, me trouvant en villégiature, je parvins, par le seul désir de mon esprit, à prendre la diligence du pays partout où je me trouvais, à toute heure du jour, suivant le caprice de ma volonté agissant dans l’espace à quatre dimensions.

Le phénomène se produisit pour moi spontanément sans explication raisonnable et ce fut longtemps après que je compris comment il se réalisait matériellement au moyen de ce que j’appelai, faute de mieux, une transmutation des atomes d’espace.

IV

L’ESCALIER HORIZONTAL

Ces débuts dans la découverte de la quatrième dimension furent, pour moi, particulièrement pénibles. Ils se trouvaient en effet en contradiction directe avec les notions géométriques pleines de logique et de bon sens qui m’étaient familières. Après le premier avertissement du ruban défait et de la diligence innombrable, la notion de la quatrième dimension devait cependant se matérialiser pour moi d’une façon plus précise encore, sous une forme que je n’avais point prévue et qui tint tout d’abord du cauchemar.

À des périodes très rapprochées et dans des conditions d’esprit toujours identiques, je me trouvai en présence d’escaliers qui ne se construisaient point d’une façon géométrique et, tout d’abord, rien ne fut pour moi plus révoltant que la pratique de ces sortes d’escaliers. D’autres, peut-être, n’en eussent pas été affectés à ce point.

Il y a des gens, en effet, qui, tout en étant fort instruits ou fort intelligents, ne sont point sensibles aux constructions visuelles, à l’équilibre des choses et pour qui tout problème mécanique ou architectural demeure fermé. Ils conçoivent les faits psychologiques avec leur cerveau : ils ne cherchent point à se représenter matériellement les événements ou les idées qu’ils conçoivent. C’est là le cas de littérateurs qui ne sentent point l’impérieux besoin, lorsqu’ils analysent un état d’esprit ou un caractère, d’en trouver le style graphique ou musical. Il est évident, cependant, que cette recherche est essentielle pour la réalisation d’une œuvre d’art. Dans notre intelligence, il n’y a point, à proprement parler, de musique, de peinture ou de littérature. Il n’y a que des impressions obscures et silencieuses, et ces impressions, toutes semblables, s’apparentent étroitement. Il semble difficile, en conséquence, d’avoir une sensation d’art complète si nous négligeons d’examiner le sujet que nous étudions sous toutes ses faces, d’après tous les renseignements que peuvent nous donner nos sens. C’est là, cependant, une façon fragmentaire d’envisager les choses qui est familière à beaucoup de gens.

Quand, au contraire, on éprouve un des plus grands plaisirs de l’esprit à découvrir l’harmonie universelle des êtres sous tous ses aspects, rien n’est plus pénible, moralement, que de voir certaines constructions matérielles ne point se réaliser suivant la logique éternelle des choses.

Or, parmi les constructions architecturales qui symbolisent le mieux nos idées, rien n’est plus séduisant, plus compliqué cependant, sous son apparente simplicité, que l’établissement d’un escalier. Les architectes d’autrefois l’ont bien compris et ils se sont attachés à réaliser sur ce point des merveilles. Tantôt ce sont, comme à Chambord, deux escaliers enchevêtrés l’un dans l’autre, qui ne permettent point à une personne qui monte de rencontrer celle qui descend ; tantôt ce sont de curieux escaliers gothiques dont les savantes hélices semblent résoudre tous les problèmes de la géométrie transcendantale. Ce sont aussi, parfois, et plus simplement, des escaliers compliqués comme il en existe encore dans certaines vieilles maisons provinciales, qui s’entrecroisent savamment et qui desservent chacun certains étages déterminés. Lorsque l’on s’engage à tort dans l’un des deux escaliers, on n’aboutit point à l’étage que l’on voulait, on se trouve au-dessus ou au-dessous, et il faut un certain effort d’imagination pour retrouver le dessin général de ce labyrinthe.

Tout ceci, cependant, s’explique rapidement, pour peu que l’on y prête quelque attention, et l’on retrouve bientôt les raisons de cet illogisme apparent dans la superposition de constructions d’âges différents, réunies au cours des siècles.

Autrement angoissant est le problème de l’escalier qui, après une succession indéniable de marches, vous ramène à l’étage d’où l’on est parti. Ce sont des choses dont on sourit la première fois, en croyant à une erreur passagère ; ce sont des problèmes qui deviennent effrayants lorsqu’on s’obstine à en chercher la solution suivant les principes primitifs de la géométrie euclidienne à trois dimensions.

Et j’avoue, pour ma part, que j’éprouvai un réel soulagement le jour où je compris que si de pareils escaliers pouvaient exister, leur possibilité ne se concevait que dans un espace à quatre dimensions et que cela seul suffisait à donner une explication définitive du problème. Et bientôt, ce fut même avec un plaisir étrange que je parcourus quelques-unes de ces demeures invisibles, conçues par la géométrie transcendantale, où les étages se confondent, où le premier n’est pas nécessairement au-dessous du quatrième, ni le troisième au-dessus du rez-de-chaussée.

V

ABSTRACTIONS D’ESPACE

On se fait, en général, une idée très fausse de la quatrième dimension en voulant la décrire d’après les données fournies par la vision du monde à trois dimensions. On aboutit ainsi à des impossibilités et, par définition même, à des absurdités irréductibles. On se trompe également fort souvent, je l’ai dit, en voulant ajouter tout simplement la quatrième dimension aux trois autres, comme s’il s’agissait seulement de créer une dimension supplémentaire rendant possible, à l’infini, l’existence de nouvelles dimensions complétant la largeur, la profondeur et la hauteur.

Là encore, sans s’en rendre compte, on soumet la géométrie transcendantale aux définitions euclidiennes ; on rend par avance toute explication impossible et absurde. C’est que la géométrie euclidienne, comme toute la science contemporaine, n’opère que sur des quantités, sur des chiffres qui partagent notre vision du monde en tranches, qui découpent la nature en classes et en catégories. Dès que nous voulons aborder de plus hautes recherches, nous sentons bien que ce procédé quantitatif est purement artificiel, et qu’il ne saurait rendre compte du monde entier. Nous le savons parce que notre conscience, à la différence de nos sens, n’est point construite suivant la vision du monde à trois dimensions et qu’elle nous révèle, au contraire, cette quatrième dimension, qui n’est, en somme, que le complément nécessaire d’une compréhension totale de l’univers entier.

C’est ainsi qu’au-dessus des quantités découpées par la science, notre esprit nous révèle perpétuellement ces qualités qui ne connaissent aucune mesure scientifique et qui se traduisent matériellement à nos yeux par l’existence des œuvres d’art.

On se tromperait donc grossièrement si l’on pensait que la vision d’un monde non euclidien s’oppose à notre vision courante des phénomènes. Elle la complète.

Le monde extérieur nous apparaît d’abord, d’après nos sensations rétiniennes, sur un plan visuel à deux dimensions ; puis les sensations musculaires de convergence et d’accommodation, nous permettent de distinguer l’éloignement des objets et de concevoir la troisième dimension. Notre esprit, seul, qui possède l’étincelle divine supérieure aux sens, nous permet de comprendre qu’au-dessus de ce monde d’apparences et de constructions scientifiques, existe une vision complète et continue de l’univers. C’est ainsi que nous pouvons, sans grand effort, réaliser à tout instant l’abstraction du temps, associer des idées fort éloignées l’une de l’autre, éviter de recommencer un raisonnement acquis déjà et de parcourir à nouveau un chemin moral déjà fait pour nous retrouver au même endroit moral.

Au-dessous de la vision habituelle à trois dimensions, on peut également en concevoir de plus simples. Oui, certes, la géométrie euclidienne est pour nous la façon actuellement la plus commode de saisir l’univers, étant données la construction de notre corps et nos habitudes séculaires, mais ce n’est pas pour cela une forme universelle et indispensable de sentir. Des écrivains modernes ont fait justice de ce préjugé. Des êtres plats, qui se déplaceraient sur une surface sphérique, concevraient tout naturellement une géométrie dans laquelle la somme des angles d’un triangle serait toujours supérieure à deux droits. De même aussi dans un monde dépourvu de solides, notre géométrie pourrait éprouver quelque peine à se faire jour. H. Poincaré a écrit sur ce sujet des pages fort clairvoyantes.

Nous pouvons découper des volumes au moyen de surfaces. Nous pouvons découper des surfaces au moyen de lignes, nous pouvons déterminer des lignes au moyen de points. Mais, lorsqu’il s’agit pour nous de définir le point, notre science euclidienne fait défaut et s’évanouit. Lorsqu’il nous faut rendre compte du continu physique, notre impuissance est extrême. Nous comprenons bien que la science n’est autre chose qu’un langage conventionnel qui nous permet de cataloguer et de classifier certaines fractions de phénomènes que nous détachons artificiellement l’une de l’autre, d’après leurs qualités, mais nous sentons bien que cette science, de même que le langage, est incapable de traduire cette continuité qui appartient au monde des qualités et que l’on ne saurait définir par des chiffres.

Ces constatations que nous venons de faire provoquent tout aussitôt une objection. Si notre conscience continue nous révèle la seule existence réelle des qualités, c’est-à-dire des quatre dimensions réunies, comment se fait-il que nos sens, développés suivant les suggestions et les besoins de l’esprit, ne perçoivent pas avec la même facilité cette quatrième dimension, et n’est-ce point pour cela que nous sommes mortels ? Pourquoi devons-nous recourir aux analyses numériques de la science et découper l’univers en trois dimensions pour le rendre intelligible ? La réponse à cette question est facile. Notre monde est pour nous en perpétuelle transformation, c’est-à-dire en perpétuel progrès ; or la vision de l’univers continu s’oppose à toute idée de mouvement ou de changement. Notre conscience immobile participe de l’universalité des choses, elle n’a point besoin de recourir au fractionnement de l’univers, mais il n’en est pas de même pour notre corps. L’esprit, qui ne conçoit que l’unité absolue, par un artifice admirable, crée le monde à son image, mais le multiplie à l’infini. Il se reflète dans les chiffres ; il attribue çà et là sa personnalité entière aux fractions de l’univers qu’il veut analyser et comprendre. Le nombre, au delà du chiffre un, n’est donc, pour l’esprit, qu’un mirage, mais un mirage utile. Il lui permet de créer des individualités artificielles là où il distingue seulement de nouvelles qualités de l’éternelle unité.

Il est impossible de comprendre l’espace et l’univers d’une façon absolue, sans être condamné, du même coup, à la divine immobilité de la conscience. Mais, de même que l’esprit humain crée les dieux à son image, de même il crée des lignes et des nombres ; mais ce n’est là qu’un moyen d’analyse, un procédé scientifique de démonstration purement transitoire.

L’activité humaine n’est possible qu’avec la vision du monde à trois dimensions, qui rend pour nous le monde mobile ; mais ceci suffit à nous faire mieux comprendre l’existence nécessaire d’une quatrième dimension qui complète l’unité et la rend immobile au sens vulgaire du mot.

Dès que l’on s’élève au-dessus du monde à trois dimensions, dès que l’esprit, dégagé des suggestions des sens, retrouve sa puissance intégrale dans le pays de la quatrième dimension, l’activité du monde à trois dimensions cesse, la mobilité apparente disparaît et les abstractions d’espace et de temps deviennent aussi naturelles dans la réalité qu’elles l’étaient dans le raisonnement.

Ce fut tout d’abord en automobile, sur de très longs parcours, qu’il me fut donné de réaliser les premières abstractions de distance dont j’ai conservé le souvenir. Une première fois, en revenant de Florence à Paris par Aoste, j’oubliai complètement le fragment de route situé entre Ambérieu et Tournus. Une autre fois, sur la route d’Espagne, ce furent les environs directs de Tours que j’omis de parcourir.

Ces abstractions matérielles, sur des parcours familiers, me furent révélées tout d’abord par de véritables remords que je ressentis, immédiatement après, en constatant mon oubli. C’était comme une révolte de toutes mes sensations ataviques, comme une protestation de la logique traditionnelle, et je m’efforçai, tout aussitôt, de trouver l’indispensable explication rationnelle qui eût libéré mes sens. Sans doute, ayant une grande habitude de la route, j’avais dû confondre un souvenir ancien avec la réalité présente. Je croyais avoir oublié un parcours alors qu’en réalité je l’avais accompli en pensant à autre chose. Certains témoignages matériels irréfutables : la consommation d’essence, les indications d’un compteur kilométrique et celles d’une montre, me prouvèrent qu’il n’en était rien.

Naturellement encore, je m’efforçai de penser qu’il n’y avait là qu’un ensemble de coïncidences purement matérielles et que j’étais le jouet d’une illusion. J’éprouvais, du reste, une véritable fatigue cérébrale à enregistrer de pareils faits et je m’efforçai de n’y plus songer, ne fût-ce que pour échapper à ces remords pénibles et matériels, dont j’ai déjà parlé, à ces remords physiques beaucoup plus angoissants — quand on n’est point accoutumé aux mystères de la quatrième dimension — que tous les remords moraux que l’on peut éprouver dans la vie ordinaire à trois dimensions.

VI

LE VOYAGE INSTANTANÉ

Si intéressantes qu’elles fussent, les premières abstractions de distance que je parvins à réaliser sur des parcours accomplis en automobile ne furent pour moi que de simples indications de la possibilité d’un voyage au pays de la quatrième dimension. Seule, l’abstraction du temps devait me donner des résultats définitifs. Il est curieux de constater, à ce propos, combien les préjugés séculaires sont enracinés dans notre esprit lorsqu’il s’agit d’évaluer le temps nécessaire pour accomplir un acte ou pour concevoir une idée. Fatalement, nous prenons pour base la durée moyenne de la vie humaine. Nous estimons que ce temps moyen est nécessaire pour le développement complet de notre personnalité. Au surplus, nous ne pouvons pas concevoir qu’un acte important ou qu’une idée géniale se manifeste sans de longues préparations, sans une série historique d’actes successifs et, arbitrairement, nous estimons, d’après le résultat obtenu, le temps de gestation nécessaire. L’idée d’instantanéité équivaut, pour nous, à celle de néant et nous ne pouvons, à plus forte raison, supporter l’idée, dont j’ai parlé déjà, d’un renversement possible de l’ordre de succession dans le développement d’un fait ou d’une idée.

Et cependant, bien des observations banales devraient nous montrer combien cette façon d’envisager les choses est puérile et inexacte. Dans un rêve, par exemple, lorsqu’un bruit extérieur ou une sensation de gêne vient troubler notre sommeil, nous imaginons tout aussitôt une histoire longue et compliquée qui justifie et précède cette sensation brusque. Nous rêvons qu’après d’interminables préparatifs, nous sommes partis pour un voyage ; qu’après des heures d’un trajet dont tous les détails sont encore dans notre mémoire, nous arrivons au but ; que la catastrophe nous attend, et nous surprend. Il est évident, cependant, que la catastrophe a précédé notre justification historique et cependant nous n’hésitons pas à la considérer comme le moment final de notre rêve. Nous supposons en un mot une genèse des idées instantanées à quatre dimensions se développant à l’imitation de la genèse naturelle à trois dimensions.

Ce besoin de préparation se retrouve un peu partout, même lorsqu’il s’agit de recherches scientifiques ou artistiques fort sérieuses, qui n’ont rien de commun avec les rêves. Voyez, en effet, ce qui se passe lorsqu’un savant fait une grande découverte ou qu’un littérateur sent surgir en lui une idée de génie. Le premier soin de l’inventeur est, en pareil cas, non pas de reconnaître que cette idée lui vient d’il ne sait où, lui a été suggérée malgré lui, mais bien au contraire de justifier sa découverte par des raisons inventées après coup.

Avec la meilleure foi du monde, le savant construira de toutes pièces la prétendue méthode qui l’amena, point par point, à faire sa découverte. Très sincèrement, il ne s’aperçoit pas qu’il ne fait que justifier une intuition involontaire par des expériences postérieures et qu’en réalité il ne prit aucune part volontaire à cette intuition instantanée.

Le littérateur fait de même lorsqu’il essaie d’expliquer ensuite quelles furent ses intentions en concevant une œuvre de génie. En réalité, l’homme, quelque savant qu’il soit, s’ignore lui-même et n’est que l’humble serviteur de son intelligence immobile à quatre dimensions au-dessous de laquelle il se meut, dans l’espace incomplet et transitoire à trois dimensions.

Tout, en matière de temps, est sujet à illusion. La durée de la vie humaine, suffisante à notre point de vue, est insignifiante si on la compare à celle des astres, prodigieuse si on la rapproche de celle des êtres inférieurs qui naissent, se reproduisent et meurent en quelques secondes.

Il faut bien reconnaître également que dans la vie d’un homme de génie, l’action vraiment créatrice semble se résumer dans le court espace de quelques secondes. Le reste n’est que mise au point, variations interminables, adaptation aux préjugés vulgaires construits à trois dimensions. En général, c’est dans les premières années de leur vie que les hommes de talent conçoivent réellement les idées qui, plus tard, feront leur fortune intellectuelle et le plus grand homme de demain n’est que l’heureux héritier du riche inconnu d’hier. La durée de nos actes, si longs et si compliqués qu’ils soient, est multipliée à l’infini par les difficultés matérielles d’action ou d’expression du monde à trois dimensions. Il arrive souvent qu’un simple regard échangé entre deux passants qui ne se connaissent pas, remplace des années de vie commune ou d’intimité complète et les esprits se comprennent en un instant mieux qu’ils ne le feraient par l’intermédiaire de leurs corps durant de très longues années.

Ces lueurs intellectuelles de compréhension totale à quatre dimensions, nous leur attribuons nécessairement une durée dans le temps et, si fugitives qu’elles soient, nous leur supposons tout au moins une durée de quelques secondes. Or, cette durée n’existe même pas, car il ne saurait y avoir de durée dans le monde à quatre dimensions et par conséquent aucune succession nécessaire dans des actes qui sont, en somme, simultanés comme toutes les parties distinctes d’une statue de marbre.

Ce fut cette notion, en apparence complexe, mais cependant si simple, qui me permit d’expliquer pour la première fois les très petits voyages qu’il me fut donné de faire au pays de la quatrième dimension.

Ces voyages furent accomplis, si je puis dire, sur place, en profondeur, d’une façon instantanée malgré tous leurs développements et je dois constater une fois de plus que les mots me font malheureusement défaut pour décrire, dans un langage conçu à trois dimensions, l’admirable simplicité de ces voyages sans déplacement, de ces longues excursions instantanées et qui cependant, pour employer le langage courant, comportaient de longs et curieux épisodes. Les premiers furent sans grand intérêt, mais ils me surprirent par leur étrange nouveauté.

C’est ainsi qu’un jour, sans raison apparente, je dirai presque sans intérêt, je me trouvai dans Paris après avoir dépassé la gare du Nord et la gare de l’Est, sur une petite place abandonnée, d’aspect provincial, où se trouvait la gare du Midi. Je ne puis décrire l’impression étrange que me fit cette maison en apparence abandonnée, aux toits élevés, aux murs de brique et de pierre, dont toutes les fenêtres étaient fermées et dont la façade portait, en lettres banales de zinc doré, les simples mots : Gare du Midi. Derrière le bâtiment, aucune voie de chemin de fer, aucun mouvement. En vertu de quelle association d’idées cette gare inutile et absurde se trouvait-elle là et pourquoi ce carrefour de souvenirs s’était-il édifié pour moi en cet endroit de Paris ? Je ne cherchai même pas à me l’expliquer et les voyages plus intéressants que je fis ensuite, effacèrent bientôt de mon esprit cette insignifiante rencontre.

VII

LA MAISON PLATE

J’ai indiqué dans le chapitre précédent comment je fus amené à concevoir que le développement des sciences ne s’effectuait pas, comme on le croit trop souvent, par déduction, mais bien au contraire que toutes les découvertes de l’esprit humain étaient dues à l’intuition de certains penseurs, à leurs conceptions, qualifiées souvent de fantaisistes, mais que les savants enregistreurs ne faisaient que s’approprier ensuite en les vérifiant.

C’est aux poètes, aux imaginatifs, qu’il appartient, depuis les origines du monde, de découvrir les secrets de la nature, parce que cette découverte est en somme tout intérieure et que sa vérification expérimentale n’est qu’un vain simulacre. En méconnaissant la vérité possible de certaines inventions poétiques, les savants ne manquent pas de réduire le domaine des découvertes possibles et l’on ne saurait trop signaler la facilité avec laquelle ils écartent de leurs préoccupations certains problèmes dont l’existence, cependant, est indéniable. Peu importe aux géomètres euclidiens de donner une définition ridicule du parallélisme : « deux lignes qui ne se rencontrent qu’à l’infini ». Ils se contentent de sourire lorsqu’on leur reproche leur solution insuffisante de la quadrature du cercle et ils se déclarent satisfaits lorsqu’ils ont représenté l’espace et le temps comme une succession de points occupés l’un après l’autre par un mobile. Les quantités définies seules les intéressent alors qu’elles ne sont que le reflet à l’infini de la même unité, le continu leur échappe et la qualité est pour eux un mot vide de sens. C’est cependant cette qualité et ce continu qui, seuls, peuvent nous permettre de nous élever au-dessus du monde vulgaire et d’entrevoir, par delà les prétendues certitudes scientifiques, la certitude définitive qui ne change jamais.

C’est ainsi qu’en accroissant toujours nos facultés mentales, l’infini et l’éternité se découvrent bien plutôt dans un moment dont il suffit d’accroître la puissance, que dans un passé ou dans un avenir dont l’éternité n’est qu’un pur mirage.

Ce fut, sous l’influence sans doute de souvenirs violents qui se rencontrèrent à certains instants dans ma pensée, qu’il me fut possible d’accomplir ainsi mes premiers voyages instantanés au pays de la quatrième dimension.

La découverte que je fis de la gare du Midi située en plein Paris, à côté des gares du Nord et de l’Est, ne fut point pour moi la première révélation de l’existence possible de « lieux du monde », comme on disait jadis, distincts de ceux que l’on voit habituellement et coexistants grâce à la quatrième dimension.

Je me souviens, par exemple, d’une certaine chambre verte dont je constatai l’existence indéniable durant mon enfance et qui était située exactement entre la dernière chambre donnant sur la façade d’un vieux château de province et la grande chambre qui venait tout aussitôt après et qui occupait l’aile tout entière du château.

À la réflexion, en se plaçant au point de vue ordinaire à trois dimensions, cette chambre ne donnait en somme par aucune porte sur le couloir central qui desservait toutes les pièces, et son existence était géométriquement impossible. Il n’en est pas moins vrai qu’aucun détail du mobilier de cette chambre verte, de style Empire, ne me fut inconnu et je me souviens, encore aujourd’hui.

des impressions espacées, mais très nettes, que j’en eus. Cela, du reste, ne m’étonna pas pendant de longues années, car on avait coutume d’abandonner certaines pièces que l’on n’ouvrait jamais et que consacraient pour toujours des souvenirs d’autrefois. À Paris, on ne peut concevoir l’existence de ces pièces oubliées, mais en province cela paraît tout naturel. C’est même là ce qui m’empêcha de m’intéresser plus particulièrement à la chambre verte durant cette période de ma vie. C’est pour cela aussi que je n’enregistre le fait qu’à titre de souvenir, sans vouloir en tirer d’autre conséquence.

Je ne veux citer également que pour la forme l’existence d’une maison abandonnée que je découvris un jour dans la forêt de Fougères et où je parcourus avec étonnement des pièces qui ne se construisaient pas géométriquement, des étages superposés qui, cependant, à l’intérieur, n’en faisaient qu’un. Depuis, j’ai compris que ces constructions s’expliquaient seulement par l’existence de l’espace à quatre dimensions, mais ceci ne devint évident pour moi que du jour où je découvris dans un quartier de Paris jusqu’alors inaccessible pour moi et placé en dehors de la vision habituelle à trois dimensions, une extraordinaire petite maison plate à deux issues dont une face donnait sur la place de la Concorde et l’autre sur la terrasse de Saint-Germain. J’emploie nécessairement cette absurde expression « maison plate » parce que je ne trouve pas dans notre langue de mots capables de décrire cette maison qui, pour la vision à trois dimensions, eût été invisible de profil, dont les façades ne pouvaient être aperçues que sous un certain angle et dont l’entrée et la sortie se confondaient, se distinguant seulement par les endroits géographiques nettement différents du monde à trois dimensions où elles conduisaient.

Il n’en est pas moins vrai qu’après une première révolte atavique de tout mon être, il me fut permis de parcourir en tous sens et le plus naturellement du monde le domaine merveilleux qui m’était offert. Au surplus, il ne s’agissait même pas pour moi de déplacement : l’espace semblait venir à moi. Cela n’avait rien ni de la lévitation dont on a tant parlé, ni du transport mental à distance. C’était quelque chose d’infiniment plus simple que tout cela : une solution de l’univers, imprévue et définitive. Mon immobilité était analogue à celle de l’axe géométrique d’une roue lancée à toute vitesse. Je me déplaçais en restant immobile. Mes mouvements n’étaient plus que des mouvements relatifs à moi-même. J’en bénéficiais suivant mon désir, sans y contribuer par le moindre effort.

Selon toute apparence, cette reconstruction du monde était due à la puissance de mes souvenirs intérieurs qui se complétaient et s’extériorisaient avec cette force que peut donner seule la pratique d’une mémoire visuelle particulièrement développée.

La seconde porte s’ouvrait sur la terrasse de Saint-Germain, mais il est bien évident que si mon désir se fût modifié, elle se fût ouverte en tout autre lieu.

Je n’ai pas besoin de vous dire que les préoccupations habituelles de notre vie moderne me parurent bientôt infiniment mesquines et sans but. L’idée que des milliers d’hommes avaient pu vivre jusque-là dans le monde sans bénéficier de sa vision complète me parut invraisemblable. Jusques à quand en serait-il ainsi ? Je ne tardai pas à comprendre que cette question même n’avait aucun sens et que, suivant l’aspect de la quatrième dimension, le monde ne pouvait avoir, à proprement parler, ni commencement ni fin.

Ce déplacement dans l’espace, pour employer l’expression commune, que je parvenais à effectuer au moyen de la quatrième dimension, rien ne m’empêchait de le réaliser également dans le temps. Et ce fut ainsi qu’il me fut permis d’entrer en relations avec ce qui fut et ce qui devait être, tout en restant immobile aux yeux du vulgaire qui ne comprend point l’extrême mobilité du philosophe immobile et de pouvoir explorer, suivant les caprices de ma seule volonté, ce que l’on appelle communément les âges futurs.

VII

LA TRANSMUTATION DES ATOMES
DE TEMPS

Ce fut donc par des déplacements dans l’espace que me fut révélée tout d’abord l’existence du pays de la quatrième dimension et je ne sais, une fois de plus, comment expliquer ces déplacements en empruntant le langage courant construit à trois dimensions. Je suis forcé, malgré tout, d’employer des images grossières, de recourir à de vieilles expressions que l’on croirait réservées à l’alchimie, pour décrire un fait pourtant très simple et qui ne saurait surprendre, pour peu que l’on soit familiarisé avec l’unité de point de vue qui caractérise la quatrième dimension. De même que l’on a recours à la théorie atomique pour donner une image suffisante des combinaisons chimiques, je suis contraint, moi aussi, de recourir à une hypothèse analogue pour expliquer d’une façon grossière les déplacements que l’on effectue au pays de la quatrième dimension et cette explication imparfaite la voici :

Tandis que dans le déplacement à trois dimensions les atomes formant un corps sont repoussés et remplacés par d’autres atomes composant un autre corps de la même façon qu’un navire déplace l’eau de la mer, le déplacement au pays de la quatrième dimension se fait au moyen de ce que l’on appelait jadis une transmutation. Le monde de la quatrième dimension étant continu, aucun mouvement, au sens vulgaire du mot, ne peut s’y produire comme dans le monde mobile à trois dimensions. Un déplacement se fait donc par un échange de qualités entre atomes voisins et, pour employer la même image grossière que précédemment : lorsqu’un navire se déplace, ce sont les atomes d’eau qu’il a devant lui qui se muent en atomes de navire, tandis que, derrière lui, les atomes de navire se muent en atomes d’eau.

Ceci, qu’on le comprenne bien, n’est qu’une image des plus primitives destinée à expliquer, dans le langage de la troisième dimension, un procédé de déplacement qui n’a point ce caractère euclidien dans le monde continu à quatre dimensions. Faut-il le répéter en effet : les atomes ne sont qu’une hypothèse commode ; les atomes n’existent pas en réalité ; il n’y a que des qualités différentes d’un même continu physique. L’atome est une conception de l’esprit qui isole la matière avec tous ses attributs, avec toutes ses qualités. L’esprit conçoit l’atome à son image, il en fait donc un monde complet et unique à quatre dimensions et c’est une illusion des sens qui reflète à l’infini comme dans des glaces multiples cet atome unique sous les aspects divers du monde incomplet à trois dimensions. Dès que l’on est transposé au pays de la quatrième dimension, le mouvement, tel que nous le comprenons, n’existe plus : il y a seulement des changements de qualités et nous demeurons immobiles, au sens vulgaire du mot.

La même comparaison grossière permet d’entrevoir ce qu’est également le déplacement dans le temps lorsque l’on est transposé au pays de la quatrième dimension. De même que nous supposons des atomes juxtaposés pour expliquer l’espace, de même, pour justifier le temps, nous nous figurons une succession de moments qui sont, en quelque sorte, les atomes du temps. Ici, comme pour le déplacement dans l’espace, le déplacement dans le temps s’effectue au moyen d’une transmutation des atomes de temps, c’est-à-dire des moments, sous l’action de cette pierre philosophale, de cet atome ou, mieux encore, de cette monade qu’est notre esprit. Il est bien évident qu’ici encore il ne s’agit que d’une hypothèse atomique commode et qu’en réalité le temps ne se compose pas de moments distincts, mais d’un continu que la qualité seule peut modifier.

Lorsque l’on est parvenu au pays de la quatrième dimension, ces vérités paraissent beaucoup plus simples que toutes nos explications scientifiques du monde à trois dimensions et il est fort difficile d’envisager sans quelque pitié l’état d’ignorance extrême des hommes de notre temps, je veux dire de notre qualité. Il me semble cependant qu’il leur serait facile de constater l’étrange opposition qu’il y a entre ce qu’on appelle chaque jour la force et la matière, l’esprit et le corps, la qualité et la quantité, c’est-à-dire entre le monde vu à quatre dimensions ou seulement à trois dimensions.

Souvent, en admirant pour la première fois une vérité nouvelle ou un chef-d’œuvre esthétique qui n’existaient point jusqu’alors, les hommes déclarent que cette vérité ou ce chef-d’œuvre sont supérieurs à tout ce qui existait jusqu’alors et ils ne se demandent pas d’où peut leur venir cette étrange révélation. Ils répètent volontiers que l’observation et l’expérience ont seules formé leur esprit et leur corps et ils ne s’étonnent pas d’être brusquement en pays de connaissance lorsqu’un fait nouveau vient contredire toute cette soi-disant expérience acquise.

L’art, à lui seul, est un démenti perpétuel porté à la science. Il nous prouve qu’au-dessus de nous-mêmes se trouve un monde des qualités dont nous dépendons, que nous connaissons directement et qui nous permet de juger en un instant la valeur plus ou moins grande d’un symbole artistique conçu à trois dimensions.

Sans l’existence du monde véritable à quatre dimensions connu par notre esprit en dehors de toute idée de temps et d’espace, l’évolution des races serait inexplicable ; le progrès, un non-sens ; l’art, une folie. On ne peut imiter un modèle qui n’existe pas et, sans un modèle, le monde à trois dimensions demeurerait immobile.

Les hommes d’aujourd’hui, liés par le préjugé de l’espace à trois dimensions et par celui de la division d’un même mouvement en points successifs dans le temps, sont un peu dans la situation d’un insecte qui, se promenant indéfiniment sur une statue, en sentirait les contours comme une succession d’événements et n’en pourrait jamais contempler l’ensemble. Lorsque l’on sait se dégager pour toujours de cette infériorité traditionnelle, il semble au contraire que l’on soit brusquement dans la situation d’un artiste qui, d’un seul coup, admire l’ensemble de la statue, la voit tout entière dans le même moment et prend en pitié l’insecte maladroit qui poursuit fiévreusement sa route obscure d’un grain de marbre à l’autre. Pour moi, qui sais maintenant qu’il n’y a pas, à proprement parler, d’espace ni de temps et que l’on peut, lorsque l’on a su se libérer des préjugés géométriques, se déplacer à volonté dans le présent ou dans l’avenir, je me suis informé avec curiosité des transformations de notre monde au cours des siècles, transformations qui ne sont, en somme, que le même geste complètement dessiné en dehors du temps.

C’est ainsi que j’ai pu faire, au cours de ces voyages au pays de la quatrième dimension, d’étranges découvertes, et que j’ai compris clairement certains problèmes qui déroutent aujourd’hui nos contemporains.

Que le lecteur veuille bien seulement m’excuser de la façon un peu inaccoutumée dont je ne manquerai point de passer d’une période à l’autre de l’histoire. L’évolution de l’humanité n’étant qu’un seul geste, qu’une seule statue, pour reprendre la comparaison que je faisais plus haut, il est tout naturel que je parle successivement, sans ordre nécessaire, de la tête, d’un bras, d’une jambe ; je veux dire par là de l’an 2.000, de 1912 ou du temps de l’Oiseau d’or, toutes ces époques, comme toutes les parties d’un même corps, formant pour moi un même ensemble simultané, et les numéros des années étant analogues aux numéros d’ordre que pourrait employer un statuaire pour le montage des différentes parties d’une même œuvre.

IX

LE LÉVIATHAN

C’est donc un peu au hasard, et sans ordre que je raconterai dans les chapitres qui vont suivre, les étranges voyages philosophiques que je fis au pays de la quatrième dimension, laissant au lecteur le soin de dégager le scénario intellectuel de ces aventures romanesques. Ces voyages furent toujours accomplis sur place, au moment où je m’y attendais le moins. Sans transition, je me trouvai souvent transposé au pays de la quatrième dimension, n’ayant fait d’autre effort que de parvenir, mentalement, au carrefour de multiples souvenirs et d’avoir petit à petit complété par la réflexion, la vision banale du monde à trois dimensions.

La conception de ces voyages fut, je le répète, instantanée. Le temps n’existe pas, en effet, au pays de la quatrième dimension et, quelle que soit la multiplicité des détails observés, il est impossible de les concevoir autrement que d’une façon simultanée. Plus tard, en voulant transcrire ces souvenirs dans le monde à trois dimensions, j’ai tout naturellement été conduit à le faire sous la forme d’un récit, et j’ai projeté dans le temps des événements ou des impressions qui me furent révélés en dehors de l’espace et du temps. Pour plus de commodité, j’ai cru devoir classer successivement, suivant leur ligne esthétique, des événements qui ne forment, en somme, qu’une même courbe immobile.

Pour employer le langage de la troisième dimension, je dirai donc que, dans mes souvenirs des âges futurs, j’ai d’abord réuni tous les événements qui se passeront dans notre siècle et qui se rapportent à l’époque si singulière du Léviathan. Rien n’est plus curieux à étudier que la période contemporaine de ce livre où régna sans partage un microcéphale colossal, supérieur aux hommes, et les enveloppant comme autant de cellules de son corps gigantesque. J’avoue personnellement que ces révélations surprenantes sur une période actuelle que je croyais connaître m’étonnèrent plus encore que mes visions sur les âges futurs et j’ai hâte d’en faire part à mes contemporains.

Après la disparition du Léviathan, il me fut donné de connaître d’étranges événements qui se déroulèrent durant la période scientifique. Ces événements furent peut-être plus grossiers, moins subtils que ceux qui caractérisèrent l’époque de transition du Léviathan. Ils n’en sont pas moins fort curieux à décrire.

En troisième lieu, je grouperai de préférence les voyages que je fis à l’époque de l’Oiseau d’or. Mais c’est malheureusement de cette étrange période, la plus curieuse de toutes, qu’il me sera fort difficile d’écrire mes souvenirs. À l’époque de l’Oiseau d’or, la quatrième dimension devint, en effet, familière à tous les hommes et il est impossible de traduire en langage à trois dimensions ce qui se passera alors.

J’ajoute enfin que j’ai toujours éprouvé quelque timidité à explorer cet âge philosophique fort éloigné de nous, car s’il est relativement facile de décrire sans danger les siècles futurs à trois dimensions, il devient fort difficile de revenir de l’âge de la quatrième dimension lorsque l’on commet l’imprudence de s’y aventurer. Or, je tenais avant toute chose à rapporter ces notes curieuses à l’âge où nous vivons, et je m’applaudis de mon hésitation morale qui m’a permis de rester lié au monde moderne, d’y revenir et de ne pas rester à tout jamais dans l’avenir. Lorsque l’esprit s’élève jusqu’à la quatrième dimension dans l’œuvre d’art, il se trouve tout préparé pour l’éternelle et consciente immobilité, et la mort n’est pour lui qu’une simple évasion. Mais, lorsque cette évasion se produit avant toute création, l’impression de néant, infiniment pénible, subsiste seule.

Quant aux voyages dans le passé, on ne s’étonnera pas de n’en point trouver au cours de ce récit, car ces sortes de voyages sont impossibles. L’avenir seul existe en ce moment dans le pays de la quatrième dimension. Le passé n’existe plus, puisqu’il est entièrement contenu dans le présent, et il suffit d’évoquer intérieurement nos souvenirs avec une volonté puissante pour connaître tout ce qui s’est passé jusqu’à nous.

On me dispensera, au cours de ce récit, d’expliquer chaque fois dans quelles conditions tel ou tel événement me fut révélé. Ceci ne présente, en effet, aucune importance. Que ce soit au cours d’une promenade dans Paris ou dans la campagne, que ce soit durant mes séjours dans la Maison plate à deux issues, mes voyages, je le répète, furent toujours instantanés. Ils n’occupèrent donc aucune place sensible dans les événements de ma vie quotidienne ; ils ne la modifièrent jamais et ne se confondirent pas avec elle.

L’événement le plus formidable, le plus déconcertant du temps de ce livre, et que j’ai hâte pour cela de signaler de suite, ce fut à n’en point douter la naissance imprévue, gigantesque, et — chose incroyable — inaperçue, d’un être nouveau, supérieur à l’homme, l’asservissant étroitement, qui lui arracha la royauté du monde sans même qu’il s’en doutât et qui prit sa succession dans l’échelle des êtres. Cet animal colossal, fut appelé dans la suite le Léviathan.

Il est véritablement curieux de constater que tous les penseurs véritables, tous les philosophes, avaient prévu son apparition, qu’ils lui avaient même donné un nom, comme le fit Hobbes, mais sans pour cela, semble-t-il, avoir pris leurs propres prédictions au sérieux.

Oui, certes, on ne manqua pas de faire jadis beaucoup de bruit autour de certaines transformations sociales ; on parla de liens juridiques entre les hommes ; on exposa la naissance de la société civile et du contrat social ; on parla, dans de nombreux volumes, de l’organisme social, du machinisme contemporain ; on alla même jusqu’à comparer fort étroitement cet organisme au corps humain ; mais jamais on ne s’avisa de prendre au pied de la lettre une comparaison bien autrement réelle qu’on le pensait.

Il y eut même, vers le début du vingtième siècle, de très curieux articles de journaux qui effleurèrent, sans s’en douter, cette question formidable. Lorsque l’on rendit pratique, par exemple, la cinématographie des microbes, on s’émerveilla de voir sur l’écran se dérouler la vie grouillante et affairée des innombrables petits êtres qui vivent leur vie dans notre corps. On alla même jusqu’à émettre cette idée que les mondes tels que nous les connaissions étaient peut-être de petits corpuscules faisant partie d’un corps gigantesque et inconnu ; mais de telles comparaisons demeurèrent purement littéraires.

Depuis des siècles en effet que l’homme se sentait le roi du monde incontesté, il ne pouvait admettre un seul instant, sérieusement, au fond de lui, que cette royauté pût être mise en danger par des organismes supérieurs qu’il considérait comme entièrement créés par lui et soumis à sa seule fantaisie.

Certains symptômes cependant auraient pu, à ce moment-là, l’inquiéter. Avec un peu plus de perspicacité, moins de confiance en lui-même, il lui eût été facile de discerner la constitution définitive de l’être supérieur et véritable, du Léviathan colossal qui allait le soumettre et l’écraser.

Il y eut tout d’abord des maladies sociales étranges, qui démontrèrent, à n’en point douter, que la vie propre des cellules sociales n’était plus aussi complète qu’on le pensait. On assista, en art, en littérature, en musique, à l’éclosion d’œuvres qui perdaient chaque jour davantage leur caractère individualiste. Ce fut tantôt une affaire judiciaire, qui se transforma en maladie sociale ; ce fut, à un autre moment, telle école musicale ou littéraire qui fit comprendre, à n’en point douter, que l’auteur commençait à ne plus être maître de son œuvre et à dégager des idées très générales qu’il ne comprenait plus lui-même très bien. Ce fut surtout enfin, dans le domaine de la morale, que d’étranges indications furent données. Certains crimes individuels, certaines indélicatesses n’intéressant qu’une personne isolée, furent considérés comme négligeables ; certains actes insignifiants, mais ayant une portée sociale, prirent au contraire la première place.

Personne cependant ne parut entrevoir la révolution qui s’opérait formidable dans le monde et dont je voudrais esquisser les très curieuses conséquences.

X

LES ESCLAVES VOLONTAIRES

Ceux qui n’auront point vécu au temps du Léviathan ne pourront, j’en suis persuadé, se faire une idée exacte de ce que fut réellement cet animal monstrueux. Les uns se figureront qu’il ne s’agissait là que d’un symbole, que par Léviathan il fallait entendre une personne morale, une communauté d’idées, de méthodes scientifiques et d’actions qui se cristallisèrent tout naturellement dans le même temps. C’est là une conception des plus fausses et qu’il importe de détruire dans l’intérêt de la vérité.

Le Léviathan fut un animal très réel, qui prit sa place, au-dessus de l’homme, dans l’échelle des êtres, mais sans être cependant son descendant direct ; et c’est cette croyance naïve à une descendance immédiate qui empêcha de tout temps les zoologistes de comprendre sa véritable nature.

Oui, certes, le Léviathan fut un animal rappelant, par bien des points, l’organisme humain. Il fut formé matériellement de cellules vivantes mais groupées à la manière des plantes ou des zoophytes. Dans un arbre, nous distinguons très évidemment un plan d’ensemble, une ligne harmonieuse et voulue dans ses moindres détails, mais sans pouvoir découvrir cependant un cerveau central, une direction commune.

Sans doute, certains végétaux sont-ils doués de réflexes nerveux, de motilité, d’intelligence presque, pourrait-on dire, mais enfin rien dans leur organisation ne permet de saisir le point où se trouveraient des cellules autocratiques commandant au reste du corps.

Le Léviathan, bien que supérieur à l’homme par la nouvelle série animale qu’il faisait entrevoir, se trouvait être, dans sa série, un animal fort primitif. C’est ainsi que, dans l’échelle des êtres, un protozoaire est supérieur à un chêne par les promesses de sa descendance plutôt que par sa valeur propre. Le Léviathan fut le protozoaire géant d’une nouvelle série animale, la caricature matérialiste de l’Oiseau d’or qui devait naître quelques siècles plus tard au temps de la grande renaissance idéaliste.

Il faut donc repousser toutes les légendes qui tendent à représenter le Léviathan comme un être fabuleux, doué de passions et de vices, comme un animal méchant, broyant volontairement les êtres humains et se les incorporant pour son seul plaisir.

Sans doute, dans ce corps gigantesque, les hommes ne furent plus que de simples cellules ; mais ce fut avec joie qu’ils acceptèrent cette diminution de leur propre individualité.

Dès les origines du monde moderne, Montaigne, sous la signature de La Boëtie, avait observé cette tendance qu’éprouvent tous les hommes à la servitude volontaire. Les plus grands empires sont basés sur cette joie naturelle qu’éprouvent les individus à se sentir dominés, groupés et conduits. Les révolutions mêmes, qui se sont accomplies dans l’histoire du monde, ne démentent point ces principes absolus. On peut croire, tout d’abord, que ce sont les éléments asservis d’un pays qui se révoltent contre les dirigeants, mais si l’on examine les choses d’un peu plus près, on ne tarde point à reconnaître qu’un mouvement révolutionnaire a toujours pris sa source dans les classes dirigeantes et que c’est de là que vint, comme toujours, l’ordre qui poussa les masses en avant.

Il suffit, en effet, de jouir d’une chose pour n’y plus tenir, qu’il s’agisse de la fortune ou de la vie. C’est ainsi que l’on a observé de tout temps qu’un certain degré de santé était nécessaire pour se tuer, et que les gens qui se suicident ne veulent point se faire de mal ; on se jette à l’eau en été, mais presque jamais en hiver.

En politique, il en va de même ; un bien-être relatif est nécessaire pour organiser des réformes ou des révolutions et ce sont en général les dirigeants qui sont les premiers lassés de privilèges qu’ils abandonnent volontiers.

Lorsque le Léviathan commença à se former, il trouva un appui immédiat auprès des penseurs et des artistes, auprès de tous ceux qui passaient cependant, jusque-là, pour représenter les idées individualistes. On commença à se spécialiser chaque jour davantage, la servitude volontaire aux fonctions sociales fut consentie joyeusement.

On parla bien de neurasthénie, de maladies de la volonté, il n’en fut rien : ce fut le plus consciemment du monde que l’élite se désintéressa la première des idées générales, de la direction des affaires et cantonna chacun chez soi, dans la sphère d’action où il se trouvait placé. Cent cinquante ans après la proclamation des droits de l’homme, parut la proclamation des devoirs qui asservissait l’autorité individuelle de chacun aux conditions de l’ensemble et qui reconnaissait l’indiscutable supériorité de l’organisme scientifique qui gouvernait le monde.

Bien que se sachant mortels et ne bénéficiant que d’une vie fort courte, les hommes ne cherchaient plus, comme autrefois, à poursuivre l’universalité des connaissances humaines, à tout faire par eux-mêmes, à tout voir dans le monde. Chaque individu restait immuablement, là où le hasard l’avait placé, accomplissant sa fonction sociale sans protester, souffrant ou mourant à son poste, comme l’eût fait un héros des temps passés. Du reste, avec les exigences toujours croissantes de la spécialisation, il eût été fort difficile au bout de quelques années, de changer de poste. Différencié dès l’enfance, par une éducation savante et raffinée, ignorant tout ce qui n’était point son propre métier, l’homme n’eût été qu’une épave inutilisable si on l’eût changé de place. Seul, le Léviathan formidable bénéficiait de ces activités spécialisées et remplaçait, monstrueux végétal inconscient, cette universalité qui, jadis, était le propre de l’homme.

En vertu d’idées anciennes, on ne manqua point également, à la même époque, de confondre le Léviathan avec l’État. Ce fut là une grossière erreur, dont on revint par la suite, lorsque l’on comprit que les fonctions politiques n’étaient, à bien prendre, qu’un simple détail différencié dans l’ensemble colossal du Léviathan.

Ce fut par des mouvements sourds, par des idées générales inexplicables, que se révéla, pour la première fois, l’existence de l’être nouveau. Lorsque, petit à petit, tous les hommes comprirent que ce n’était point pour eux-mêmes, pour leur propre bonheur, qu’ils travaillaient, mais pour un sombre et mystérieux inconnu, lorsque la distinction s’accentua, toujours davantage, entre leur propre bonheur et le bonheur social auquel ils coopéraient, il y eut alors comme de sourdes révoltes individuelles, comme un désespoir effrayant qui s’empara de l’humanité tout entière. Mais à ce moment-là, la spécialisation et l’organisation scientifiques avaient déjà fait leur œuvre. En dehors des fonctions sociales et de l’organisme économique, la vie ne semblait plus possible à ces hommes spécialisés ; et, lentement, en désespérés, sans but possible, désolés, ils poursuivirent leur besogne obscure, comme des mineurs au fond d’une mine, comme des globules fonctionnant automatiquement, se nourrissant, se défendant ou succombant à l’intérieur du sang, pour un être qu’ils ne connaissaient point, qu’ils ne comprendraient jamais et qui les ignorait lui-même comme l’homme ignore le travail de la chair dont il vit.

XI

LA MORALE DU LÉVIATHAN

Ce fut aux environs de 1912 que l’on aurait pu, si l’on y avait apporté quelque attention, discerner les premiers vagissements du Léviathan, les premiers balbutiements de cet animal primitif, nouveau dans l’échelle des êtres et qui devait, progressivement, s’incorporer tous les individus existants, comme autant de cellules élémentaires de son corps colossal.

Malheureusement, en 1912 et dans les années qui suivirent, on ne pouvait avoir une vision bien nette de l’époque à laquelle on vivait et, faute de pouvoir la situer dans l’histoire entière du monde, on se figurait volontiers être parvenu au dernier terme de la civilisation.

Lorsque l’on considère d’un seul coup d’œil l’histoire entière de notre planète, on ne peut manquer de sourire d’une pareille prétention. Somme toute, en 1912, l’homme n’était guère différent de ce qu’il était aux origines de l’humanité ; il eût suffi de l’abandonner à lui-même, pendant quelques semaines, dans une forêt, pour qu’il retrouvât, sans grandes difficultés, les gestes et les occupations de ses ancêtres. Il ne connaissait rien de sa destinée, il était absolument incapable d’avoir une action quelconque sur sa vie ; il ne savait même pas ce que pouvait être cette vie, il en était encore aux grossières superstitions des peuples primitifs concernant l’âme, Dieu ou la mort.

Il ne faut pas l’oublier, en effet, il ne disposait alors, en fait de corps, que de l’organisme naturel, commun à tous les animaux ; il se laissait mystérieusement conduire dans la vie par son instinct animal et sa véritable nature reprenait aussitôt le dessus lorsqu’il se trouvait exposé à un danger physique quelconque.

Quels que fussent les vêtements, les lois, les titres ou les honneurs dont ils s’affublaient, tous les hommes se retrouvaient égaux devant le danger, devant la mort, et, en pareille circonstance, ces soi-disant civilisés se montraient inférieurs aux animaux domestiques eux-mêmes.

Cela n’empêchait pas les gens du vingtième siècle de considérer avec orgueil le chemin parcouru et de se figurer volontiers qu’ils n’avaient, plus rien de commun avec les animaux, qu’ils faisaient partie d’une race d’élite très à part et personne ne s’avisait d’imaginer jamais tout le ridicule qu’il y avait à penser que l’évolution des êtres se terminait à l’homme.

Si l’on avait pu, à cette époque-là, se dégager à temps de cet absurde préjugé humain, on n’eût point tardé, je le répète, à discerner la prochaine domination sur terre du Léviathan.

Évidemment, aux environs de 1912, on sentit bien que quelque chose se transformait dans le monde ; on parla volontiers d’époque de transition. Les uns affirmaient que les traditions anciennes étaient en pleine décadence, ce qui était vrai ; d’autres, que le monde scientifique avait modifié les idées sur bien des points, ce qui était encore vrai ; mais on attribua à ce changement une simple signification temporaire due aux variations habituelles de la mode.

En ce qui concerne plus particulièrement la morale, il eût été facile cependant de comprendre que sa transformation dépassait singulièrement les simples discussions éthiques d’autrefois. On constatait bien que la morale individuelle chrétienne était abolie ; que l’essai violent de sauvetage de cette morale individuelle tenté par Kant, était lui-même battu en brèche ; mais on se contenta de dire que l’époque était immorale ou plutôt amorale et l’on ne s’inquiéta pas de savoir où était passée cette morale, cependant indispensable, qui avait guidé le monde depuis ses origines. Quelques minutes d’attention eussent cependant suffi pour révéler aux hommes de ce temps que cette morale, c’était, si je puis dire, l’Être nouveau, le Léviathan, qui l’avait mangée, qui se l’était appropriée sans plus de façons.

Dans le corps humain, on ne se préoccupait pas de savoir quels étaient les antécédents des cellules qui le composaient. Qu’elles aient pris leur eau, leur phosphore ou leur azote à droite ou à gauche, qu’elles aient été prises toutes formées, à la suite d’une catastrophe, dans un autre organisme, comme dans la greffe animale, peu importait, si, dans le moment présent, elles rendaient les services qu’on en attendait.

Il en était de même pour les hommes-cellules composant le Léviathan. Peu importait, vers 1912, de connaître les antécédents d’un homme, de savoir si sa vie antérieure avait été à l’abri de tout soupçon. Peu importait, plus encore, de connaître sa famille puisqu’on n’en avait que faire et que l’homme seul, dans le moment même, avait quelque valeur en raison des services qu’il pouvait rendre au corps social.

Ce point de vue s’étendait même aux cas les plus délictueux. On eût excusé volontiers l’exécution sommaire et immédiate d’un homme qui eût compromis la sûreté du corps social. Mais on ne pouvait plus expliquer les vieilles théories judiciaires suivant lesquelles on punissait encore cinq, dix ou vingt ans après, un homme pour une faute qui n’intéressait plus personne. Toutes les vieilles théories d’expiation, d’hérédité, de traditionalisme, ou de famille étaient sur le point de disparaître ; une seule chose intéressait : le succès dans l’instant même, l’effort judicieusement accompli dans le moment social où il convenait de le tenter pour réussir.

Cela seul pouvait en effet intéresser le Léviathan, cela seul pouvait assurer une discipline absolue dans cet organisme nouveau. La spécialisation de chaque profession était la conséquence naturelle de cet état de choses et le consentement tacite du Léviathan était nécessaire pour qu’un effort individuel fût tenté avec succès.

Par contre, tous les isolés, tous les rêveurs, tous ceux qui tentèrent un effort en dehors des opportunités sociales, étaient vus d’un très mauvais œil, et l’on sentait qu’ils intervenaient, mal à propos et d’une façon dangereuse, dans un temps qui n’était plus fait pour eux.

À côté d’une indulgence, qui déroutait profondément les traditionalistes humanistes, pour des actes immoraux individuels, on montrait, par contre, à cette même époque, une rigueur véritablement excessive pour des actes immoraux collectifs, et cet apparent illogisme égarait les recherches de tous les psychologues.

Qu’un homme ait commis, dans sa vie privée, toutes les indélicatesses, qu’il fût taré de mille manières, qu’il fût pourri moralement de la plus odieuse façon, cela ne pouvait en effet entraver son succès le jour où il intervenait avec opportunité dans une action commune.

Qu’un homme, au contraire, ait eu une vie de penseur irréprochable, des mœurs austères et pures, il se trouvait discrédité à jamais, broyé en quelques minutes dans le formidable organisme du Léviathan s’il intervenait à contre-temps dans une action sociale.

C’était, en fait, toujours ainsi que les choses s’étaient passées dans le corps humain lorsqu’il s’agissait de cellules. Il est curieux de constater, je le répète, qu’aucun moraliste du vingtième siècle n’ait su expliquer, par analogie, les troubles étranges qui se produisirent alors dans la morale publique.

XII

L’ASSASSINAT DU STYLE

Dès le début du vingtième siècle, le Léviathan, jeune encore et en pleine formation, eut à vaincre de puissants ennemis moraux, dont le plus grand fut, à n’en point douter, le style.

Le style était aussi vieux que l’humanité, c’était à lui que l’on devait le développement de l’esprit humain, sur lui seul se basait encore l’individualisme qui permettait à des êtres hétérogènes d’échapper à l’unification sociale dans le corps unique du Léviathan.

Pour le combattre, ce fut tout d’abord une lente campagne de dénigrement. On s’efforça de faire croire à tous les lettrés que le style n’était, à bien prendre, qu’un brillant assemblage de mots, un jeu de parade sans réalité véritable et qui s’accommodait mal de la précision documentaire de la science triomphante.

On ne pensa point que c’était, au contraire, par la pratique constante des sciences naturelles que M. de Buffon avait été conduit jadis — et tout naturellement — à faire l’éloge du style lors de sa réception à l’Académie, On oublia que le style, loin d’être une manifestation tout extérieure, constituait, au contraire, le fait même de l’esprit humain, qu’il représentait, à bien prendre, les seuls principes immuables créés par l’homme à l’imitation des lois naturelles.

Le style c’était, en somme, le permanent opposé à la mobilité de la vie, la seule façon qu’ait inventée l’homme de triompher de la mort et de l’oubli.

Le style, dans les siècles passés, s’était manifesté de cent manières différentes. Dans l’État, il se trouvait représenté par les constitutions et par les lois ; dans la famille, par les principes héréditaires ; dans la vie privée, par la morale ; dans la vie publique, par la contribution volontaire de chaque citoyen aux besoins intellectuels de l’État. Dans les beaux-arts, le style s’était manifesté d’une façon plus précise encore. En dégageant des formes immortelles, en traçant des règles définitives d’architecture, en synthétisant les traditions des maîtres, le style avait permis à l’homme de créer, au-dessus des contingences naturelles, un monde imaginaire formé de toutes pièces, immortel et seul capable de résister, au cours des siècles, aux lentes modifications de l’évolution.

Petit à petit, dans tous les mondes et dans les actes les plus différents de la vie quotidienne, les hommes supérieurs avaient pris pour habitude de soumettre leurs passions ou leurs besoins du moment au contrôle inflexible de règles immuables ; et souvent ils eussent préféré perdre la vie plutôt que d’y déroger.

Il était facile d’objecter sans doute que ces règles toutes arbitraires, toutes artificielles, pouvaient, d’aventure, être mauvaises, mais l’objection ne résistait point à un examen sérieux. Si une règle de style, en morale comme en architecture, se trouvait erronée, elle se condamnait ainsi d’elle-même par avance et n’était point viable. Dès l’instant, au contraire, qu’elle résistait au choc des faits, qu’elle se maintenait au cours des siècles, on pouvait être assuré de sa nécessité, de sa raison d’être, même si cette nécessité ne paraissait point évidente lors d’un premier examen ; et c’est ce qui fit dire souvent qu’un acte même infâme pouvait avoir quelque beauté lorsqu’il se poursuivait avec persévérance, car sa beauté prouvait qu’au-dessus des préjugés du moment il n’était pas infâme puisqu’il était beau.

Le premier acte du Léviathan fut, on le conçoit, de détruire à tout prix le style, qui s’opposait irrémédiablement à son développement et l’esprit d’analyse scientifique, né depuis de longues années déjà, seconda merveilleusement ses efforts lorsqu’il prit son plein développement, au début du vingtième siècle.

Déjà, depuis la Révolution française, le style social se trouvait singulièrement compromis, et l’Empire avait indiqué, d’une façon suffisante, la tendance marquée des cellules sociales à se grouper dans un corps matériel homogène.

À la fin du vingtième siècle, le style des idées fut vivement attaqué par certains penseurs, qui, à l’exemple de Renan, s’efforcèrent de briser là ligne droite de notre vie intellectuelle, de la séparer en autant de fragments critiques s’appliquant successivement aux menus événements de la pensée quotidienne.

L’influence imposante de ce que l’on appela, fort justement, les grands singes allemands, ne manqua point non plus de troubler nos penseurs ; les méthodes scientifiques expérimentales firent le reste. Désormais, c’en était fait des principes immuables dirigeant chaque individu ; la synthèse des idées se trouvait remplacée par une analyse quotidienne, par une critique opportuniste ; la table rase de nos convictions se transformait en table de dissection, sur laquelle se succédèrent bientôt des cadavres d’idées, tous égaux devant l’analyse.

En politique et en diplomatie ces nouveaux procédés furent de même accueillis sans difficulté et l’on ne comprit point que cette façon d’enlever toute permanence aux relations générales extérieures, en les soumettant aux critiques du moment, détruisait toute sécurité publique, et vouait les individus au fatalisme, à la neurasthénie et au dégoût de tout effort fécond et suivi.

Un bien curieux indice de protestation, à cette époque, fut ce qu’on appela l’antisémitisme.

Depuis des siècles, on le sait, les juifs vivaient, en effet, dans un état d’attente perpétuelle ; ils étaient restés au point de vue matériel, comme au point de vue moral, de simples nomades ; leur monothéisme — le seul véritable — n’était que l’expression extérieure d’une doctrine, du reste fort belle, qui accordait la première place, non pas à l’œuvre mais à l’ouvrier, non pas à la maison familiale mais à l’idée de famille. Il s’opposait, jusque-là, au paganisme occidental qui soumettait l’homme aux forces naturelles, qui le sacrifiait, au besoin, à son œuvre, à sa maison ou à sa patrie. Tout naturellement, lorsque le style fut à peu près mort, les juifs ne manquèrent point de prendre la première place en toutes choses, car leurs procédés critiques remarquables se trouvaient correspondre exactement aux procédés d’analyse voulus par le Léviathan. On les accusa d’intrigue bien injustement, car c’était notre monde qui s’était converti, par des voies différentes, à leurs propres idées, tandis qu’eux-mêmes n’avaient fait que conserver les leurs.

Privés de toute règle intérieure, dépourvus de tout style dans leurs productions artistiques, comme dans leur vie quotidienne, les hommes du vingtième siècle ne formèrent plus qu’une masse immense de cellules différenciées, privées de direction morale, qui, tout naturellement, s’agglomérèrent joyeusement dans le corps matériel du Léviathan.

La forme sociale extérieure remplaça dès lors le style intérieur dont elle n’était qu’une grossière caricature. On s’imagina donner ainsi pleine indépendance à l’individu en le délivrant de tout idéal : on ne fit que l’asservir aux besoins les plus bas de la vie matérielle.

XIII

LE THÉÂTRE DU LÉVIATHAN

Dès le début du vingtième siècle, ce fut surtout au théâtre qu’il eût été facile de constater les progrès réalisés par le Léviathan qui, peu à peu, groupait tous les hommes comme de simples cellules dans son corps monstrueux.

Le théâtre, en effet, mieux que tout autre mode d’expression, permettait de se faire une idée nette des aspirations communes à tous les hommes et de dégager une morale moyenne.

Au surplus, il faut bien le dire, jamais le théâtre ne fut plus en honneur que durant cette période de transition. Il semblait que les hommes fussent désormais incapables de ressentir un plaisir artistique individuel et que l’art n’ait pu les intéresser que sous sa forme sociale.

J’ai déjà dit combien, à cette époque, la nouvelle morale sociale se distinguait profondément de la vieille morale individuelle. Tandis que, quelques siècles auparavant, la morale se basait uniquement sur l’effort qu’un homme devait faire sur lui-même, pour sacrifier ses passions et renoncer aux désirs matériels, il semblait, au contraire, vers 1912, que la morale se socialisait, qu’elle se déterminait plutôt par l’extérieur, qu’elle se localisait peu à peu, non plus dans les individus, mais bien dans les cadres sociaux qui composaient la formidable armature du Léviathan.

Un fossé profond séparait la vie privée de la vie publique. On exigeait tout d’un homme lorsque son acte était celui d’une cellule sociale ; on s’inquiétait peu de ses faits et gestes lorsqu’ils ne compromettaient que sa personnalité indépendante.

Il en résultait, du reste, petit à petit, une sorte d’anesthésie morale, de paresse cérébrale dans les actes de la vie privée. Lorsque l’on rentrait chez soi, on accrochait ses principes au porte-manteau, comme un uniforme, on ne les remettait que pour sortir, pour se mêler à la vie sociale.

Le théâtre donnait une expression exacte de cette transformation. Lorsqu’un auteur se préoccupait, dans sa pièce, du développement des caractères, il n’intéressait point les spectateurs ; il les indignait même lorsque ses idées intérieures semblaient dangereuses et compromettantes pour l’ensemble du corps social.

Un mari trompé, tuant sa femme, devenait inadmissible ; un artiste réprouvant les mœurs de son temps, passait pour un misanthrope insupportable dont on tolérait les divagations avec peine. On n’admettait même plus la glorification classique de l’individualité physique ; — toute manifestation de beauté esthétique, toute exhibition de nu au théâtre, semblait inconvenante ou déplacée.

Ce n’est pas, je le répète, que les mœurs privées n’aient point été, à cette époque, plus corrompues qu’à toute autre, mais cela n’intéressait pas le Léviathan, et c’est au nom du corps social seulement que l’on protestait contre le corps humain honoré publiquement.

Avec les progrès de la science et l’unification des idées, toute discussion d’idées paraissait désormais inutile ; les conversations de salon n’existaient plus, la correspondance privée n’intéressait plus personne, la correspondance publique, au contraire devenait chaque jour plus en vogue et l’on ne se donnait la peine d’exposer ses idées qu’en l’es conformant au bon sens social dans un journal à gros tirage.

Au théâtre, de même, le dialogue était remplacé, petit à petit, par une comédie algébrique déterminant les situations par des signes sociaux extérieurs : par l’ameublement, par les décors, par la situation de fortune des personnages ; c’est ce qui expliqua, même, à cette époque, l’incroyable succès du cinématographe qui suffisait à satisfaire la majorité du public.

Le théâtre déterministe fut poussé, à cette époque, jusqu’à ses extrêmes limites ; on se contenta, dans certaines pièces, d’indiquer par des mouvements de foule, des bruits extérieurs, le sifflet lointain du chemin de fer ou l’éclairage coloré de la scène, l’état d’âme des personnages. Le décor moderne remplaça le masque antique.

Étant donnée l’égalité de toutes les cellules humaines devant la toute-puissance du Léviathan, il était entendu, en effet, que les mêmes causes extérieures devaient déterminer, chez tous les personnages, les mêmes sentiments et les symboliser.

Cette égalité forcée se retrouvait, du reste, à la même époque, dans toutes les institutions sociales qui avaient préparé l’avènement du Léviathan et qui avaient permis à cet animal monstrueux, nouveau dans l’échelle des êtres, de se développer en toute liberté. Le suffrage universel en matière politique, l’égalité de naissance (que devait réaliser, quelques années plus tard, la suppression des héritages), autant de choses qui concouraient à ne donner au Léviathan que des éléments égaux et homogènes dont il avait besoin pour sa formation.

Ce fut même pour cela que l’on ne comprit pas toujours, à cette époque, quel était le sens profond du mouvement soi-disant ouvrier qui se développait irrésistiblement. Beaucoup d’artistes, beaucoup de penseurs étaient froissés, dans leurs plus intimes convictions, en constatant que l’on n’hésitait point à les sacrifier, en toute occasion, aux personnalités les plus vulgaires. Ils ne pouvaient comprendre, en se plaçant à leur point de vue individualiste, combien cette égalité homogène était indispensable à la formation cellulaire du Léviathan.

On ne comprit point, non plus, pourquoi le prestige des hommes politiques et des gouvernants s’en allait diminuant chaque jour ; c’est qu’en réalité, eux aussi, n’étaient plus des chefs, mais de simples cellules différenciées d’un même organisme homogène.

À côté du théâtre proprement dit, une indication non moins précieuse fut donnée, à cette époque, par l’évolution caractéristique de la musique.

Au lieu d’une musique individuelle où l’art personnel du chanteur était seul en jeu, on préconisa, petit à petit, une orchestration symphonique où le chanteur ne jouait plus que le rôle d’un instrument secondaire. De même que, dans le spectre solaire, au-dessus des rayons colorés, visibles pour l’œil, se trouvent des rayons chimiques dont on constate indirectement la présence, il y eut, dans la musique comme dans la composition dramatique, une sorte de symphonie supérieure à la parole, inaccessible directement à l’être humain, dont l’existence était bien constatée scientifiquement mais dont on ne pouvait plus donner de définition directe, exacte et purement sensuelle.

Ce fut une sorte d’harmonie sociale ne correspondant plus au rythme individuel, dominant l’homme en l’enveloppant, une nouvelle « Marseillaise » scientifique sans charme, sans inspiration, sans harmonie mais harmoniquement juste suivant les lois de l’acoustique et qui appartenait en propre — on ne le comprit que bien plus tard — au colossal Léviathan, qui, peu à peu, développait sa formidable et complexe personnalité.

XIV

LE RAJEUNISSEMENT DES CELLULES

Je me suis efforcé d’expliquer dans les chapitres précédents comment le développement des idées scientifiques avait progressivement préparé l’apparition sur terre du Léviathan.

Dépourvus de tous principes intérieurs, ayant rejeté toute croyance en une substance éternelle et immuable, les hommes n’avaient plus admis, pour règle morale, que le déterminisme le plus absolu. Si, véritablement, les idées humaines ne dépendaient que de combinaisons extérieures, si la pensée n’était que le résultat de rencontres purement matérielles, il était ridicule d’admettre plus longtemps le libre-arbitre et la responsabilité individuelle.

Chaque acte accompli par un homme étant déterminé par d’innombrables causes dont il n’était point le maître, il devenait aussi absurde de l’en accuser que de lui en savoir quelque gré. Les bonnes et les mauvaises actions ne se distinguaient pas, elles n’étaient plus que de simples phénomènes, égaux entre eux, des faits que le savant devait constater et enregistrer sans amour ni colère.

Il devenait évident, d’autre part, que la seule valeur véritable sur terre ne pouvait être qu’une valeur matérielle, c’est-à-dire une force. Plus un homme était fort, plus il agissait violemment, comme une cellule bien vivante suivant ses instincts ou ses désirs, et plus il devait passer pour un homme enviable.

C’était, en somme, la justification de tous les actes qualifiés autrefois immoraux, l’excuse facile de toutes les lâchetés, le discrédit assuré de toute bravoure ou de toute action vertueuse. L’homme le mieux armé n’était, à bien prendre, que le jouet de sa destinée, on ne devait donc point, à proprement parler, l’admirer pour ses actions fortes, puisqu’il n’en était point l’auteur véritable, mais on devait le craindre, le respecter et lui obéir, comme on obéit sans discussion possible à une force naturelle irrésistible.

On comprend que dans de pareilles conditions, une mise au point ait été nécessaire, et que l’on ait accueilli avec joie l’idée d’un groupement matériel capable de codifier l’anarchie naissante et de remplacer les principes disparus par une organisation scientifique copiée sur l’organisme naturel du corps humain. Avec le Léviathan, on continuait à éviter les principes métaphysiques d’autrefois définitivement rejetés par la science, et l’on obtenait cependant une organisation capable, semblait-il, d’en tenir lieu.

Ce fut donc, en grande partie, l’anarchie morale de la période précédente qui prépara l’avènement du Léviathan,

Cet animal colossal cependant ne serait peut-être jamais apparu sur terre si une dernière découverte scientifique, celle du rajeunissement perpétuel, ne l’avait définitivement suscité. Sans s’en rendre compte, et bien qu’ils eussent rejeté pour toujours les principes moraux des temps passés, les hommes suivaient instinctivement les mêmes usages qu’autrefois, tout simplement parce qu’ils vivaient en somme de la même façon que leurs ancêtres.

Quels qu’aient été les progrès de la science, la rapidité de l’instruction, l’organisation matérielle plus parfaite de la vie, il n’en demeurait pas moins vrai que les hommes naissaient comme autrefois, passaient tout d’abord par une période d’enfance naïve et enthousiaste, puis par les réflexions de l’âge mûr, pour finir enfin par l’autoritarisme de la vieillesse. Et, forcément, comme au temps jadis, ils constataient que leurs idées se modifiaient avec le temps, que les hautes situations et l’autorité venaient avec l’âge. Comme autrefois, c’était entre les mains des plus âgés que se trouvait l’expérience, c’est-à-dire le pouvoir, et, tout naturellement, toujours comme autrefois, les idées générales s’inspiraient instinctivement du développement de la vie humaine. Les vieillards, de la meilleure foi du monde, discréditaient les idées de la jeunesse, ils préconisaient celles que l’on peut avoir sur le déclin de la vie, ils classifiaient les passions et les désirs, suivant l’âge auquel on les éprouve plutôt que d’après leur valeur propre.

C’est ainsi que, très rapidement, l’amour avait été discrédité par les légistes du Gouvernement comme il avait été dédaigné par les sages d’autrefois ; les procédés artificiels furent seuls en honneur ; l’étude désabusée et les tristes recherches scientifiques sans issue de l’âge mûr furent réputées, comme au temps des philosophes anciens, représenter ce qu’il y avait de plus élevé dans l’humanité tout entière.

Mais brusquement la découverte sensationnelle du rajeunissement des cellules vint modifier plus profondément la morale ancienne que n’avaient pu le faire des siècles de philosophie et de science. Au début, les légistes du Gouvernement affectèrent de traiter cette découverte comme un simple amusement de laboratoire. Évidemment, il leur plaisait de penser que leur vieillesse ou leur maturité pourraient désormais se prolonger à leur gré, d’une façon indéfinie, et qu’ils échapperaient ainsi, presque avec certitude, à la mort tant redoutée ; ils se bornèrent donc, tout d’abord, à profiter de la nouvelle découverte pour se maintenir-tels qu’ils étaient.

Puis, petit à petit, on observa sur la figure de chacun d’eux des signes certains de rajeunissement. Tel vieillard qui, quelques mois auparavant, était encore tout ridé et en cheveux blancs, revenait, après une courte absence, avec des cheveux grisonnants et une figure jeune. Il s’en excusait en souriant, disant qu’il avait peut-être trop exagéré le traitement, sans s’en rendre compte, et se défendait vivement de toute ambition juvénile. Rien ne valait, en effet, la maturité, chacun le disait et, comme le rajeunissement influait sur le caractère, il était bien entendu que personne ; parmi le personnel gouvernemental, n’eût voulu échanger sa gravité morose contre les joies enfantines de la jeunesse.

Malgré toutes ces déclarations, il fallut bien constater, au bout de quelques années, que les légistes les plus âgés du conseil des ministres n’avaient plus guère, à la suite de leurs transformations successives, que dix-huit à vingt ans, et l’on ne tarda point à sentir les effets de cette transformation dans les délibérations du Gouvernement.

Je n’ai pas besoin de vous dire que cette transformation si rapide des plus grands légistes, fut encore plus prompte dans le public. En quelques mois, la population tout entière redevint définitivement jeune, enthousiaste et joyeuse, et l’on ne peut se faire une idée, même approchée, du bouleversement profond qui se produisit alors dans les mœurs.

Les théories déterministes étant indiscutables, on continua, comme avant, à les prendre pour guide ; mais on s’aperçut, pour la première fois, du danger véritable que pouvaient présenter des théories de violence, de jeunesse et de force, lorsqu’elles étaient appliquées par de jeunes hommes véritablement violents et forts. Tant qu’elles n’avaient été professées que par des philosophes moroses, elles n’avaient eu aucune influence véritable sur les mœurs : c’était d’amères théories de vieillards, mais leur action demeurait purement théorique puisque ces mêmes vieillards préconisaient, tout en même temps, l’autorité des plus âgés et la suprématie irréductible de l’expérience.

On comprit seulement alors, en présence de ce peuple d’enfants, la terrible valeur pratique que ces théories pouvaient avoir. Grâce à la facile excuse du déterminisme, on admit que toutes les violences, toutes les infamies, tous les crimes, allaient être non seulement excusables, mais, ce qui est plus grave, matériellement perpétrés. Pour la première fois dans le monde, la morale ancienne qui sommeillait au fond des hommes, fut définitivement atteinte et les troubles les plus graves eussent été à craindre si par bonheur ce peuple enfant n’eut, dans son insouciance, égaré les méthodes de rajeunissement et accueilli, comme une délivrance, l’empire naissant du Léviathan, qui mit un peu d’ordre dans ce chaos.

XV

LES HÉRITIERS DU MARQUIS

Lorsque, vers la fin du vingtième siècle, l’existence du Léviathan fut devenue un fait indéniable, certains penseurs se demandèrent pourquoi cet animal nouveau dans l’échelle des êtres n’avait point fait son apparition quelques siècles plus tôt. Ils ne comprirent point suffisamment, peut-être, combien l’évolution était devenue toujours plus laborieuse au fur et à mesure que surgissaient des êtres plus complexes et quelles conditions particulières il avait fallu réaliser pour que le Léviathan pût enfin succéder à l’homme comme roi de la création.

Ce fut la science, et la science seule, qui, par une double préparation, au dix-huitième et au dix-neuvième siècle, permit cette éclosion. Jusqu’alors, en effet, on avait pu penser que l’évolution s’arrêterait à l’homme ; puis, lorsque cette suppotion parut absurde, on avait parlé volontiers de surhomme.

Depuis les débuts de la civilisation, l’homme avait su créer, en effet, une vie artificielle dont il demeurait le maître absolu et qui le mettait bien au-dessus des autres animaux. Grâce aux lois, aux mœurs, aux constitutions sociales, aux principes de toute espèce qu’il s’était donnés, sa mentalité s’élevait chaque jour davantage, et son idéal immortel semblait devoir échapper à tout jamais aux règles naturelles.

C’était donc ces règles morales qu’il fallait détruire à tout prix pour créer le Léviathan, et ce fut la science qui se chargea de cette lourde tâche.

En développant l’étude des sciences naturelles, les philosophes du dix-huitième siècle accoutumèrent, petit à petit, l’esprit humain à la pratique des sciences exactes. On n’admit plus que les lois de la nature, et tout l’édifice social parut un vain échafaudage hypocrite et suranné.

Il y eut un homme qui, en ce temps-là, osa pousser les théories nouvelles jusqu’à leurs dernières conséquences : ce fut le marquis de Sade. Avec une logique implacable, et dans une forme parfois digne des encyclopédistes, il développa, sans en omettre un seul détail, le programme nouveau qui allait être celui des penseurs du siècle suivant.

Selon lui, plus de fausseté, plus d’hypocrisie, le flambeau de la philosophie (c’est-à-dire de la science) a dissipé toutes les impostures anciennes ; il convient de s’en tenir au rôle dicté par la nature et de ne plus écouter que nos seuls instincts.

L’homme doit chercher à développer ses émotions le plus possible dans le sens indiqué par la nature, et la douleur étant plus grande que le plaisir, la douleur doit être l’agent principal du succès. C’est en blessant les arbres que l’on obtient de beaux fruits ; la cruauté est un ordre même de la nature.

Celle-ci, contrairement aux fausses idées chrétiennes, nous ordonne de faire aux autres ce que nous ne voudrions pas qu’il nous fût fait. La raison du plus fort est toujours la meilleure ; Bismarck, Nietzsche et les meilleurs auteurs du dix-neuvième siècle n’ont rien dit de mieux.

Il est regrettable que cet écrivain ait compromis la réputation de ses ouvrages par d’absurdes bravades érotiques qui permirent à ses héritiers directs de faire rayer son nom de l’histoire littéraire ; s’il s’en fût tenu aux seules idées philosophiques qu’il exprimait alors, sa place dans l’histoire des idées, à la veille de la Révolution française, eût été celle d’un ancêtre vénéré. Il suffit de relire les principaux ouvrages des écrivains du xixe siècle pour s’en convaincre.

Dans son Origine des espèces et sa Descendance de l’homme, Darwin ne fit que confirmer point par point toutes les affirmations du marquis, et remettre en première place l’instinct naturel de sélection. Les économistes, de Malthus à Stuart Mill, ne firent également que ratifier la brutalité de pareilles assertions.

Les littérateurs et les artistes hésitèrent pendant une partie du dix-neuvième siècle ; mais, bientôt, ils se convertirent, eux aussi, en présence des progrès incessants de la science, aux conclusions imposées par les lois naturelles. Le romantisme ne fut d’abord qu’un réalisme déguisé, et le naturalisme convertit définitivement les artistes aux doctrines scientifiques.

Ce fut ainsi que la littérature, au début du vingtième siècle, ne fut, en résumé, qu’une application étroite des règles posées par la Révolution française, et que la suprématie de l’instinct ramena l’homme qui, un instant, avait cru devenir Dieu, au simple rang des autres animaux qui l’avaient précédé dans l’échelle des êtres.

Cette évolution morale eût été insuffisante pour permettre la réalisation du Léviathan, si l’organisation scientifique du monde entier n’avait fourni d’autre part la matière universelle nécessaire à la création de l’être nouveau.

L’homme réduit à l’état de cellule sociale, n’ayant plus d’autre loi que l’instinct naturel, ne fut plus que la matière plastique de l’être nouveau ; le lien général chargé de réunir ces divers éléments fut fourni par les exigences scientifiques de l’organisation nouvelle. Le monde ne fut plus qu’un être colossal dont toutes les parties demeuraient solidaires et dont aucune ne pouvait vivre séparée de l’ensemble. Une maladie, ressentie en un point quelconque du globe, se répercutait immédiatement dans le corps entier ; un arrêt de fonctionnement dans la nutrition ou dans le système nerveux du Léviathan, compromettait, tout aussitôt, la vie de l’être entier. Les cellules, incapables désormais de vivre d’une vie indépendante, ne connaissaient plus que leurs instincts naturels. Privées de toute idée générale, elles ne pouvaient plus prétendre au superbe isolement des individualités d’autrefois ; la vie morale ne leur appartenait plus en propre : le Léviathan, seul, représentait l’intellectualité supérieure réservée au Maître du monde.

XVI

L’ÂME INCONNUE

Le côté le plus curieux de l’extraordinaire développement du Léviathan, au début du vingtième siècle, ce fut, je l’ai dit, le consentement universel et inconscient des hommes qui servirent de pâture à ce monstre colossal.

Depuis plusieurs années déjà, la science avait suffisamment dégagé la théorie matérialiste pour que personne au monde ne put croire désormais à la nécessité d’une âme dirigeant le corps humain, ou d’un roi dirigeant le corps social. On croyait que la vie de l’ensemble n’était composée que de la vie des cellules, et qu’aucun point central matériel ne pouvait exister réellement dans cet ensemble. On avait renoncé à l’ancienne idée d’une construction mécanique groupée autour d’un centre réel, bien que cette théorie eût été fort en faveur dans toutes les civilisations primitives.

On avait décidé que le tout n’était qu’un composé des parties, et cela rassurait sur les intentions du Léviathan tous ceux : qui pensaient que cet être supérieur n’existait qu’en fonction de ses cellules constitutives, c’est-à-dire des hommes.

Au surplus, l’idée de cet être supérieur n’était point neuve.

Thomas Hobbes fut un homme admirable en ce sens que, le premier de tous, il osa écrire, en 1654, en tête de son introduction au Léviathan, que si la nature est ce monde que Dieu construit et gouverne par son art divin, l’homme, de son côté, par industrie, produit en imitation un animal artificiel, et cet animal formidable, ce Léviathan, c’est la société, c’est l’État.

Hobbes a poussé sur ce point l’assimilation fort loin ; mais dominé comme il l’était par cette idée que le corps humain est dirigé par un pouvoir central très réel que l’on appelle l’âme, il a tout naturellement construit sa thèse en faveur du pouvoir absolu et de l’indiscutable autorité d’un monarque ne prenant conseil que de lui-même.

D’après lui, un roi qui serait soumis aux pauvres, aux débiles ou aux malhonnêtes gens ne serait ni divin, ni grand, ni en sécurité. Toute propriété émane du souverain. Le pouvoir ne peut être divisé sans dissolution. Toutes les maladies habituelles aux hommes se retrouvent dans l’État : un homme qui a lu, par exemple, des livres libertaires en faveur du tyrannicide, est atteint d’hydrophobie ; il désire perpétuellement boire de l’eau pure, mais elle lui fait horreur. Athènes et Carthage sont mortes de boulimie. L’agitation du petit peuple est analogue à celle des ascarides. Le loisir et le luxe engendrent la léthargie…

Ce fut certainement ce que l’on conçut de plus fort, de plus précis en la matière, et tout ce que l’on écrivit ensuite sur la nécessité d’un contrat social ou en faveur de l’absolutisme, peut paraître insignifiant en comparaison de cette doctrine scientifique qui s’accorda d’une façon si précise, trois siècles après, avec les découvertes de la science.

Malheureusement, Hobbes, de même que ses successeurs qui écrivirent sur l’organisme d’État, ne vit jamais dans cette image autre chose qu’une comparaison facile et frappante, une analogie littéraire utile pour la construction rationnelle d’une théorie politique.

Or depuis l’an deux mille, l’on sait combien ces tâtonnements politiques n’étaient que de vaines aspirations instinctives, que de vagues suggestions symboliques destinées à masquer la transformation bien réelle qui s’opérait dans le monde économique.

Rien n’était plus réel, moins artificiel, que la naissance du Léviathan qui, petit à petit, amalgamait dans son corps matériel tous les individus de bonne volonté à la façon dont le corps humain emprisonne, discipline, sacrifie les cellules organiques qui lui sont soumises. Sans doute ces cellules n’ont-elles point conscience de leur état de dépendance, chacune d’elles travaille suivant ce qu’elle croit être sa propre inspiration. Des batailles ont même lieu entre certaines cellules du corps humain et des cellules ennemies qui les attaquent, chacune d’elles se figure agir pour son propre compte alors qu’elle ne fait partie, en somme, que d’un ensemble qu’elle ne comprend pas. Cet ensemble, l’homme seul qui en bénéficie, peut en avoir conscience, lui seul profite de l’activité bénévole des cellules, lui seul les domine suivant sa volonté, les tue ou les fait vivre, abrège indirectement leur existence par ses excès, la prolonge par sa tempérance ou par sa science ; et cependant chaque cellule peut nier l’existence d’une conscience supérieure qu’elle rend possible, mais qu’elle ne soupçonne pas.

Ce fut exactement dans les mêmes conditions que vécurent les hommes dès le début du vingtième siècle, persuadés de leur entière indépendance mais chaque jour cependant plus étroitement unis les uns aux autres et perdant leur personnalité au profit d’une personnalité supérieure qui les dominait tous.

Au surplus, les philosophes eux-mêmes avaient pris soin de rassurer l’humanité sur les conséquences d’un développement de l’organisme social. Spencer avait fait entendre que dans un pareil organisme, le tout vivait pour les parties, et non point, comme dans le corps humain, les parties pour le tout. Claude Bernard avait, sur ce point, apporté des précisions scientifiques rassurantes : « Les propriétés vitales, avait-il dit, ne sont en réalité que dans les cellules vivantes ; tout le reste est arrangement et mécanique ».

C’était la vieille théorie mécanique de Descartes et de Hobbes, mais dégagée de tout dogme chrétien, toute substance étant corporelle et les phénomènes se réduisant à des mouvements.

Seulement, il faut bien le reconnaître, ces théories anciennes supposaient l’existence d’un point central, de l’âme ou d’un souverain absolu, et par là même, elles se rapprochaient davantage de la réalité que les théories matérialistes du vingtième siècle.

Ces théories spiritualistes, ainsi que je l’ai dit plus haut, furent répudiées par l’esprit scientifique du vingtième siècle qui considéra que les notions d’âme ou de souverain n’étaient, à bien prendre, que des superstitions d’un autre âge. Et personne, à ce moment là, ne comprit que ces idées naïves, mais communes à toute l’humanité primitive, devaient cependant cacher, sous un symbolisme grossier, une réalité beaucoup plus prenante, plus agissante qu’on ne pensait.

Évidemment, l’âme ou le roi, ce n’est là que du fétichisme primitif ; mais lorsque l’on se place au point de vue de la quatrième dimension, lorsque l’on sait ce que cachent les phénomènes, lorsqu’ils nous apparaissent dégagés de l’espace et du temps, ces idées deviennent non seulement réelles, mais constituent la seule réalité.

Dès le vingtième siècle, il eût été cependant facile de s’en convaincre avec un peu de réflexion.

Oui, sans doute, dans le corps humain, la vie est tout entière dans chaque cellule, mais cependant nous savons qu’en supprimant l’un ou l’autre de ces cellules, on n’arrive jamais à supprimer celle qui devrait représenter, dans la théorie matérialiste, le noyau central qui assure l’unité de l’individu.

Dans le cerveau lui-même, telle ou telle partie peut être supprimée par une intervention chirurgicale, sans que cependant l’unité de l’individu s’en trouve jamais atteinte, et rien ne permet de localiser cette unité dans telle ou telle cellule spécialement différenciée.

De même, dans la société, ce n’est point en supprimant tel ou tel rouage que l’on arrive à détruire l’idée sociale. La personnalité matérialiste du Léviathan était sur ce point tout aussi indiscutable que celle de l’homme. C’est qu’entre la théorie matérialiste grossière et la théorie idéaliste naïve, il existe autre chose, une réalité des idées, la seule réalité au monde mais qui ne relève que du point de vue de la quatrième dimension.

XVII

L’ERREUR DU XXe SIÈCLE

Il est facile de s’en rendre compte avec le recul du temps : la désastreuse apparition sur terre du Léviathan, substituant sa colossale personnalité artificielle aux individualités humaines, fut entièrement due à l’erreur scientifique, étroite et puérile du vingtième siècle. Je dis puérile, car un peu de réflexion suffit à faire comprendre que l’homme ne saurait en aucune façon s’évader de sa double personnalité matérielle et morale, et qu’il lui faut recourir tour à tour à l’analyse et à la synthèse pour raisonner, comme il lui faut aspirer et expirer tour à tour pour vivre.

Que dirait-on d’un orfèvre qui refuserait désormais de travailler l’or brut qu’il possède et qui voudrait le vendre à ses clients en leur persuadant que cette matière est la vérité toute nue, sans fard, sans artifice, et que rien ne vaut la matière brute telle que la nature nous l’offre dans toute son authenticité ?

Que dirait-on également d’un orfèvre qui prétendrait nous vendre un bijou finement ciselé, mais dont la matière ne serait point authentique ? Nous aurions pour lui toutes les sévérités du roi Hiéron.

Que dirions-nous également d’un orfèvre qui prétendrait nous vendre son travail dégagé de toute espèce de matière et nous faire acheter le rêve qu’il a conçu d’une œuvre d’art ?

Le premier serait pour nous une brute grossière, le second un voleur et le troisième un fou.

Ce furent cependant, en matière d’art, à ces différents marchands que le vingtième siècle donna sa clientèle. Avec bon sens, toutefois, il repoussa presque tout aussitôt les fous et les voleurs : mais il se confia définitivement aux marchands de matière brute. Pas un instant, il ne se dit qu’en dehors de ces trois catégories pouvait en exister une quatrième, composée d’artistes véritables, puisant dans la nature de la matière vraie et la transformant ensuite, par l’intermédiaire de leur pensée, en objets d’art d’un prix inestimable.

C’est assez dire que les partisans de la matière brute eurent vite raison des seuls adversaires qu’on leur opposait ; ils démontrèrent sans difficulté le vide des idéologues, ils dénoncèrent aisément l’imposture des esthètes faussaires, et l’on se consacra désormais sans réserve au culte de l’art nouveau, qui n’avait à bien prendre qu’un seul défaut, celui d’exclure toute idée, même lointaine, d’un art quelconque, puisqu’il ne lui était point nécessaire de recourir à la pensée intermédiaire d’un artiste.

Au surplus, la paresse intellectuelle de chacun y trouvant son compte, on renonça bientôt à tout effort individuel de pensée ; on se confia, chaque jour davantage, aux certitudes matérielles ; et, comme la pensée ne saurait perdre ses droits dans l’humanité, pas plus que l’expiration physique dont nous parlions tout à l’heure, sous peine de mort, on se contenta de principes dégénérés, de formules sociales extérieures préparant la déchéance des individualités humaines et le triomphe du Léviathan.

Le plus extraordinaire dans cette aventure, ce fut l’étonnant prétexte anticlérical que l’on prit alors pour répudier toute conception idéaliste.

Avec le progrès des idées libres et l’envahissement de la science, il n’est point besoin de rappeler que ce soi-disant péril clérical était alors complètement chimérique. Dans des pays de liberté tels que la France, par exemple, le retour d’une autorité religieuse était tout aussi illusoire que la restauration possible d’un despotisme politique à la manière des temps passés.

Mais l’annonce de ce péril fantôme servit de prétexte. On n’hésita pas à accuser de réaction et d’obscurantisme tous ceux qui osaient prétendre que l’idée devait dominer le monde, que les préoccupations matérielles ne devaient passer qu’au second plan, et que le culte de l’art et le développement des idées étaient, en somme, le seul but spécial proposé à l’activité humaine.

Tout naturellement, je le répète, les idées ne perdant pas leurs droits, on se contenta d’en avoir d’insuffisantes ou de mauvaises, et l’on s’efforça de détruire toutes celles qui, accumulées par de longs siècles de recherches et d’efforts, formaient le fond même de la race et permettaient à un homme nouveau de prolonger en sa personne l’effort des siècles au lieu de l’ébaucher d’une façon puérile au cours de quelques années d’insignifiante activité.

Un peu partout, dans toutes les manifestations de l’activité humaine, on s’efforça de couper les racines traditionnelles, et cette guerre acharnée se manifesta dans les moindres détails de la vie quotidienne.

En peinture, en sculpture, en musique, on voulut innover bruyamment, ne plus tenir compte des siècles de recherches et d’expériences qui avaient précédé ; les peintres n’eurent plus ni métier, ni technique ; les sculpteurs n’en conservèrent quelques souvenirs que par l’intermédiaire de leurs praticiens. Quant aux musiciens, ils rejetaient délibérément vingt siècles de grâce naturelle et d’harmonie, voulues par des générations de penseurs et de poètes.

Cette poursuite se marqua plus encore dans l’établissement des programmes scolaires, dans la suppression des études classiques et un mur artificiel fut élevé devant chaque enfant, entre la constatation présente de résultats incompréhensibles et l’étude des causes et des raisons logiques des faits actuels. On sentit bien désormais que l’on vivait toujours sur la terre des morts, mais la porte du cimetière fut définitivement fermée, et personne n’apprit plus à connaître quelles avaient été les souffrances et les joies, les volontés et l’effort de ces parents intellectuels à jamais disparus.

Il n’y eut point d’exception dans cette proscription puérile du passé, et il ne fut point jusqu’aux comédiens et aux spectacles que l’on ne séparât à tout jamais des traditions classiques d’autrefois.

Le plus curieux, c’est que la même poursuite se retourna contre les savants eux-mêmes. Par un irrésistible besoin d’idées générales et d’anticipations scientifiques, on en vint à donner le nom de savants à ceux qui, par de simples jeux de pensée, prédisaient l’avenir ou construisaient de toutes pièces des systèmes hasardeux. On écoutait ces charlatans avec la même joie que mettaient les Gaulois d’autrefois à entendre conter les fabuleuses histoires de voyageurs qui venaient de loin.

On tint, au contraire, dans le plus profond mépris les savants véritables qui, par leurs recherches incessantes, par leurs classifications certaines, construisaient traditionnellement les bases inébranlables de la science, et dont les travaux de pure constatation servaient, en somme, de support aux imaginations des chercheurs.

En matière de travaux historiques, on traita de réactionnaires poussiéreux les savants véritables, qui mettaient au jour une laborieuse documentation ; tous les honneurs allèrent, au contraire, aux écrivains hâtifs qui utilisaient ces documents pour les transformer en synthèses rapides et hasardeuses.

En science naturelle, la même accusation fut portée contre les classifications de la chimie et de la biologie : on n’estima plus que les devins.

Sans s’en rendre compte, l’humanité n’avait fait que tuer les artistes et les savants véritables en les accusant de réaction. En honorant, au contraire, les sorciers et les faiseurs de tours, elle ne fit que retomber sans s’en douter, dans le fétichisme le plus grossier ; elle manqua du même coup l’idée qu’elle, voulait combattre et la science qu’elle voulait soutenir, et cette décadence déplorable la livra sans défense au groupement artificiel et sans issue du Léviathan à cet être monstrueux et sans cerveau dont on attendait toute direction.

XVIII

LES QUATRE DIMENSIONS DE L’ESPRIT

Ce fut, on peut bien le dire maintenant, la retentissante aventure des singes qui entraîna la fin du Léviathan.

Depuis ses origines, le Léviathan s’était développé d’une façon essentiellement matérialiste, suivant les données mécaniques de la science. Il représentait, en somme, un être monstrueux et hors série, analogue aux animaux géants antédiluviens que leur manque de proportions condamnait d’avance à une disparition inévitable.

Ce que l’on saisit mieux encore, lorsque le Léviathan eut disparu, ce fut la différence essentielle qui le séparait de l’être humain, et, d’une façon générale, de tous les autres êtres.

Jusque-là, on n’avait pu comprendre, d’une façon très claire, quelle était la constitution véritable de l’esprit humain. On entrevoyait bien, sans doute, que les idées étaient alimentées par la sensation et que, d’autre part, elles se réfléchissaient sur l’écran de la conscience ; mais tout cela restait dans l’obscur domaine des mots et ne pouvait avoir que la valeur d’une spéculation philosophique.

La constitution de l’esprit humain apparut, au contraire, des plus claires lorsque l’on commença à comprendre que sur terre, en dehors de l’espace à trois dimensions perçu par nos sens, il existait une quatrième dimension grâce à laquelle on pouvait saisir intégralement l’univers.

Cette quatrième dimension, aux premiers âges du monde, ne pouvait être perçue que par l’esprit. Elle fut ce qu’on appela, faute de mieux, la conscience. Grâce à cette notion tout intérieure, l’homme pouvait se faire une idée intégrale de la nature, compléter les notions de l’espace à trois dimensions fournies par les sens, par la quatrième dimension perçue intérieurement, et se former ainsi des idées générales, des vues scientifiques irréprochables de l’univers entier.

Il fallut des siècles et des siècles de recherches pour que cette notion, cependant si simple, se fît jour dans l’esprit humain. On comprenait bien que tous les renseignements homogènes fournis par les sens n’avaient point de valeur intellectuelle s’ils ne se complétaient pas du jugement de l’esprit ; on sentait bien que cette notion intérieure hétérogène n’était cependant point particulière à tel ou tel esprit, mais qu’elle les dominait tous ; on comprenait également qu’elle seule pouvait fournir le lien nécessaire entre le passé et le présent, suggérer les notions de permanence, d’éternité ou d’art, mais aucun philosophe n’était parvenu à établir la nature exacte de ce sens intime, et, faute de mieux, la quatrième dimension, perçue seulement par l’esprit humain, fit les frais de toutes les religions. On projeta au dehors les heureux enseignements qu’elle donnait à l’intelligence humaine ; on inventa des objets extérieurs qui s’appelaient le temps, l’éternité, dieu ou l’infini, et l’on ne comprit point que l’intelligence humaine était le centre du monde, qu’elle seule réunissait, d’une façon complète, toutes les connaissances possibles capables de nous révéler la nature entière dans son intégralité.

L’idée de la quatrième dimension englobant le temps, on ne comprit pas enfin qu’elle n’avait, à proprement parler, ni commencement ni fin, qu’elle était simultanée chez tous les êtres, à toutes les époques, et l’on se contenta de penser qu’elle était transmise héréditairement de père en fils avec la vie.

Le Léviathan, lui, ignora toujours cette science intime de la quatrième dimension. Entièrement construit à l’imitation des sens, il ne connut, durant toute son existence, que les seuls renseignements matérialistes à trois dimensions fournis par les sens. Il fut le dieu voulu par l’homme à l’image de ses théories d’alors.

Et dès lors son existence se poursuivit avec toute la folle inconscience que peut présenter une activité scientifique dépourvue de tout contrôle intérieur. Logiquement, tout ce que faisait le Léviathan était bien fait puisqu’il n’agissait qu’en déduction de croyances auxquelles il devait la vie. Son règne ne fut, en résumé, qu’une perpétuelle pétition de principe bien faite pour satisfaire aux exigences scientifiques les plus rigoureuses.

Le Léviathan ne connaissait point de contradictions, il ignorait la haine et le sacrifice ; le dévouement était pour lui sans signification, et l’amour inconnu.

Les règles sociales une fois posées, il suffisait de les suivre sans y rien changer, et elles ne pouvaient se contredire. Du jour où l’on avait admis que l’homme-cellule ne pouvait vivre en dehors de la société, qu’il lui devait tout, que d’elle seule dépendait son existence matérielle, tout acte commis par le Léviathan ne pouvait l’être qu’au bénéfice de toutes les cellules sociales.

Son organisation communiste des plus absolues se compléta bientôt d’une répartition savante des anciennes fonctions humaines coupées en morceaux. Les fonctions de reproduction de la race furent elles-mêmes confiées à des laboratoires, toute initiative individuelle fut remplacée par d’indiscutables instructions données à chacun pour les moindres actes de sa vie.

On se félicita bientôt de la suppression définitive des tribunaux, qui n’avaient plus de raison d’être, le monde étant désormais condamné à la perfection et toute révolte individuelle ne relevant plus que du domaine médical.

Il y eut bientôt, dans tout le Léviathan, comme une formidable vague d’ennui qui s’abattit sur tous les hommes. Dépourvus d’initiative et de toute émulation, les êtres humains ressemblaient chaque jour davantage aux cellules disciplinées qui composaient leur propre corps.

On savait que le Léviathan, basé sur la logique scientifique la plus exacte, ne pouvait se tromper ; que s’il agissait mal, ce ne pouvait être que pour éviter un plus grand mal, et l’on en vint à s’abandonner complètement au formidable réseau scientifique qui composait son corps.

Il fallut l’extraordinaire aventure des singes pour réveiller les cellules humaines de leur dangereuse léthargie.

On parla tout d’abord, avec étonnement, de ce couple de gorilles qui, enfermés dans une des cages du Muséum, avaient pu, grâce à un lent travail, écarter deux barreaux, ouvrir la porte et se cacher, de nuit, dans le laboratoire de vivisection où l’on se proposait de commencer de longues et intéressantes expériences sur leurs deux petits que l’on avait enlevés la veille à leur affection.

On commenta vivement l’épouvantable audace de la mère qui, s’emparant d’instruments de chirurgie, n’avait point hésité à assassiner deux savants du Muséum et à s’enfuir ensuite sur les toits en emportant ses enfants.

Cette révolte individuelle, venant d’un simple animal, frappa vivement les hommes-cellules de ce temps-là, dont on sacrifiait chaque jour les enfants pour les besoins de la science, sans provoquer de leur part aucune protestation.

Un parti de révoltés se forma bientôt, composé de quelques penseurs qui, depuis longtemps déjà, étaient arrivés à comprendre le rôle exact que jouait la quatrième dimension dans l’esprit humain.

Ils n’hésitèrent point à dénoncer le Léviathan comme n’étant qu’un animal monstrueux, inconscient, construit à trois dimensions, et incapable, par cela même, de régner utilement sur le monde.

Chose curieuse : le Léviathan, pour qui la contradiction était inconnue, demeura passif pendant tout le temps que s’instruisit son procès devant le tribunal de l’opinion ; et, petit à petit, le réveil des consciences se complétant, on comprit, le jour où l’on voulut en finir avec sa toute-puissance, que cette toute-puissance était déjà morte depuis longtemps.

XIX

LE FLOT QUI L’APPORTA…

Ce ne fut que très longtemps après la mort du Léviathan que l’on commença à comprendre nettement par quelles complicités morales cet être colossal avait pu se développer, et par quel laborieux et obscur travail de ses adversaires son corps avait pu se désagréger.

Cette lutte sourde et profonde avait débuté vers la fin du dix-neuvième siècle, entre naturalistes et humoristes ; et bien que les adversaires aient changé de nom en cours de route, ils n’avaient cessé de représenter les deux partis en présence jusqu’à la fin de la lutte.

Depuis le premier jour théorique où le premier homme ouvrit ses yeux à la nature, puis réfléchit à ce qu’il venait de voir, rien, en effet.

n’avait été modifié dans l’histoire de la pensée humaine. C’était toujours ce double mouvement de flux et de reflux, d’aspiration et de respiration, cette perpétuelle oscillation entre les données immédiates de la conscience et les renseignements sur les phénomènes extérieurs fournis par les sensations. Où se trouvait située, dans ce perpétuel mouvement de va-et-vient, la personnalité véritable de l’homme ? Personne ne pouvait le dire au juste. À mi-chemin entre le relatif et l’absolu, jugeant les événements mobiles d’après une mesure intérieure et immuable, l’homme regardait tantôt vers l’extérieur les phénomènes changeants, tantôt il considérait vers l’intérieur les notions immuables auxquelles il les comparait.

Presque toujours, cependant, par un besoin instinctif de se spécialiser, l’homme choisissait l’une ou l’autre de ces deux attitudes. Lorsqu’il affectait de ne considérer que les phénomènes extérieurs, de les analyser scrupuleusement et d’attribuer à eux seuls un caractère de vérité, il se posait en savant et en naturaliste, il se faisait disciple d’Aristote ; lorsqu’il affectait, au contraire, de ne s’intéresser qu’aux notions intérieures, de n’attribuer de réalité qu’à la vie mystique, il devenait un platonicien, et ne trouvait la vérité que dans le seul monde des idées.

On peut s’étonner qu’un exclusivisme aussi intransigeant, dans un sens comme dans l’autre, n’ait point paru ridicule de tout temps. Il n’est pas très difficile de comprendre, en effet, qu’une analyse scientifique est inexistante sans un principe immuable et immobile qui permette de constater des mouvements relatifs ; et que, d’autre part, une synthèse artistique ou morale n’est possible qu’en partant de l’analyse. On ne saurait analyser sans un analyste ; on ne saurait synthétiser en l’absence d’éléments.

Quoi qu’il en soit, cette vérité enfantine n’apparut point clairement aux savants et aux littérateurs du dix-neuvième siècle, qui, enthousiasmés par les découvertes toujours plus considérables de la science, abandonnèrent toute synthèse et décidèrent de ne plus admettre dans les recherches humaines, que la seule analyse.

Le naturalisme envahit tout ; il passa bientôt des sciences naturelles dans la littérature et dans l’art, par l’intermédiaire de la psychologie. On ne connut plus que des descriptions exactes, que des analyses minutieuses, que des monographies de famille, des fiches anthropométriques, des photographies réalistes, que l’on dénomma des tranches de vie.

Les peintres s’appliquèrent à devenir de scrupuleux photographes en couleurs, le triomphe de la sculpture fut réalisé par le moulage, la littérature ne connut d’autre gloire que d’imiter le style rigoureux des rapports scientifiques et d’enregistrer des documents réalistes. Et comme, tout naturellement, la synthèse restait toujours la base inconsciente et inavouée de ces travaux, elle devint bientôt tout instinctive et, par conséquent, lamentable.

Un fait plus grave se produisit bientôt qui hâta la naissance du Léviathan. À force de répudier l’existence d’une conscience intérieure, les hommes qui, cependant, ne pouvaient s’en passer, s’imaginèrent de la projeter à l’extérieur, d’en faire une conscience fétichiste et sociale. De même que dans la vie naturelle du corps, certaines actions réflexes, habituelles et vulgaires ne réclament plus l’intervention du cerveau, de même, dans le nouveau corps social du Léviathan, une série de lieux communs, de nécessités d’usage, de principes arbitraires, forma comme une vaste conscience extérieure, comme un bulbe monstrueux qui fut l’embryon de conscience du Léviathan.

Comme au temps des religions primitives, les hommes se déchargèrent d’une partie de leur libre arbitre en faveur de règles surnaturelles, de superstitions sociales, de nécessités soi-disant inévitables, de prétendues fatalités de la race, qu’ils décorèrent pompeusement du nom de lois naturelles.

Logiquement, l’instinct reprit la première place. Au lieu de se gouverner eux-mêmes, les hommes s’imaginèrent qu’ils étaient gouvernés par des lois extérieures, et, inconsciemment, avec les progrès du naturalisme, ils avaient favorisé le développement monstrueux et anormal du Léviathan.

C’est alors que commença à se faire jour l’inévitable mouvement de réaction platonicienne.

Ce fut au début, tant l’entreprise semblait périlleuse, sous une forme conciliante et ironique qu’elle se présenta et ce furent les commencements de l’humour. Les humoristes, individualistes irréductibles, affectèrent tout d’abord de s’intéresser prodigieusement aux conquêtes de la science, et, de fait, ils s’appliquèrent à les étudier avec soin, une analyse impeccable étant, au préalable, la condition de toute bonne synthèse. Leur précision scientifique fut celle de juristes et de sportsmen.

Les humoristes étudièrent donc la nature, ils affectèrent de se montrer plus naturalistes que les naturalistes, plus épris des découvertes que les savants eux-mêmes ; en quelques pas, ils atteignirent aux limites extrêmes de la science ; et là, ils affectèrent de ne point s’apercevoir qu’elle pouvaitavoir des limites : ils continuèrent leurs analyses, leurs déductions dans le vide, ils démontrèrent ainsi, par l’absurde, quelles étaient les limites de la science.

Jusqu’alors ils n’avaient employé que la méthode socratique, ils s’étaient contentés de traiter le mal par le mal à la manière des homéopathes. Bientôt, lorsqu’ils se sentirent plus forts, ils reprirent résolument le chemin de la synthèse et, forts désormais de leur science acquise, ils purent entreprendre l’œuvre d’art qu’ils rêvaient.

On comprit alors seulement tout le sérieux de leur campagne, toute la portée de leur prétendue bouffonnerie. Petit à petit, certains penseurs se reprirent, à leur exemple, et remirent en honneur, à sa véritable place, l’idéal humain et la société faite à son image.

Des milliers de gens qui avaient abdiqué leur personnalité au profit du colosse social, comprirent combien leurs espoirs avaient été chimériques et qu’il n’était de vérité, d’unité morale que dans l’individu.

Ce fut le commencement de la lente désagrégation du Léviathan et d’une réaction idéaliste, qui, comme toutes les réactions, dépassa un instant le but qu’elle se proposait. On en vint à maudire tous les groupements sociaux qui, cependant, pouvaient avoir une incontestable utilité matérielle ; on en vint à tout décider, suivant l’inspiration individuelle du moment.

Après le flot formidable du naturalisme, qui avait apporté avec lui le Léviathan, ce fut, en sens contraire, celui de l’idéalisme qui, longtemps encore, mais plus lentement cette fois, continua ce lent mouvement de va-et-vient que nous appelons la vie.

La renaissance idéaliste véritable ne s’affirma cependant que bien plus tard, au temps de l’Oiseau d’or, lorsque la quatrième dimension devint commune à tous les hommes. Entre la mort du Léviathan et cette époque lointaine il convient donc de placer une fausse renaissance idéaliste à trois dimensions qui ne fut en somme que le Règne absolu de la science dirigé par quelques savants.

Dans les chapitres qui vont suivre je relaterai certains événements curieux ou étranges qui me furent révélés au cours de mes voyages et qui caractérisent suffisamment cette période brutale et autoritaire de la grande histoire du monde.

XX

LE CHIEN DISSOCIÉ

Parmi les aventures monstrueuses qui marquèrent les débuts de la période scientifique, il faut noter tout particulièrement l’extraordinaire histoire de la Société d’Exploitation Commerciale de la Planète Mars.

La Terre fut, à ce moment-là, à deux doigts de sa perte, et la moindre imprudence, sans un invraisemblable concours de circonstances, eût amené sa destruction complète.

On sait que depuis de longues années les savants s’étaient préoccupés de communiquer avec la planète Mars. On avait finalement déterminé l’emplacement le plus favorable aux essais de communication interplanétaire et l’on avait établi là un champ d’expériences immense.

Les résultats obtenus étaient tenus rigoureusement secrets. C’était en effet une société financière, au capital de plusieurs milliards, qui avait résolu d’établir les communications nécessaires, et il était bien entendu que cette société se réservait le bénéfice exclusif des secrets qu’elle pourrait ainsi découvrir.

Longtemps les résultats furent négatifs. On dessinait bien sur le sol d’immenses triangles lumineux ou des cercles, on décida même un jour de faire des dépenses folles pour reconstituer lumineusement, sur une base de 400 kilomètres, la construction du carré de l’hypoténuse. Aucune réponse probante ne venait de Mars.

On essaya également de reproduire sur le sol, en lumière noire cette fois, le diagramme d’une impression phonographique. Cette fois le résultat fut immédiat, et ce fut, tremblant d’émotion et de stupeur, que le télégraphiste enregistra un radio-télégramme, venu sans aucun doute de la planète Mars et rédigé en français :

— « Oui, » disait-il, « c’est plus intelligent ». On crut d’abord à une plaisanterie faite par des ennemis de la Société Commerciale ; puis, bientôt, il fallut se rendre à l’évidence ; les communications devinrent plus actives, et des instructions précises furent données par les marsiens sur la façon dont on pouvait communiquer avec eux commodément, au moyen de fluides capables de traverser l’éther.

On apprit ainsi, avec stupeur, que les marsiens, depuis l’invention de la télégraphie sans fil, savaient tout ce qui se passait chez nous et qu’ils étaient instruits des moindres détails de notre vie. Je n’ai pas besoin de vous dire que ces communications restèrent secrètes, la Société conservant jalousement les renseignements qu’elle pouvait ainsi obtenir des marsiens.

Les relations se développant chaque jour davantage, d’importantes questions furent posées à nos voisins sur la façon dont on pouvait obtenir l’énergie à bon marché par la dissociation de la matière.

Depuis longtemps en effet, depuis les travaux prophétiques du docteur Gustave Le Bon et la découverte du radium, cette question préoccupait vivement sur terre tous les savants. On comprenait bien, en effet, que la matière, jadis considérée comme inerte et ne pouvant restituer que l’énergie qu’on lui avait d’abord fournie, était au contraire un colossal réservoir d’énergie. C’est ainsi, d’après le docteur Le Bon, que si l’on arrivait à dissocier.

par exemple, une petite pièce de cuivre de un centime, pesant un gramme, on obtiendrait 310 milliards de kilogrammètres, soit environ six milliards huit cents millions de chevaux-vapeur, si ce gramme de matière était dissocié en une seconde.

Cette quantité d’énergie, répartie convenablement, eût été capable d’actionner, à 36 kilomètres à l’heure, un train de marchandises de 500 tonnes sur un peu plus de quatre fois un quart la circonférence de la terre. Pour faire effectuer, à l’aide du charbon, ce trajet au même train, il eût fallu dépenser 2.830.000 kilogrammes de charbon, soit 68.000 francs au lieu de 1 centime.

Il faut avouer que la question de dissociation de la matière, en dehors de son intérêt scientifique, présentait pour des financiers un intérêt économique sérieux.

La réponse des marsiens fut satisfaisante mais incomplète :

— « Pas le temps de vous donner explications ; envoyons immédiatement effluve dissociant sur corps quelconque à côté de votre appareil ».

Ce corps quelconque se trouvait être une simple côtelette d’agneau, posée dans une assiette et représentant le déjeuner du télégraphiste qui, pris au dépourvu, l’avait laissée refroidir à côté de lui.

Quelques secondes après, par des brûlures, par de petits incendies qui se produisirent tout autour, on commença à comprendre que la côtelette se dissociait lentement, et le Conseil d’administration, aussitôt prévenu, accourut.

Durant trois longues heures, les savants étudièrent avec une véritable terreur les phénomènes qui se produisirent.

Tout d’abord, les symptômes de dissociation semblaient s’être localisés à l’extrémité de l’os de la côtelette, puis bientôt on constata que la désagrégation gagnait, de proche en proche, l’os tout entier, puis la noix qui se trouvait à côté.

Nul doute, le phénomène de dissociation n’était point localisé comme dans les observations faites précédemment avec le radium ; c’était au contraire comme une faculté de désagrégation qui se transmettait rapidement, qui gagnerait bientôt les objets environnants, la maison, la contrée, le pays, la terre entière peut-être ?

Comment endiguer de pareils phénomènes ? comment en arrêter le développement ? Les appareils de télégraphie interplanétaire, détruits dès le début par l’incendie, ne permirent point de demander à ce sujet quelques instructions urgentes.

Au surplus, les phénomènes commençaient à prendre une intensité véritablement effrayante. La dissociation se faisait visiblement par à-coups : tantôt ce n’étaient que de simples brûlures, tantôt de violentes détonations ébranlant les murs, renversant les assistants. Dans quelques minutes, dans quelques secondes peut-être, on allait sans doute assister à une destruction totale, à une explosion véritable de l’univers entier.

C’est alors que se passa un événement des plus simples, des plus imprévus, et qui suffit cependant, ce jour-là, pour changer la face du monde.

Brusquement, tandis que les savants, consternés, se taisaient autour de la table mystérieuse, le chien du concierge de l’usine qui passait par là, bondit subitement dans la pièce, s’empara de la côtelette et s’enfuit avec elle dans la campagne. On s’élança tout aussitôt à sa poursuite : l’animal semblait devenu fou ; il faisait des bonds désordonnés, ses forces centuplées lui permettaient de dépister les plus habiles aviateurs lancés à sa poursuite.

À la fin, traqué de toutes parts, fou de douleur, brûlé par cette côtelette infernale qu’il avait avalée, il se précipita dans le fleuve, et pendant deux mois, ce fut une succession de phénomènes terrifiants, bien faits pour dérouter toute imagination humaine.

Le fleuve s’était transformé en un véritable volcan, rejetant de l’eau bouillante, débordant d’un seul coup, disparaissant dans la terre, pour reprendre brusquement, pendant quelques heures, son cours normal.

Il y eut à ce moment-là des choses folles dont on ose à peine enregistrer le récit. Il sembla que l’esprit du chien, dissocié lui aussi, influait sur les effrayants phénomènes qui se produisirent. On vit, certain jour, l’eau de la rivière se couvrir d’une épaisse toison de poils, puis d’embryons informes.

Un jour que le maître du chien, avec d’autres curieux, s’était approché du fleuve, on vit comme une queue énorme et poilue se dresser hors des vagues et s’agiter, tandis qu’une langue d’eau démesurée balayait les berges et venait mourir jusqu’aux pieds du maître épouvanté. Visiblement l’instinct du chien se dissociait à son tour et l’on en conçut une indicible terreur.

Puis, tous les phénomènes se calmèrent ; la dissociation s’arrêta — personne ne sut au juste pourquoi — et le monde scientifique retrouva, pour quelques mois seulement, le calme des temps passés.

XXI

LA LÉVITATION UNIVERSELLE

Ce ne fut guère qu’à la fin du vingtième siècle que l’homme commença à dominer la nature et à commander réellement à l’univers. Jusque-là, il n’avait guère fait de progrès, et c’était à peine si l’on pouvait établir de différence entre l’homme des cavernes et l’homme tel qu’il vivait, ignorant tout de lui-même et du Léviathan qui l’entourait, au début du vingtième siècle.

Il suffit de rappeler, par exemple, la stupidité et l’incompréhension générales que rencontra le retour périodique de la comète de Halley en 1910. Les hommes de ce temps-là attachaient moins d’importance peut-être à cet événement astronomique que ne l’eussent fait des pâtres chaldéens vivant quelques milliers d’années avant eux. Nulle conclusion scientifique ne fut tirée de cette rencontre importante ; personne, à plus forte raison, ne songea à utiliser pratiquement, dans un but industriel ou scientifique, le providentiel passage de l’astre errant.

Et cependant, les hommes d’alors n’avaient point l’excuse d’ignorer encore la radio-activité et cela seul eût dû les mettre sur la voie des découvertes merveilleuses qui devaient suivre quelques années plus tard.

Lorsque l’on compare cette indifférence extraordinaire à l’effarante activité qui régna en 1980, lorsque l’on entreprit la capture de la comète, on demeure véritablement confondu en songeant au pas gigantesque fait par l’humanité en ce court espace de temps. Ce pas gigantesque, il faut bien le reconnaître, fut entièrement dû à la découverte sensationnelle des lois générales de la lévitation universelle qui, complétant celles de la gravitation connues seules jusqu’alors, donnèrent la clé générale de tout l’univers.

Ce fut, en somme, la révélation définitive des origines des mondes, l’explication complète des forces matérielles ; ce fut, à n’en point douter, le point de départ de la véritable science universelle. Comment n’y avait-on pas songé plus tôt ? Il est véritablement permis de se le demander avec étonnement.

Kepler seul semblait s’être préoccupé des lois de l’énergie, mais c’était avec l’indifférence véritablement la plus surprenante que Laplace s’était empressé de laisser entièrement cette question de côté. La loi de Newton suffisait à tout expliquer. De même que les religions anciennes supposaient, à l’origine du monde, un deus ex machina, chargé de donner l’impulsion primitive à la création, de même les physiciens s’étaient empressés d’admettre comme un axiome indémontrable l’énergie de la matière, le mouvement primitif et rectiligne des nébuleuses.

Ce point de départ, une fois admis sans discussion, la gravitation universelle suffisait à rendre compte de tout le reste pour la formation des mondes. La nébuleuse primitive, agitée d’un mouvement de rotation, détachait successivement des anneaux sous l’influence de la force centrifuge, ces anneaux se rompaient comme des anneaux de fumée, et, sous l’influence de l’attraction, se condensaient en sphères formant des planètes. Lorsque le noyau central était de dimensions suffisamment restreintes, pour ne point détacher de nouvel anneau, il se condensait à son tour en soleil central.

Tout cela était fort exact, mais personne ne songeait à se demander un instant d’où venait cette force centrifuge qui formait ainsi chaque système solaire et qui, se composant ensuite avec l’attraction, permettait à chaque planète de décrire régulièrement son ellipse autour du soleil central.

Le plus étrange, ce fut que le mouvement des comètes n’éveillât point l’attention et que l’on continuât à le considérer comme relevant uniquement de la gravitation universelle. Les comètes décrivaient de traditionnelles ellipses ; elles étaient attirées et déviées par les planètes ; elles rentraient donc dans le système universel. On n’ignorait point cependant combien leur masse de faible densité devait être impressionnée par le voisinage des planètes, et l’on ne s’étonnait point cependant qu’elles ne fussent point happées au passage par l’attraction formidable des mondes.

Arago avait constaté cependant que la matière cométaire entrait fréquemment dans notre atmosphère, sans danger, et que nous pouvions, sans nous en apercevoir, traverser la queue d’une comète.

Laplace, lui aussi, avait expliqué que des comètes, très probablement, enveloppaient fréquemment la terre sans être aperçues. À cela, rien d’étonnant, puisque le vide relatif produit par la machine pneumatique la plus parfaite est encore beaucoup plus dense que la substance cométaire ; mais alors, comment expliquer que la terre n’ait point retenu toujours au passage, par sa formidable attraction, des comètes passagères ?

Sans doute, a-t-on expliqué, Laplace le premier, que notre monde devait être entouré d’innombrables comètes retenues au passage, et qu’au-dessus de notre atmosphère, se trouvait un véritable cimetière de comètes ; il n’en est pas moins vrai que beaucoup d’entre elles, que l’on perçoit à l’œil nu, ou par le télescope, s’échappent et ne subissent que très légèrement notre attraction.

Avec la découverte des lois de la lévitation universelle, tous ces problèmes devinrent d’une clarté évidente. Du jour où l’on connut exactement, grâce à l’étude plus approfondie de la radio-activité et de la lumière, les phénomènes de dissociation de la matière, on comprit quelle force rectiligne formidable possédaient les comètes, à l’exemple des nébuleuses primitives. On comprit également tout le parti que l’on pouvait tirer de cette force radiante pour l’alimentation des machines et de l’industrie et ce problème, à la fin du vingtième siècle, prit une importance de tout premier ordre.

Du jour, en effet, où l’on avait commencé à dissocier la matière terrestre dans de grandes proportions, pour en extraire l’énergie utile, on avait remarqué, avec stupéfaction, une légère augmentation des jours, puis de l’année, c’est-à-dire un léger ralentissement de la terre autour du soleil. Ce ralentissement, dû à la dissipation d’une partie de notre force centrifuge, n’avait pas été tout d’abord suffisamment remarqué. Par compensation, en effet, l’attraction s’était fait sentir et avait, proportionnellement, rapproché la terre du soleil, rétablissant ainsi, à peu de choses près, l’égalité des jours.

Ce fut seulement par des erreurs fréquentes dans les calculs astronomiques, que l’on s’aperçut bientôt de ce léger changement de position de la terre. Il n’en devenait pas moins urgent de réparer autant que possible ces pertes d’énergie centrifuge ; et l’on songea tout aussitôt à capter la force radiante des comètes. Ce fut le triomphe de la science nouvelle que de dériver, en 1986, une partie de l’énergie de la comète de Halley ; ce fut, à proprement parler, je le répète, le premier acte de royauté véritable que l’homme exerça sur l’univers.

Il y eut même, comme toujours, à ce moment-là, des excès vite réprimés. Dans le premier élan de triomphe, on alla jusqu’à utiliser toute cette force centrifuge, nouvellement emmagasinée, et on s’amusa, par pur orgueil, à augmenter dans des proportions considérables la vitesse de rotation de la terre : les journées ne furent plus que de quelques heures ; jusqu’au jour où la vitesse de rotation ayant été exactement de dix-sept fois la vitesse primitive, on télégraphia avec effroi, de l’Équateur, que les hommes et les choses n’adhéraient plus à la surface du sol. On en revint alors, progressivement, à la vitesse ancienne, et l’on se contenta d’emmagasiner, comme avant, les forces nouvelles pour les seuls besoins de l’industrie sans plus songer à la direction de la terre un moment entrevue.

XXII

L’HOMME COUPÉ EN DEUX

Vers l’an 2000 (ancien style), l’obstination des savants faillit à nouveau conduire l’humanité à sa perte.

Après la mort du Léviathan, on avait compris que le matérialisme absolu ne présentait aucune base sérieuse et qu’on devait l’abandonner définitivement. On pensa que si le Léviathan était mort, c’était sans nul doute que son corps gigantesque avait été construit uniquement à trois dimensions et qu’il avait négligé l’appui nécessaire de la quatrième dimension intérieure auquel l’homme doit la vie.

Depuis les civilisations les plus anciennes, on savait, en effet, que la vie n’était qu’une suite perpétuelle d’actions et de réactions entre le monde extérieur et le monde intérieur, et l’on figurait volontiers ce double mouvement, dans les religions anciennes, par le symbole de la respiration.

À partir de la mort du Léviathan, on avait mieux entrevu, mieux dégagé ce qu’était en somme la personnalité humaine opposée au monde extérieur et l’on avait déclaré que la conscience n’était, à bien prendre, que le sens intérieur et inné de la quatrième dimension. Ce sens intérieur se trouvait en même temps fournir la clé des grands problèmes de l’espace et du temps ; il permettait d’intégrer toutes les notions humaines, de reconstituer le monde entier en dehors de toute idée d’espace et de temps, d’en faire un bloc unique, sans commencement ni fin, de décrire, en une seule ligne, ce que l’on prenait jusqu’alors pour le geste successif des siècles.

Et tout aussitôt, comme la science ne saurait s’arrêter à de simples intuitions philosophiques et qu’il lui faut immédiatement recourir aux lumières de l’analyse, on se livra aux expériences les plus extravagantes sur le corps humain. On reprit, mais sur des bases nouvelles, l’antique constatation des mages d’autrefois concernant l’intervention nécessaire d’un nombre pair dans toutes les constructions humaines ; mais on eut le tort considérable de négliger, à ce moment, le nombre impair, qui se retrouva dans tous les mythes anciens, et qui complétait soit le chiffre douze, par le nombre treize, soit le chiffre six par le nombre sept, figurant l’unité divine. On constata simplement la dualité fondamentale de tous les êtres supérieurs, et l’on s’avisa, dans les laboratoires, de couper des hommes en deux, dans le sens vertical, pour essayer d’en faire une complète analyse.

Je n’ai pas besoin de dire qu’en ce temps-là, la technique opératoire était parvenue à un si haut degré de perfection que de pareilles opérations semblaient toutes naturelles.

Ces premières expériences ne furent couronnées d’aucun succès. Il semblait cependant logique de séparer, par un plan vertical passant par l’arête du nez, un homme composé de parties semblables des deux côtés et qui ne formait, à bien prendre, qu’un être double. Malheureusement, je le répète, cette analyse ne donna aucun résultat satisfaisant.

Tandis que depuis des siècles on pouvait sectionner un être humain dans le sens horizontal en le privant définitivement du double usage de certains membres, l’opération contraire demeurait impossible.

En section transversale, on arrivait à réaliser de véritables merveilles opératoires. Après avoir pratiqué l’ablation banale des deux bras et des deux jambes, on réussit également celle du tronc. Au moyen de canalisations très simplement réglées, la tête put vivre isolée sans aucune difficulté. On parvint même à la sectionner horizontalement, à isoler le cerveau, puis une couche horizontale de substance cérébrale. Tant que le corps ainsi réduit présentait deux parties symétriques, il continuait à montrer indubitablement tous les caractères de la vie.

Au contraire, la section verticale, beaucoup plus logique, beaucoup plus facile, semblait-il, à réaliser, puisqu’elle laissait subsister un être entier dédoublé, eut toujours pour effet d’éteindre instantanément les sources mêmes de la vie.

Les savants d’alors, dans leur entêtement, ne se découragèrent point ; cette division de l’homme qu’ils ne pouvaient obtenir anatomiquement, ils la tentèrent au simple point de vue psychique. Petit à petit, ils parvinrent à éduquer la race humaine, alors très réduite par la science, et à la diviser en deux classes nettement opposées.

D’un côté, il y eut ce que l’on appela alors les matérialistes, construits à l’image du Léviathan, chez qui toute conscience fut abolie et qui ne conservaient que la vision du monde extérieur à trois dimensions. Leurs mouvements purement réflexes étaient suscités par les besoins journaliers de la vie sociale ; ils ne connaissaient d’autres ordres que les règlements scientifiques du monde extérieur ; leur discipline était absolue, leur science très complète, leur intelligence à peu près nulle.

Il y eut, d’autre part, ceux que l’on appela les idéalistes et qui furent privés de tout moyen de relation avec le monde extérieur à trois dimensions. Leur sort fut bientôt celui des anciens fakirs hindous, leur vie intérieure se développa dans d’étranges proportions. Pourvus simplement du seul sens de la quatrième dimension, ils ignoraient tout du temps et de l’espace. Pour eux, les phénomènes ne se succédaient pas ; pour eux bientôt il n’y eut même plus de phénomènes.

Les savants du Grand Laboratoire Central se montrèrent tout d’abord enivrés par les résultats obtenus ; ils avaient enfin, à leur sens, réalisé l’analyse de l’humanité, ils tenaient décomposés, en leur pouvoir, les éléments séparés qui composaient la vie. Leur enthousiasme diminua le jour où ils comprirent que ces éléments, ainsi séparés, ni d’un côté, ni de l’autre, n’étaient capables de reproduire la vie, et que prochainement, l’humanité allait s’éteindre pour toujours.

Ils avaient bien isolé ce qui constituait pour eux, jusqu’à ce jour, l’élément idéaliste ; mais il se trouvait que cet élément, à bien prendre, n’était lui-même qu’un phénomène d’origine matérielle comme les autres. De la réunion de ces éléments seule pouvait jaillir la flamme éternelle d’intelligence, la vie immortelle qui, jusqu’à ce jour, avait conduit l’humanité à ses plus hautes destinées.

Ils s’imaginaient tenir tous les éléments du problème, avoir analysé l’intelligence humaine jusqu’à ses plus extrêmes limites, et voici que cette intelligence humaine n’existait en somme qu’au moment où tous ses éléments matériels se trouvaient en présence. Ils avaient agi comme des chimistes qui auraient isolé tous les corps simples composant un cristal et qui ne retrouveraient point, dans cette analyse, la forme géométrique du cristal à jamais disparue.

Ainsi donc, après des siècles de recherches, de progrès et d’analyses, les savants se trouvaient brutalement ramenés au point de départ : à l’ignorance profonde où l’on était, aux premiers âges du monde, des origines de la vie, de la réalité indéniable mais toujours insaisissable des idées.

Rapidement, il fallut recourir aux procédés les plus grossiers, les plus indignes de la science ; il fallut à tout prix réveiller des passions que l’on croyait à jamais abolies, recourir à ce procédé ridicule que les hommes primitifs d’autrefois appelaient l’amour.

L’humanité différenciée en matérialistes sans passions et en idéalistes dégagés de toute préoccupation phénoménale, semblait désormais incapable de reproduire les passions banales d’autrefois ; il fallut faire appel à des êtres méprisés, que l’on conservait au Muséum comme simples échantillons ethnographiques, et qui vivaient dans l’ignorance scientifique la plus absolue. On dut susciter dans ce couple primitif les passions les plus vulgaires : la jalousie, la haine et l’envie ; il fallut revêtir l’homme d’ornements somptueux à la manière des mâles préhistoriques, provoquer chez sa compagne la rage d’être abandonnée ou mal vêtue. Et quand enfin elle se plaignit au gardien-chef de ce qu’elle n’avait, en fait de vêtements, rien à se mettre, on commença à comprendre que, prochainement, l’humanité allait être sauvée. Le reste fut une affaire de temps, et des couveuses d’État, sortirent enfin des êtres anciens, conformes à la complexité des premiers âges, et dans l’intelligence de qui surgissait à nouveau la vie.

Ce fut, comme par miracle, la renaissance de l’homme, la lampe de Psyché qui, pour de longs siècles encore, se ralluma, toujours mystérieuse, toujours incomprise, mais, comme toujours, sauvant éternellement l’humanité des faillites successives de la science.

XXIII

LA VISION DE L’INVISIBLE

Ce fut quelque temps après la mort du Léviathan, que se produisit la terrible catastrophe du Photophonium qui bouleversa le monde scientifique.

La tyrannie du Léviathan, qui s’était appesantie sur l’homme durant de longues années, avait servi de leçon à la plupart des savants. On avait appris enfin que si une personnalité colossale, supérieure à l’homme, avait pu se former dans le monde, s’incorporer les êtres humains comme de simples cellules, la faute en revenait tout entière à l’orgueil qu’avaient montré les êtres humains. En revendiquant perpétuellement les découvertes positives de la science, en faisant appel au seul témoignage des sens, en repoussant toute théorie idéaliste, ils s’étaient d’eux-mêmes, suivant de naïves et antiques prédictions, jetés dans la gueule du Léviathan.

Cette vanité de vouloir tout connaître par le seul témoignage des sens était cependant, il faut l’avouer, bien puérile. Les sens, tels qu’ils existaient chez les hommes d’autrefois, n’étaient, en effet, que cinq petites fenêtres ouvertes sur la nature, en des endroits différents. En dehors des sens, le monde n’était qu’un ensemble de vibrations obscures et silencieuses et, suivant que ces vibrations étaient plus ou moins fréquentes par seconde, elles étaient perçues par l’un ou l’autre de ces sens. C’est ainsi que de trente-deux vibrations par seconde jusqu’à 36.000 vibrations, c’était l’oreille qui percevait sous forme de son. Au delà, les vibrations étaient inconnues. Plus loin encore, l’œil commençait à percevoir les vibrations à 400 trillions par seconde (lumière rouge), et il les perdait à 756 trillions (lumière violette).

Entre ces vibrations perçues par l’oreille ou par l’œil, il en existait naturellement d’autres dont quelques-unes étaient perçues par le thermomètre, les plaques photographiques ou enregistrées par des instruments électriques. Théoriquement donc rien n’empêchait l’homme d’avoir d’autres sens analogues à l’œil ou à l’oreille lui permettant de percevoir d’innombrables beautés qui lui étaient inconnues, et l’on savait que certains animaux, depuis les origines du monde, avaient perçu des phénomènes que l’homme ne voyait point : l’instinct d’orientation chez le pigeon et le flair chez le chien le prouvaient surabondamment.

Durant la période de tyrannie du Léviathan, on avait bien compris que cet animal supérieur, nouveau venu dans l’échelle des êtres, devait avoir accaparé à son profit d’innombrables sensations inconnues et l’on pensa également qu’il ne devait point percevoir de la même façon. Comment se traduisaient pour lui les sensations de lumière ou les sensations de son ? Y avait-il transposition ou synthèse de toutes ces vibrations ? Se livrait-il à des orgies inconnues de vibrations inaccessibles à l’homme ? On ne le sut jamais. Mais lorsqu’il fut mort, par crainte de voir réapparaître sur terre une tyrannie semblable à la sienne, on n’eut rien de plus pressé que de renoncer aux doctrines positivistes d’autrefois et de se lancer résolument dans la recherche de l’inconnu.

Avant toute chose, il s’agissait de transformer les sensations humaines, d’en augmenter l’intensité, de développer les sens au delà des limites connues et, au besoin, de créer petit à petit des sens nouveaux permettant à l’homme d’avoir une compréhension plus étendue de la nature. Un institut spécial fut tout aussitôt fondé : le Photophonium, où l’on entreprit l’élevage d’êtres humains doués d’une sensibilité supérieure et l’adaptation progressive de vibrations d’un ordre plus élevé à chaque sens existant.

Les résultats ne furent point immédiats ; mais après trois générations successives ils dépassèrent toutes les espérances. Bientôt les sensations anciennes se perfectionnant chaque jour, ce ne fut plus qu’un jeu, pour les élèves du Photophonium, d’éprouver les sensations d’odeur et de goût par l’intermédiaire du toucher. Dans leurs expériences de laboratoire, il ne leur était plus nécessaire de porter à leur bouche ou de sentir des produits chimiques pour les reconnaître, ils les touchaient et cela suffisait.

Bientôt les progrès se poursuivant parallèlement pour le corps tout entier, les plus distingués d’entre eux perçurent nettement les sensations lumineuses par les oreilles. Ce ne fut d’abord qu’une lumière vague, opaque, des sensations comme en éprouveraient des myopes en considérant un paysage éloigné. Puis, de nouveaux récepteurs nerveux ayant été posés derrière le tympan par les savants du Laboratoire, ces sensations devinrent plus nettes ; un jeu de glaces optiques rectifia aisément les vues divergentes obtenues par les oreilles, et l’ancienne vision de l’œil, réalisée désormais par l’ancien sens auditif, fut parfaite.

Ceci, à vrai dire, ne constituait pas le but même que l’on poursuivait, mais bien un simple acheminement. Ce qu’il fallait, en effet, avant toute chose, c’était dégager le sens supérieur de la vue de ses fonctions anciennes et éduquer l’œil de telle façon qu’il pût percevoir des vibrations supérieures, nouvelles et jusque-là inaccessibles à l’homme.

Les snobs eux-mêmes — car il s’en trouve à toutes les époques — prirent plaisir à ces nouveautés par genre et pour ne point paraître sentir comme tout le monde. On organisa ainsi de nombreux concerts où les sons étaient perçus par l’odorat et par le goût, et où l’on dégustait de la bonne musique. Il y eut aussi de beaux spectacles que l’on donna et que les esthètes du moment prirent plaisir à voir par les oreilles.

Pendant ce temps, les recherches sérieuses se poursuivaient au Photophonium ; on attendait avec anxiété de savoir quelles seraient les premières sensations perçues par les yeux désaffectés, et l’on perfectionnait progressivement dans ce but l’appareil oculaire des élèves. Des excitateurs électriques étaient en communication directe avec les yeux, qui déjà percevaient les rayons X au travers des corps opaques et discernaient dans l’atmosphère des influences et des vibrations jusqu’alors inconnues.

Ce fut à ce moment que se produisit l’épouvantable catastrophe du Photophonium, au cours d’une dernière séance qui eut lieu dans le grand amphithéâtre et où l’on tenta d’obtenir des élèves une vision plus claire et plus distincte des choses invisibles.

Tout d’abord, il y eut dans la salle un grand cri, puis d’autres encore : les élèves voyaient, et à mesure qu’ils voyaient, leur agitation devenait extrême. Habitués qu’ils étaient aux calmes méthodes scientifiques, aux déductions logiques et bien équilibrées, ils voyaient brusquement surgir à leurs yeux toutes les sensations passées, toutes les vibrations accumulées dans l’air depuis des siècles, toutes les paroles inutiles prononcées, toutes les influences mauvaises, les désirs ou les haines, les apparitions fantomatiques des idées et des âmes d’autrefois et leurs conséquences terribles dans l’avenir.

Ce fut pour eux comme si, brusquement, un orage effroyable s’était déchaîné dans la salle. Perçu sous forme d’impressions lumineuses, ce chaos déconcertant entraînait leur esprit, brisait les appareils dont ils étaient entourés, se déchaînait en tempête dans leur cerveau affolé. Pêlemêle, ils essayaient de s’enfuir, mais leurs mains, savamment éduquées, ne rencontraient plus, au long des murs, que des sensations de goût inconnues ; les hurlements des spectateurs ne parvenaient plus à leur cerveau que sous forme d’odeurs violentes, et les lumières de la salle bourdonnaient dans leurs oreilles un affreux tintamarre.

Presque tous, détraqués, démolis pièce par pièce, comme des machines trop savantes, succombèrent à cette terrible épreuve et lorsque la salle fut entièrement évacuée on ne trouva là, le lendemain, que le petit chat du concierge qui, doucement, se léchait, puis, de temps à autre, regardait tranquillement, de ses yeux adaptés par une habitude séculaire, les fantômes d’idées qui passent lentement, comme chacun sait, dans l’atmosphère.

XXIV

AFFAIRES SENTIMENTALES

Ce fut seulement vers le milieu du vingtième siècle que l’on commença à comprendre ce que c’était que l’amour. Cette question, depuis les origines du monde, avait légitimement préoccupé tous les penseurs et tous les psychologues ; mais personne jusqu’alors n’avait pu en donner une explication satisfaisante.

On sentait bien, au fond, toute l’absurdité, toute la petitesse des passions amoureuses entre hommes et femmes, mais on n’en pouvait nier la force. Pour le moindre penchant, les plus grands hommes n’hésitaient point à briser toute leur vie, à renoncer aux plus nobles espérances ; et l’on entrevoyait qu’il y avait là une force colossale inutilisée ou mal dirigée.

Ce fut un soulagement lorsqu’avec les progrès de la civilisation, on comprit que ce n’était là qu’un obscur instinct primitif, qui attendait, pour se développer normalement, l’apparition du monde scientifique, des usines colossales et des affaires gigantesques.

À l’amour de la femme, qui n’était qu’un bas penchant physique, devait succéder l’amour de l’homme civilisé pour ses créations industrielles, pour l’œuvre qu’il avait conçue et à laquelle il consacrait toute sa vie, et certaines folies du passé devinrent aussitôt des plus claires.

Que signifiaient l’absurde jalousie ancienne, l’amour immodéré du sacrifice, l’orgueil personnel inadmissible des hommes vis-à-vis des femmes, sans cette explication industrielle ? Comment expliquer également la séduction que pouvaient exercer sur des cerveaux masculins bien organisés, les complications, les habiletés et les ruses employées couramment par la femme ?

Tout dans l’amour primitif était véritablement absurde et disproportionné. Il pouvait fort bien arriver, par exemple, qu’un homme aimât sincèrement et profondément deux femmes à la fois ; or, lorsque la chose se découvrait, on lui en savait mauvais gré. Pourquoi également un homme.

lorsqu’il était l’amant, admettait-il l’existence d’un mari, alors qu’un mari n’admettait point celle d’un amant ?

Les hauts faits militaires avaient bien, il faut le dire, fourni un utile aliment à ces forces inutilisées de l’esprit humain. On avait vu des généraux aimer la gloire avant toute chose, consacrer tous leurs efforts à remporter une victoire, recourir volontiers à tous les subterfuges pour y réussir et ne point hésiter à sacrifier au besoin leur propre vie. Mais il faut bien reconnaître que c’étaient là des jeux barbares, indignes d’une civilisation plus avancée, et qui entraînaient inutilement le sacrifice d’un grand nombre de vies humaines.

L’amour industriel, il est vrai, entraînait parfois, lui aussi, bien des sacrifices ; mais les résultats qu’il poursuivait étaient autrement dignes de tenter un homme civilisé.

Petit à petit, vers le milieu du vingtième siècle, l’amour ancien disparut donc presque entièrement des classes élevées du pays ; il ne se retrouva plus que dans le très bas peuple, où il remplaça, avantageusement du reste, le triste alcoolisme d’autrefois.

Les grands industriels se consacrèrent entièrement à leurs œuvres. Ils ne tardèrent point à retrouver, colossalement agrandis, toutes les joies amoureuses, tous les désespoirs, tous les triomphes ou toutes les déceptions de l’amour primitif. Il ne s’agissait plus, dans la lutte féroce des industries, de gagner de l’argent si ce n’était pour rendre une usine plus belle et plus prospère et bientôt la passion amoureuse dépassa le simple amour du lucre.

Les concurrents les plus célèbres de cette époque farouche furent représentés par les deux plus grands noms de France : le chevalier Bloch de Lille et le prince Weill de Jeanne d’Arc.

Le premier dirigeait, depuis de longues années, la colossale usine de Filaments graisseux, ce produit nouveau qui, en raison de récentes découvertes, était utilisé plus que tout autre dans le pays.

Le second était le fondateur habile de l’English Fatty Filament company, qui concurrençait les Filaments graisseux avec succès.

L’histoire de ces deux grands industriels défraya la chronique durant de longues années. Le chevalier Bloch avait une grande affection pour son usine. Il l’avait connue toute petite, s’était consacré à son développement, l’avait formée pièce par pièce ; mais elle commençait à être un peu vieille lorsque naquit la Fatty Filament.

Le prince Weill, lui, s’était mis avec la Fatty Filament lorsqu’elle était en plein épanouissement. Il l’avait acquise d’un Anglais qui était parti pour le Japon avec une jeune compagnie de dirigeables en formation.

Le prince Weill ne voyait guère dans son entreprise autre chose que la façade. Cela le flattait d’avoir en sa possession la Fatty, aussi célèbre, aussi justement admirée de tous qu’un beau cheval de course, mais il n’avait point pour elle cette affection que donne une longue vie commune et le souvenir d’années difficiles passées ensemble.

Ce fut alors que le chevalier Bloch, séduit par les procédés nouveaux, l’aspect jeune et vivant de la Fatty Filament, commença à commettre des fautes inexplicables. En cachette, il favorisa l’usine concurrente, devint en sous-main l’un de ses principaux clients, et fit pour elle les pires folies.

Faut-il rappeler que la Fatty, malgré toutes ses avances, ne lui appartint jamais, et que le chevalier Bloch, humilié, ruiné, fut bien content de retrouver sa vieille Filaments graisseux, ruinée par sa faute, appauvrie, mais capable cependant d’assurer encore avec dévouement son entretien.

Faut-il évoquer, enfin, le drame tragique qui termina toute cette affaire : le suicide moral du chevalier Bloch, qui détruisit méchamment sa pauvre vieille usine qu’il n’aimait pas et dont les bienfaits lui étaient à charge pour venir s’engager comme simple ouvrier chez la Fatty qu’il aimait ; l’assassinat industriel, enfin, du prince Weill, dont l’usine entière se trouva détruite un jour par un innommable sabotage dû à la jalousie. Ce sont là des événements dont les multiples contradictions amoureuses tentèrent les romanciers feuilletonistes de l’époque et que je me bornai à enregistrer.

LOCATIONS DE CORPS

XXV

Je compris de très bonne heure, peut-être depuis mes rêves d’enfance, qu’il devait exister pour l’homme un moyen beaucoup plus sûr et beaucoup plus simple de se soutenir dans l’air que l’aviation mécanique. L’aviation est, en effet, une solution grossièrement scientifique, une méthode de transition, tout extérieure, et qui ne saurait intéresser que des peuples barbares.

La gravitation est une force que l’on doit vaincre et neutraliser en développant les forces qui se trouvent en nous. On sait, au surplus, combien ces forces sont réelles puisque dans certains cas pathologiques nous pouvons en constater les effets au dehors du corps humain dont elles s’échappent.

On connaît l’observation clinique faite sur une jeune hystérique qui ressentait directement des impressions de brûlure ou de froid suivant que l’on jetait, en dehors de sa présence, dans le feu ou sur de la glace, l’eau dans laquelle elle s’était lavé les mains.

On connaît également les déplacements de meubles et les matérialisations que des extériorisations de force peuvent produire.

De tout temps, l’homme a compris d’instinct qu’il pouvait, en cultivant sa volonté, combattre les influences extérieures et contre-balancer, par ses seules forces personnelles, les forces naturelles qui l’entouraient.

De tout temps, il a senti, qu’il pouvait se soustraire à l’attraction, s’élever dans les airs, se déplacer au-dessus du sol, sans recourir, pour cela, à aucun stratagème mécanique…

Cette préoccupation se retrouve dans toutes les religions ; elle forme la base de toutes les croyances morales, de tous les symboles artistiques.

C’est plus particulièrement dans les songes que ces indications se précisent. Avec une grande contention de la volonté, avec un effort continu de l’esprit, on ne tarde pas à sentir que l’on perd contact avec la terre et que l’on se déplace, sans faire aucun mouvement, à une faible hauteur au-dessus du sol. Malheureusement, c’est toujours un effort pénible qui demande une attention soutenue, et l’équilibre obtenu n’est jamais très satisfaisant : un déplacement maladroit, un mouvement intempestif, et la chute devient tout aussitôt menaçante.

Lorsque je fus parvenu au pays de la quatrième dimension, j’appris sans étonnement que, pendant la période scientifique, ce mode de locomotion avait été fort en faveur. Mais on avait dû, petit à petit, l’abandonner en raison des chutes nombreuses qu’il occasionnait, de la fatigue cérébrale qu’il provoquait chez tous ses adeptes, et surtout des désordres sociaux, étrangement graves, qui en résultaient.

La lévitation s’appliquant, en effet, aux corps matériels demande un effort nerveux trop considérable. Les médiums qui, assis sur une chaise, sont parvenus à quitter le sol et à venir se poser, avec leur chaise, sur une table, ont toujours ressenti une extrême fatigue à la suite de cet effort excessif.

Lorsque le sujet est bien équilibré, cela n’offre en somme d’autre inconvénient que pour lui-même ; mais lorsqu’il y a des pertes de force nerveuse, lorsque cette force est mal dirigée vers le seul travail qu’on lui demande d’accomplir, elle se répand tout alentour, s’en va à la dérive, et il en résulte de très curieux phénomènes. Ce sont, en général, des objets qui se forment dans l’air, à l’insu de la personne ou des objets existants qui se déplacent sans contrôle possible.

Du jour où la lévitation devint le moyen de transport à la mode, il y eut une quantité considérable de forces qui s’en allèrent ainsi, dans les villes et dans les campagnes, à la dérive, n’attendant qu’une occasion pour se manifester et provoquer les phénomènes les plus déroutants.

Tant qu’il ne fut question que de manifestations insignifiantes, cela n’eut pas une extrême gravité. De temps en temps, on constatait que de la barbe poussait sur des poteaux télégraphiques ; parfois, que des appareils mécaniques, des objets mobiliers acquéraient, momentanément, la faculté de voir, de sentir ou d’entendre. C’était autant de surprises, de quiproquos, d’angoisses, mais on ne tarda pas à s’y accoutumer.

Malheureusement, lorsque ces forces vagabondes s’attaquèrent à des usines, à des machines d’utilité sociale, on reconnut tout le danger qu’il y avait à tolérer de pareils abus. Tantôt les distributions de lumière se mettaient à parler ou à chanter ; tantôt encore, de gros nuages, subitement solidifiés, formaient de dangereux écueils, contre lesquels les aviateurs allaient se briser ; tantôt, enfin, des navires ou des trains se transformaient en bouquets de roses ou en eau de cologne, et l’on pouvait redouter, à chaque instant, les pires catastrophes.

Le gouvernement scientifique dut donc interdire formellement tout transport par lévitation, tout effort cérébral destiné à utiliser la volonté humaine autrement que suivant les données édictées par les règlements.

Ce fut alors que pour tourner la difficulté, on eut recours tout simplement aux méthodes d’extériorisation indiquées jadis par les spirites, et qui consistaient, par un simple effort de la volonté, à abandonner son corps matériel et à déplacer uniquement ce que l’on appelait jadis son « corps astral ».

L’inconvénient d’une pareille méthode c’était d’enlever, par là même, toute possibilité matérielle d’action au voyageur. Avec le corps astral on peut, en effet, le plus facilement du monde, se déplacer d’un lieu à un autre, sentir ce qui s’y passe ; mais on ne peut communiquer avec les personnes pourvues de leur corps matériel que si l’on met à notre disposition un autre corps matériel, abandonné par son corps astral, vide par conséquent.

Je n’ai pas besoin de vous dire que les Compagnies de Voyages Économiques s’emparèrent tout aussitôt de la question et organisèrent, un peu partout, des hôtels spéciaux où l’on trouvait tout ce qu’il fallait pour agir en arrivant.

Un homme pouvait, par exemple, laisser son corps matériel vide à Paris, se transporter par la pensée à Marseille et là il trouvait, dans l’hôtel spécial, un corps vide d’interprète que l’on mettait à sa disposition et qui lui permettait de faire toutes ses affaires en ville, de communiquer avec ses clients.

Pendant toute la durée de la location, le corps astral de l’interprète nouveau genre, allait faire un tour dans la campagne, sans s’occuper de rien.

Malheureusement, cette méthode cependant si simple ne tarda pas, elle aussi, à avoir les plus graves inconvénients. D’habiles escrocs exploitaient la situation, prenaient des renseignements, et, lorsqu’ils s’étaient assurés que le corps matériel d’une personnalité connue restait vide à Paris, durant une absence de son esprit, ils s’empressaient d’abandonner, eux aussi, leur propre corps, comme on le ferait d’un vieil habit, et d’aller se loger dans le corps de la personne connue, dont ils ne voulaient plus sortir. Sans doute, eut-on recours dès lors à un système d’anthropométrie psychique permettant d’identifier les gens, non plus d’après leur corps extérieur, mais d’après leurs qualités morales, il n’en résulta pas moins de déplorables confusions, particulièrement dans les rapports conjugaux, et ces abus furent tels que l’on dut prendre bientôt de nouvelles mesures, encore plus rigoureuses.

Au surplus, d’elles-mêmes, les personnes ayant une situation sociale intéressante, hésitèrent à sortir de leur corps matériel et à s’en éloigner. La peur d’un cambriolage, d’une substitution de personne, les retint presque toujours. Qui sait si, durant leur absence, le corps astral d’un triste voyou ne viendrait pas animer leur corps matériel et lui faire commettre les pires méfaits !

Ce fut, on peut bien le penser, une période d’aventures surprenantes, et l’on ne peut qu’en rire lorsque l’on songe à l’extrême simplicité du procédé de la quatrième dimension, qui devait balayer plus tard toutes ces méthodes barbares.

XXVI

LES FERROPUCERONS

J’ai eu le très grand plaisir de m’entretenir, quelques instants, avec Hydrogène, l’un des Douze Vieillards immortels qui procédèrent à la formation de l’État Cellulaire, et qui, seuls, ont conservé le souvenir des temps passés.

La façon dont je me suis introduit, à deux mille ans de distance, dans ce monde nouveau, au moyen de la quatrième dimension, a séduit infiniment Hydrogène qui, sachant que je ne puis communiquer, en aucune manière, avec les citoyens de l’État Cellulaire, me laisse volontiers circuler en liberté, avec un numéro de service, et prend quelque plaisir à me conter des vieilles histoires d’autrefois.

Entre l’époque primitive de l’humanité, qui se termina environ vers l’an 2.000, et le règne définitif de la Science Absolue, il s’écoula plusieurs années d’un moyen âge infiniment curieux.

En effet, l’homme était déjà en possession de toutes les découvertes mécaniques qui firent la gloire du monde scientifique, mais il était encore soumis à toutes les traditions de la pensée préhistorique, et cela formait un étrange mélange d’idées nouvelles et d’idées anciennes aboutissant, le plus souvent, aux conceptions les plus folles.

On connut alors toutes les joies renouvelées de la décadence byzantine, formidablement accrues par l’appui colossal que leur donnèrent les nouvelles découvertes scientifiques. Et, très certainement, on put penser que l’humanité eût roulé aux abîmes de la folie, si la prodigieuse intervention des Douze Vieillards n’était venue mettre un terme à ces débordements en enrégimentant et en disciplinant par la tempête magnétique, les nouveaux citoyens à cerveau de bronze de l’État Cellulaire.

Parmi ces folles aventures qui marquèrent la décadence du monde scientifique ancien, Hydrogène m’en conta une qui troubla, à l’époque, bien des cerveaux.

Ce fut à l’occasion des grandes chasses d’aviation qui furent données dans les forêts de l’Est par le maire de Suippes ; celui-ci, alors âgé de 212 ans, avait organisé une chasse aérienne conçue à l’imitation des chasses au faucon que l’on donnait dans la préhistoire.

De petits monoplans libres, figurant les oiseaux, étaient lâchés en l’air, et des aéroplanes de course, en manière de faucons, devaient, à l.500 ou 2.000 mètres d’altitude, se saisir de cette proie.

Cette chasse fut attristée par la chute malheureuse que fit l’aviateur 671-98 qui, tombé brusquement d’une hauteur de 3.000 mètres, resta au moins 37 heures à l’hôpital, et n’en sortit que très défiguré, méconnaissable, avec la plupart de ses organes principaux remplacés par des organes greffés, pris sur des veaux, des chiens et des singes.

Je n’ai pas besoin de vous dire que, dès le lendemain, on s’inquiéta vivement des causes inconnues d’une pareille chute. L’aviateur ne put, malheureusement, donner sur ce point que de vagues indications : il ne comprenait rien à ce qui lui était arrivé ; son oiseau artificiel était véritablement le plus prodigieux oiseau qui ait été construit jusqu’alors. Il ne ressemblait en rien aux grossiers châssis de toile et de bois que l’on avait montés quelques centaines d’années auparavant, aux débuts de l’aviation. C’était véritablement un oiseau fidèlement reconstitué dans ses moindres parties et que l’on eût dit ingénieusement doué de sensibilité.

De petits miroirs, spécialement réglés pour la chasse genre faucon, reflétaient la proie à saisir, impressionnaient le courant magnétique, modifiaient la direction sans que l’aviateur eût même à s’en préoccuper. Les sautes de vent, les remous que l’on trouve dans l’atmosphère, provoquaient en temps utile, dans les moindres organes de la bête, les mouvements réflexes voulus.

C’était un oiseau artificiel entièrement articulé, prévoyant toutes les influences du dehors, une bête infiniment docile, avec laquelle tout accident était rigoureusement impossible.

Et cependant, le fait était là !

671-98 avait seulement remarqué qu’au moment où il avait perdu l’équilibre, une des roues montées sur fourche qui servaient de pattes à l’oiseau, avait paru se déplacer dans le sens latéral et ce léger déséquilibrement avait sans doute entraîné la chute de l’appareil.

Tout cela ne donnait rien de bien précis, et l’on se décida à examiner la machine de plus près,

L’oiseau artificiel était, à peu de chose près, demeuré intact ; quelques réparations suffirent pour le remettre en état et le mécanicien 45-20 voulut tout de suite l’essayer. Il s’éleva à une quinzaine de mètres, puis, soudain, on vit nettement l’une des roues se soulever à la hauteur de l’aile droite, l’appareil perdre sa position d’équilibre et retomber lourdement sur le sol.

Le même fait se reproduisit une dizaine de fois, dans des situations différentes, et force fut bien de rentrer l’oiseau sous un hangar où des experts l’examinèrent plus attentivement.

À l’arrêt, on remit le moteur en marche, et, brusquement, au moment où l’on s’y attendait le moins, une fois de plus la patte droite, d’un mouvement sec, s’éleva à la hauteur de l’aile droite, la frotta légèrement, la gauchissant un peu, puis retomba sur le sol.

Nul doute ; il fallait bien se rendre à l’évidence : l’oiseau artificiel, doué de mouvements réflexes par son constructeur, paraissait se gratter.

On examina alors à la loupe les ailes de l’oiseau, et quelle ne fut pas la stupeur des experts en découvrant dans la trame de la soie, de petits pucerons de fer, d’un genre absolument inconnu jusqu’alors, et qui semblaient nés sur l’aéroplane et ne pouvoir vivre que sur lui.

C’était ces petits parasites imperceptibles qui provoquaient, de la part de l’oiseau artificiel, les réflexes correspondants. Aucun doute sur ce point n’était permis : l’oiseau mécanique se grattait,

Ai-je besoin de vous dire que l’on se perdit en conjectures sur la nature de ces pucerons ; on était encore, à cette époque, entièrement imbu des absurdes doctrines évolutionnistes, et la génération spontanée paraissait une simple absurdité.

On s’ingénia donc, du mieux que l’on put, à expliquer comment d’anciens pucerons, s’alimentant avec de la limaille de fer et vivant sur les ailes des aéroplanes, avaient pu se transformer en s’adaptant au milieu. On avança même, d’après leur couleur analogue à celle des ailes de l’oiseau artificiel, que l’on se trouvait en présence d’un curieux cas de mimétisme.

On ne se doutait guère encore des prodiges déconcertants qui allaient bouleverser cette humanité de transition, quelques années après, avec l’apparition et la décadence des machines vivantes.

XXVII

LA RÉVOLTE DES MACHINES

Le 3 intercalaire de la première période scientifique, le contremaître H. G. 28 pénétra en coup de vent dans le bureau de son chef d’usine en criant :

— Ouvrier ! ouvrier ! venez vite ! l’électricité tourne en eau de boudin.

Étant donné les mœurs du temps, cette façon obséquieuse de s’adresser au patron de l’usine montrait suffisamment quel était l’état d’agitation d’H. G. 28.

Le chef d’usine le suivit immédiatement dans les ateliers et là, dans la section des tours automatiques, il constata que d’étranges désordres se produisaient en effet.

Sans doute, rien, dans la réalité, ne concordait avec les affirmations d’H. G. 28, et l’électricité ne tournait pas en eau de boudin. Il y avait cependant d’inexplicables déperditions dans les transmissions de force et, des dynamos arrêtées, s’échappait comme une sorte de sueur huileuse qui coulait à torrent sans qu’il fût possible d’en démêler exactement l’origine.

Des sels, grimpant aux parois de leurs cuves, s’étaient évadés et restaient accumulés contre la grande porte de l’usine.

Certains tours automatiques s’étaient arrêtés brusquement, en plein travail, brisant net leurs organes principaux, tordant leurs commandes en tous sens, sans que l’intervention d’aucune force extérieure ait pu justifier de pareilles déformations du métal.

Les ingénieurs, en silence, contemplaient ces étranges phénomènes. Ils savaient, en effet, depuis de longues années déjà, de quelle vie étrange et inconnue était animé le métal ; comment on pouvait l’empoisonner, le fatiguer outre mesure, le stimuler comme l’étain ou le platine, par exemple, avec du carbonate de soude, ou le calmer avec du bromure et du chloroforme.

On n’ignorait point non plus comment une barre de fer, après avoir reçu un choc ou subi une brusque dilatation à un endroit quelconque, réparai sa substance, devenait à cet endroit précis beaucoup plus forte, de même qu’un os cassé dans le corps humain devient plus résistant à l’endroit où il se ressoude.

Cependant, on n’avait jamais été jusqu’à attribuer à la matière une vie véritable analogue à la vie des plantes et des animaux, et l’on se demandait avec angoisse si de nouvelles et inquiétantes découvertes n’allaient pas être faites à ce sujet.

Il fallait bien reconnaître, en effet, que depuis la formation du globe, rien de ce qui constituait la vie ne pouvait nous venir du ciel. Au début, la terre n’était qu’une masse gazeuse, puis de la matière en fusion ; c’est de cette matière primitive que sont sortis les plantes et les animaux, et cela donne à penser suffisamment que la vie telle que nous la connaissons préexistait dans les minéraux.

Ces constatations faciles avaient été renforcées, dans les derniers temps, par de curieuses observations faites sur des machines perfectionnées. Les métaux, particulièrement travaillés, que l’on employait pour leur construction, renforcés, doublés de nombreuses matières chimiques, étaient devenus des sortes d’organismes véritablement nouveaux, capables d’engendrer des phénomènes jusque-là imprévus. La perpétuelle transmission de courants électriques et le choc d’ondes hertziennes avaient pourvu ces métaux ultra-modernes de qualités plus curieuses encore. On avait même observé, dans certains cas, de véritables maladies volontaires se produisant dans les machines, quelque chose comme des vices, identiques à ceux qui décimaient jadis la classe ouvrière. Sans doute, ne s’agissait-il pas, à proprement parler, d’alcoolisme ou de tuberculose, mais bien de tares analogues.

En raison de curieuses affinités, on avait remarqué que certains aciers, lorsqu’ils étaient à proximité de certains corps chimiques qui leur plaisaient, s’en appropriaient des parcelles à distance, en faisaient un abus qui ne tardait pas à influer sur leur propre organisme. Il y eut ainsi certaines machines dont la santé fut entièrement ruinée par l’abus de l’eau de savon dont on se servait pour atténuer les frottements dans la fabrication. D’autres machines semblaient douées de motilité ; on remarqua d’inquiétants déplacements de matière : des bosses se produisaient sur certains points de la surface, des creux en d’autres. Indéniablement, un travail moléculaire se faisait dans telle ou telle direction, et l’on remarqua que cette direction était toujours celle, non plus sans doute de la cantine, mais de réservoirs contenant des produits chimiques.

Ces déplacements étaient dus évidemment à un travail interne du métal, progressant comme du métal en fusion, mais cependant sans perdre ses qualités de résistance.

Il y eut enfin, comme dans les cas de cancer ou de fibrome, des transformations moléculaires de la matière, des transmutations de métaux qui eussent enchanté les alchimistes d’autrefois.

Certaines parties d’acier se transformaient petit à petit en bronze, des morceaux d’étain germaient dans du fer et des parcelles d’or furent observées dans des couvercles de boîtes à sardines.

Ce fut bientôt, dans l’usine, un véritable affolement, précurseur de la révolte définitive. Certaines machines devinrent comme ataxiques, d’autres furent affligées du mal de Pott. L’on dut, pendant de longues semaines, noyer l’usine dans des vapeurs d’iodoforme, et l’on entoura les pièces principales des tours automatiques de tampons imbibés de chloroforme.

On sentait cependant qu’un travail sourd et angoissant se préparait dans toute l’usine, comme une grève générale, comme une révolte de la matière enfin libérée.

Le 4 intercalaire, la tension du courant ayant été, par mégarde, augmentée, brusquement toutes les machines volèrent en éclats comme du verre, tordirent leurs bras, s’effondrèrent et, durant toute la journée, on assista de nouveau avec terreur à de dangereux déplacements de la matière qui, par boules, roulait lentement mais avec souplesse, du côté des portes.

Un moment, l’on crut que le dépôt des membres humains, voisin de l’usine, allait être détruit par les blocs de matière en mouvement. Ce dépôt contenait d’incalculables richesses : des têtes, des bras, des intestins, des cœurs humains, tenus en réserve à la suite d’opérations et que l’on utilisait journellement pour des greffes animales en cas de remplacement d’un organe malade.

En pénétrant dans les salles de garde, les blocs de matière, chargés d’électricité, galvanisèrent en effet tous ces membres en réserve, qui se mirent à parler, à marcher et à s’échapper dans toutes les directions. Il fallut deux ou trois jours pour s’en rendre maître et pour ramener au dépôt tous ces membres épars dont les promenades folles et fantaisistes semèrent la terreur dans toute la ville.

Quant à la matière, il fallut la dompter au moyen du gel artificiel et l’expédier ensuite, avec d’infinies précautions, par chalands, vers l’océan glacial.

Ce fut là une des plus grosses inquiétudes de cette époque agitée, car l’on craignait chaque jour que ce mauvais exemple fût suivi par les machines-outils d’autres usines. On prit à ce sujet des mesures radicales : on pratiqua l’obscurantisme en matière mécanique, on entoura les machines d’un réseau de fils destinés à arrêter et à canaliser toutes les influences du dehors et, pour quelques années encore, tout rentra dans le calme.

XXVIII

LA CAPTURE DE LA VIE

Ce fut après la révolte des machines que l’on commença à comprendre, petit à petit, que l’homme n’était pas le maître unique de la création, mais que les animaux, les plantes et les choses devaient prendre une large place dans la vie générale de l’univers. Déjà, en y réfléchissant plus attentivement, on s’était rendu compte de l’immense supériorité industrielle des végétaux qui, sans usines colossales, sans mécanismes ingénieux ou compliqués, parvenaient, le plus simplement du monde, à produire les matériaux les plus complexes de l’univers. Une simple graine, germant dans un terrain quelconque, poussant quelques racines, une tige, des feuilles et c’en était assez, suivant la nature particulière de la plante, pour produire les effets les plus inattendus. Du même terrain, telle graine en se développant, pouvait tirer les matières colorantes les plus riches ; telle autre, de subtils parfums ; telle autre encore, des fruits capables de nourrir l’homme d’une façon substantielle ou délicieuse.

Quel savant, quel magicien, en appelant à son aide toutes les ressources de la science, eût accompli de tels prodiges avec autant de simplicité et sans effort apparent ?

Au point de vue chimique, les plantes avaient également l’avantage sur les laboratoires scientifiques les mieux organisés. Sans recourir à des appareils compliqués, elles fixaient du carbone là où le sol ne leur avait donné que de l’acide carbonique ; elles créaient de la matière vivante là où on ne leur avait fourni que des corps inertes. À elles seules, en un mot, au moyen de procédés invisibles et sans doute d’une déroutante simplicité, les plantes réalisaient ces invraisemblables transmutations d’un corps simple en un autre, que les philosophes, les alchimistes ou les savants des temps passés n’eussent point osé rêver.

Aussi bien, se produisit-il rapidement, dans le monde scientifique, une violente réaction contre la mécanique industrielle traditionnelle et l’on se prit à étudier avec ferveur le mécanisme autrement ingénieux de la vie végétale. Capter la vie, puisqu’on ne pouvait la reproduire, n’était-ce pas infiniment plus habile que de s’efforcer en vain de la contrefaire ? Bientôt, le progrès aidant, on assista à une véritable floraison de plantes industrielles, savamment adaptées, profondément modifiées et capables de reproduire en gros les phénomènes que la nature n’avait jusqu’alors réalisés, pour ainsi dire, qu’à titre d’échantillons. Sans doute, ces plantes nouvelles, ainsi adaptées à de nouvelles fonctions, furent-elles fort différentes des plantes anciennes ; elles ressemblèrent à ces animaux dont les éleveurs développaient jadis telle ou telle partie utile pour l’alimentation et qui prenaient bientôt des aspects monstrueux. On vit ainsi des usines agricoles s’installer sur des surfaces considérables de terrain, et des forêts, composées de troncs adaptés, des champs de végétaux, dont les tiges seules étaient conservées, prirent l’aspect d’ateliers immenses, entièrement asservis aux besoins de la production.

Les racines et les tiges subsistaient seules entre le sol et les machines. Le terrain, profondément modifié par des produits chimiques, des courants thermiques ou magnétiques, assurait une fécondité exceptionnelle aux tiges végétales dont l’autre extrémité aboutissait directement aux salles de réception des marchandises. Tout d’abord on réalisa de cette façon de véritables merveilles. Quelques minutes suffisaient pour que la matière à transmuer fût incorporée dans le sol, aspirée par les tiges, transformée, déversée sur les tables de manutention, empaquetée et expédiée aux quatre coins de l’univers. On eut ainsi, par quantité, des parfums, des couleurs, des pâtes alimentaires, des produits chimiques de toute espèce. Ce fut une époque de surproduction intense, mais qui ne dura que quelques années.

Durant les premiers temps de cette adaptation industrielle des champs et des forêts, certains vieillards du temps passé s’étaient plaints de cette transformation de la nature qui supprimait définitivement de la surface de la terre tout ce qui en faisait jadis la grâce et la beauté. Mais leur opinion esthétique n’avait aucune valeur à cette époque industrielle, et l’on ne fit que rire de leurs plaintes. Ce fut seulement, quelques années plus tard, lorsque les plantes adaptées perdirent petit à petit le souvenir de leur état primitif, que l’on commença à comprendre toute la portée profonde que pouvaient avoir de pareils regrets. Les plantes industrialisées, privées des joies de la reproduction, maintenues dans un perpétuel état d’excitation, devinrent méchantes, sournoises, cruelles, à la manière des animaux inférieurs. Petit à petit, les produits chimiques ne leur suffirent plus. Elles développèrent sur la surface de leurs feuilles des tentacules analogues à ceux du drosera rotondifolia, décrit jadis par Darwin et qui se nourrissait d’insectes qu’il saisissait pour en absorber toute la substance. Parfois, ces tentacules furent énormes, et les exigences des plantes, devenues voraces, sans limites. On dut les nourrir avec des chiens, des chats et des lapins dont elles absorbaient la substance, et ce fut un spectacle infiniment répugnant que celui de ces plantes, devenues carnivores, qui dédaignaient l’ancienne et douce nourriture du sol.

Leurs racines perdirent peu à peu leurs fonctions d’alimentation. Elles développèrent seulement la sensibilité ancienne de leurs extrémités d’une façon extraordinaire. Ce furent bientôt de véritables organes, analogues par bien des points au cerveau, qui se formèrent sous terre. Comme autrefois les sensations furent transmises par les racines, des mouvements effectués, mais sans qu’il fût possible cependant de retrouver dans la plante les nerfs ou les muscles de l’animal. Cette sensibilité primitive, en se développant, entraîna petit à petit la perte des plantes mal centralisées, et les extrémités radiculaires se transformèrent bientôt en petits champignons sensibles, isolés et inutiles, se buttant stupidement contre les pierres du terrain, fuyant ou recherchant la lumière, se déplaçant souvent à de grandes distances au travers du sol. Les plantes industrielles ne produisirent bientôt plus que des matières infâmes, des toxines dangereuses ou des fragments d’animaux mal digérés, et l’on commença à comprendre la cause véritable de cette dégénérescence qu’avaient prophétisée les obstinés défenseurs de la nature ancienne.

Les plantes se mouraient de laideur, privées de ces ornements que la nature, cependant si pratique dans ses créations, avait jugés indispensables. Elles mouraient, n’ayant plus, pour surexciter leur activité, cette beauté qui faisait jadis toute leur force.

On essaya bien alors de les consoler en peignant sur les murs des usines des couleurs brillantes, en décorant de bariolages barbares les machines qui les emprisonnaient, mais ce ne fut là qu’une tentative inutile et, bientôt, toutes les plantes industrielles moururent, une à une, d’avoir été privées de leurs fleurs.

XXIX

LA CHASSE AUX FANTÔMES

L’échec des plantes industrielles ne découragea pas l’ambition insatiable des savants du Grand Laboratoire Central. Ils s’efforcèrent seulement de diriger leurs recherches d’une façon plus habile et de s’adresser, non plus aux êtres inférieurs, mais aux animaux supérieurs pour réaliser la capture tant souhaitée de l’inimitable vie.

Déjà les recherches concernant la quatrième dimension semblaient prouver que les différents corps des êtres vivants se composaient tous de trois dimensions extérieures et d’une sorte de quatrième dimension complétant leur structure intime. C’était, en somme, la seule justification possible que l’on pouvait donner de l’irréductible différence que l’on observait depuis les premiers âges du monde, entre les objets inanimés et les êtres vivants.

Cette quatrième dimension s’était révélée à l’humanité, depuis ses premiers balbutiements, par le fonctionnement même de l’intelligence. Elle s’était révélée aussi lors des premières recherches hypnotiques effectuées aux temps barbares. À cette époque lointaine, on avait déjà constaté le dédoublement de la personnalité ; on avait enregistré de curieux phénomènes dus a la création du double fantomatique qui émanait du sujet hypnotisé, se tenait à ses côtés, relié à lui par un simple cordon de matière impondérable.

On avait même remarqué, dès le début, que, lors de ces dédoublements, le sujet hypnotisé, ne raisonnant plus qu’à trois dimensions, devenait absolument inintelligent, tandis que tous les phénomènes de conscience se localisaient dans le double, représentant la quatrième dimension.

Sans doute, avec les progrès de la science, avait-on remis les fantômes à leur véritable place. Ce n’était plus, comme on le croyait jadis, des êtres malfaisants, extra-terrestres et mystérieux, mais de simples émanations de personnes vivantes, faisant partie de leur personnalité et, par conséquent, infiniment inférieures à elles.

Quelques observations habilement faites, dès le début, avaient prouvé qu’en ces matières les animaux, doués avant tout d’instinct, se montraient plus clairvoyants que les hommes intelligents, et que ces manifestations de dédoublement très simples, leur étaient plus facilement sensibles qu’à leurs maîtres.

On citait même l’anecdote de cette dame clairvoyante qui, se promenant dans la campagne avec une amie qui n’était point douée de seconde vue, avait déclaré qu’elle voyait un fantôme de chien marcher devant elles. On avait mis sa parole en doute, jusqu’au moment où, passant devant une ferme, on avait vu un chat sortir d’une grange, se disposer à traverser la route libre et s’arrêter brusquement au moment où il avait rencontré le fantôme du chien qui venait en travers de son chemin. Brusquement, il s’était hérissé, avait sorti ses griffes, soufflé bruyamment, et, affolé, était retourné à toute vitesse vers la grange d’où il sortait.

Ainsi donc, les animaux, mieux que les hommes, discernaient parfaitement les émanations fantomnales éparses dans l’univers.

Du jour où l’on comprit toute l’utilité qu’il y avait pour les usines nouvelles à s’approprier ce fluide vital perdu, un peu partout, sous la forme de fantômes inutiles, on s’avisa de recourir aux animaux pour traquer et pour capter ces forces errantes.

Au lieu de laisser les fantômes effrayer inutilement des esprits timorés, au lieu de leur permettre de renverser des meubles, de hanter des maisons ou des châteaux abandonnés en se livrant à toutes sortes de travaux absurdes, on s’efforça de les capter pour mettre leurs forces vitales au service de la science. On dressa, un peu partout, des pièges spéciaux à trois dimensions, contenant, pour amorce, un germe vital à quatre dimensions et l’on se servit de nouveaux chiens clairvoyants, analogues aux chiens de chasse d’autrefois, pour rabattre les fantômes vers ces pièges.

Ce fut alors une battue émouvante, parfois même terrifiante, et qui dura pendant plusieurs mois. Petit à petit, tous les fantômes, hurlants, désespérés, furent captés dans les ateliers publics, enfermés dans des machines imitant, grossièrement mais suffisamment, les différents organes du corps humain. Tout d’abord, on s’imagina que la vie était définitivement soumise aux ordres de la science et que les fantômes emprisonnés seraient contraints d’animer les machines à trois dimensions où on les enfermait comme dans des cages de chair, mais petit à petit il fallut bien constater l’échec définitif de cette nouvelle tentative. Les fantômes emprisonnés n’agissaient plus ; ils ne produisaient aucun travail utile ; ils ne pouvaient vivre qu’en toute indépendance. Il leur fallait, pour agir, la fantaisie et la liberté des âges disparus. On se borna donc à les emprisonner à tout jamais dans des corps simples, et la vie universelle, débarrassée de ces éléments de trouble, poursuivit avec calme ses recherches nouvelles vers l’inconnu.

XXX

LES SURHOMMES

Ce fut tout naturellement que les recherches industrielles faites pour capter la vie préparèrent l’apparition des premiers surhommes, création plus rationnelle qui provoqua dans le monde scientifique une vive et légitime curiosité.

Au surplus, certains philosophes, depuis plusieurs siècles, s’étaient plu à annoncer l’arrivée sur terre de ces êtres merveilleux, et leur renommée poétique avait précédé le bruit que menaient les savants du Grand Laboratoire Central autour de leurs produits nouveaux et surhumains.

La fabrication et l’éducation des surhommes n’eurent cependant rien de particulièrement étrange dans un siècle où la technique chirurgicale avait atteint les limites extrêmes de la perfection.

En poursuivant l’étude attentive du corps humain, on avait décidé que celui-ci se composait, en réalité, de deux sortes de cellules très différentes : les unes immortelles, consacrées à la reproduction de l’espèce ; les autres mortelles et périssables, donnant au corps son apparence terrestre, l’outillant, durant quelques années, pour les fonctions qu’il devait remplir.

À bien prendre, la vie des cellules immortelles n’était autre que celle des amibes qui se reproduisent perpétuellement, par dédoublement. De même que dans ces animaux primitifs, il n’existe jamais à proprement parler, de mère ni d’enfant, mais un simple dédoublement ; de même les cellules de reproduction qui représentent les ovules ne meurent jamais, sauf par accident : elles se dédoublent indéfiniment, elles vivent autant que la race qu’elles perpétuent. Lorsqu’il s’agit de former un individu nouveau, elles se contentent seulement de sacrifier quelques-unes d’entre elles pour la formation transitoire et plastique du corps mortel d’un nouvel individu.

Le corps n’a donc, dans l’être humain, aucune importance définitive, ce n’est qu’un simple ornement temporaire. Au contraire, les cellules de reproduction nous intéressent puisqu’elles sont immortelles, puisqu’elles conservent et collectionnent elles-mêmes sans avoir comme on le croit à les transmettre les caractères et les perfectionnements de la race.

C’est sur ce principe très simple que l’on établit la construction des surhommes.

Après avoir isolé les cellules de reproduction de quelques beaux échantillons de la race, on se contenta de les éduquer, durant de longues années, en les greffant successivement sur des individus de toute espèce, sur des êtres humains ou sur des animaux. Par ce procédé, on agit ainsi comme on le faisait avec les écoliers d’autrefois, que l’on plaçait successivement dans plusieurs écoles préparatoires.

Au lieu de se préoccuper du corps entier de l’écolier, on se borna plus simplement à placer les cellules de production des futurs surhommes dans des corps différents, où elles pourraient compléter leur instruction, acquérir de la race et de l’expérience.

On eut ainsi, en observation, sur des lions, des oiseaux, des baleines, des chiens, des poètes ou des savants, soigneusement étiquetées, des cellules destinées à engendrer plus tard le corps savamment préparé des surhommes.

Quant à ce corps lui-même, on s’ingénia à le préparer de la façon la plus merveilleuse. Ce corps n’était, en effet, pour le futur surhomme, qu’un simple outil de travail, une forme plastique indispensable, mais subalterne, et dont la valeur dépendait uniquement de la valeur des cellules centrales de reproduction qui y seraient incorporées.

Au surplus, depuis longtemps, l’humanité savante avait su établir une distinction fondamentale entre la direction générale du corps et le corps lui-même.

Dès les âges les plus reculés, à la création même de ces instruments primitifs que l’on appelait la bicyclette, l’automobile ou l’aéroplane, les hommes avaient compris avec quelle facilité ils pouvaient compléter leur corps, lui adjoindre de nouveaux membres mécaniques, en augmenter la puissance, sans violer en aucune façon les règles naturelles.

Un cycliste, au bout de quelques kilomètres de trajet, se sentait maladroit lorsqu’il lui fallait recourir à la marche à pied ; l’habitude pour lui était perdue, il trébuchait et se trouvait désorienté sans l’instrument de marche qui lui était devenu indispensable.

On avait remarqué également que l’automobiliste ou l’aviateur, en cas de danger, loin de songer à lâcher le volant ou le levier, s’y maintenait avec force. Il sentait, en effet, que loin d’être un instrument indépendant de son corps, l’automobile ou l’aéroplane n’en était que le prolongement, et l’instinct de la conservation le poussait à garder le plus longtemps possible par devers lui cette augmentation de force, cet accroissement de son être en présence du danger. De même, en cas de naufrage, un opérateur de télégraphie sans fil se cramponnait de toutes ses forces à son appareil pour appeler du secours, l’instinct collectif de conservation sociale ayant remplacé dans le monde machiné par la science l’ancien instinct, qui portait l’homme à ne plus rien attendre que de ses seules forces naturelles en cas de danger.

Avec la greffe animale, pratiquée d’une façon si courante durant toute la période scientifique, cet accroissement artificiel du corps ne fut plus qu’un jeu ; le snobisme aidant, ce jeu entraîna parfois quelques exagérations. De même que l’on avait vu autrefois les automobilistes adopter successivement des 2, des 4, des G et des 8 cylindres, de même certaines personnes crurent intéressant d’augmenter indéfiniment leurs forces vitales. On vit couramment, au moyen de la greffe, les hommes d’alors avoir quatre poumons ou trois cœurs, un double allumage nerveux, des bras ou des jambes supplémentaires de rechange pour la marche normale ou l’alpinisme.

Ai-je besoin de le dire, on s’empressa de vouloir faire bénéficier les surhommes, lors de leur création, de tous ces avantages, et l’on compliqua la greffe animale de greffes mécaniques encore plus encombrantes.

Lorsque, après des années d’éducation, les cellules de reproduction des surhommes furent enfin greffées dans des corps en plein développement, on surchargea les malheureux de toutes les dernières inventions de la science. Ce ne furent plus bientôt que des êtres difformes, monstrueux, portant sur eux des appareils de télégraphie télépathique, des machines à calculer, des répertoires encyclopédiques réunissant, à eux seuls, sur un tableau central, toutes les connaissances humaines.

Pour supporter cet ensemble mécanique formidable, on eut recours à des greffes multiples, à des adjonctions de membres innombrables ; les surhommes furent bientôt des sortes d’éléphants monstrueux, multipodes, dépourvus de toute beauté plastique et que l’on dut immobiliser, pour la sécurité publique, dans les vastes salles du Muséum Central.

Les savants n’osèrent point avouer leur déconvenue ; ils cachèrent, aux yeux de tous, ces êtres monstrueux, inventés par leur orgueil.

Et tout cela n’eût été qu’un événement sans grande importance dans l’histoire du monde, si cette même année on n’avait constaté, aux environs du Grand Laboratoire Central, la disparition d’une jeune fille d’une grande beauté, qui, depuis longtemps, ne cachait point son mépris pour les savants du Grand Laboratoire Central et qui vivait, résolument en opposition avec les préoccupations de l’époque, une vie faite tout entière de grâce et d’élégance. Cette disparition fut infiniment mystérieuse : on parla de vengeance, de vivisection infâme, de haine irréductible de la beauté, engendrée par la science, mais le pouvoir des savants du Grand Laboratoire Central était tel, à cette époque, que l’affaire fut classée parmi les légendes et n’eut jamais d’autre suite.

XXXI

LA CONJURATION DES LARVES

Lorsque le mur de fond du Grand Laboratoire Central commença à se déplacer lentement et avec souplesse pour aller s’engouffrer dans la porte qui ouvrait sur la grande bibliothèque de l’Institut, on comprit que quelque chose d’anormal venait de se passer dans le monde scientifique, et l’on rechercha, tout aussitôt, les causes de ce curieux phénomène.

Depuis de longues années, les idées sur la matière et sur l’évolution s’étaient profondément modifiées ; on avait compris que le préjugé ancien qui faisait de l’évolution un modèle inimitable, était évidemment dénué de tout fondement, et que c’était dans une autre direction que l’homme devait chercher la voie naturelle du progrès. On se rappelait même, non sans sourire, l’époque lointaine où l’on glorifiait encore la beauté du travail, les bienfaits de l’association et la merveilleuse ascension réalisée depuis les débuts du monde par la nature en créant des êtres toujours plus complexes.

C’était, du reste, chose curieuse, la sociologie qui, la première, avait indiqué aux savants l’erreur séculaire dans laquelle ils s’entêtaient d’une absurde façon. L’histoire des sociétés nous prouve, en effet, que, de tout temps, l’homme s’est efforcé, non point de travailler, mais bien, au contraire, de se délivrer de tout souci matériel en faisant travailler les autres hommes ou des machines à sa place. De même, lorsque l’homme accepte le contrat social qui le groupe en société, il ne cède qu’à un simple mouvement de paresse, il cherche à se spécialiser, à ne plus accomplir qu’une partie de l’effort général, à ne répéter jamais que le même geste, et à suivre en cela la loi du moindre effort.

C’est ce qui fait que des êtres fort malheureux, dans une condition sociale inférieure, ont préféré bien souvent rester dans cet état plutôt que de tenter un effort qui eût pu les relever, et c’est également pour cela que les grands conquérants et les maîtres du monde ont toujours trouvé facilement de dociles sujets préférant obéir aux ordres d’un autre plutôt que de tenter par eux-mêmes l’effort nécessaire. Dans tous les cas, qu’il s’agisse de maîtres ou d’esclaves, ce fut toujours le moindre effort et le moindre danger que les uns cherchaient à réaliser par en haut et d’autres par en bas.

La nature, dans ses créations successives, n’a fait qu’indiquer à l’avance cette prétendue marche en avant des civilisations. C’est par la loi du moindre effort que fut toujours dirigé le travail de la matière ; c’est en vertu de cette même loi que se Créèrent, entre les atomes élémentaires, des associations toujours plus complexes, satisfaisant toujours davantage à ce désir de paresse qui mène le monde.

À l’encontre de ce que l’on croyait dans les premiers âges de la science, la dissociation de la matière n’est donc point une diminution, un retour au néant, mais bien, un effort que la matière accomplit vers l’idée, pour retourner à l’individualisme supérieur après s’être enrichie des multiples expériences de l’association. L’association en corps organisés n’est, au contraire, qu’un arrêt, une spécialisation diminuant l’universelle activité primitive, un moment de paresse dont une rapide dissociation fera plus tard justice. La philosophie hindoue, qui prêcha le retour, non pas au néant, mais au nirvana, avait seule compris, dans les temps anciens, cette marche véritable du monde vers la perfection individuelle.

Lorsque les chercheurs de la période scientifique eurent enfin compris cette vérité fondamentale, ils cessèrent, petit à petit, de s’intéresser aux organisations complexes, et ils s’efforcèrent, au contraire, de mettre au premier plan et de dégager comme il convenait l’atome élémentaire comprenant à lui seul toutes les énergies possibles du monde, l’atome-type contenant en germe toutes les forces connues, toutes les possibilités imaginables.

Cet atome élémentaire, père de tous les corps simples et de toutes les énergies connues ; cette larve, comme on le surnomma dans la suite, on finit par le dégager, par le reconstituer par synthèse dans son état primitif, tel qu’il existe au début des mondes, lorsqu’il n’est encore qu’une simple particule de l’éther.

Ce fut, je n’ai pas besoin de le dire, l’acte le plus triomphal de la période scientifique, et tout se serait passé le mieux du monde si l’on n’avait eu la fâcheuse imprudence d’emprunter, pour réaliser cette culture, certains éléments à des cerveaux humains, construits, comme on le sait, à quatre dimensions, et doués, par conséquent, de conscience.

Ces larves, cultivées en grande quantité dans le Grand Laboratoire Central, ne furent point suffisamment surveillées. Il y en eut qui, tout naturellement, s’échappèrent au travers des murs, d’autres qui se logèrent dans des objets matériels situés aux environs du Laboratoire ; et ce fut tout aussitôt une étrange série de phénomènes bien faits pour dérouter les savants d’alors.

On vit, comme au temps des légendes antiques les plus terrifiantes, la terre s’entr’ouvrir, des êtres fabuleux germer spontanément et mourir d’un défaut de construction, comme certains monstres de la préhistoire. Il y eut des monuments publics qui se mirent à remuer, à gémir comme de véritables êtres vivants, d’autres qui s’échappèrent en masses informes au travers de la campagne, comme des blocs de matière en fusion, par suite d’un incompréhensible travail moléculaire.

Visiblement, ces larves artificielles, germées trop vite, incapables de rester isolées, remplies d’idées modernes et désorganisées par des siècles d’organisation, tentèrent d’échapper à leur formidable individualité en s’associant, au hasard de la matière, en improvisant autour d’elles des êtres hâtivement construits et mal conçus.

On put craindre un moment que ce mouvement d’organisation ne gagnât toute la matière et ne bouleversât le monde. Fort heureusement, les phénomènes diminuèrent petit à petit, par dispersion. On eut bien, de-ci de-là, quelques apparitions déconcertantes de fantômes innommables, des mouvements bizarres d’objets matériels que l’on ne put expliquer, mais l’association de la matière ne se poursuivit pas plus avant, et les produits monstrueux de ces larves, mal accoutumés au milieu, ne tardèrent pas à périr.

L’expérience, on le devine, ne fut point renouvelée : ce fut toutefois à partir de ce moment-là que l’on commença à mieux comprendre tout ce qu’était la vie de la matière et à ne plus considérer les objets matériels comme de simples créations inférieures, indignes de l’homme. On redouta de troubler à nouveau ces réservoirs formidables de forces et d’énergies inconnues que contenait la nature ; et l’homme, prudemment, continua à vivre sa vie sur l’immense cimetière du monde qu’il savait peuplé désormais de morts-vivants

XXXII

LE JARDIN DES PLANÈTES

Le jour où le Grand Laboratoire Central commença à devenir tout-puissant, on sentit se développer, petit à petit, dans l’esprit de tous, la haine de ce que l’on appelait jadis, aux temps barbares, la Beauté. Déjà, aux époques les plus anciennes, les penseurs qui vivaient d’idées pures avaient exclu les poètes de leur république. Bien plus tard, au moment même des premiers balbutiements de la science nouvelle, on avait compris toute l’inutilité pratique des anciennes formules magiques, religieuses ou littéraires qui avaient bercé les premiers âges de l’humanité. Tout d’abord, on avait supprimé toutes les religions dont le symbolisme paraissait d’une naïveté excessive. Puis, on s’était attaqué petit à petit aux religions non moins puissantes, mais tout aussi naïves, de la littérature et des beaux-arts. Pourquoi inventer des histoires mensongères, pourquoi fabriquer de toutes pièces des héros imaginaires ? Les hommes de l’âge scientifique comprirent de moins en moins la nécessité de ces fables puériles qui ne correspondaient en rien aux réalités pratiques du moment et faisaient perdre à tous un temps précieux. Tout d’abord, les littérateurs et les artistes essayèrent eux-mêmes d’accommoder leurs productions au goût du jour, en offrant au public des analyses rigoureusement exactes de la vie, des rapports scientifiques minutieusement établis d’après nature, ou des œuvres d’art décoratif s’appliquant étroitement aux besoins immédiats de la vie. Mais on ne tarda pas à comprendre que tout ceci n’était qu’illusions inutiles et le fossé se creusa, définitif et profond, entre les beaux-arts d’autrefois et les rêves scientifiques du monde nouveau. Bientôt, l’idéal s’étant entièrement déplacé, on ne put considérer sans souffrance les monuments anciens, surchargés de figures fétichistes destinées, sans doute, à conjurer le mauvais sort, on ne put lire sans dégoût les mensonges littéraires des grands poètes de jadis qui essayaient de masquer leurs sensations propres et leurs aventures personnelles sous la figure inexacte de héros imaginaires. L’élégance fut désormais tout entière dans l’utilité des lignes ou dans l’indication du mouvement : la beauté fut dans la force, le charme dans la vitesse.

Toutefois, à cette époque de transition, toutes les expériences qui furent faites ne furent pas exclusivement scientifiques ou disgracieuses. Il y en eut de fort jolies qui eussent séduit les poètes des temps passés.

Sans doute, lors des premières extériorisations de force nerveuse provoquées par la lévitation, il y eut dans le monde scientifique certains phénomènes bien faits pour effrayer les âmes sensibles. Suivant l’imagination des personnes présentes, la force nerveuse éparse dans l’air se matérialisait sous les aspects les plus divers. Tantôt, c’était des larves immondes, des animaux effarants, d’immenses protozoaires visqueux qui, parfois, empruntaient la forme d’objets inanimés ou d’instruments scientifiques.

Les confusions qui s’établirent entre les objets matériels et les êtres vivants ne tardèrent pas cependant à fournir de précieuses indications sur la nature des choses. On comprit rapidement que si la personnalité humaine pouvait se dédoubler, celle des bêtes, des plantes et même des objets matériels pouvait également supporter le même dédoublement.

On sait comment, durant cette période d’essais, certaines gens contractèrent l’habitude de déplacer, pour leurs voyages, leur seul corps immatériel, quitte à l’incarner pendant quelques heures, à l’étape, dans un corps matériel vide pour la circonstance, que leur prêtait un aubergiste. Ces voyages, bientôt interdits par le Grand Laboratoire Central en raison des désordres qu’ils provoquaient dans l’État, furent cependant tolérés, dans des conditions limitées, à l’époque des villégiatures et dans un endroit spécialement désigné par les Savants absolus et qui prit le nom de Jardin des planètes. Ce fut à cette époque une mode fort curieuse et que lancèrent certaines personnes sensibles, des littérateurs, des poètes qui conservaient encore le culte des émotions du temps passé.

Chaque année ils prirent volontiers l’habitude de s’incarner pendant quelques jours ou durant toute la période des vacances, dans des corps matériels d’animaux ou de fleurs. Cette coutume délicate et charmante nécessita d’infinies précautions et toute une organisation spéciale. On fut obligé de préparer à cet effet des corps de fleurs ou d’animaux, d’en expulser la personnalité immatérielle pour permettre aux gens épris de repos ou de rêverie d’occuper momentanément ces fragiles abris. Et le Jardin fut surveillé d’une façon toute spéciale pour qu’aucun accident ne vînt troubler ces paisibles retraites.

Certaines personnes passaient ainsi des semaines exquises dans la même serre ou dans la même prairie, jouissant pleinement de tous les avantages de la vie animale ou végétale, mieux que n’avaient pu le faire les dames d’autrefois qui jouaient à la bergère, abusant même parfois, sans retenue, des corps d’emprunt qui n’étaient pas les leurs.

Cette mode délicate adoucit un peu les rigueurs de la période scientifique encore à ses débuts et l’on ne peut s’empêcher de constater, à ce propos, combien toutes ces possibilités scientifiques avaient été pressenties, jadis, d’une façon obscure par les religions antiques et par les spirites naïfs du dix-neuvième ou du vingtième siècle. Lorsque les Égyptiens plaçaient dans les tombeaux des objets usuels, des armes de combat et qu’ils respectaient la dépouille du mort, c’était avec l’intime conviction que les doubles matériels de tous ces objets seraient utilisés par le défunt dans sa seconde vie. Quant aux spirites qui croyaient à l’évocation des morts, ils aimaient également à se figurer volontiers que, dans leurs naïfs cimetières, l’âme d’une jeune fille morte viendrait cueillir l’âme des fleurs mortes que l’on apportait sur sa tombe.

Moi qui suis parvenu au pays de la quatrième dimension, je n’ai pas besoin de dire combien toutes ces croyances d’autrefois en la survivance paraissent primitives lorsque l’on sait que la mort n’existe pas, que la vie, si courte qu’elle paraisse, n’a aucune valeur en durée mais simplement en qualité, en dehors de toute notion enfantine de temps et d’espace.

Ces notions de dédoublement du corps et de l’esprit dont vécurent les croyances anciennes, se trouvaient donc réalisées, mais directement sur terre, pendant la vie. Elles n’étaient plus qu’un moyen de villégiature à la portée de tous, infiniment banal en somme et placé sous la surveillance directe d’un laboratoire scientifique.

Cette coutume charmante prit fin, cependant, elle aussi, d’une façon assez brusque, à la suite d’incidents pénibles qui désolèrent le Jardin des planètes.

On avait ainsi surnommé ce grand jardin entouré de murs parce qu’il contenait de gros fragments de matière interplanétaire, des bolides comme on disait autrefois, détachés peut-être d’autres mondes inconnus et qui étaient venus s’écraser une nuit sur notre terre, en cet endroit. Bientôt, ils avaient été entourés d’une végétation étrange, complètement inconnue jusqu’alors de nos naturalistes et qui était l’une des principales curiosités du Grand Muséum. On s’était imaginé que ces plantes étranges ou merveilleuses étaient des végétaux analogues aux nôtres et l’on n’hésita point, par attrait du mystère et de la nouveauté, à choisir ces plantes de préférence pour y placer les doubles de poètes en vacances. Tout d’abord, les choses se passèrent le mieux du monde ; puis on eut, avec effroi, quelques morts intellectuelles à enregistrer. Certains esprits en villégiature dans des plantes planétaires ne revinrent pas dans leur corps normal.

D’autres, qui revinrent, expliquèrent la lutte effroyable et sauvage qu’ils avaient eu à soutenir contre les esprits de ces plantes inconnues, qui représentaient, dans les mondes planétaires, les véritables habitants de ces pays étranges. On eut ainsi de curieux renseignements sur l’univers, mais on dut cesser en hâte ces villégiatures meurtrières qui coûtèrent la vie aux derniers poètes des temps passés.

Et l’on soupçonna même, à ce moment, les Savants absolus du Grand Laboratoire Central d’avoir prémédité ces morts étranges en surexcitant la curiosité des poètes, leurs ennemis séculaires, et de les avoir volontairement engagés dans une triste aventure dont ils ne devaient pas revenir.

XXXIII

LES BACTÉRIES GÉANTES

Le début de la seconde période scientifique fut marqué par l’établissement du pouvoir définitif des Douze Savants absolus.

Depuis longtemps on comprenait bien, dans toutes les régions de l’Europe africaine et de l’Atlantide, que quelque chose d’extraordinaire se préparait au Grand Laboratoire Central, mais on manquait sur ce point de précisions.

Par ses instructions fréquentes, par les mesures qu’il ordonnait dans le monde industriel, on s’imaginait que le Grand Laboratoire Central s’intéressait au bien-être général de l’humanité. On s’étonnait, toutefois, de voir ses communications se faire de plus en plus rares avec le monde extérieur et l’on constatait que le vaste palais se transformait, chaque jour davantage, en une sorte de forteresse inaccessible. Les abords en étaient interdits jusqu’à deux degrés, et personne, au surplus, n’eût osé s’aventurer dans cette zone dangereuse.

Rien, à vrai dire, dans la vaste plaine, ne décelait la présence de fortifications quelconques, mais on savait que des terrains asphyxiants, que des cordons radiants, capables de réduire en poussière l’acier le plus dur, protégeaient suffisamment les abords du Laboratoire sur la terre et dans le ciel. On comprenait que cette retraite et cet isolement magnifiques étaient indispensables pour mener à bien des recherches scientifiques et, tout d’abord, on ne s’étonna point outre mesure de ces travaux de défense formidables.

L’inquiétude devint grande cependant le jour où le bruit se répandit avec la rapidité de la lumière, que l’on venait de verser dans les canalisations d’eau potable et dans les fleuves équatoriaux des tonnes de bouillons de culture venant, à n’en point douter, du Grand Laboratoire Central.

Sans doute, connaissait-on bien la plupart des moyens à employer pour détruire les dangereux microbes ou pour s’en protéger, mais encore n’avait-on point les sérums nécessaires en assez grande quantité pour se protéger contre le flot montant de l’invisible ennemi.

La stupéfaction, la consternation, puis enfin la terreur, s’emparèrent de tous les esprits lorsque l’on apprit que le Grand Laboratoire Central refusait de répondre à tous les radiogrammes et qu’il ne consentait, sous aucun prétexte, à s’occuper des effroyables épidémies qui se préparaient.

Nul doute : le Grand Laboratoire Central suivait un plan inconnu, terrifiant, et l’on ne pouvait plus compter sur son assistance. Cependant de rapides analyses permirent de constater que les maladies les plus effroyables étaient représentées dans toutes les canalisations : le typhus, le choléra, la peste, la fièvre jaune, la rage, le tétanos, autant de maladies oubliées depuis longtemps, en raison des mesures énergiques que l’on avait prises pour s’en défendre et qui accouraient en foule, prêtes à s’introduire directement dans l’organisme humain, avec une virulence qui déroutait toutes les méthodes communément employées.

Les bactéries du Grand Laboratoire Central n’étaient pas, en effet, des microbes comme les autres : elles avaient été spécialement élevées dans des conditions particulièrement favorables ; on ne pouvait les comparer aux humbles bacilles se développant dans le corps, combattus chaque jour par l’organisme, noyés par le nombre de leurs ennemis, affaiblis puis éliminés.

L’affolement général aurait eu les plus graves conséquences si l’heureuse intervention d’un savant japonais qui se trouvait là, n’eût détourne brusquement le danger de la plus élégante façon.

Loin de chercher à détruire les microbes, ce médecin avait eu l’heureuse idée de poursuivre, à leur sujet, des recherches sur les origines et les causes réelles du gigantisme. Grâce à ses découvertes, on connaissait, depuis quelque temps déjà, la façon d’accroître d’une façon curieuse la taille de ces organismes primitifs que l’on appelait jadis des microbes et de leur donner un développement tel qu’on pût les observer à l’œil nu. Cette découverte n’avait tout d’abord pour objet que de faciliter les études médicales ; elle sauva, à ce moment-là, toute une partie de l’humanité.

Grâce aux tonnes de la nourriture spéciale que l’on fabriqua en quelques jours, les dangereux bacilles en circulation grandirent lentement, devinrent visibles à l’œil nu et, par là même, furent désormais tout à fait incapables de s’introduire dans l’organisme humain.

Le seul côté amusant de cette aventure fut l’excès dans lequel on tomba dans la fabrication du précieux produit. On avait une telle peur de cet invisible ennemi, une telle foi dans le salut qu’offrait le nouvel aliment, que l’on en fabriqua d’une façon exagérée et qu’à force d’en inonder toutes les canalisations, on se trouva bientôt en présence de microbes ayant la taille de petits animaux domestiques.

Et ce fut un spectacle infiniment répugnant que de voir s’amonceler dans les rues, puis balayer vers les rivières, des entassements de longs serpents argentés, de crabes immondes, d’épongés visqueuses et de hérissons innommables, représentant les terribles bacilles de la veille et qui sécrétaient de hideux poisons. On en garda quelques-uns par curiosité ; on en fit empailler d’autres, en souvenir du terrible danger que l’on avait couru ; mais ces distractions d’un instant firent bientôt place à de nouvelles inquiétudes.

XXXIV

LE DÉGOÛT DE L’IMMORTALITÉ

Lorsque le terrible danger des cultures microbiennes fut écarté, après un premier mouvement de joie on se prit à réfléchir et l’on se demanda d’où pouvait provenir cette subite hostilité du Grand Laboratoire Central. À quel danger nouveau était-on exposé ? On était en droit de tout craindre. Puis, par des paroles ou des gestes surpris et enregistrés dans les photophones sans fil, on commença à comprendre les raisons inattendues de cette brusque rupture entre les Savants absolus et les hommes-cellules. Une révolution formidable venait de bouleverser le Grand Laboratoire Central : depuis six mois déjà, les Savants absolus venaient de découvrir les sources mêmes de la vie et le secret formidable de l’immortalité.

Sans doute ce secret n’était pas unique. Il comportait évidemment des centaines de méthodes, des procédés anciens destinés à renouveler automatiquement les cellules du corps humain et à le rendre pratiquement immortel en prolongeant indéfiniment la vie. On se souvint alors qu’aucun décès, depuis fort longtemps, ne s’était produit au Grand Laboratoire Central. Entendait-il se réserver le monopole de l’immortalité, faire une sélection parmi les hommes et anéantir dès maintenant les plus faibles ? On se livra, sur ce point, à toutes les conjectures. On hésita tout d’abord, par crainte, puis, bientôt, la nouvelle de la découverte de l’immortalité se propageant dans le monde entier, ce fut une ruée formidable, irrésistible, vers le Grand Laboratoire Central, un déchaînement des foules comme on n’en avait pas connu depuis les époques préhistoriques du moyen âge mystique.

Des gens se traînaient à genoux, s’accrochaient aux pierres du chemin, d’autres jetaient devant eux les objets précieux qu’ils pouvaient avoir, offraient toute leur fortune, sans songer à l’absurdité de telles offres, faites à des savants qui possédaient l’empire de la nature. Il y eut d’ardentes supplications, de touchantes intercessions en faveur de femmes ou d’enfants bien-aimés. Il y eut enfin, lorsque l’on comprit que toutes ces supplications demeureraient vaines, un élan brutal, torrentiel, un déchaînement de toutes les forces animales de l’humanité partant à la conquête de l’immortalité, décidées à s’emparer à tout prix du Grand Laboratoire Central pour lui arracher, de gré ou de force, son formidable secret. Des armées s’organisèrent d’une façon puérile jusque dans les pays d’Extrême-nord. C’était comme un réveil général de l’instinct de conservation, une dernière secousse désespérée des civilisations d’autrefois vers l’immortalité, vers l’espérance en un inaccessible lendemain. Les cadavres s’amoncelèrent bientôt autour du Grand Laboratoire Central, pulvérisés, liquéfiés par des projections qui les volatilisaient, qui fauchaient d’un seul rayon des armées entières.

Et puis, petit à petit, le découragement commença et une sorte de folie étrange s’empara de tous les combattants. Il y eut, dans chaque ville, des cas de délire collectif, des conversions mystiques opérées en masse, une sorte de domestication des volontés, un esclavage général accepté docilement et comme avec plaisir, une soumission respectueuse et presque joyeuse aux volontés inconnues et mystérieuses du Grand Laboratoire Central. Évidemment, les Savants absolus avaient agi directement sur les esprits par une voie demeurée occulte. Peut-être avaient-ils su retrouver les secrets d’autrefois concernant la domestication de la volonté et la suggestion à distance ? On comprit que l’empire absolu des savants immortels s’établissait désormais lourdement et sans retour sur la terre entière, brutalement asservie.

Ce fut une période de triomphe sans bornes pour le Grand Laboratoire Central. Les Savants absolus ne mouraient plus. Ils demeuraient toujours identiques à eux-mêmes, et une centaine d’années s’écoulèrent de cette manière sans modification apparente. Puis, un beau jour, on annonça un premier décès au Grand Laboratoire Central, puis un autre. On crut tout d’abord à un accident, mais il fallut bientôt se rendre à l’évidence. Les savants les plus âgés se laissaient mourir sans paraître s’en soucier et l’on comprit, connaissant leur science incomparable, que de pareils actes ne pouvaient pas être involontaires.

Quelle étrange lassitude de la vie avait donc pu s’emparer de ces hommes, qui avaient tout vu, tout connu, tout exploré et pour qui la vie n’était plus qu’un perpétuel recommencement sans intérêt et sans imprévu ?

On apprit, avec plus d’étonnement encore, que des naissances se produisaient au Grand Laboratoire Central, et l’on s’efforça de justifier l’événement aux yeux de la foule. On prétendit que certains savants avaient jugé préférable, pour l’avenir de l’humanité, de renouveler entièrement leur être en s’assurant une descendance qui n’était, en somme, qu’un simple prolongement de leur même personnalité. Était-ce une protestation de la nature, un retour irrésistible vers la marche ordinaire des choses ? L’immortalité scientifique n’apportait-elle avec elle qu’une fatigue contre nature et une lassitude infinie ? Il est permis de le penser, mais le Grand Laboratoire Central ne l’avoua jamais. Ce ne fut que bien plus tard que l’on conçut toute l’absurdité de cette immortalité en quantité, le jour où l’on comprit que l’immortalité véritable n’existait qu’en qualité, sur place pour ainsi dire, par la création de chefs-d’œuvre immortels qui, seuls, pouvaient atteindre l’infini.

XXXV

LE RAT

Lorsque les savants du Grand Laboratoire Central furent assurés d’avoir découvert les secrets de la vie et, par conséquent, de l’immortalité, ils en conçurent toutefois un légitime orgueil mais pour d’autres fins.

Depuis les temps les plus reculés du monde, l’humanité avait bien senti, obscurément, tout le ridicule de la mort, toute l’absurdité de cet anéantissement du corps, au moment même où l’homme aurait pu recueillir les fruits de son expérience et de son travail. Longtemps l’homme s’était consolé de cette déchéance absurde en inventant de poétiques fictions sur la vie future. Puis, ces fables primitives ayant été battues en brèche et réduites à néant par les découvertes positives de la science, le monde entier s’était abandonné, durant des siècles, à la plus sombre neurasthénie : À quoi bon tenter un effort ? Que servait d’avoir admirablement machiné la vie et transporté le paradis sur terre si l’on ne pouvait pas en profiter, si, après quelques années, on était contraint à disparaître, comme l’animal le plus primitif et le plus abject ? On réparait bien un mécanisme, on en prolongeait la vie éternellement et l’on n’était point capable d’en faire autant pour le corps humain, composé cependant d’éléments simples et qui ne demandaient qu’à se renouveler tout naturellement à perpétuité ! Après une période de sept années environ, tous les éléments du corps se trouvaient renouvelés ; pourquoi donc ne point perpétuer ce renouvellement d’une façon indéfinie ?

Dans l’orgueil de leur découverte, les savants du Grand Laboratoire Central n’eurent plus tout d’abord qu’une idée : asservir le monde à leur domination, devenir les maîtres de la vie sur la terre entière.

J’ai dit comment ils parvinrent, par de simples méthodes magnétiques, à calmer l’exaspération des foules qui se ruaient vers le Grand Laboratoire Central, à la conquête de l’immortalité : comment, par suggestion, ils asservirent à leur volonté, joyeusement et sans restriction, une multitude qui, la veille encore, atteignait, dans sa rage, aux limites de la folie.

Dans les années qui suivirent, cette domestication de la masse devint plus complète encore. Déjà le monde entier ne formait qu’un immense mécanisme, infiniment délicat, composé d’un inextricable réseau de fils, de commandes, de canalisations, d’effluves radiants, et l’on sentait la nécessité d’un ordre absolu, d’une autorité très puissante pour maintenir l’équilibre dans cette vaste machine sociale devenue trop complexe.

Cette complexité s’accrut encore lorsque la foule se trouva domestiquée, classifiée en spécialités différentes, par les savants du Grand Laboratoire Central. Maîtres des sources de la vie, les savants du Laboratoire modifièrent petit à petit les formes traditionnelles du corps humain. Les esclaves employés aux travaux de force eurent leurs muscles spécialement développés, tandis que leur cerveau, réduit au minimum indispensable, se complétait d’un casque enregistreur, obéissant aux moindres directions données par le Laboratoire.

D’autres personnes, chargées de travaux intellectuels, furent, pour ainsi dire, entièrement désarmées au point de vue physique, et réduites, par avance, à l’impuissance si elles eussent jamais tenté — ce qui était bien improbable — de se révolter.

Ces spécialisations, multipliées à l’infini, furent du reste accueillies avec joie par tous les hommes, qui se sentirent entièrement rassurés par cet état de dépendance. Ils comprenaient qu’ils faisaient partie d’un tout social, ils se trouvaient moins isolés, mieux soutenus et, dans leurs nouvelles fonctions, ils s’exagérèrent les joies de la spécialisation jusqu’à la folie.

Malheureusement, cette formidable organisation supposait une mainmise totale du Grand Laboratoire Central sur la terre entière, car le moindre grain de poussière, mal réglé, eût suffi à entraver la marche de cette colossale horloge. Aussi bien, dès le début, cette organisation autocratique du monde n’alla point sans quelques catastrophes. Ce fut, tout d’abord, on s’en souvient peut-être, l’effroyable conspiration des végétaux qui mit la science en péril.

À force de jouer avec les sources de la vie, de transmettre le fluide essentiel, à titre d’expérience, dans des objets inanimés, puis dans des plantes, il y eut certaines déperditions qui échappèrent à la stricte attention du Grand Laboratoire Central.

Rien ne fut plus effroyable que la brusque croissance des plantes devenues conscientes, envahissant les villes, la campagne, se prenant dans les fils de transmission, dérivant les courants électriques, et dont on ne put venir à bout qu’en propageant une maladie microbienne dans la forêt naissante.

L’angoisse, à ce moment, fut portée à son comble. On se souvenait bien, en effet, des dangers historiques que présentaient jadis les fauves ou les bouleversements géologiques, mais on ignorait le mystère profond des forêts antédiluviennes, l’envahissante folie des fièvres, la troublante énigme des plantes animées. Il y eut aussi, à cette époque, quelques résurrections dans les anciens cimetières qui impressionnèrent vivement l’opinion.

Mais ce ne furent là que les erreurs du début. Autrement périlleuse fut, quelques dizaines d’années plus tard, lorsque le monde scientifique parut définitivement organisé, l’apparition d’un simple rat, oublié dans les destructions générales, sortant d’on ne sait quel repaire éloigné et qui, tranquillement, se promena, durant six mois, dans les canalisations, entraîna d’imprévus courts-circuits, des destructions de machines motrices, des interruptions interminables dans les services de transport, de dépêches ou de ravitaillement.

Jadis, au temps où le monde n’était pas encore civilisé, la destruction de ce rat eût été des plus simples. Il eût suffi de prendre un fusil, de dresser un piège avec un peu de lard, ou de se mettre en chasse avec un chien ratier.

Dans le monde admirable de la science, de tels procédés devenaient complètement impraticables. Les cerveaux, privés de corps, ne pouvaient se risquer dans une pareille aventure, en raison de leur infériorité physique. Les colosses, au cerveau d’aluminium, étaient incapables également de suivre une chasse aussi compliquée. Tous leurs mouvements étaient réglés à l’avance, tous leurs actes décidés électriquement ; leur initiative personnelle eût été insuffisante en présence des mille fantaisies, des sauts imprévus, des disparitions ou des bonds inattendus d’un simple rat, conscient et indépendant.

Il fallut dix-huit mois de travail constant du Grand Laboratoire Central, pour venir à bout de cet ennemi formidable qui mettait en jeu la sécurité du monde entier et qui déjouait, par son instinct naturel, les plus savantes combinaisons des savants. La sécurité même du Grand Laboratoire Central fut en jeu, certaines communications interrompues, certains fils coupés.

Il fallut donc, petit à petit, par des prodiges inouïs de science et d’habileté, apprivoiser ce rat. lui suggérer des idées humaines, commencer son instruction, lui faire comprendre les rudiments de la science et ce fut certainement la tâche la plus admirable qu’eût jamais tentée le Grand Laboratoire Central.

Quand ce fut fait, quand la mentalité du rat se fut élevée à la complexité d’un cerveau scientifique, sa capture ne fut plus qu’un jeu et son anéantissement sauva le monde scientifique du plus grand péril qu’il eût jamais couru.

XXXVI

LA FEMME-ÉCHANTILLON

Avec le développement autocratique de la science absolue, la question féministe ne se posa même plus. La vie se prolongea indéfiniment par le remplacement progressif des différentes parties du corps. Les hommes ne mouraient plus, un peu comme autrefois du reste, que s’ils le voulaient bien, et les maladies étaient désormais inconnues.

On avait développé, en effet, d’une façon particulière, ce sens très ancien que l’on appelait jadis l’instinct chez les animaux, l’instinct de la conservation physique chez l’homme et qui n’est autre chose qu’une vue intérieure que nous avons des différents phénomènes qui se passent dans notre corps, une prescience certaine des dangers que peuvent lui faire courir tels ou tels germes étrangers.

Lorsque cette vue intérieure fut développée au plus haut point, comme il convenait, les maladies les plus graves furent arrêtées dès leur début. Pour la première fois, lorsqu’il n’y eut plus de médecins, la médecine fut autre chose que du charlatanisme et l’on n’eut plus recours aux vagues indications d’un empirisme inconscient, comme on l’avait fait jadis.

Tout naturellement la question de reproduction de l’espèce devint également sans intérêt. Les femmes ne se distinguant plus des hommes par leurs travaux et leurs occupations, elles ne s’en distinguèrent même plus bientôt par le costume. Elles furent les androgynes primitifs décrits par les religions antiques.

C’est assez dire que l’idée même de la maternité leur devint absolument étrangère.

Au surplus, grâce à des mesures énergiques prises dès le moment de la naissance par les savants du Grand Laboratoire Central, tout ce qui faisait jadis la préoccupation principale et la joie de l’humanité, devint une chose définitivement inconnue et profondément méprisée par des êtres scientifiques qui ne pouvaient connaître par eux-mêmes ce dont on leur parlait et qui considéraient l’amour comme un souvenir historique, comme une déchéance animale intéressant uniquement l’histoire naturelle et ne relevant que des simples recherches anatomiques.

Ce que les savants du Grand Laboratoire Central ne dirent pas à ce moment-là, pour ne point éveiller inutilement l’attention, c’est qu’ils avaient cru bon de conserver, dans un laboratoire annexe, interdit au public, un curieux couple représentant l’homme et la femme tels qu’ils existaient jadis sur terre.

Ce laboratoire spécial avait été meublé d’une façon toute particulière, avec des objets fétichistes à la mode d’autrefois. Il y avait là des sièges qui, au lieu d’être en fer articulé pour soutenir les bras pendant la lecture ou les recherches de laboratoire, étaient formés de curieux coussins bariolés, représentant des fleurs ou des oiseaux, et supportés par des fragments de bois naturel également découpés en forme de fleurs ou d’arabesques.

Point d’appareils scientifiques dans toute la maison ; au lieu du laboratoire de réparations physiologiques, il y avait une grande salle où l’on mangeait, comme autrefois, pêle-mêle, des toxines, des morceaux d’animaux morts, cuits sur le feu, ou des végétaux non encore décomposés. Au mur, au lieu de tableaux de distribution d’énergie, encore des fleurs et des animaux imités, soit en bronze, soit en peinture et qui s’ingéniaient à reproduire, comme aux temps de la naïveté humaine, des scènes naturelles.

Une seule invention paraissait véritablement nouvelle et pratique : c’était celle de simples mèches de coton, trempant dans de l’huile minérale et qui, allumées par le bout, procuraient de la lumière sans canalisations, sans usines génératrices, en un mot sans aucun dispositif social. C’était là un véritable chef-d’œuvre d’invention des savants du Grand Laboratoire Central.

Le couple qui vivait là était composé de très beaux spécimens de la race humaine. Les Savants absolus avaient surnommé la femme-échantillon la Reine, pour rappeler ainsi, par analogie avec les colonies d’abeilles, le rôle de reproduction qu’elle était appelée à jouer.

Quant à l’homme, en raison de ses occupations favorites, on lui avait donné un surnom ancien et vieillot : on l’appelait le Poète.

Ces deux êtres vivaient une vie étrange, complètement isolés dans ce nouveau paradis scientifique, n’ayant de rapports qu’avec le Grand Savant absolu qui dirigeait le Laboratoire Central.

Pour maintenir l’échantillon-femme dans son état primitif, on s’était efforcé, par de laborieuses recherches, de reconstituer exactement son milieu et de mettre à sa disposition tout ce qui pouvait favoriser ses goûts séculaires, ses penchants irrésistibles.

Et tout d’abord, autour du palais qu’elle habitait, au delà des fossés, on avait établi tout un jeu de glaces admirable qui reproduisait exactement tout ce qui se faisait dans le palais et l’image des gens qui s’y trouvaient.

La femme-échantillon pouvait ainsi passer de longues heures à sa terrasse, à contempler au loin sa propre image dans l’image de son propre palais, et le soir, elle rentrait, mélancolique, racontant toutes les beautés qu’elle avait vues, jalousant avec passion cette femme si heureuse qui habitait en face un palais magnifique et qui, malgré son affreuse laideur, avait quelqu’un auprès d’elle, qui restait agenouillé toute la journée, qui l’aimait, qui s’occupait d’elle, qui ne pensait qu’à lui éviter les moindres fatigues ou les plus petits chagrins. Et le poète, qui avait passé des journées entières aux pieds de la femme sans pouvoir éveiller son attention et sans oser interrompre sa rêverie, protestait un peu pour la forme lorsqu’il était question de la laideur de la princesse voisine. C’était là un sujet, toujours renouvelé, de querelles entre le pauvre homme-échantillon et sa tyrannique compagne.


Les savants du Grand Laboratoire Central, par l’intermédiaire des homuncules, c’est-à-dire des petits êtres automatiques et insignifiants créés par la science, envoyaient chaque jour à la femme de nouveaux présents destinés à satisfaire ses plus secrètes passions. On lui offrait des bottines avec lesquelles il était impossible de marcher, des chapeaux avec lesquels on ne pouvait voir autour de soi, des vêtements plus petits que le corps qu’ils devaient contenir ou des livres de philosophes anciens, impossibles à comprendre, mais dont la présence sur les tables environnantes flattait l’ignorance de la femme-échantillon.

Pour favoriser également son rôle de reine des abeilles, on avait imaginé de créer dans le palais, en dehors de la chambre à coucher d’un modèle ancien, des endroits dangereux et imprévus où elle pourrait se rencontrer avec le poète : des greniers encombrés, semés de trappes, des caves romanesques où s’ouvraient des oubliettes garnies de faux et d’épées en une place que personne au juste ne pouvait découvrir dans l’obscurité.

Il y avait aussi, pour la reproduction, un buisson où l’on savait, de source certaine, que se trouvaient toujours lovés quelques serpents venimeux et un mât de cocagne très élevé terminé par un petit nid posé en équilibre. Par cette variété perpétuelle, les savants du Grand Laboratoire Central s’étaient ingéniés à satisfaire les goûts romanesques de la jeune femme.

Cependant malgré tant de prévenances, la Reine demeurait triste et mélancolique ; souvent elle faisait venir le vieil Hydrogène, le doyen des Savants absolus, et s’entretenait longuement avec lui. Elle lui expliquait que le poète ne la comprenait pas, qu’elle était faite pour vivre avec un homme d’action. Les visites d’Hydrogène se multiplièrent et ce fut le commencement d’un scandale inouï dans la science qui désola le début de la seconde période scientifique.

XXXVII

LE POÈTE-TYPE

Ce fut vers la troisième année de la seconde période (ancien style) qu’éclata le scandale qui faillit ébranler, d’une façon définitive, les douze étages de la science.

Un Restaurateur ayant à faire, par hasard, une importante commande d’acide formique, s’adressa à son fournisseur par radio-photogramme pour examiner directement sur la figure de son correspondant quelles pouvaient être ses intentions commerciales. Le radio-photogramme ayant, par suite d’une négligence malheureuse, traversé les murs du Palais secret où l’on conservait la femme-échantillon, en compagnie du poète-type, le restaurateur vit, avec étonnement, sur l’écran de son appareil, une scène à laquelle il s’attendait fort peu.

En compagnie de la femme-échantillon, Hydrogène, le Savant absolu du Grand Laboratoire Central, reconstituait des gestes anciens d’animalité tels que les manuels d’histoire en retraçaient des temps passés, sans se soucier des effroyables défenses et des lois rigoureuses que lui-même avait édictées à ce sujet.

Comme bien on le pense, quelques clients du restaurateur se trouvant là, entourèrent bientôt l’écran ; puis ce fut une foule d’homuncules qui interrompirent leurs travaux d’esclaves pour considérer, eux aussi, cet étrange spectacle. Il en résulta bientôt une entière désorganisation des travaux, minutieusement réglés, de la ville tout entière ; cette interruption eut sa répercussion dans des pays éloignés, et l’on put craindre, un moment, d’effroyables complications.

Lorsque l’on prévint en hâte le Grand Laboratoire Central, ce fut un scandale inouï, et l’on ferma tout aussitôt les portes, avec défense absolue de s’en approcher à moins de trois effluves.

Cependant, dans le palais qui lui était réservé, la femme-échantillon s’amusait follement à l’idée du scandale terrible qui allait éclater lorsque son mari, le poète-type, la surprendrait.

Elle avait, en effet, pris en horreur ce rêveur insatiable avec qui elle était enfermée pour perpétuer la race et qui, toute la journée, s’obstinait à rêver aux étoiles et à célébrer la beauté de sa compagne sur tous les modes, en vers et même en prose car c’était un véritable poète.

Souvent, dans le secret espoir de provoquer une colère imprévue, la femme-échantillon avait affirmé au poète-type qu’elle le trompait avec Hydrogène ; mais le poète-type ne la croyait point parce qu’elle était belle et que le vieil Hydrogène était affreusement laid. La femme-échantillon s’était alors efforcée de lui expliquer les raisons morales qui la poussaient à tromper son poétique compagnon : très réellement, elle ne comprenait rien à la poésie, elle trouvait absolument ridicule cette perpétuelle recherche de l’irréel, elle n’admettait point que l’on put concevoir ce qu’elle appelait des blagues et des contes de fées.

La certitude scientifique d’Hydrogène, son pouvoir effectif et matériel la séduisaient au contraire infiniment : elle eût voulu que son compagnon le poète tuât Hydrogène et s’emparât du pouvoir scientifique. Elle s’efforçait de l’exciter chaque jour davantage contre son rival, mais sans y parvenir. Le poète, en effet, ne la croyait pas ; pour lui, la femme était un être divin, tout de sensibilité, d’intelligence et de beauté, que la nature avait créé pour le comprendre et son caractère changeant, ses brusques sauts d’humeur en faisant chaque jour une femme nouvelle, le poète se mirait avec délices dans cet océan de passions toujours renouvelées et cependant toujours identiques, comme dans le miroir de son propre esprit.

Le poète n’avait point le désir de tuer Hydrogène ; d’abord parce qu’il n’en était point jaloux, ne pouvant supposer un seul instant que sa grossière matérialité pût avoir quelque prestige auprès de la femme, et puis aussi parce qu’il tenait à son bonheur. Parfois, par plaisir, il s’était efforcé de se montrer jaloux : il avait fait de rudes enquêtes dans le palais tout entier, il avait même tué un homuncule qui, par sympathie, lui avait dit la vérité, et au plus fort de ses bruyantes colères, il employait instinctivement les moyens les plus subtils et les plus sûrs pour ne rien apprendre de compromettant.

Au surplus, une action violente et brutale n’était point son fait ; la pratique de la poésie l’avait élevé jusqu’aux plus hauts sommets : il tutoyait les astres, bouleversait l’univers, foudroyait les dieux ; il voulait que l’on brisât, après son passage, les objets dont il s’était servi, ne fût-ce qu’un instant ; il eût, à lui seul, combattu une armée de géants. C’était, en un mot, un poète d’orgueil, c’est-à-dire un être infiniment craintif que la moindre réalité suffisait à mettre en déroute. La seule idée d’apprendre une nouvelle imprévue le terrorisait ; il avait peur de tout, même des nuages, parce que chaque objet, même le plus futile, était pour lui rempli de problèmes inextricables, de menaces imprécises, de fantômes terrifiants ; il n’était heureux, comme les enfants, que lorsqu’il pouvait s’amuser avec ses livres d’images et chercher dans la nature environnante quelque symbole nouveau.

Lorsque la femme-échantillon lui conseillait directement ou indirectement de tuer le Savant absolu, elle lui peignait leur brillant avenir lorsqu’ils seraient les maîtres du Laboratoire Central ; elle lui affirmait que, possesseurs de la science universelle, ils seraient dès lors comme des dieux. Lui ne la croyait pas : il lui répondait que derrière ce qu’elle voyait il y avait toujours autre chose, que les idées seules étaient certaines, que la divinité était en nous ; puis il se taisait. Il la regardait longuement, admirait les lignes harmonieuses de son corps, ses yeux se perdaient vers le ciel, suivant attentivement les idées qui s’envolaient lentement, comme font parfois certains animaux qui regardent les fantômes qui passent dans l’air.

Lorsque le scandale du Laboratoire éclata, indéniable, inévitable, le poète n’eut point cet accès de violence que la femme-échantillon espérait de lui, il n’eut point de mouvement de révolte, ni même de surprise. Une nouveauté matérielle ne comptait point pour lui : seule la chute morale de son idéal parut l’affecter. Pendant plusieurs jours, il ne reparut point ; on le vit seulement qui, dans les collections ethnographiques du Laboratoire, cherchait activement un clou des temps passés puis une corde, à la manière d’autrefois, qui n’eût point été tressée par le monde scientifique. On dit même qu’au-dessus du clou qu’il planta dans le mur de sa chambre, il dessina, on ne sait trop pourquoi, l’image naïve du satellite de la terre.


On constata simplement, quelque temps après, qu’il était mort par asphyxie et cette perte fut enregistrée avec peine par le Conservateur des collections du Grand Muséum.

Hydrogène reprit sa place dans le conseil des Savants absolus, et l’on expliqua fort bien au peuple des homuncules tout le dévouement qu’avait mis ce grand savant à étudier des questions anciennes, périlleuses et aujourd’hui sans intérêt. Quant à la femme-échantillon, on eut de grandes inquiétudes à son égard. Chose incompréhensible : elle témoigna, lorsqu’elle apprit la disparition de son compagnon, un immense désespoir ; désormais, n’ayant plus personne sur terre à tourmenter, sa vie était sans but. Pour éviter toute complication, on prit le sage parti de la déclasser ; on la retira des collections, malgré l’intérêt historique qu’elle présentait, on remplaça son cerveau ancien par une boîte modèle 327, en aluminium phosphore et on la perdit, inconsciente et docile, dans la foule servile des homuncules.

XXXVIII

LE MASSACRE DES HOMUNCULES

Un savant qui, dans son laboratoire, analyse la nature des choses, ignorera toujours ce que peut être la répugnance ou le dégoût. Quelle que soit l’infection du composé qu’il examine, il le goûtera, si cela est nécessaire, le plus tranquillement du monde. Ce ne sont pour lui que des corps simples juxtaposés, toujours les mêmes.

À la suite des progrès considérables de la science, les hommes finirent par tout considérer sous cet angle scientifique spécial et, pour eux, tous les phénomènes de la nature devinrent également intéressants, sans qu’aucune distinction pût être établie utilement entre une réaction chimique, par exemple, et une passion violente éprouvée pour le bien ou pour le mal.

Au-dessus des êtres humains on plaçait du reste les machines qui assuraient l’existence du monde entier et ces matérialisations de l’intelligence collective qu’étaient les grandes usines, étaient mises bien avant les simples manifestations individuelles de la pensée.

Par une pente toute naturelle, les animaux artificiels créés par l’homme pour ses besoins journaliers, furent même, à cette époque, l’objet de toutes les sympathies.

Déjà, aux premiers temps de la civilisation, on avait remarqué combien les formes nouvelles des machines rompaient violemment avec les traditions artistiques du passé et rappelaient, au contraire, les créations de la nature.

L’automobile avait été le premier instrument d’usage courant donnant quelques indications en ce sens. Aux temps barbares on s’était imaginé de concevoir l’automobile un peu à la manière d’un temple grec ou d’un meuble Louis XV ; volontiers, on eût dissimulé ses parties mécaniques sous une carrosserie de style rappelant un navire romain ou une chaise à porteurs, et les projets les plus fantastiques furent alors réalisés. Il fallut l’intervention de la nécessité pour que l’on comprît combien cette conception était vieillotte et s’appliquait mal aux idées nouvelles.

Les voitures de course, aux prises avec les exigences immédiates de la vitesse, furent les premières à indiquer la voie qu’il fallait suivre ; les artistes les qualifièrent tout d’abord de monstres ; puis, petit à petit, se dégageant des préjugés anciens, ils en célébrèrent l’harmonie nouvelle et l’impérieuse beauté.

Et bientôt, lorsque l’automobile eut conquis sa forme nouvelle, grâce aux seules indications de l’empirisme, on comprit un beau jour, qu’elle réalisait tout simplement, sans que l’on y prît garde, la structure logique et complète d’un animal nouveau.

Depuis la tête, avec ses yeux, jusqu’à la noire évacuation de l’échappement, l’automobile se comportait comme un simple animal, avec les mêmes faiblesses, les mêmes défaillances, la même fièvre à certaines heures du jour, la même reprise de force à la tombée de la nuit, avec le cœur battant de ses soupapes, la colonne vertébrale de sa transmission, envoyant le mouvement aux pattes motrices d’arrière par l’intermédiaire d’un cardan en forme de bassin, tandis que les roues d’avant tâtaient le chemin. La circulation d’eau, la circulation d’huile, l’innervation électrique, autant de réseaux distincts, nécessités par la logique, indiqués impérieusement, comme si, dans toute construction, certaines lois naturelles exigeaient les mêmes formes, les mêmes procédés. L’être nouveau se distinguait des êtres naturels par l’idée de la roue et des engrenages, mais il ne s’en distinguait que par là.

On ne vit dans tout cela qu’un simple rapprochement amusant, tant que l’on attribua à l’homme une intelligence divine supérieure à la matière. Mais lorsque le matérialisme eut fait de nouveaux progrès, lorsque l’on commença à ne voir dans tout phénomène, matériel ou moral, qu’une simple juxtaposition de forces moléculaires, on se demanda logiquement si les animaux artificiels pouvaient se distinguer autrement que par leur imperfection des animaux naturels.

La question devint plus angoissante encore lorsque ces animaux artificiels se perfectionnèrent davantage. Un peu partout, au début de la période scientifique, on commença à construire, pour l’industrie et pour les besoins de la vie domestique, des homuncules destinées à jouer le rôle des esclaves d’autrefois.

Ces homuncules variaient de forme suivant les usages auxquels on les destinait. Un homuncule chargé, dans une usine, de surveiller la marche des tours automatiques n’était évidemment pas le même qu’un homuncule chargé d’une station télégraphique ou de la préparation des produits toxiques dans un laboratoire. Tous cependant étaient construits à peu près à l’imitation du corps humain, tous étaient doués de mouvements réflexes, suffisamment réglés et la perfection de leur mécanisme était telle que l’on avait souvent quelque peine à distinguer, au cours de son travail, un homuncule d’un homme ordinaire.

Il faut ajouter du reste que les savants du Grand Laboratoire Central avaient mis quelque coquetterie à réaliser d’une façon parfaite le rêve des chercheurs d’autrefois. Sans doute n’avaient-ils pas eu recours aux fameuses recettes de Paracelse pour construire leurs homuncules. Ceux-ci n’étaient point, comme le voulaient les alchimistes, de petits êtres sans gravité, sans sexe et pourvus de pouvoirs surnaturels. On s’était amusé, au contraire, ta les rendre aussi semblables à l’homme que possible, avec le secret espoir qu’en reproduisant fidèlement les formes de la nature, on arriverait à se rapprocher toujours plus de ses créations.

Il y eut même à ce moment d’étranges homuncules de laboratoire auxquels on transmit artificiellement le fluide nerveux emprunté à certains animaux et qui, petit à petit, parurent donner des signes évidents d’indépendance et d’initiative.

Un peu partout, avec trop d’empressement du reste, on favorisa ce développement instinctif des homuncules. On épia avidement chez eux l’éclosion de vices humains ; avec complaisance on encouragea leurs caprices ; on développa leurs désirs. Tout cela ne fut qu’une simple distraction de savants supérieurs, jusqu’au jour où l’on s’aperçut, avec terreur, que les initiatives individuelles, que les vices des homuncules n’étaient point du tout ceux que l’on espérait.

Loin de reproduire les tares habituelles de l’humanité, les homuncules semblaient, petit à petit, s’entendre entre eux, adopter de mystérieuses lignes de conduite, comprises d’eux seuls et qui ne tendaient à rien moins qu’à détruire, d’un seul coup, la royauté de l’homme.

Uniquement construits suivant la logique scientifique, les homuncules s’adaptaient étroitement au monde nouveau ; mieux que le vieil Homme, ils paraissaient pouvoir prendre la direction de la civilisation nouvelle.

Lorsque leurs projets furent dévoilés, ce fut une longue période de luttes, de discussions, puis d’angoisse. Les uns soutenaient que l’homuncule n’était en somme qu’un mécanisme sans danger véritable ; d’autres expliquaient que, suivant la théorie matérialiste, il n’y avait rien d’absurde à penser que ces êtres nouveaux pouvaient avoir la même autorité et les mêmes initiatives que l’homme.

Certains faits douteux, certains assassinats inexpliqués, déchaînèrent l’affolement général ; on eut peur, on ne discuta plus : en masse on détruisit les homuncules, dans le doute on renonça à ce défi scientifique jeté aux forces naturelles ; pendant des semaines, on exécuta ces êtres mystérieux, sortis de toutes pièces de la pensée humaine.

Quelque temps après, mais trop tard, on se demanda bien si l’on n’avait point cédé à un mouvement de peur irréfléchi, mais on ne regretta rien lorsque, par des rapports certains, on apprit bientôt que plusieurs homuncules, au moment de mourir, de douleur et d’effroi, avaient pleuré.

XXXIX

LES MATÉRIALISATIONS DE CAUCHEMARS À TROIS DIMENSIONS

Bien des gens ignorent qu’il existe une race spéciale de souris japonaises qui sont privées du sens de la troisième dimension. Elles peuvent se mouvoir aisément sur un plateau de laque, mais elles n’arrivent jamais à s’en échapper lorsqu’il s’agit de franchir les bords. Le sens d’un déplacement en hauteur leur manque absolument : elles ne comprennent que deux dimensions et ne vont jamais, de droite ou de gauche, que sur un même plan, rappelant ces coqs que l’unique dimension d’une ligne droite, tracée à la craie sur le sol, hypnotise.

On pourrait croire, tout d’abord, qu’il s’agit là, tout simplement, d’une atrophie ou d’une lésion de certains centres nerveux ; on sait, en effet, que certains animaux, à la suite d’un accident ou d’une piqûre, se trouvent entièrement désorientés ou tournent sur eux-mêmes jusqu’à épuisement, sans reprendre conscience de l’équilibre des choses.

Ici, il n’en est rien : la petite souris japonaise, à l’état sain et normal, ne conçoit que deux dimensions. Elle pourrait, organiquement, tout aussi bien grimper, se déplacer en hauteur ; mais c’est là une conception qui lui manque et l’idée ne lui en vient pas. De même des êtres ne connaissant, par éducation, que trois dimensions, comme les hommes, ne conçoivent point qu’il est aussi aisé de sortir, grâce à la quatrième dimension, d’une chambre murée, qu’il le serait, pour les souris japonaises, de franchir les bords d’un plateau ou que l’on puisse, dans le temps, lorsque l’on est vieux, se veiller soi-même, enfant malade, au chevet de son berceau, ou dans l’espace s’entendre sonner à la porte et se voir entrer dans la chambre où l’on est assis.

Toutefois, quand à la fin de la seconde période scientifique, l’idée pratique de la quatrième dimension se fit jour parmi les hommes, on ne tarda pas à comprendre que, là seulement, ne se bornait point le problème et que ces nouvelles idées sur l’espace devaient modifier d’autres phénomènes. Le monde des rêves attira tout aussitôt l’attention des chercheurs et des savants, et l’on comprit bien vite que ce monde insaisissable, réel cependant, où, depuis des siècles, l’humanité se réfugiait durant un bon tiers de la vie, n’était, en somme, qu’un monde à deux dimensions, et que c’était pour cette seule raison que les événements qui s’y déroulaient n’avaient aucune action directe sur le corps humain.

Volontiers, les hommes avaient pris l’habitude, en rêve, de fuir devant des dangers imaginaires, d’échapper à des catastrophes, de déjouer avec angoisse les entreprises de terribles assassins ; mais cela n’était, à bien prendre, qu’un jeu. Après quelques secondes de terreur, il suffisait à l’homme de se réveiller, de reprendre ses sens à trois dimensions pour comprendre que tout cela n’était que chimères sans importance.

Le jour cependant où l’humanité commença à s’accoutumer, petit à petit, à l’idée de la quatrième dimension, ses facultés se trouvèrent extraordinairement surexcitées et des accidents singuliers se produisirent bientôt en rêve.

Il y eut des gens que l’on ramassa, au matin, coupés en deux, dans leur lit, par les roues d’une locomotive ; d’autres qui se retrouvèrent, après une nuit de cauchemars, marchant fiévreusement au plafond, la tête en bas et les pieds en l’air. Il y eut aussi un gros homme que l’on découvrit dans son lit, écrasé, allongé comme par un incroyable laminoir. Et l’on sut que, depuis longtemps, cet homme rêvait d’un immense escalier lentement envahi par une inondation de plomb fondu et qui aboutissait, dans le rocher, à un minuscule petit trou de souris, qui se trouvait être la seule porte d’un colossal palais de rêve.

Ces différents événements, étant donné l’extrême gravité qu’ils présentaient, attirèrent l’attention du monde savant. On choisit, parmi les familiers de la quatrième dimension, quelques sujets qui furent chargés d’aller examiner minutieusement le monde des rêves et de se rendre compte, par eux-mêmes, des déroutants événements qui s’y passaient. Ils en revinrent fort effrayés, après quelques nuits d’observation.

L’un d’eux, malgré une défense très énergique, avait eu le bras droit dévoré par un crocodile à vapeur à corps de vache ; un autre, ayant passé toute sa nuit à porter, en courant, de petits bagages d’un poids fabuleux et à les déménager d’un train dans un autre, avait été enfin dépouillé de ses derniers vêtements et des os de son squelette, en pleine campagne, par un troupeau de nuages blancs qui s’étaient montrés impitoyables.

Ainsi donc ces phénomènes nouveaux ne pouvaient être mis en doute : les rêves qui, jusque-là, avaient fait le charme de la vie, qui, durant l’ennuyeuse période scientifique, avaient remplacé, à eux seuls, les contes de fées d’autrefois ; les rêves que les enfants attendaient avec joie en se couchant le soir, les rêves devenaient réels et présentaient, pour l’homme, le plus formidable danger qu’il eût jamais couru.

À force d’extérioriser son imagination, de rechercher toutes les joies que peut donner l’usage de la quatrième dimension, l’homme n’avait point pris garde à la troisième dimension qu’il introduisait petit à petit, instinctivement, dans ses rêves, et qui leur donnait toute la dangereuse réalité de la vie quotidienne.

Certains bravaches, des poètes comme il s’en trouve toujours, se déclarèrent enchantés de l’aventure et entreprirent des chasses fabuleuses, dignes de la mythologie. Ils réalisèrent toutes les actions héroïques que les anciens, par un étrange pressentiment, avaient seulement imaginées en rêve.

Forts de l’impunité que leur assurait l’entière possession de la quatrième dimension, ils se livrèrent à tous les excès dans leurs nouveaux rêves à trois dimensions. Ils s’amusèrent à heurter de front des trains rapides, lancés à toute vitesse ; ils se jetèrent du haut de monuments élevés, se précipitèrent sur des épées, se firent attacher devant la gueule de canons chargés ; partout ils s’amusèrent à tailler en pièces des armées entières, à demeurer intacts sous une fusillade intense. Parfois, ils se donnèrent l’exquise sensation de pénétrer seuls et sans armes dans les sombres souterrains de châteaux peuplés de fantômes.

Malheureusement, de telles fantaisies n’étaient point sans danger. Ces matérialisations d’objets formés de toutes pièces par la volonté des dormeurs et constitués d’une façon tangible à trois dimensions, devinrent bientôt encombrantes. Au matin, on retrouvait, dans la maison des voyants, tout un amas de wagons broyés, de chairs sanglantes ; parfois aussi les coups de canon ou les fusillades, matérialisés à trois dimensions, atteignaient d’inoffensifs passants et mettaient le feu à des quartiers tout entiers.

On fut donc obligé d’édicter, à cette époque, une sévère réglementation, contre les dormeurs capables de se maintenir en rêve à quatre dimensions et de les contraindre à prendre, chaque soir, une potion spéciale écartant tous les rêves. On interdit les imaginations à quatre dimensions et l’on ne permit plus que les excursions dans l’espace ou dans le temps qui, elles au moins, passaient inaperçues, demeuraient invisibles et ne gênaient personne.

LX

LES DEUX SAUVAGES

Lorsque l’on a parcouru en détail, comme je l’ai fait, tous les siècles qui suivirent celui de ce livre, on demeure littéralement stupéfait de l’extraordinaire orgueil que montrèrent les hommes du vingtième siècle pour les tout petits progrès de leur civilisation naissante.

Oui, sans doute, à ce moment-là, l’homme pouvait encore éviter de grands désastres et reprendre, sans détours inutiles, la voie idéaliste que lui avaient tracée les civilisations antérieures. Il préféra, au contraire, se livrer sans réserve à la science, attendre tout du machinisme, et ce fut cette folle erreur qui mena l’humanité à deux doigts de sa perte.

Si l’on examine cependant la situation de l’homme vers 1912, par exemple, on constate aisément que cette situation ressemblait à très peu de chose près, à celle de l’homme préhistorique. Même ignorance absolue des raisons de toute chose, même fétichisme grossier se contentant de vaines apparences, de mots vides, de définitions creuses, ne rendant jamais un compte exact des phénomènes. L’homme habitait son corps en étranger ; il était incapable de s’opposer à sa destruction, le moindre phénomène naturel le mettait en déroute, le broyait ou le volatilisait, comme aux premiers âges du monde. Il vivait en somme comme un mouton ou un bœuf, accomplissant automatiquement ses fonctions organiques, subissant ses instincts, obéissant aux nécessités naturelles, sans contrôle véritable, sans influence utile sur sa destinée.

Vers la fin de la seconde période scientifique, tout cela se trouva entièrement modifié, je le veux bien, par les progrès véritables accomplis par la science, et un homme de 1912, transporté brusquement dans ce monde étrange, entièrement machiné, eût éprouvé de grosses surprises.

Plus de maladies, de morts proprement dites, mais des corps entièrement reconstruits, stationnant parfois durant de longs mois dans les ateliers de réparation, les cimetières remplacés par des conservations provisoires, des résurrections pratiquées régulièrement, suivant les crédits disponibles du budget social, les lourdes charges de la maternité remplacées par des greffes d’embryons pratiquées sur des animaux nourriciers, l’utilisation différente des sens, leur amplification, les vibrations nouvelles perçues par des sens nouveaux, la suppression du langage, son remplacement par la transmission de pensée, autant de choses qui bouleversaient profondément les habitudes traditionnelles d’autrefois.

La simplification des mouvements utiles avait apporté du reste, dans le monde scientifique, beaucoup de calme et d’ordre. Aucun bruit au dehors, des villes silencieuses avec de très rares passants et sans canalisations apparentes, tout se faisant par impression à distance, sans nulle difficulté.

Il n’était pas jusqu’au plaisir ancien du théâtre que l’on ne pratiquât à domicile, sans se déranger, par simple suggestion collective. On avait même remplacé, dans la plupart des cas, les représentations par de simples impressions de représentation donnant l’illusion du plaisir et du succès.

Les informations, les nouvelles, les découvertes importantes, les recommandations collectives, en vue de tel ou tel besoin, tout cela se faisait également par suggestion, sans perte de temps, sans déplacement intermédiaire désormais inutile et sans objet.

Le seul défaut de ce groupement social excessif fut de détruire, petit à petit, toute initiative individuelle, toute volonté, toute activité indépendante, et, en supprimant les individualités, de développer progressivement, sans que personne y prît garde, la toute-puissance absolue du Grand Laboratoire Central,

Tout d’abord, ce groupement exagéré avait donné d’heureux résultats en contraignant les hommes à résoudre définitivement des problèmes sociaux qui, jusque-là, paraissaient insolubles. C’est ainsi qu’avec la concentration toujours plus grande des moyens de production, quand on n’eut plus, dans chaque région du monde, qu’une seule usine, fonctionnant automatiquement sous la direction d’un seul gardien, on fut bien forcé de convenir que cette usine ne pouvait appartenir aux seuls héritiers du trust formidable qui l’avait fait construire.

D’un côté, en effet, on se trouvait en présence d’un seul propriétaire et, de l’autre, de tous les consommateurs qui, ne produisant plus rien, ne disposaient d’aucun moyen d’achat. De cette exagération même du problème sortit une organisation presque immédiate de la distribution des produits nécessaires à la vie.

Malheureusement, si cette organisation admirable donnait d’heureux résultats pour la satisfaction collective des besoins matériels, elle réduisait, chaque jour davantage, l’initiative individuelle et, à force de vouloir asservir la matière à leurs besoins, au moyen des machines, les hommes ne furent plus eux-mêmes que les simples rouages d’une même machine sociale.

Cela s’exagéra à un tel point que peu d’années plus tard, deux esthètes sauvages, échappés aux progrès de la science et venus d’on ne sait où, physiquement constitués comme on l’était encore au début du vingtième siècle et, croit-on, de sexe différent, s’introduisirent dans l’Europe africaine et, sans le moindre effort, imposèrent, durant six mois, leur volonté tyrannique au monde scientifique, sans que l’on ait pu découvrir un moyen sérieux de les réduire à l’impuissance.

Aucun rouage, en effet, n’avait été prévu par le Grand Laboratoire Central pour ce genre de combat, et aucun individu n’avait alors l’esprit assez général et assez souple, le corps suffisamment complet pour s’opposer, à lui seul, aux folles entreprises des deux sauvages.

Les savants du Laboratoire Central ne pouvaien t pas quitter leur poste sous peine de ruiner immédiatement le monde entier ; les spécialistes du peuple ne pouvaient s’opposer sérieusement à ces hommes complets. Fort heureusement, les deux sauvages disparurent d’eux-mêmes un beau jour ; on entendit seulement l’un d’eux qui disait à l’autre, en employant le langage parlé d’autrefois :

— On les a assez vus !

Puis ils repartirent sans que jamais, dans la suite, on ait pu savoir dans quelle partie du monde ils s’étaient retirés.

Ce fut à partir de ce moment-là que l’on commença à comprendre tout le danger de la spécialisation, tout l’intérêt qu’il y avait à développer un petit monde complet au dedans de chaque individu. Ce fut l’aurore d’une période nouvelle où la culture de la volonté et l’exploitation des forces intérieures de l’homme commencèrent à prendre la première place. Au surplus, on le sait, cette culture devait donner des résultats inattendus et surprenants, mais personne ne se doutait alors du formidable réservoir d’énergies inconnues que représentait le corps humain.

XLI

AU DELÀ DES FORCES NATURELLES

Il est véritablement fort difficile, en empruntant le langage primitif du vingtième siècle, d’exprimer d’une façon satisfaisante les déroutants phénomènes qui désolèrent les dernières années de la seconde période scientifique et annoncèrent, tout en même temps, la grande renaissance idéaliste.

Ce fut tout particulièrement l’introduction de la quatrième dimension dans les conceptions humaines, qui provoqua les désordres les plus graves dans l’ordre naturel des choses. Tant que cette conception de la quatrième dimension n’avait été qu’une simple découverte philosophique, une théorie, intéressante certes, mais limitée au seul domaine des idées, on n’avait eu qu’à se louer des perfectionnements qu’elle avait apportés dans la pensée humaine ; mais du jour où la quatrième dimension entra dans le domaine de la pratique quotidienne, il en résulta des bouleversements inouïs sur la surface du globe.

Au début, les penseurs très avancés, qui s’étaient faits à cette idée, s’étaient contentés, pour leurs voyages d’exploration, de recourir à l’utilisation des spectres et des fantômes qui leur fournissaient momentanément le corps surnaturel dont ils avaient besoin pour incarner leur pensée. Ils pouvaient ainsi, sans aucun risque, abandonner, durant plusieurs jours, leur corps humain vivant seul d’une vie ralentie et emprunter des formes spectrales qui suffisaient pour leurs déplacements en quatrième dimension.

Mais, petit à petit, avec la pratique continuelle de ce sport nouveau, les hommes en arrivèrent à tenter d’adapter leur propre corps aux exigences plus vastes de leur pensée. Pourquoi ne point essayer de plier leur enveloppe matérielle aux idées nouvelles ? Chose invraisemblable, ils y parvinrent, et ce furent bientôt d’irréparables désastres.

On le sait, en effet, le corps humain est construit d’après les principes de l’espace à trois dimensions. La charpente osseuse est établie suivant cette vision provisoire de l’univers, les organes sont contenus par les muscles, par la peau dans un espace à trois dimensions. Du jour où l’on voulut plier le corps humain aux exigences de la quatrième dimension, il en résulta pour lui les désordres les plus graves. Sans blessure apparente, sans ouverture visible, certains organes se trouvèrent transportés au dehors du corps et, sous la poussée naturelle des muscles, ils se groupèrent en un indescriptible amas, échappant à toute règle connue, à toute anatomie précise.

On ne pouvait pas dire, certes, que le corps, ainsi modifié, se trouvait écrasé, broyé ou désagrégé ; il continuait à vivre, mais sans présenter l’apparence habituelle du corps humain dans un espace à trois dimensions.

Cette terrible leçon impressionna vivement d’autres savants, qui résolurent de ne plus s’exposer désormais à de pareils inconvénients, et, tout naturellement, ils eurent recours à des animaux domestiques pour incarner provisoirement leur esprit. Leur corps humain était déposé, en attente, dans le Grand Laboratoire Central où il était conservé et, pendant ce temps-là, nos explorateurs s’en donnaient à cœur-joie en utilisant les corps d’infortunés animaux.

Certains savants, comme les généraux d’autrefois, eurent ainsi d’innombrables chevaux tués sous eux, ou, du moins, réduits à l’état d’organismes informes, inconnus jusqu’à ce jour dans l’espace à trois dimensions.

Puis il y eut des gens qui ne revinrent pas réclamer leur corps humain et dont on n’eut jamais de nouvelles. On remarqua simultanément des signes d’intelligence chez certains animaux et l’on s’en montra fort inquiet. Tel chien, tel cheval errant dans la rue, n’était-il pas un des savants les plus notoires du Grand Laboratoire Central ? On dut prendre d’infinies précautions pour, dans le doute, ne point maltraiter des ânes ou des oies qui incarnaient peut-être l’esprit des plus grands représentants de l’espèce humaine.

De nombreux cas de folie s’étant manifestés, dans les années suivantes, chez des animaux, on dut créer un asile spécial d’aliénés pour les enfermer. On n’osait, en effet, attenter aux jours de ces animaux bizarres et on en vint à avoir pour eux le même respect que témoignaient jadis les peuples de l’Orient pour les bêtes.

La folie chez les animaux emprunta les formes les plus bizarres. On remarqua des girafes qui refusaient toute nourriture et qui s’imaginaient, la nuit, brouter des étoiles. Des chevaux atteints de folie orgueilleuse passaient toutes leurs journées à danser sur deux pattes et à hennir d’une façon triomphale. Des chiens, éternellement fidèles à tous les gens qu’ils rencontraient, dépérissaient de chagrin en songeant à ces milliers de maîtres qu’ils ne reverraient jamais.

On parla beaucoup d’une autruche qui croyait avoir avalé un trottoir et qui se traînait lourdement par terre, écrasée par ce poids supposé. Un veau, couronné de fleurs, se noya dans un étang, avec deux branches de persil dans les narines ; des chats s’imaginèrent émettre des ondes hertziennes et restèrent sans bouger, toute la journée, attendant scrupuleusement des télégrammes sans fil.

Cette situation angoissante ne prit fin que le jour où l’on interdit formellement de pareilles substitutions et, provisoirement, tout rentra dans l’ordre à partir de ce moment-là.

XLII

L’IMMORTALITÉ PAR LES IDÉES

La renaissance idéaliste qui succéda, petit à petit, à la seconde période scientifique, permit, pour la première fois, de raisonner plus clairement et d’entrevoir l’avenir normal de l’humanité.

On peut s’étonner, maintenant que toutes ces idées paraissent fort claires, qu’elles n’aient point frappé plus tôt l’imagination des hommes, et qu’il ait fallu tout d’abord la coûteuse et lugubre expérience du Léviathan, puis la longue domination scientifique du Grand Laboratoire Central pour démontrer toute l’insuffisance des conceptions matérialistes. Cela vient sans doute de ce que l’on n’éclaircit pas, au préalable, suffisamment et jusque dans leurs dernières conséquences les données posées par la science.

Un seul homme, dans le matérialisme ancien, eut le courage de son opinion et la poursuivit jusqu’à ses extrêmes limites ; cet homme fut Blanqui. Dans la solitude et le recueillement de son cachot, lorsqu’il fut enfermé au fort du Taureau, il écrivit une curieuse brochure intitulée l’Éternité par les Astres, dont la logique rigoureuse aurait dû frapper tous les contemporains. Voici, en résumé, à quelles conclusions aboutissait sa thèse :

L’univers est infini, et nous ne pouvons comprendre ce qu’une pareille expression représente, car c’est à peine si la notion d’indéfini est déjà accessible à l’homme… À quarante kilomètres à l’heure, il faudrait 250 millions d’années pour atteindre les étoiles les plus proches, et la terre, avec sa vitesse prodigieuse, mettrait cent mille ans pour parvenir à la soixante et unième étoile du Cygne.

Or, ce n’est là pour nous que la partie la plus rapprochée de l’univers, celle qui fait effectivement partie de notre vie quotidienne. L’immensité composée de mondes innombrables ne commence, pour ainsi dire, qu’au delà. Cependant, tous ces mondes ne révèlent chimiquement que la présence d’une centaine à peine de corps simples, toujours les mêmes. C’est avec cette pauvre centaine de corps simples que la nature doit fournir à toutes les combinaisons de l’univers, et ces combinaisons, bien qu’innombrables, sont, par définition, mathématiquement limitées. Forcément, on doit donc retrouver des systèmes solaires analogues au nôtre ; forcément, également, en prolongeant cette recherche vers l’infini, on doit découvrir des systèmes solaires rigoureusement semblables au nôtre dans leurs moindres détails, puis encore des terres dont l’histoire est exactement celle de notre terre.

Si l’on ne perd point de vue ce que signifie ce mot : infini, si l’on songe toujours, d’autre part, que les combinaisons sont limitées par le nombre des corps simples, il est impossible de ne pas admettre qu’à l’instant où nous écrivons ces lignes, d’autres personnes identiques, des sosies, des doubles, écrivent ces mêmes lignes dans d’autres mondes identiques.

C’est là un jeu de glaces qu’il faut poursuivre logiquement jusqu’aux conséquences les plus extrêmes : l’acte que nous aurions voulu faire hier, d’autre nous-mêmes l’ont fait ; chaque possibilité de notre vie fut une réalité dans un autre monde.

Ajoutons enfin que cette identité ne saurait être seulement simultanée ; elle existe également dans le temps : dans le passé et dans l’avenir : elle existe à chaque seconde, car il faut bien se borner, et Blanqui, dans ses plus rigoureuses conclusions, s’en tient à ce minimum.

Et c’est même la seule insuffisance de sa théorie, car, ici encore, il nous faudrait continuer l’infinie fragmentation du temps, nous heurter en un mot à l’infini au moment même où nous étions sur le point de lui échapper.

Blanqui, de cette théorie scientifiquement exacte, tire des conclusions philosophiques assez mélancoliques : tout ce que nous avons fait personnellement, tout ce que nous ferons demain, un sosie l’a déjà fait ou le fera ; c’est la négation définitive de toute ambition et de tout progrès, mais c’est aussi la conclusion sincère à laquelle on devait aboutir en poussant à l’extrême les conclusions matérialistes.

Tout différent fut le procédé que l’on suivit lors de la grande renaissance idéaliste. On s’efforça de rechercher, avant toute chose, l’unité esthétique, l’originalité, l’hétérogénéité absolue, dégagée de tout support matériel et se rapprochant du type unique et immortel.

On considéra que le monde devait être conçu, non point par analyse, mais par synthèse, et que des généralisations croissantes correspondaient seules aux légitimes aspirations de l’humanité.

C’est, en effet, par une centralisation toujours plus grande que se manifestent les progrès ontologiques, c’est par l’association des idées, par des synthèses toujours plus puissantes, que progresse l’esprit humain. C’est ce que les religions et les philosophies anciennes symbolisaient fort justement par l’épuration progressive de l’âme passant successivement dans des sphères toujours plus élevées.

L’étude de l’homme donnait, à ce point de vue, de précieux enseignements. Tandis que le corps, ne disposant que de l’espace à trois dimensions, est voué fatalement à la désagrégation, c’est-à-dire à une suite de refontes partielles ou totales, durant sa vie ou au moment de sa mort, l’esprit humain atteint déjà la quatrième dimension et se rapproche par là de l’immortalité ; il peut envisager, dans le même instant, des phénomènes passés ou à venir ; il peut s’élever, par l’abstraction, au-dessus des contingences matérielles, et participer, en quelque sorte, de la substance universelle et immuable des choses.

D’un côté les sens matériels lui fournissent les éléments d’observation du monde à trois dimensions, de l’autre, le sens intime : la conscience, lui donne la notion de la quatrième dimension, c’est-à-dire complète pour lui la représentation de l’univers dans ce qu’il est convenu d’appeler l’espace et le temps.

Basé sur ces quatre dimensions toutes matérielles, l’esprit peut alors concevoir la seule réalité véritable : celle des idées pures dégagées de toute analyse matérielle, et le temps et l’espace ne sont plus dès lors que de vains supports inutiles dont l’idée se dégage, comme une cathédrale achevée que l’on dépouille de ses fragiles échafaudages.

Tout le monde sait que dans une œuvre d’art véritable le sujet ou le scénario n’est qu’un sacrifice provisoire fait à la matérialité et que la qualité esthétique d’une ligne ou d’une idée ne dépend en rien du sujet choisi.

Le chef-d’œuvre se révèle à nous spontanément en dehors de toute explication matérielle et toute analyse critique n’est qu’un grossier rappel en arrière. L’absolu et l’infini ne se définissent pas matériellement, ce sont des joies a priori que les artistes peuvent seuls atteindre. On voit dès lors combien pitoyable et stérile était la poursuite ancienne que faisaient les premiers hommes de l’infini ou de l’immortalité dans l’espace ou dans le temps, c’est-à-dire dans le domaine illusoire des sens.

Lorsque l’on comprit au contraire que l’infini n’existait qu’en qualité, que l’immortalité se trouvait pour ainsi dire sur place, immuable et saisissable pour l’esprit dans le domaine des idées pures, l’humanité reprit sa marche en avant avec confiance, assurée de l’utilité de sa tâche, sachant bien désormais qu’une idée nouvelle était une création digne de ce nom, et que nul sosie, comme le voulait Blanqui, ne pouvait disputer à l’homme-Dieu l’idée immortelle, sortie tout armée de son cerveau.

XLIII

LES GARES DE L’INFINI

La grande renaissance idéaliste ne succéda point d’un seul coup, on s’en doute bien, à la longue période scientifique qui avait suivi le vingtième siècle.

Pendant des années, les hommes avaient pris l’habitude d’obéir aux ordres du Grand Laboratoire Central ; la vie sociale avait été entièrement machinée jusque dans ses moindres détails et les nouvelles tendances idéalistes ne pouvaient, tout naturellement, réformer en quelques heures des mœurs aussi profondément enracinées.

Les différents échecs subis par les Savants absolus du Grand Laboratoire Central avaient prouvé, à n’en point douter, qu’il y avait autre chose dans le monde que des chiffres ou des quantités et que la science ne suffisait point à satisfaire toutes les aspirations humaines. On avait pu, sans nul effort, propager la vie, élever et nourrir séparément des fractions de l’organisme humain, les rattacher à d’autres êtres vivants ; on avait même pu communiquer aux plantes la vie des animaux et réciproquement, mais jamais on n’avait pu créer la vie.

Sans doute, plusieurs fois, s’était-on imaginé que cette création était enfin obtenue, mais on avait toujours découvert, finalement, que la vie préexistait, même dans les corps simples. Quant aux théories matérialistes, leur insuffisance avait été démontrée du jour où l’on avait eu le courage de les pousser jusqu’à leurs dernières conséquences et leur impuissance s’était marquée tout particulièrement lorsqu’on avait voulu, grâce à elles,

aborder les grandes questions d’immortalité ou d’infini. Limiter la nature à un certain nombre de corps simples, toujours les mêmes, se combinant de façon variable, à l’infini, c’était reconnaître fatalement, en développant les idées de Blanqui, l’existence inévitable de combinaisons identiques se retrouvant dans l’univers. Dès lors, nous l’avons dit, les combinaisons étant en nombre limité, il fallait bien admettre qu’en cherchant toujours, on devait trouver une terre identique à la nôtre, d’autres terres où des personnages, identiques à nous, feraient ce que nous faisons ou font ce que nous aurions voulu faire et cela, non seulement une fois, mais une infinité de fois. Et ceci, mieux que toute autre démonstration, suffisait à prouver combien les combinaisons matérialistes étaient incapables de rendre compte de la nature même des choses. On comprit donc bien vite que ce n’était pas dans ces combinaisons matérielles qu’il fallait poursuivre la recherche de l’infini, mais bien au contraire sur place, en nous-mêmes, par un accroissement toujours plus grand de nos facultés intellectuelles, par une recherche toujours plus active de l’idée pure.

Le temps et le mouvement ne sont, en effet, que des expressions purement relatives et la qualité de la vie ne dépend aucunement de sa durée. Une nébuleuse mettra des millions d’années à s’agglomérer ; un savant concevra cette agglomération dans un moment de réflexion tellement court qu’aucun instrument humain ne pourrait l’apprécier.

Au surplus, dans la vie d’un homme de génie, les idées véritablement utiles, génératrices, ne prennent qu’un temps de réflexion si bref qu’il échappe à toute mesure et le reste de la vie n’est consacré qu’à la seule vulgarisation de ces idées de génie. De même, un choc violent, un danger menaçant, une mort imminente, peuvent donner, en quelques secondes, plus d’activité et de mémoire au cerveau qu’il n’en aurait durant d’interminables années de vie banale. Dès lors, peu importait la durée de la vie si l’on parvenait à accroître prodigieusement la faculté de penser. De patientes recherches furent entreprises en ce sens, mais elles furent malheureusement bien vite compromises par des méthodes scientifiques dont il était bien difficile de se débarrasser radicalement au début de la grande renaissance idéaliste.

On créa donc bientôt certains laboratoires d’un genre tout nouveau, où des hommes de bonne volonté s’efforcèrent de partir pour l’infini, comme on partait autrefois pour un long voyage. Ce furent, à proprement parler, de nouvelles gares que les civilisations d’autrefois n’avaient point prévues et où s’effectuaient journellement des départs de voyageurs vers l’intérieur d’eux-mêmes. D’innombrables précautions étaient prises pour assurer ces voyages étranges faits sur place et dont le but était d’échapper, dans la mesure du possible, aux exigences ancestrales du temps et de l’espace. C’était du corps, accessoire encombrant, que venaient toutes les idées anciennes de relativité, c’était de cet amas de cellules endormies qu’il convenait de se dégager le plus vite possible et le premier soin que l’on prit fut d’isoler, sans compromettre la vie, non seulement les cellules centrales qui représentaient la personnalité de chaque voyageur, mais encore l’essence même de ces cellules. Le voyageur était préparé, durant un mois, à ce voyage instantané, par des lectures philosophiques et des visions artistiques de plus en plus pures. L’éducation de la volonté commençait par l’analyse du Parménide de Platon, elle se terminait par des sensations purement musicales, la musique mathématique permettant d*es synthèses plus complètes que les autres arts et évoquant le maximum de souvenirs possible. En ce sens, les nouvelles gares de l’infini rappelaient un peu les théâtres des temps barbares.

Les premiers résultats ainsi obtenus furent assez satisfaisants. En quelques secondes, les voyageurs purent atteindre souvent, non seulement presque toutes les idées actuelles, mais également, dans le même instant, les idées passées, accumulées dans l’être vivant depuis les origines du monde. Mais ce fut tout. Leur rapidité de pensée s’était accrue dans des proportions incalculables, mais elle ne se confondait pas, comme on l’avait espéré tout d’abord, avec l’infini, c’est-à-dire avec l’universalité des choses.

Entre les trois dimensions des phénomènes enregistrés par les sens et la quatrième dimension, suggérée par la conscience, l’homme restait inerte à mi-chemin, enfermé dans sa personnalité définitivement abstraite de toute idée de temps et d’espace. Le voyageur ne situait plus, comme autrefois, l’infini au dehors de lui, il ne l’extériorisait pas d’une façon grossière, sous les espèces d’une quelconque divinité ; l’infini se trouvait au dedans de lui-même là où il situait jadis sa conscience.

On comprit alors que les gares que l’on avait construites pour partir à la recherche de l’infini n’étaient, en somme, que de grossiers établissements scientifiques analogues à ceux qu’auraient pu concevoir quelques années auparavant les Savants absolus du Grand. Laboratoire Central. Une autre voie plus claire, plus lumineuse, allait s’ouvrir pour la grande renaissance idéaliste et cette voie fut indiquée d’une façon imprévue, grâce à la découverte que l’on fit, au même moment, de la résurrection. Des hommes qui, morts quelques jours auparavant, avaient pu être ressuscites, revinrent pour la première fois faire l’effrayant récit des souffrances morales qu’ils avaient endurées durant le temps où leur esprit s’était trouvé séparé pour toujours de leur corps. Conscients, exactement comme ils l’étaient avant leur mort, ils avaient éprouvé l’affreux regret d’errer au milieu de personnes qui leur étaient chères, d’assister à leur chagrin sans pouvoir les consoler, sans avoir la possibilité de leur faire connaître qu’ils étaient là auprès d’eux. Ces hommes-là avaient compris qu’il n’existait au monde qu’une seule idée véritablement supérieure, capable d’éclairer toutes les autres et que cette idée pure était l’amour. Il ne s’agissait plus, on le comprend, de l’amour tel qu’on l’entendait aux siècles barbares, mais de cette sympathie universelle capable d’unir tous les êtres vivants d’une façon étroite, qui se développerait dans d’incalculables proportions si les vivants pouvaient connaître l’affreux isolement de la mort et qui permettrait, dans une seule minute d’enthousiasme commun, d’accomplir des progrès que des siècles de civilisation craintive et défiante ne pourraient mener à bien.

Pour la première fois, grâce à ces notions nouvelles, la grande renaissance idéaliste commença à comprendre que l’infini ne pouvait être découvert par l’esprit, mais par le cœur. En essayant d’atteindre successivement toutes les idées de l’univers, l’effort ne pouvait qu’échouer, misérablement. En confondant, au contraire, tous les êtres dans le même amour commun, l’infini venait à nous, il n’était plus qu’un unique et même geste créateur, réussissant en un instant ce que des milliers de raisonnements n’avaient pu accomplir. L’amour universel c’était l’espérance toujours renouvelée, la commune marche en avant de tous les êtres, la synthèse suprême et définitive s’opposant pour toujours à l’analyse hostile et dissolvante de la science.

Ce ne furent là, tout d’abord, que des idées vagues et imprécises, mais qui se développèrent bientôt pour trouver leur pleine justification à l’Age de l’Oiseau d’or.

XLIV

LA MAISON DES CORPS

Bien qu’il m’ait été toujours fort difficile d’évaluer les années avec précision au cours de mes voyages au pays de la quatrième dimension, je crois pouvoir affirmer que ce fut exactement deux mille ans après la Déclaration des Droits de l’homme et du citoyen que la grande renaissance idéaliste abolit l’esclavage mécanique et proclama les Droits de la matière et de la nature. Il avait fallu des siècles de civilisation et de rude labeur scientifique pour que cette idée, cependant si simple, parvint à se dégager jusqu’à l’évidence.

Lorsque l’on est parvenu, au travers des siècles, à l’Age de l’Oiseau d’or, on ne peut comprendre que l’homme ait eu besoin, durant tant d’années, d’asservir la matière et de s’entourer d’esclaves mécaniques, de même que l’on ne pouvait comprendre au vingtième siècle, l’esclavage humain des temps passés. Et cependant, il faut bien le dire, cette libération ne pouvait se produire qu’après des siècles de préparation et de progrès.

La grande renaissance idéaliste ne fit du reste, en abolissant l’esclavage mécanique, que suivre et compléter ce même mouvement vers la liberté qui s’était dessiné depuis les origines du monde et que les sociologues des temps passés n’avaient pas su reconnaître ni dégager comme il le méritait. Au vingtième siècle particulièrement, au début de la période scientifique, on s’était plu à glorifier le travail d’une façon ridicule. On avait confondu, sans y prendre garde, l’activité libre de l’esprit humain qui fait toute sa gloire et le travail forcé rudement imposé par les nécessités du corps matériel, puis par extension du corps social. Et cependant, depuis de longues années déjà, il était évident que cette glorification effrénée et maladive du travail social était en contradiction avec les aspirations les plus légitimes de l’humanité, qu’elle heurtait brutalement les idées les plus hautes des penseurs de génie, tout aussi bien que les désirs les plus bas de la foule.

Un examen attentif des civilisations passées eût suffi, cependant, à révéler que l’homme, depuis les temps les plus reculés, avait tout fait pour obtenir, non pas le droit au travail, mais le droit au loisir, et qu’il s’était efforcé, de toutes les façons imaginables par la force, par le travail ou par le rêve de s’évader, autant que possible, des exigences matérielles de la vie.

Les potentats asiatiques, les conquérants, les seigneurs de toute espèce avaient construit la société dans l’unique espoir d’obtenir pour eux la sécurité nécessaire au développement de leur esprit et lorsque les grandes républiques anciennes s’étaient fondées, leur premier soin avait été d’assurer le loisir aux rois tout-puissants qu’étaient les citoyens. C’est ainsi qu’à Athènes ces places enviables de citoyen étaient en nombre limité et qu’à chacune correspondait une source assurée de revenus d’État. Trois esclaves par citoyen travaillaient aux mines, et Xénophon proposait de créer au Pirée une hôtellerie pour les étrangers dont les revenus devaient augmenter ceux des citoyens athéniens. Rome vécut également des dépouilles du monde entier. Après l’échec des Grecques, le Sénat romain s’était engagé, comme l’avait fait jadis Périclès, à assurer la vie des citoyens. L’exploitation colossale du monde servit à libérer les rois citoyens de toute préoccupation matérielle.

De tout temps, cet exemple formidable fut suivi. Par l’esclavage, par l’abus de la force ou de l’autorité morale, les hommes les mieux doués s’efforcèrent toujours de se délivrer du travail matériel nécessaire à la vie pour se consacrer entièrement, suivant leurs aptitudes, soit à la paresse, soit aux rudes travaux du corps accomplis par jeu, soit aux recherches intellectuelles que permet seul le loisir.

Les plus faibles eurent pour refuge la foi, le rêve ou l’alcool.

Avec les progrès de la science, on avait instinctivement pensé qu’il convenait de substituer l’esclavage mécanique à l’esclavage humain, et de reporter sur la matière inerte le travail forcé, imposé jadis aux hommes. Cette transformation, prévue déjà dès l’antiquité par Aristote, ne fut qu’un déplacement du même principe : l’homme vivant toujours aux dépens du milieu, asservissant les forces naturelles qui l’entouraient, détruisant pour vivre. Durant la période scientifique, on s’imagina volontiers que le monde était transformé. On ne faisait cependant qu’imiter les procédés anciens, et c’est tout au plus si un progrès véritable se fit dans les idées, le jour où l’on comprit nettement que le travail matériel ne devait pas tenir la première place dans les préoccupations de l’humanité, qu’il n’était que la rançon d’obligations inférieures et que sa seule utilité était de procurer à l’homme le loisir nécessaire au développement de ses idées. Mais on fut tellement émerveillé par les machines nouvelles et par les découvertes du Grand Laboratoire Central, que l’on oublia, le plus souvent, que les esclaves mécaniques étaient, pour l’humanité, un moyen de libération et non pas un but.

Avec la grande renaissance idéaliste, on commença à comprendre, tout au contraire, que le machinisme excessif était une lourde charge intellectuelle et que le progrès consistait, pour l’homme, à réduire petit à petit ce personnel mécanique par trop encombrant.

Du jour où la notion de la quatrième dimension devint commune à tous les hommes, du jour ou l’esprit s’accoutuma, petit à petit, à se libérer du corps et à voyager au gré de sa seule fantaisie, l’utilité des machines conçues pour les seuls besoins du corps matériel diminua dans d’étonnantes proportions. Déjà, grâce aux progrès scientifiques, l’alimentation n’existait plus et la nutrition des cellules s’opérait électriquement par de simples courants diathermiques. Grâce au déplacement de l’esprit immatériel à quatre dimensions, les moyens de transport restaient sans utilité. Pour se préserver des intempéries, pour se tenir à couvert, les habitations d’autrefois devenaient également inutiles. Il suffisait de mettre le corps matériel à l’abri, et l’on construisit pour cela une immense cité que l’on appela la Maison des Corps. Quant au symbolisme ancien de la langue parlée, des livres et des œuvres d’art, il devenait également sans utilité avec la transmission de pensée, beaucoup plus rapide et plus complète que le grossier langage hiéroglyphique des siècles passés qui limitait les idées aux mots.

Si j’en excepte la Maison des Corps, dernier vestige des nécessités matérielles d’autrefois, notre monde, au temps de la grande renaissance idéaliste, reprit donc, petit à petit, l’aspect qu’il pouvait avoir au temps de la préhistoire et j’avoue que, lors de mes premiers voyages à cette époque éloignée, je m’imaginai naïvement être revenu, sans m’en rendre compte, aux âges primitifs de la terre, lorsque l’humanité n’existait pas encore.


C’est alors seulement que l’on comprit combien étaient justes, malgré leur imprécision, les obscures aspirations des naïfs poètes d’autrefois qui se disaient les amants de la nature, qui trouvaient autant de joie et d’émotion dans les objets inanimés que dans les personnages de roman et qui découvraient, dans les paysages, plus d’humanité sincère et vraie que dans les hypocrites mensonges du langage humain.

La nature et la matière, définitivement délivrées de leur esclavage, reprirent toute leur glorieuse expansion au temps de la grande renaissance idéaliste et si, pour des civilisés d’autrefois, l’humanité eût semblé morte pour toujours dans la grande Maison des Corps, pour ceux qui savent et qui comprennent, ce fut alors seulement qu’elle établit son règne définitif et se confondit enfin pour toujours avec l’âme universelle des choses.

XLVI

L’OISEAU D’OR

La grande renaissance idéaliste bouleversa, comme je l’ai expliqué déjà, toutes les idées anciennes sur la mort, sur l’infini et sur l’immortalité. On comprit que loin d’être à la recherche de l’absolu, l’intelligence humaine n’était, en somme, qu’un simple reflet de cet absolu, échappant aux idées de temps et d’espace, et que ces idées-là n’étaient, que de simples constructions provisoires inventées par l’esprit pour mettre en ordre et coordonner la matière.

On comprit que c’était là, depuis les origines du monde, l’histoire entière du progrès et que l’esprit, seul créateur, avait seul projeté, de toutes pièces, le monde tel que nous le connaissons. Cet esprit, tout naturellement, ne s’était point révélé, depuis les origines, sous l’unique aspect de l’intelligence humaine, mais c’était toujours le même qui avait présidé, aux différenciations chimiques, puis au développement biologique des formes naturelles de chaque être.

Ce furent là des idées tellement différentes des idées anciennes, une conception qui bouleversa si profondément l’existence humaine, que les hommes de ce temps purent seuls la comprendre et l’on ne peut que sourire, il faut bien le dire, en songeant aux préoccupations de survie, à la folie d’immortalité corporelle qui fut celle des hommes aux premiers âges de la terre.

On désigna cette première période de renaissance idéaliste d’une façon assez curieuse et qui demande quelques mots d’explication : on l’appela l’Âge de l’Oiseau d’or. On voulut rappeler par là cette croyance instinctive et quelque peu naïve des métaphysiciens d’autrefois qui imaginaient qu’à toute action humaine correspondait un double intellectuel et que chaque groupement d’idées devait être représenté quelque part par un être réel que l’on appela l’Aigle d’or. C’est même à cet être surnaturel que les anciens alchimistes s’adressaient lorsqu’ils voulaient exercer une action quelconque sur un point du globe. Au lieu, par exemple, de convertir par des prédications la population d’une ville tout entière, il suffisait d’agir sur l’Aigle d’or qui représentait cette ville pour que cette action fût ressentie par tous les êtres que résumait l’unique personnalité de l’être surnaturel.

L’Oiseau d’or, dans la grande renaissance idéaliste, ce fut à bien prendre ce que l’on appela l’amour durant des siècles et des siècles de civilisation primitive ; non point l’amour matériel dans ses gestes les plus vulgaires, mais bien ce sentiment expansif et profond qui donnait à l’amour toute sa beauté.

Lorsque l’on passe en revue les naïves croyances d’autrefois sur l’amour, lorsque l’on songe aux observations que pouvaient faire chaque jour les psychologues, on ne manque point d’éprouver quelque étonnement en songeant que ce divin mystère fut si longtemps caché aux hommes. Il leur était facile, cependant, de constater combien faible et contradictoire était le lien qui unissait une petite fonction physiologique à l’idée formidable qu’on s’en faisait. Faute de pouvoir appliquer ce violent instinct qu’il avait en lui à d’autres objets qu’à ses passions animales, l’homme s’était accoutumé à trouver plausibles tous les non-sens et toutes les absurdités que pouvait présenter un problème aussi contradictoire.

Cent fois, cependant, on avait pu constater chaque jour que la passion intellectuelle n’avait aucun rapport avec la fonction physiologique ; les poètes, les penseurs avaient même senti obscurément que plus une passion amoureuse devenait grande, et plus sa réalisation matérielle s’éloignait. On peut même affirmer que les passions terrestres les plus sublimes furent toujours celles qui restèrent dégagées de toute matérialité. On pouvait constater également, depuis Ovide, et même bien avant lui, quel pouvait être l’égarement d’un esprit follement amoureux et la façon dont il pouvait s’abuser sur les mérites réels de la personne aimée.

Évidemment, l’homme, depuis les débuts du monde, était à la poursuite d’un idéal éblouissant qu’il se créait lui-même, le plus souvent, de toutes pièces et qu’il éprouvait le besoin de matérialiser de la seule façon qui lui fût connue, quelles que fussent par ailleurs les désillusions effrayantes que cette réalisation lui réservait.

Certains poètes, certains romanciers avaient bien songé à transporter cet amour, de la femme à l’humanité tout entière, à prêcher la fraternité universelle et l’amour du prochain, mais c’étaient là des formules vagues de penseurs qui ne correspondaient point à une réalité suffisamment tangible.

Ce fut la révélation nette et profonde de la quatrième dimension qui permit, enfin, à l’humanité, de trouver la voie qu’elle cherchait obscurément depuis des siècles, et de résoudre d’une façon définitive les antinomies les plus irréductibles.

Jusqu’à ce jour, en effet, certaines idées avaient paru en tout point inconciliables. Si les idées étaient réelles, si la matière n’était que pure fantasmagorie, si l’unité, par définition même, échappait à toute modalité, qu’était-ce, en définitive, que la matière ? Quel était ce monde phénoménal qui s’opposait à l’absolu comme le Génie du mal de la légende en lutte avec Dieu ?

Si l’âme humaine avait une existence propre, si peu lui importait d’être attachée ou non à un corps matériel, quelle était donc l’utilité de ce corps matériel ? Comment concilier cette dualité toujours inacceptable, comment expliquer cette Idée se suffisant à elle-même, représentant l’univers tout entier et s’opposant toutefois aux phénomènes naturels observés par la science ?

Lorsque l’on eut définitivement approfondi la notion essentielle de la quatrième dimension, toutes ces questions parurent infiniment claires, faciles à résoudre, et toutes les objections tombèrent d’elles-mêmes. La conscience dont l’écran semblait s’opposer jadis aux sensations à trois dimensions, ne fut plus que la quatrième dimension complémentaire opérant la synthèse définitive du monde, permettant à l’esprit de saisir d’un seul coup, sans l’intermédiaire d’aucune notion accessoire de temps ou d’espace, la substance même des phénomènes.

L’absolu, l’unité, autant d’expressions jusque-là vides de sens qui prirent exactement leur place lorsque l’on comprit qu’elles devaient être complétées par la notion de la quatrième dimension, nécessaire pour opérer la synthèse depuis longtemps souhaitée de la connaissance intégrale. L’amour, dans cette compréhension nouvelle de l’univers, suivit la même évolution ; on comprit qu’il n’était, en somme, que l’obscur instinct panthéistique qui poussait l’humanité, depuis des siècles, à poursuivre son unité intellectuelle dans une même pensée commune, dans une irrésistible sympathie d’éléments homogènes.

Toutes les dissemblances, toutes les luttes, tous les antagonismes anciens n’étaient dus qu’à la façon fragmentaire dont on s’était contenté, jusque-là, d’étudier l’univers. Lorsque tous ces rayons divergents de la pensée eurent trouvé leur foyer commun dans la synthèse des quatre dimensions, les variations naturelles ne furent plus que les manifestations harmoniques d’une même pensée commune. Et depuis la matière, qualifiée autrefois inerte, jusqu’aux plus nobles spéculations de l’esprit humain, le monde ne forma plus qu’une même âme, vivant d’une même vie, qu’une émanation d’une même pensée, que l’on nomma, en souvenir des naïves croyances d’autrefois, l’Oiseau d’or.

XLVI

LE GRAND ŒUVRE

J’avoue avec tristesse que, depuis le jour où il me fut donné d’atteindre l’époque de l’Oiseau d’or, au cours de mes voyages au pays de la quatrième dimension, les expressions m’ont fait brusquement défaut, pour traduire comme il convient les étranges sensations que je ressentis.

Au début de mes voyages au pays de la quatrième dimension, l’observation fut pour moi des plus faciles. Sans doute ai-je éprouvé, les premiers temps, une sorte d’angoisse, une hésitation bien compréhensible, au moment de rompre avec des habitudes physiologiques plusieurs fois séculaires et héréditairement transmises depuis les premiers âges du monde. Les hommes du vingtième siècle ont tellement pris l’habitude d’évoluer dans un espace à trois dimensions, qu’ils renâclent comme devant la mort, lorsqu’il leur faut brusquement envisager la possibilité de vivre et de se mouvoir dans un espace à quatre dimensions.

La première fois qu’ils essaient, par exemple, de s’évader d’une chambre close de toutes parts, et de se retrouver tout naturellement au dehors, en faisant appel à la quatrième dimension, ils ont peur et hésitent, comme ils hésitent encore lorsque la possibilité leur est démontrée de faire passer un objet volumineux, leur corps même au besoin, par le petit trou d’une serrure, ou de former un nœud en trèfle dans une corde tendue, fixée à ses deux extrémités.

Mais ce ne sont là que des hésitations de débutant qui se dissipent lorsque la vie morale apparaît plus nettement.

La quatrième dimension n’est en effet, on le sait, qu’une façon d’exprimer la réalité complète de l’univers, mais ce n’est là, je le répète, qu’une façon de s’exprimer qui ne correspond évidemment en rien aux réalités mathématiques.

Assimiler l’espace à des représentations algébriques, voir dans une grandeur d’espace une idée de multiplicité, c’est là une erreur naïve dans laquelle sont tombés les premiers chercheurs, qui s’inquiétèrent en Allemagne, de géométrie non euclidienne.

Quand avec plus d’habitude, la nature véritable de la quatrième dimension commence à être entrevue par l’esprit, on comprend tout aussitôt que cette quatrième dimension est d’un usage courant depuis des siècles, sous le nom de conscience, et qu’elle n’est, à bien prendre, que cette substance sans laquelle l’univers à trois dimensions ne pourrait avoir d’expression réelle.

Seulement, depuis les origines, on s’est accoutumé à considérer la conscience d’une façon objective. L’homme se figure sans doute que sa personnalité est — on ne sait où — à mi-chemin entre le monde extérieur qui est devant lui, et l’écran de la conscience qui se trouve derrière. Il n’a jamais eu la force de grouper ces différents éléments et de reconstituer, par synthèse, sa véritable, sa seule personnalité.

Au début du règne de l’Oiseau d’or, qui succéda à la période scientifique, les idées se modifièrent lentement sur ce point et l’univers évolua d’une façon nouvelle.

Ainsi que je l’ai dit déjà, on commença à comprendre que l’amour avait une signification infiniment plus haute qu’on ne l’avait cru autrefois. On comprit que ce n’était, en somme, que l’obscur instinct qui pousse la nature entière à s’unir dans une synthèse toujours plus élevée, à se confondre dans un idéal commun.

Bientôt, à l’époque de l’Oiseau d’or, le langage disparut je l’ai dit déjà, comme moyen d’expression. Il n’était, en effet, que le résultat de dissonances, d’antagonismes, d’oppositions d’idées incomplètes. Il était le dernier vestige d’une époque de lutte entre phénomènes hétérogènes. Il ne se justifiait plus, du jour oi i les aspirations humaines tombaient à l’unisson.

D’autre part, les grandes aspirations panthéistiques des siècles passés trouvèrent bientôt leur justification définitive dans la réalisation de ce grand œuvre qu’avaient entrevu les alchimistes d’autrefois. Ce ne fut plus simplement les métaux que l’on put transmuer à volonté, par l’entremise d’un agent commun, ce furent toutes les manifestations de la nature, les êtres et les choses les plus dissemblables que l’on put transmuer, grâce à l’intelligence complète que l’on eut alors de la quatrième dimension.

C’est là, malheureusement, que s’arrêtent également, définitivement impuissants, les modes d’expression dont nous disposons pour décrire de pareils phénomènes. Si l’on se place au point de vue du vingtième siècle, à une époque où toute vie était due à un antagonisme, où toute énergie se traduisait par une dissociation, on ne peut comprendre ce qui se passa alors. Ou tout au moins, si l’on voulait s’en faire une idée approchée, on dirait grossièrement que ce fut la fin du monde.

En réalité ce fut seulement le commencement du règne de l’unité hétérogène définitivement constituée, la suppression de tout mouvement et de tout travail, de tout phénomène extérieur, l’union définitive de tous les êtres en un seul. Mais, je le répète, ce sont là des mystères qui défient toute description à une époque où toute description doit encore s’appliquer à une lutte ou à une dissonance entre éléments à trois dimensions toujours incomplets et toujours antagonistes.

Impondérable, sans mesure, sans espace, l’univers intellectuel tel qu’il fut alors pour l’éternité, n’offrit rien de comparable à l’idée phénoménale que nous pouvons en avoir. Et pour parler l’incohérent langage d’aujourd’hui, nous pourrions prétendre qu’il fût alors définitivement mort si nous ne savions que, délivré pour toujours de l’absurde notion du temps, n’ayant plus à proprement parler, ni commencement ni fin, son empire s’était alors étendu, aux époques mêmes où nous croyons que nous vivons.

XLVII

L’INVENTION DU MONDE

L’Idée domine le monde.

Elle ne se confond pas plus avec lui que la forme géométrique d’un cristal ne se confond avec la matière de ce cristal. Mais c’est elle qui suggère les formes de ces groupements innombrables sans lesquels la matière semblerait homogène et inerte. L’Idée à quatre dimensions est éternelle et immuable, sans mesure et sans âge. Elle se manifeste par le symbole de cette matière à trois dimensions qui nous paraît en mouvement et dans un état de perpétuel devenir.

Considérez attentivement une œuvre d’art. Vous n’aurez pas de peine à distinguer en elle la partie matérielle à trois dimensions, soumise au temps et à l’espace, c’est-à-dire qui révèle une époque ou une matière et, d’autre part, une idée — une simple ligne bien souvent — qui relève de la quatrième dimension, qui est de tous les temps, qui ne dépend point de l’évolution ou des civilisations, une idée immortelle qui échappe à l’espace et au temps. La matière, ici comme ailleurs n’est que le support, le prétexte de l’Idée. L’art pur n’a point d’histoire ; il ne saurait évoluer.

Est-ce à dire que la vision du monde à trois dimensions nous soit inutile ? Loin de là. Sans cette vision incomplète nous ne pourrions discerner notre corps ni les autres objets extérieurs du reste de l’univers, c’est-à-dire de notre conscience ; nous ne pourrions faire défiler devant notre esprit les symboles d’idées que sont les faits jusqu’à ce que nous reconnaissions sur la terre d’exil l’image la plus exacte de notre pays natal. La vision du monde à trois dimensions nous permet d’évoquer nos souvenirs de l’Idée type mais elle n’est qu’une méthode d’abstraction et la quatrième dimension, fournie par notre conscience, nous permet seule d’atteindre la réalité.

Il serait inexact de croire cependant que l’intelligence humaine est une incarnation de l’Idée, car l’Idée pure ne saurait se diviser ni se mouvoir étant une. Mais l’intelligence peut façonner le monde suivant le type proposé de tout temps par l’Idée et l’évolution de la matière, depuis les origines, porte la marque de cette intelligence à laquelle elle doit tout.

Si l’esprit humain s’élevait suffisamment pour atteindre l’Idée pure il ne retournerait pas dans le sein de l’unité suprême : il n’aurait jamais cessé d’en faire partie.

L’Idée seule est réelle, et l’on ne saurait même point la qualifier d’hétérogène puisqu’il n’est point d’autre en dehors d’elle.

Le monde matériel homogène est purement phénoménal, il n’existe qu’en fonction de formes provisoires, il se construit au moyen de l’échafaudage utile que lui fournit l’hypothèse du temps et de l’espace. Il n’est même pas un geste, mais une simple apparence de l’Idée vue à trois dimensions.

Son existence toute négative est due à son imperfection, la perfection étant une et immuable.



Ces notions principales et d’autres encore dégagées plus nettement au moment de la grande renaissance idéaliste bouleversèrent, ainsi que je l’ai raconté déjà, tous les préjugés anciens concernant la mort, l’infini et l’immortalité. L’histoire tout entière des progrès humains apparut clairement non plus comme une suite perpétuelle de perfectionnements de la matière, ainsi qu’on le

voulait au moment de la domination du Léviathan, mais comme une réduction progressive de ses imperfections, comme une création continue de l’esprit inventant le monde suivant un type immuable que le langage imparfait à trois dimensions eût qualifié de préexistant.

Aussi bien les lois de la sélection naturelle et de l’évolution avaient-elles paru depuis longtemps insuffisantes pour expliquer les prodigieuses prévisions de la nature et la construction des êtres organisés. On imaginait bien, évidemment, qu’en raison de bouleversements géologiques, des montagnes s’étaient élevées sans raison apparente, que des vallées s’étaient creusées sous l’action des eaux, mais lorsque l’on abordait la physiologie végétale ou animale, on éprouvait une invincible répulsion à admettre que de simples phénomènes thermiques ou que le désir d’une meilleure adaptation au milieu d’un amas de matière organique aient suffi à dicter, par exemple les prodiges du mimétisme, le plan du système nerveux ou celui d’une ruche d’abeilles ou encore à provoquer l’intervention d’un insecte dans la fécondation de certaines plantes.

Comment expliquer par exemple sans préméditation intelligente la construction raisonnée du mécanisme de l’œil ou de l’oreille ? Aux premiers temps de l’histoire animale, la sensation visuelle ne se distinguait pas de la sensation tactile et dans l’univers incolore et informe, l’être primitif ne percevait que de vagues sensations. Ce fut ensuite par le désir de se rapprocher toujours davantage de la vision complète à quatre dimensions proposée par l’Idée, que le sens de la vue ajouta aux impressions à deux dimensions les impressions à trois dimensions, puis sépara les différences d’intensité des différences qualitatives suivant les besoins particuliers de chaque espèce. C’est ainsi par exemple que dans la couche sensible de la rétine, les oiseaux de nuit n’ont que des bâtonnets qui donnent uniquement les valeurs comparatives de noir et de blanc et manquent complètement de cônes qui seuls fournissent les sensations de couleur, puisque, dans l’obscurité, il est impossible de distinguer les couleurs. Par contre, les oiseaux diurnes qui recherchent des insectes aux couleurs brillantes ont plus de cônes que tous les autres animaux.

Lorsque l’on a parcouru les âges qui suivirent le vingtième siècle on sait combien l’homme, toujours sous l’influence de désirs plus élevés suggérés par sa conscience, sut accroître la puissance de sa vision en développant dans la couche rétinienne, en plus des cônes et des bâtonnets, de nouvelles terminaisons nerveuses sensibles aux rayons ultra-violets.

Faut-il rappeler également, lors des débuts de la grande renaissance idéaliste, l’apparition dans l’oreille interne d’un nouveau canal cette fois circulaire, donnant à l’homme l’indispensable sensation d’équilibre dans les déplacements du corps à quatre dimensions ?

On se souvient en effet que dans le sens de l’audition c’était aux trois canaux semi-circulaires seuls que l’homme devait la notion de l’espace et la représentation équilibrée des positions relatives des corps dans le monde à trois dimensions. Cela est si vrai que l’on provoquait chez un animal des mouvements déréglés de rotation, de roulement ou de culbute suivant que l’on agissait expérimentalement soit sur le canal horizontal, soit sur le vertical antérieur, soit sur le vertical postérieur, chaque canal correspondant à une notion de dimension distincte de l’espace à trois dimensions.

Lors des premiers essais d’application de la quatrième dimension aux déplacements du corps, un quatrième canal se développa circulairement, entourant les trois autres, pour combattre cette sensation pénible d’équilibre instable que connaissent tous ceux qui pratiquèrent la lévitation. Malheureusement, comme je l’ai conté dans un précédent chapitre, le corps ancien ne put s’accommoder brusquement à la quatrième dimension, les organes n’ayant plus de rapport fixe dans l’espace et le nouveau canal circulaire ne résista pas, lui non plus, à cette désagrégation. L’aventure n’en démontra pas moins, une fois de plus, que la matière se modifiait d’après les indications de l’Idée, que l’Idée seule créait La fonction et celle-ci l’organe.

La matière informe et inerte ne s’est en effet jamais modifiée, c’est l’intelligence qui toujours a fait surgir autour d’elle des valeurs nouvelles, des couleurs toujours plus riches et plus nombreuses.

Il en va de même dans l’histoire des civilisations.

Lorsque l’on étudie attentivement le rôle des littérateurs, des poètes et des artistes, on comprend aisément que leur action sur les mœurs s’inspire des mêmes procédés. Ils proposent, d’après des modèles intérieurs éternels, des situations nouvelles, des pensées toujours plus élevées ; ils offrent en exemple des héros supérieurs à l’humanité, et leurs créations, par une illusion naturelle, se projettent ensuite dans le passé, servant de modèle réel aux générations à venir.

L’histoire elle-même n’échappe point à cette transformation idéaliste : les événements les plus ordinaires de la vie, les passions en réalité les plus basses, les gestes les plus instinctifs sont généralisés à quatre dimensions par les historiens comme par les poètes, repris sous une forme légendaire et représentés, non point tels qu’ils furent, mais tels qu’il eût été souhaitable qu’ils fussent.

On ne saurait pas raisonnablement prétendre que toutes ces légendes correspondent à la réalité ou qu’elles furent des créations automatiques de la matière ; ce sont des imaginations forgées de toutes pièces par l’Idée, des anticipations inspirées par les modèles éternels et immuables qui sont au dedans de nous et dont nous cherchons, chaque jour davantage, à nous rapprocher.

Par suite de cette création perpétuelle, ce qui n’était qu’une simple fiction devient une réalité dans la suite. À force d’entendre raconter les prouesses légendaires ou les actes vertueux d’êtres imaginaires, l’humanité s’accoutume à la possibilité de ces vies exemplaires, elle incorpore petit à petit ces modèles surnaturels aux nécessités de la vie quotidienne et l’homme d’aujourd’hui est toujours, en quelque sorte, le fils des héros fictifs de la veille. Lorsque les dieux se réalisent, lorsque les actions héroïques légendaires deviennent vraies, les poètes sont là pour proposer à l’humanité de nouveaux modèles plus élevés ; et c’est ainsi qu’en marchant à reculons, les yeux fixés sur un passé imaginaire, l’homme se rapproche, sans s’en douter, du type absolu, qui est, en somme, derrière lui.

L’immortalité, l’éternité, l’infini, l’absolu, autant d’idées qui ne sont point, en résumé, ni en avant, ni en arrière dans le temps, qui ne sont soumises à aucune notion d’espace, qui sont toujours présentes, toujours accessibles et qui ne sauraient être soumises à aucune évaluation en quantité.

Lorsque l’on comprit mieux ces notions, cependant si simples, on commença à attacher moins d’importance qu’on le faisait autrefois à la vie humaine et aux phénomènes de la naissance et de la mort ; on comprit que ce n’étaient là, très simplement, que des modalités intéressant la matière organique, mais incapables de modifier, en aucune façon, l’inaccessible incorruptibilité de la pensée éternelle.

Sans doute, pour faciliter la tâche entreprise.

pour permettre à l’esprit d’agir plus complètement sur la matière, s’efforça-t-on de prolonger cette période de groupement matériel incomplet, à trois dimensions, que l’on appelait jadis la vie humaine ; on y parvint sans difficulté, dans d’extraordinaires proportions, et les progrès scientifiques accomplis permirent de prolonger cette vie matérielle presque indéfiniment.

Toutefois, il faut bien le dire, la question perdit, à l’époque, beaucoup de son intérêt ancien ; on constata qu’en somme, l’homme normal n’avait jamais vécu que le temps qu’il fallait, que la longueur de sa vie, que sa vie même ne dépendait que de sa seule volonté, la vie n’étant après tout qu’une hypothèse utile mais provisoire de l’Idée. C’était, au fond, de leur propre consentement, par découragement, par impuissance à réaliser une création intellectuelle, que les hommes d’autrefois se laissaient lentement mourir ; ce fut consciemment que les hommes de la grande renaissance idéaliste laissèrent parfois se désagréger l’instrument matériel de leur corps, chaque fois qu’ils comprirent qu’ils n’en pouvaient plus rien attendre.

Peu importait dans l’histoire du monde de vivre seulement un temps plus ou moins long dès l’instant que l’on avait atteint l’Idée qui toujours pouvait créer la vie. La recherche seule de l’absolu valait qu’on s’en préoccupât. L’invention des formes créait seule l’apparence du monde, et l’on savait désormais que cette révélation était en dehors de l’espace et du temps.

XLVIII

LE SECRET DE LA VIE

Au moment de terminer la transcription de ces notes prises au cours de mes voyages au pays de la quatrième dimension, je voudrais m’efforcer de déterminer exactement quel est le point où se séparent radicalement les idées du vingtième siècle de celles qui provoquèrent, bien plus tard, l’apparition de l’Oiseau d’or. Or ce point de divergence c’était, à n’en point douter, l’idée que l’on se faisait de l’atome.

Tout avait été dit, semblait-il, sur ce chapitre au vingtième siècle sans grand résultat mais les contradictions les plus décourageantes n’avaient point lassé cependant l’ingéniosité des théoriciens. Comment concevoir ce corps primitif, tout à la fois élastique et indivisible ? Comment imaginer les rapports de l’énergie et de la masse ? Comment expliquer le mouvement, depuis le choc le plus simple jusqu’aux attractions les plus grandioses de l’univers ?

Tout homme de bonne foi devait reconnaître que les innombrables théories professées à ce sujet étaient plus décevantes les unes que les autres. Pour les physiciens, le choc seul pouvait expliquer le mouvement, et voici l’univers assimilé à une grande gare de messageries où l’on eût formé, toute la journée, d’interminables trains de marchandises.

Parler d’influence, d’action à distance, cela, c’était recourir à la métaphysique, et l’on sait que la science du vingtième siècle s’enfuyait épouvantée lorsque l’on prononçait un pareil mot.

Dès cette époque cependant la loi de Newton pouvait paraître une absurdité et celle de Galilée proclamant que tout point matériel, abandonné à lui-même, se meut en ligne droite, semblait elle-même dépourvue de sens si l’on n’admet point l’étrange corps alpha de Neumann, situé comme un Dieu matériel au centre de l’univers. Au surplus ce centre lui-même devait être déterminé par d’autres points et il s’évanouissait complètement le jour où, comme le souhaitaient les théoriciens, le reste de l’univers eût été anéanti. La relativité était, en effet, la condition même de son existence, et l’isolement ne lui laissait aucun sens.

Ce fut à ce passage difficile de la matière à l’idée que le vingtième siècle s’arrêta impuissant. Du reste il faut bien le dire, le langage ancien, basé sur les notions d’espace et de temps, ne pouvait rendre compte de l’Idée pure, et c’était pour cela que les mystiques ou les grands poètes de toutes les époques n’avaient pu trouver que des expressions vagues ou décolorées pour peindre l’idéal qu’ils rêvaient. Là où se terminait le monde connu à trois dimensions, là finissait également la terminologie. On fut bien forcé de constater cependant au vingtième siècle que dans la nature rien ne se créait et que tout se perdait ; que les corps se dématérialisaient plus ou moins rapidement, à l’imitation du radium, et que la fameuse balance des physiciens ne pouvait plus rendre compte de cette dématérialisation. La pensée artistique, l’idée de génie apparaissaient également comme des dématérialisations dont on ne pouvait physiquement rendre compte. Tout homme raisonnable se refusait cependant à considérer de pareilles transformations comme un anéantissement, et l’on ne pouvait assimiler sans absurdité le génie à la mort.

Lorsque l’on eut recours à la quatrième dimension, comme on le fît à l’âge de l’Oiseau d’or, le point de vue changea brusquement ; on comprit alors que la quatrième dimension n’était pas, comme on le croyait autrefois, une simple mesure de géométrie non euclidienne, mais le groupement définitif des quatre apparences sous lesquelles se cachait l’unité réelle.

Pour la première fois, on atteignit ainsi l’unité de ce que l’on appelait autrefois l’atome, et l’on constata que cette unité, dégagée des notions d’espace et de temps, n’était plus l’unité partielle que l’on croyait, mais la seule unité réelle de l’univers tout entier. L’illusion des sens à trois dimensions, seule, avait pu faire croire à l’existence multiple d’unités parfaites appelées atomes. Grâce à la notion de la quatrième dimension on comprit — que l’on me pardonne cette expression — que l’unité était unique, qu’on ne pouvait, par définition, la fragmenter et qu’il n’y avait, en un mot, qu’un seul atome dans l’univers.

C’est là, résumé dans une forme à trois dimensions forcément imparfaite, le seul secret de l’atome qui dérouta jadis tous les savants, enfermés qu’ils étaient dans les théories fragmentaires de l’espace et du temps.

À un point de vue plus général, cette révélation si claire à l’âge de l’Oiseau d’or, justifia d’une manière fort intéressante les puériles intuitions anciennes concernant le paradis et l’enfer, l’imniortalité, la division des êtres en bons et méchants, en élus et réprouvés.

Au début de la période de l’Oiseau d’or, une sélection analogue ne manqua pas de se produire en effet, parmi les hommes : les uns par la réflexion atteignirent bientôt leur véritable personnalité intérieure, leur atome central, eût-on dit autrefois, et se trouvèrent confondus, par là même, avec la seule unité véritable de l’Idée en dehors de toute notion de temps et d’espace ; d’autres, moins préparés à cette métamorphose transcendantale, se révoltèrent violemment contre l’idée intégrale qu’ils ne comprenaient pas et se replongèrent ardemment dans le domaine des sens à trois dimensions, dans l’associationisme qui, jadis, avait causé l’erreur du Léviathan et qui n’était, en somme, qu’une naïve et grossière contrefaçon de l’unité suprême.

Il fallut ainsi de nombreux siècles encore, pour que ces éléments en retard consentissent à se rapprocher, par d’insensibles perfectionnements de la seule réalité véritable. L’obstacle à vaincre le plus grave était, pour eux comme pour les hommes d’autrefois, l’impossibilité où ils étaient de ne j>oint concevoir un perfectionnement sans une succession nécessaire dans le temps et une immortalité qui ne fût pas le couronnement d’une vie tout entière. Ils avaient peine à imaginer que, de leur temps comme autrefois, l’immortalité n’était point placée ici ou là, qu’elle n’était pas décernée dans l’avenir à l’avancement, qu’elle pouvait être atteinte à tout moment de la vie par un simple effort de la volonté et que la mort physique paraissant survenir — que l’on me pardonne cette expression absurde — quelque temps après l’éternité, n’était qu’une pitoyable illusion chronologique à trois dimensions.

Ce fut seulement lorsque les notions de temps et d’espace parurent discréditées à tout jamais que l’on comprit ce qu’était l’illusion de la mort. À tout moment, dans un élan de foi vers le beau ou vers l’amour, l’homme pouvait se confondre avec l’unité, s’échapper de la matière et atteindre l’éternité à quatre dimensions sans commencement ni fin. Ce que l’on appelait jadis l’atome n’était que la fenêtre ouverte au fond de chaque phénomène sur la même vérité commune, mais l’homme, seul dans la nature, pouvait reconstruire les quatre côtés de cette fenêtre et s’évader par là vers l’infini.

On comprit enfin l’insondable mystère de la vie qui durant tant de siècles avait dérouté toutes les imaginations des poètes et des savants. On découvrit qu’il n’y avait pas, suivant la grossière superstition des âges barbares, autant de vies que d’êtres vivants, que la Vie était une, qu’elle était commune à tous, qu’elle réunissait dans son unique amour immortel tous les êtres accidentels, tous les gestes passagers que l’on prenait autrefois pour des réalités.

Mais de tels mystères sont inaccessibles aux idées du vingtième siècle et je voulais seulement faire toucher aux hommes de ce temps, pour la première fois peut-être, ce voile que, dans ma frayeur, je n’osai pas écarter plus avant.

Pourquoi suis-je revenu de ce pays éblouissant de la quatrième dimension, de ces époques lointaines et cependant actuelles où l’intelligence des choses est complète ? Ce fut tout d’abord, je l’avoue tristement, une basse sensation d’inquiétude physique qui me conseilla de renoncer à ces voyages. À chaque déplacement, les retours en arrière me paraissaient plus pénibles, car ils n’étaient en somme que de tristes réductions intellectuelles opérées sur place, et non pas.

comme on l’imagine, des déplacements dans un temps qui n’existe pas.

Il faut bien le dire également, lorsque l’on est revenu à son époque et dans son corps à trois dimensions, on est repris par tous les préjugés de l’espace et du temps. On cherche avidement dans ses souvenirs ; on voudrait savoir, d’une façon puérile, si l’on s’est rencontré plus tard, si l’on était déjà mort à telle ou telle époque ? on oublie que les moments sont tous simultanés, que la mort physique n’est qu’une illusion à trois dimensions, que la seule mort véritable est celle des êtres qui, durant leur vie, s’attachent aux seules ombres matérielles et n’atteignent jamais l’éternelle réalité des idées.

Au surplus — et ceci est plus troublant encore pour nos faibles natures à trois dimensions — à force de voyager dans le temps, on ne sait jamais si l’on est bien revenu à l’époque d’où l’on était parti. À force de passer, pour revenir, par d’apparentes vies successives, on ne sait plus si l’on a bien retrouvé sa propre vie. Toujours des souvenirs vagues et inquiétants de vies antérieures semblent nous rappeler en arrière. Ce ne sont là, bien souvent, que des défaillances, des tendances vers un état moins parfait, mais qui sont capables cependant de tenter notre faiblesse intellectuelle.

Une seule lumière peut nous guider dans ce chaos chronologique à trois dimensions, un seul repère peut nous permettre de retrouver notre véritable place dans le monde : l’œuvre d’art entreprise, la création personnelle qui est l’unique point de contact entre l’Idée éternelle et la matière, la seule incarnation de l’Idée qui appartienne en propre à un homme. Elle seule peut fixer pour toujours la grâce fugitive d’un mouvement, l’étincelle insaisissable d’une pensée, elle seule est un aspect nouveau de l’Idée réelle et immuable pour la première fois révélé dans le monde.

C’est donc à ce livre que je suis revenu d’instinct et lui seul m’a toujours indiqué d’une façon irréfutable la place où je devais agir dans le geste éternel des choses.

Je suis revenu à mon œuvre parce que j’ai senti l’impérieux besoin de rappeler aux hommes que berce la fausse certitude scientifique le mystère immense qui les entoure ; j’ai voulu leur faire sentir tout au moins qu’au delà des choses qu’ils croient voir, s’ouvre l’univers véritable tel qu’il est.

On revient toujours à sa foi ou à son œuvre, et l’artiste fervent tend la main aux humbles qui croient. Il n’y a qu’une réalité, c’est-à-dire un seul Idéal, et si la mort peut dissiper la vaine illusion du corps à trois dimensions, elle ne peut plus atteindre ceux qui ont entrevu, ne fût-ce qu’un instant, l’Idée immortelle à quatre dimensions, ceux qui ont créé de pures formes au-dessus de l’espace et du temps et qui, de la matière illusoire, ont fait surgir l’Idée réelle, à la manière des dieux.

Je suis revenu irrésistiblement à ce livre, parce que si la matière à trois dimensions ne conduit qu’à la mort vulgaire, l’intelligence complète à quatre dimensions demeure comme morte si elle ne s’applique pas au rachat de la matière, si l’amour ne se développe pas dans la peine ; et les chaînes de Prométhée sont parfois plus belles à porter que le feu triomphant.

FIN

TABLE DES MATIÈRES



II. 
 10
 15
 33
VII. 
 39
IX. 
 53
 72
XVI. 
 96
 117
 124
 138
 145
 153
XXV. 
 159
XXVI. 
 166
 172
XXVIII. 
 179
 185
XXX. 
 190
 197
 203
 211
XXXV. 
Le rat 
 221
XXXVI. 
 228
XXXVII. 
 235
 242
 256
 274
XLIV. 
 282
XLV. 
 289
XLVI. 
 296
 301
XLVIII. 
 312

Extrait du Catalogue de la BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER
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