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Xenia Damianowna, scènes de la vie russe

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Xenia Damianowna, scènes de la vie russe
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 4 (p. 263-292).
XENIA DAMIANOWNA


SCÈNES DE LA VIE RUSSE.[1]





Il y a peu d’années, je visitais la Palestine, et j’avais voulu, selon l’usage des pèlerins, passer une nuit dan, la chapelle du Calvaire, près de Jérusalem. Je ne viens point ici retracer des impressions personnelles. Quiconque a souffert ne peut fouler sans émotion une terre où s’est accomplie dans sa forme la plus saisissante l’alliance de la divine miséricorde et de l’humaine douleur. Toutes les pensées qu’éveilla en moi la vue du saint temple, je les tairai donc : c’est hors de moi-même que je veux chercher un exemple de résignation, de persévérance, dans l’histoire d’une pauvre femme avec laquelle j’ai passé sur le Golgotha une nuit dont les trop courtes heures ne s’effaceront pas de ma mémoire.

Qu’on ne s’attende à trouver dans cette histoire ni le mouvement, ni la variété des aventures. Le récit que j’ai recueilli ne m’a frappée que comme le tableau de la vie russe telle qu’on peut l’observer dans les campagnes, parmi les populations qui cultivent la terre et qui vivent dans un commerce familier avec la sévère nature des forêts et de la steppe. L’histoire de l’humble paysanne dont je veux noter ici les souvenirs m’a été racontée dans cette belle langue russe, si pleine d’images, si empreinte encore dans sa naïveté poétique de la saveur et de la simplicité des champs. Les circonstances au milieu desquelles j’ai recueilli la confession de ma pauvre compatriote ajouteront elles-mêmes peut-être à l’intérêt de son récit, et on me permettra de leur laisser quelque place à côté du tableau dont elles forment en quelque sorte le cadre nécessaire.


I.

Un incident obligé de tout pèlerinage à Jérusalem, c’est une nuit passée dans l’église du Saint-Sépulcre. Les pèlerins chrétiens se laissent enfermer dans cette église au moins une fois pendant leur séjour, pour y entendre les vêpres et les matines. Les portes de l’église se fermant le soir, au coucher du soleil, et ne s’ouvrant que le matin, après le soleil levé, les chrétiens qui veulent entendre vêpres et matines sont forcés de subir une espèce de claustration, qu’ils mettent à profit pour parcourir l’immense édifice plus à loisir et avec plus de recueillement.

Un beau soir du mois de mars 1847, me trouvant à Jérusalem dans les premiers jours de la semaine sainte, j’avais suivi l’exemple des autres pèlerins, et je m’étais laissé emprisonner dans l’enceinte sacrée. Je comptais y passer les longues heures de la nuit dans le silence et la méditation; mais cet espoir fut trompé : tous les pèlerins de la Russie semblaient s’être donné le mot pour veiller comme moi-même dans le saint cloître. Une foule agitée se pressait autour de moi, et mon attention se porta forcément sur les types variés qui représentaient, au pied du Golgotha, toutes les provinces de l’empire russe, toutes les variétés aussi de l’exaltation religieuse de mes compatriotes. Un de ces types me frappa bientôt plus que les autres : c’était une espèce de fakir chrétien, dont la singulière industrie mérite qu’on en dise quelques mots. Cet homme, dans lequel je reconnus un de mes serfs, nommé Judas (singulier nom à prononcer en pareil lieu!), avait trouvé moyen de se faire un revenu fort honnête, grâce aux pèlerinages qu’il recommençait sans relâche, moitié par folie, moitié par dévotion. Il avait visité tous les monastères et s’était prosterné devant toutes les images miraculeuses que renferme la Russie. Je me rappelle qu’il vint me demander un jour la permission de se rendre à un monastère très renommé par l’austérité de sa règle, et situé dans une île de la Mer-Blanche. Dans un espace de temps incroyablement court, il vint me rejoindre à Saint-Pétersbourg, m’apportant un certificat délivré par le supérieur du couvent avec toute une collection de bizarres amulettes. Au reste, il revenait toujours de ses excursions la besace pleine d’objets consacrés qu’il vendait ensuite fort cher aux fidèles de son pays. Quant à ses voyages, ils ne lui coûtaient absolument rien, car de la Mer-Noire à la Mer-Blanche, des frontières de la Pologne au Kamtschatka, le pain et le sel ne manquent jamais au pèlerin. En échange de ses bénédictions et de ses prières, il peut toujours compter sur la meilleure part à table et sur le coin le plus chaud près du foyer. Il faut dire aussi que les pèlerinages à Jérusalem sont parmi les vieilles coutumes du peuple russe une de celles qui exercent sur lui le plus d’empire.

Le serf Judas, que je retrouvai sur le Calvaire, personnifiait merveilleusement cette classe de derviches chrétiens; on pouvait observer en lui un de ces restes curieux des mœurs orientales si nombreux encore en Russie. Ces hommes de Dieu, comme les appelle le peuple, mêlent pour la plupart à des calculs très positifs une certaine dose d’exaltation et presque de folie. Doués d’une prodigieuse mémoire, ils sont toujours prêts à réciter, sans s’aider ni de livres ni de notes (car rarement ils savent lire et écrire), toutes les prières de l’église russe en ancien slavon, idiome dans lequel sont traduits tous les offices du rite grec. Ils doivent en outre savoir improviser des formules dans ce même idiome pour des cas que l’église n’a pu prévoir. Ils portent ordinairement des cilices, et quelques-uns se chargent même de chaînes très pesantes, passées plusieurs fois autour des reins. Les jeûnes qu’ils s’imposent sont très rigoureux : j’en ai vu qui ne mangeaient à leur faim que trois fois par semaine, et leurs repas ne se composaient que de pain noir avec des oignons. Le reste du temps, ils se nourrissent seulement de quelques miettes de pain bénit[2]. Il est vrai que la loi du jeûne ne s’étend pas aux liqueurs fortes, et les derviches russes ne refusent jamais le verre d’eau-de-vie ou de vin que leurs hôtes leur présentent, selon leurs moyens, avant le repas. S’ils parviennent même à beaucoup boire sans donner signe d’ivresse, leur réputation de sainteté n’en est que mieux affermie.

Le pieux Judas réunissait, je l’ai dit, toutes les qualités exigées par l’état qu’il avait embrassé. Son organisation débile et presque épileptique l’avait préparé de bonne heure à cette vie extatique et vagabonde qu’il poursuivait à travers tous les couvens de l’empire russe et jusqu’en Terre-Sainte. C’est grâce en effet à un excès d’exaltation nerveuse que ces corps ordinairement faibles et macérés peuvent supporter les austérités et les fatigues auxquelles ils se soumettent. Judas se donnait d’ailleurs pour un prophète; il guérissait les malades, détestait les médecins et avait fort peu d’estime pour les religieux blancs[3]. J’eus hâte, on le comprend, de me dérober aux discoure de cet illuminé, et je me mis à parcourir tous les détours de l’immense édifice où j’étais prisonnière. La nuit était venue, et l’obscurité faisait encore mieux ressortir les vastes proportions du saint cloître. Des groupes de pèlerins étaient prosternés çà et là, les uns devant un pilier, les autres devant un autel consacré. Les lampes vacillantes jetaient leur triste lueur à travers les grandes ombres projetées par les colonnes; dans le lointain passaient des fidèles agitant leurs cierges, qui brillaient comme des faisceaux d’étoiles. Je m’unissais d’esprit aux prières de cette multitude, qui s’élevaient vers le ciel comme les parfums d’une nuit d’été, ou, selon l’expression de l’hymne chantée dans l’église grecque pendant le carême, « comme les vapeurs de l’encensoir consacré aux offrandes de la fin du jour. » Quelques chants confus dominaient de temps en temps ce grand murmure : ils sortaient du pauvre monastère copte adossé à l’édifice du Saint-Sépulcre; on eût dit la voix mélancolique du vent venant par intervalles mêler ses plaintes, comme une harmonie de plus, aux prières des fidèles.

Ainsi rôdant, admirant, écoutant, je parvins aux degrés du Golgotha. Je les gravis, et après avoir fait les génuflexions d’usage, je m’assis sur un vieux fauteuil dans un coin de la chapelle, espérant n’être plus troublée dans mes méditations; mais j’avais compté sans mon trop fidèle vassal, le pèlerin Judas, qui m’avait suivie et qui vint s’asseoir à mes pieds. Sa simarre noire et flottante, ses cheveux roux et sales, ses yeux hagards, son visage pâle et contracté, tout, jusqu’au bâton blanc et recourbé qu’il tenait sans cesse à la main, lui donnait plutôt l’air d’un méchant sorcier que d’un pèlerin chrétien. Autour de moi, la foule redoublait, et le bruit avec elle. On allait, on venait, et le tumulte augmentait sans cesse, quand tout à coup un fort désagréable incident vint le porter à son comble.

Une dame assez ridiculement vêtue venait d’entrer dans l’église, et cherchait à s’ouvrir un passage en écartant à la force du poignet tous les assistans qui se trouvaient sur son chemin. C’était une certaine baronne de R, Grecque de religion, mais Allemande de nation, que je reconnus de loin à ses grands gestes et à ses invocations en mauvais russe. Un des coups de poing qu’elle distribuait autour d’elle avec une vigueur toute virile atteignit malheureusement mon serf Judas. Il n’en fallut pas davantage pour réveiller en lui le double orgueil du Russe et du fanatique. Un torrent d’invectives s’échappa de ses lèvres : « Muette[4] maudite, muette excommuniée, muette réprouvée! » criait-il, et la muette rendait d’une voix stridente invective pour invective. Je dus intervenir dans ce conflit, et un ordre que je donnai à mon serf d’aller m’attendre à l’église grecque, où je devais me rendre le lendemain matin put seul mettre fin à un débat auquel tout l’auditoire commençait à se mêler par des murmures significatifs. Je calmai non sans peine la baronne, en lui faisant observer combien une descendante des chevaliers du Glaive compromettait sa dignité en se querellant avec un misérable serf. C’était peut-être la première fois qu’on avait tiré un bon parti de son orgueil de caste. Mme de R. finit par me donner raison, et s’éloigna pour aller chercher noise ailleurs.

Pendant notre entretien, la foule s’était éloignée aussi, et je ne remarquai pas sans satisfaction, quand je me trouvai enfin rendue à moi-même, que l’église était à peu près vide. Une seule femme était restée près de moi; elle se tenait à la place que Judas venait de quitter. Son costume était celui de la classe aisée du peuple russe. Sur sa figure, qui indiquait un âge avancé, régnait une expression de douceur et de sérénité qui me frappa. Je remarquai qu’elle m’observait attentivement. En rencontrant mon regard, elle sourit, me salua d’une inclinaison de tête et s’assit à mes pieds.

— Mère, me dit-elle alors dans le langage affectueux de sa caste, petite mère, tu as bien fait d’apaiser la querelle de ces pauvres fous[5]. Les pacifiques seront appelés les enfans de Dieu, et Dieu te bénira d’avoir rétabli la paix dans l’endroit où le Sauveur du monde s’est laissé crucifier pour la paix du genre humain. Il ne faut pas leur en vouloir pourtant, il faut leur pardonner comme Notre-Seigneur pardonnait à ses persécuteurs; comme eux, ils ne savent ce qu’ils font.

Ces citations dans la bouche d’une femme du peuple m’étonnèrent. Sa voix douce et grave, contrastant avec les aigres clameurs qui venaient de frapper mes oreilles, me remit sous le charme que la scène précédente avait rompu. — Je n’ai fait que mon devoir, ma colombe, répondis-je, en empruntant au langage populaire de la Russie une de ces désignations caressantes et affectueuses qu’on y trouve si multipliées; je n’ai fait que mon devoir, et je suis charmée que tu m’approuves, car tes paroles annoncent une femme sensée et pieuse. Mais permets-moi de te demander d’où tu viens? D’après ton langage, je te croirais d’au-delà de Moscou.

— Tu as deviné, maîtresse[6], je suis du gouvernement de Twer. C’est loin, n’est-ce pas? — Très loin, mon amie, surtout si tu as fait le voyage à pied.

— Sans doute, madame, je l’ai fait à pied, et beaucoup d’entre nous viennent de plus loin encore. Je t’assure que ce n’est pas aussi difficile que tu le supposes. Nous autres pauvres gens, nous sommes habitués aux fatigues, et puis nous ne nous pressons pas. Je me disais : « Si seulement je fais quelques pas dans une journée, ce sera toujours autant! » Tu t’étonnes de ce que j’aie accompli ce pèlerinage une fois : que diras-tu quand tu apprendras que c’est pour la seconde fois que je le fais?

— Mais qui t’a décidée à entreprendre deux fois un si long voyage?

— Je vais te le dire, maîtresse. Je suis veuve, et je possède une maison avec quelques champs dans un village situé à une petite journée de Twer. Après être revenue de mon premier pèlerinage, je crus avoir accompli très exactement tous les devoirs que Dieu m’avait imposés. Je le crus d’autant plus aisément, que, pendant vingt ans, j’avais dû attendre le moment où je pourrais sans remords me diriger vers Jérusalem. Une fois les difficultés du premier pèlerinage vaincues, je m’aperçus que l’orgueil avait pénétré dans mon âme. Me reposant sur ce que j’avais achevé, je ne songeais plus qu’à passer le reste de ma vie dans le repos et dans ce que j’appelais les bonnes œuvres. J’allais même, dans ma coupable présomption, jusqu’à me comparer à la sainte veuve Anne, qui attendait dans le temple du Seigneur la venue du Messie. Dans mes loisirs, j’aimais à lire la Vie des Saints. L’histoire d’un anachorète qui recueillit dans sa grotte une biche blessée par la flèche d’un chasseur, et qui vit ce pauvre animal, après sa guérison, s’attacher à lui pour ne plus le quitter, la reconnaissance de cette biche qui, après la mort de l’anachorète, revint chaque jour visiter sa tombe, cet exemple de ce que peut l’instinct d’affection chez un être privé de raison me confondit tout à coup et arracha de mes yeux un torrent de larmes. — Tu te crois pieuse, me dis-je, tu te crois en droit de te reposer comme les justes le feront au dernier jour! Est-ce que tu t’imagines que le Seigneur de l’univers se soucie du grain d’encens que tu lui as apporté, lui que les cieux proclament et que la création entière adore? Crois-tu par tes pauvres efforts avoir contribué à la félicité de celui qui lui-même est la félicité de ses saints? Ne t’a-t-il pas portée dans ses bras vers le but de tes désirs comme le bon pasteur porte son agneau malade? Et maintenant que ce but a été atteint, ce n’est plus lui, c’est toi-même que tu oses glorifier! Non, il n’en sera pas ainsi. Tu reprendras ton bâton de voyageuse, tu retourneras au Saint-Sépulcre, et une fois encore avant ta mort tu porteras, comme la biche du saint anachorète, le tribut de ta reconnaissance à celui qui t’a secourue sur le chemin du péché. — Je fis ce que je dis. Huit jours après la lecture qui m’avait ouvert les yeux, je me mis de nouveau en route pour Jérusalem, où je suis arrivée hier.

— Tu as agi comme une femme pieuse et forte, lui répondis-je; mais comment t’est venue l’idée de ton premier pèlerinage? Quels sont les obstacles qui s’opposèrent à l’accomplissement de ton vœu pendant vingt longues années?

L’humble voyageuse me regarda un moment comme si ma question l’eût étonnée.

— Il me faudrait pour cela te raconter toute l’histoire de ma vie, maîtresse, me dit-elle. Auras-tu la patience d’écouter le simple récit d’une villageoise qui, jusqu’au moment où elle se mit en route pour la Palestine, n’avait pas quitté un seul jour la cabane où elle était née?

Je la pressai de nouveau. Le langage dans lequel s’exprimait la paysanne de Twer était empreint d’une austérité, d’une onction éloquentes qui me rendaient curieuse de pénétrer dans les secrets de cette âme d’élite que je venais de découvrir sous les humbles vêtemens d’une femme du peuple. La chapelle du Golgotha, rarement employée au service divin, était un lieu bien choisi pour la confession que je venais de provoquer; c’est un endroit de refuge pour ceux qui, après avoir entendu les vêpres dans l’église du Saint-Sépulcre, y viennent passer les longues heures de la nuit en attendant les matines. Des groupes de pèlerins sont accroupis dans tous les coins, les uns dormant, les autres se racontant leurs aventures; j’en ai vu tirant de leur besace le morceau de pain sec ou le biscuit destiné à réparer leurs forces. Ce fut donc sans remords que j’invitai la paysanne de Twer à raconter son histoire; ce fut sans remords aussi qu’elle se prêta à mon désir. C’est à elle que je veux maintenant laisser la parole le plus possible, en observant, avant tout, que le don de la parole est un don généralement répandu parmi le peuple russe, et qu’il élève souvent les individus les moins instruits à une véritable éloquence. Les femmes ajoutent encore au charme de l’idiome russe par un accent d’une suavité indéfinissable. Cette remarque fera comprendre bien des traits de cette histoire, dont le fond est exactement vrai, et que je me suis bornée à recueillir fidèlement, heureuse d’y retrouver le caractère du peuple simple et bon dont les mœurs m’étaient interprétées avec une si touchante sincérité par un de ses plus dignes enfans.


II.

Je suis née aux environs de Twer, me dit la paysanne russe; mon père était dialchok (sous-diacre) dans un village assez considérable situé à une petite journée de cette ville et nommé Welikopolje. Mon frère et moi nous restions seuls d’un grand nombre d’enfans que la mort avait frappés presque en bas âge ou à l’entrée de l’adolescence. Le souvenir de ces pertes vivait poignant dans le cœur de mon père et de ma mère. Les dimanches de la belle saison surtout, leurs regrets se réveillaient plus vifs, quand ils voyaient passer les jeunes gens du village vêtus de belles chemises rouges, avec des cafetans de drap de lin et le chapeau de castor sur l’oreille[7], se tenant enlacés et chantant de leur mieux pour inviter les jeunes filles cachées dans les maisons à les suivre dans la rue. Des chœurs se formaient souvent alors en longues files ou en grandes, rondes dans la rue principale de notre village[8]. Mon père regardait en soupirant les vieillards assis sur leurs bancs devant leurs maisons, et qui, suivant des yeux, leurs enfans, faisaient de beaux projets pour leur avenir. Il soupirait encore en voyant ces mêmes jeunes gens, quand arrivait l’automne, revenir de leurs excursions sur les barques du Volga, ou bien se rassembler au retour de l’hiver pour aller, comme isrochik (voituriers), gagner des roubles à Moscou ou à Saint-Pétersbourg. Ma mère aussi avait ses heures de tristesse : les jeux des nombreux enfans qui se pressaient autour de mères plus heureuses lui arrachaient parfois des larmes; mais elle se hâtait de les essuyer, et c’était elle toujours qui exhortait mon père à la patience. « C’est pécher, Damian Alexiewich, lui disait-elle; c’est pécher contre Dieu que de t’affliger ainsi; toi, serviteur de l’église, toi, homme savant et pieux, ton devoir est de te résigner. Vois ce qu’il t’a laissé pour ta consolation; regarde ta fille Xenia et ton beau et brave Siméon. C’est mal d’envier aux autres leur bonheur. — Tu as raison, répondait mon père; tâchons de moins pleurer les trésors que Dieu nous a enlevés pour nous les mieux garder et nous les rendre dans un meilleur monde, purs des souillures de celui-ci. » Et là-dessus il faisait le signe de croix, ma mère l’imitait, et tous deux retournaient à leurs travaux. C’étaient des gens craignant Dieu que mes parens. Ma mère était fille de prêtre et avait apporté une belle dot à mon père, qui lui-même avait fait de bonnes études au séminaire de Twer, et aurait été ordonné prêtre sans un accident qui, peu de jours avant sa sortie, frappa de paralysie une de ses jambes. Tu sais, maîtresse, que ceux que Dieu a marqués de quelque infirmité extérieure ne peuvent, suivant nos lois religieuses, desservir ses autels… Mais pardonne ; c’est l’histoire de mes parens que je te raconte, et c’est ma vie que tu voulais connaître.

— Continue, dis-je à Xenia ; ne crains pas de lasser mon attention. L’histoire de ta famille comme la tienne ne me fera-t-elle pas vivre pour quelques instans sous le ciel de mon pays ?

— On proposa à mon père de rester au séminaire de Twer comme maître de théologie. Il demanda du temps pour se décider ; il ne voulait prendre aucune résolution avant d’être allé en personne rendre leur parole aux parens de ma mère, qu’il avait recherchée en mariage avant son malheur[9], quand il se croyait encore sûr d’occuper une cure à sa sortie du séminaire. Pour se rendre à l’habitation de mes grands parens, il devait passer par le village de Welikopolje. Il s’arrêta chez le prêtre de ce village. — Écoute-moi, Damian Alexiewich, lui dit ce respectable vieillard, je connais ta prédestinée ; c’est une fille d’un noble cœur, et, comme tu ne t’es pas borné à la faire rechercher par une swacha[10], mais que tu as passé tes dernières vacances chez ses parens, je crois que ce n’est point par simple obéissance qu’elle a consenti à devenir ta femme. Il est donc possible que malgré ton malheur elle persiste à t’épouser. Dans ce cas, voici ce que je te propose. Le diatchok de mon église vient de mourir; sa veuve veut retourner dans son pays et vend sa maison que tu peux voir d’ici, une habitation à trois fenêtres avec des volets verts, un jardin considérable, des champs et des prairies. Si tu épouses ta prédestinée, je t’engage à acheter ce coin de terre qui t’occupera et te fera vivre, et je t’offre en outre la place de diatchok qui est à ma disposition. Certainement, comme maître de théologie, tu occuperais un rang plus élevé dans le monde; mais crois-moi, mon fils, le repos des champs te vaudra mieux que les honneurs mondains. Suis mon conseil, et si tu le trouves bon, tu peux disposer de moi. Je ferai tes affaires comme si c’étaient les miennes.

Mon père remercia l’excellent prêtre et promit de ne pas négliger ses avis. Il repartit, décidé à se faire moine, si ma mère lui rendait sa parole. Enfin la charrette s’arrêta devant la maison de la prédestinée. En voyant mon père en descendre à l’aide d’une béquille, ma mère fondit en larmes et s’enfuit au jardin. L’arrivée du jeune séminariste n’était cependant pas une surprise : il avait écrit aux parens de la jeune fille pour leur annoncer le malheur qui l’avait frappé et le projet qui en était la conséquence. Les parens le reçurent gravement et affectueusement. Après la prière et les salutations d’usage, le séminariste leur dit que, la main de Dieu s’étant appesantie sur lui, il ne lui convenait plus à lui, pauvre estropié, de prétendre à la main de leur fille. — Tu as bien fait, répondit le père, de nous avoir rendu la parole que nous t’avions donnée; tu as d’autant mieux fait, que nous sommes des gens de l’ancien temps qui croient que « la honte est le partage de celui qui manque à sa parole[11]. » Nous aurions par conséquent tenu notre serment. Va, ménagère, appelle ta fille, et qu’elle déclare elle-même sa volonté, qui sera la nôtre.

Ma mère arriva bientôt, — rouge comme une rose baignée de pluie, disait plus tard mon père. En voyant les yeux du jeune séminariste attachés avec anxiété sur elle, elle rejeta son tablier sur sa tête et se cacha honteuse derrière ses parens. — Ma fille, dit le vieux prêtre de sa voix imposante, écoute-moi bien, car ce que j’ai à te dire est grave. Découvre ton visage et ton cœur devant nous pour que nous y puissions lire l’arrêt que tes lèvres vont prononcer. Voici un bon et honnête jeune homme qui vient nous rendre notre parole. L’infirmité dont il a plu au Seigneur de l’affliger ne lui permettant pas d’aspirer à la prêtrise, il ne se croit plus digne d’être ton mari et d’entrer dans notre famille. Nous ne voulons en rien influencer ta décision : prononce toi-même sur ton sort. Dès les premiers mots qu’avait proférés le prêtre, ma mère s’était découvert le visage; elle avait écouté son discours avec recueillement. — J’ai voulu, dit-elle, lui appartenir dans la prospérité; je ne reculerai pas devant la crainte de l’adversité. Dieu, qui a voulu permettre à ce grand malheur de l’atteindre, m’a aussi inspiré de ne jamais l’abandonner. Puisque tu le veux bien, mon père, puisque tu y consens, ma mère, je jure ici en votre présence de n’être jamais qu’à lui ou à Jésus-Christ.

— Que ta volonté soit donc faite, — répondirent les parens. Et les jeunes gens tombèrent prosternés à leurs pieds. Les images du Sauveur et de sa sainte Mère furent ensuite détachées du kivott[12], où elles étaient suspendues, et devant ces saintes images mon père et ma mère furent solennellement bénis et déclarés fiancés. On discuta ensuite les projets d’établissement pour l’avenir. La proposition du vieux prêtre fut adoptée. On acheta avec la dot de la jeune femme la maison qu’il avait désignée à Welikopolje. Quinze jours plus tard, cette maison recevait les époux, qui devaient y passer de longs jours tantôt de joie, tantôt d’affliction, mais toujours de paix et d’amour.

Ici Xenia s’arrêta encore. — Vraiment, maîtresse, je crains d’avoir pris mon récit de trop haut; ce que j’ai à te raconter, ce sont de bien longues années encore. Voudras-tu t’intéresser à mes souvenirs?

J’encourageai encore la paysanne à ne rien oublier, à ne négliger aucun de ces détails qui me rappelaient si vivement les mœurs simples et patriarcales d’une des régions les plus intéressantes de la Russie. Xenia Damianowna reprit donc avec plus de confiance son récit interrompu.

— Tout le monde respectait et aimait mon père. Il tenait une école pour les enfans du village. Notre maison étant trop petite, c’est dans une chaumière voisine qu’il l’avait établie. L’école fut bientôt si renommée, que les paysans des environs et même des propriétaires fort aisés demandaient à y envoyer leurs enfans. Bien des grands seigneurs haut placés à Saint-Pétersbourg et à Moscou doivent au pauvre diatchok de Welikopolje l’instruction qui a facilité leur avancement. Les riches payaient le diatchok en argent ou en provisions de tout genre; le surplus servait à défrayer les écoliers pauvres. C’étaient d’heureux jours que ces jours d’aisance et de bien-être. Le vieux prêtre était mort. Mon père put bientôt renoncer à sa place de diatchok et se vouer exclusivement à son école. Un garçon de ferme et une servante secondaient ma mère dans les travaux du ménage. Comme j’étais la plus jeune de tant d’enfans qu’elle avait perdus, j’étais l’objet pour elle d’une sollicitude constamment éveillée. Quant à mon frère Siméon, sa brillante et robuste jeunesse faisait l’orgueil de mes parens.

Si je ne pouvais, à cause de ma frêle santé, partager les travaux de ma mère, je ne restais pas cependant oisive. On m’avait appris à broder en or, en argent et en soie de beaux ouvrages qu’une de mes tantes établie à Twer vendait fort cher. Je pus donc amasser un assez riche trousseau[13]. Déjà ma mère songeait en soupirant que le temps approchait où sa Petite hirondelle, comme elle m’appelait, la quitterait pour se soumettre aux peines et aux travaux d’une nouvelle vie. Ma santé chétive ne me permettait guère cependant d’affronter de si tôt l’épreuve d’un changement d’existence. Faible et délicate, je restais près de mon père, pendant que ma mère vaquait aux nombreuses occupations du ménage, et que mon frère, à peine les heures de l’école passées, s’échappait dans la rue pour jouer avec les rebiaishki[14]. Mon père ne pouvait lui-même prendre que peu d’exercice. Sa seule distraction était le jardin, qu’il aimait à parcourir appuyé sur mon bras. Ce jardin était assez grand et borné par un ruisseau qui, à l’époque de la fonte des neiges, prenait les dimensions d’une rivière. Un beau filleul était planté à l’endroit le plus escarpé de la rive. Mon père y avait fait placer un banc et une table. C’est là que, dans la belle saison, nous passions les dernières heures de la journée. Devant nous, et séparée seulement par le ruisseau, s’étendait la prairie avec sa nappe verte émaillée de fleurs au printemps, la prairie qu’animait en été le travail des faucheurs, qu’égayait le chant des faneuses parées de leurs beaux habits et toutes fières de leurs sarafanes rouges. C’était un plaisir que de voir alors les feux étincelantes se plonger dans l’herbe épaisse et les grandes meules à l’odeur pénétrante s’élever bruyamment sous la fourche des travailleurs. Ensuite venait l’automne, et les gazons jaunissans se transformaient en pâturages. Nous regardions nos beaux troupeaux brouter l’herbe, déjà rare, au milieu d’un silence que troublait seul le bruit de leurs clochettes harmonieuses. Mon père jouissait profondément de ces heures tranquilles du soir, et moi, penchée sur mon ouvrage, j’écoutais dans un recueillement religieux les sages paroles qui tombaient de ses lèvres. Toutes les harmonies, tous les spectacles de la nature, il savait les rapporter à la gloire, à la sagesse, à la providence de Dieu. Quand la nuit commençait enfin à étendre sur nous la sombre magnificence de sa tente étoilée, il résumait notre entretien par quelque verset des psaumes, et, appuyés l’un sur l’autre, nous regagnions doucement la maison.

Dans les longues soirées d’hiver, quand la prairie était couverte de neige jusqu’au sommet des meules, quand la lune argentait les glaçons suspendus à notre toit, et qu’un morne silence régnait dans la campagne, nous jouissions de la chaleur du foyer, auprès duquel ma mère filait sa quenouille en chantant quelque longue et mélancolique complainte. Mon père profitait de ces soirées pour m’apprendre à lire non-seulement l’idiome de l’église, mais aussi le russe vulgaire. Bientôt je pus venir en aide à sa vue affaiblie, et même ma mère écoutait avec plaisir les lectures que je lui faisais. Pourtant elle voyait avec peine mon père fortifier mon instruction au-delà de ce qui semblait convenir à une ménagère. Quand il en vint à me donner des leçons d’écriture et d’arithmétique, elle s’échappa en naïfs reproches: « C’est tenter Dieu, maître! s’écria-t-elle. Cette timide enfant, modeste comme une fleur des champs, diligente comme le ver à soie, cette blanche colombe, tranquille comme si elle couvait ses œufs dans son nid, la voilà qui va devenir vaine et présomptueuse comme un paon criard ! T’ai-je moins aimé, Alexiewich, pour n’avoir pas compris tous tes beaux discours? Dis-moi, dis-moi, mon mari et mon maître ! aurais-tu été mécontent de moi pendant les longues années que nous avons passées ensemble? Pourquoi donc élever ma fille si fort au-dessus de moi et détourner son cœur de sa mère? » À ces reproches nous répondions, mon père par de douces explications, et moi par des caresses. Quelquefois aussi mon frère était le sujet de l’entretien, qui devenait alors plus sérieux. On se plaignait de ses fréquentes absences, de sa dissipation. Mon père surtout épanchait avec chagrin ses inquiétudes sur l’emploi que faisait Siméon de sa journée. Il avait vu des babki[15] rouler de sa poche sur le plancher de l’école. C’était mauvais signe que tout cela. Ma mère trouvait cependant toujours des excuses plausibles pour la conduite de Siméon, et le lendemain de ces discussions le chef de la famille se montrait d’ordinaire plus indulgent pour mon frère, plus aimant pour sa femme.

Il fallut toutefois prendre le parti d’envoyer Siméon au séminaire de Twer. Là, ma mère trouva moyen, sous un prétexte ou sous un autre, de ne le visiter que trop souvent. Jamais elle n’allait le voir sans s’être munie de mille petits cadeaux pour les maîtres et d’un certain petit sac de cuir soigneusement caché à mon père, et d’où sortaient toujours, pour les plaisirs du jeune dissipateur, quelques beaux roubles blancs. Après le départ de ma mère, mon père m’embrassait, souriait, et me faisait lire la parabole de l’enfant prodigue; puis il essuyait une larme.


III.

J’arrive maintenant à l’événement qui a déterminé mon pèlerinage, et dont l’influence a dominé toute ma vie. En évoquant ici sur le Calvaire tous les souvenirs de cette douloureuse époque, il me semble qu’un voile tombe de mes yeux, et que je comprends enfin une énigme dont j’ai longtemps cherché le sens.

En parlant ainsi, ma compagne avait placé sa main sur la mienne; je pris cette main et la serrai vivement. Elle continua :

— Mes parens espéraient qu’avec l’âge ma santé se raffermirait. C’est le contraire qui arriva.

L’époque de l’adolescence trouva en moi une intelligence précoce mariée à un corps chétif. Bientôt une maladie singulière vint contribuer à m’isoler encore du monde extérieur[16]. Pendant un voyage de ma mère à Twer, je l’avais remplacée dans les travaux du ménage. Ces soins me fatiguaient beaucoup, d’autant plus que j’y apportais une attention toujours distraite, et qui multipliait nécessairement mes occupations par les oublis que j’avais sans cesse à réparer. Heureuse enfin d’avoir achevé ma besogne, j’avais rejoint mon père sur son banc favori, sous le filleul du jardin, et j’avais commencé à lui lire l’Évangile selon saint Jean. En arrivant au dix-septième chapitre, je sentis que ma voix faiblissait. Aux mots: «Mon père, l’heure est venue, » elle s’éteignit tout à fait; mes yeux se fermèrent, et une torpeur singulière s’emparant de tous mes membres, je perdis connaissance.

Comment te décrire, maîtresse, ce singulier état, cet engourdissement des sens et cette activité de l’âme? Un moment, mon père me crut évanouie; mais, en remarquant ma respiration régulière, mes joues doucement colorées, il présuma que je n’étais qu’endormie. Otant doucement le livre de mes mains, il continua à lire le chapitre interrompu. Bien qu’il ne lût que des yeux, je crus entendre tous les mots de cette magnifique prière, comme si une voix intérieure me les eût récités. Non-seulement je crus les entendre, mais j’en compris le sens merveilleux pour la première fois. Après avoir achevé sa lecture, mon père fit le signe de la croix et ferma le livre. Je soupirais profondément, et je repris connaissance. — Tu as dormi, ma petite amie[17], me dit-il; ton esprit est vigilant, mais ton corps est faible. Rentrons maintenant, car la rosée du soir commence à tomber, et pour nous autres vieillards l’humidité ne vaut rien. — Je le suivis en silence, me demandant avec inquiétude si j’avais dormi en effet, ou si, comme saint Paul, j’avais été transportée hors de mon corps. Peu à peu l’impression de ce que je prenais pour un rêve s’effaça, et je finis par n’y plus penser.

En second accès plus long, survenu quelques semaines plus tard, renouvela toutes les impressions du premier; un autre le suivit après un assez long intervalle, et bientôt ces singulières attaques se rapprochèrent assez pour que mon père les remarquât. Comme mes extases ressemblaient complètement au sommeil, mes parens s’en inquiétèrent peu d’abord; mais la fréquence croissante des accès finit par les alarmer sérieusement. Ma mère retrouvait dans sa mémoire mille exemples de maladies semblables qui toutes avaient été produites, disait-elle, par des maléfices ou par l’influence du mauvais œil. Je sentais un changement douloureux s’opérer en moi-même. Mes nuits, bien que les crises m’épargnassent à ce moment, n’en étaient que plus cruelles. D’effrayantes hallucinations les troublaient sans cesse. Ma mère venait parfois s’asseoir au chevet de mon lit; elle passait sa main sur mon front brûlant, sur mes cheveux humides. Je croyais revivre sous cette main caressante : — Allons, lui disais-je alors, chante-moi la chanson dont tu berçais mon enfance. — Et aux accens doux et monotones de cette voix amie, un sommeil bienfaisant descendait sur mes paupières brûlées par l’insomnie. C’étaient là mes seuls instans de trêve. Pendant le jour, j’étais en proie à une sorte de morne indifférence. Les exhortations, les consolations de mon père avaient même perdu pour moi tout prestige, et m’étaient presque devenues importunes. — C’est plus fort que moi, — lui disais-je, et je m’en allais rêver à l’écart. C’est qu’aussi, pour résister à cette maladie sans nom, il fallait une énergie, une persistance que je n’avais pas encore. Le malheur pouvait seul me l’inspirer.

Maîtresse, c’était une effroyable lutte pour une simple fille. J’ai vu des oiseaux du ciel tomber morts frappés par le froid rigoureux de l’hiver, j’ai vu des arbres déracinés par la violence des vents. Ni le froid rigoureux de l’hiver, ni la violence des vents, rien n’était comparable au mal qui me dévorait. Sans un miracle, j’aurais succombé comme les oiseaux du ciel et l’arbre de la forêt. Ces alternatives d’extase et d’insomnie, de visions et de veillées fiévreuses, comment en décrire les angoisses et les terreurs ? Et pourtant cet état singulier avait son charme; mes visions étaient toujours dominées par une influence céleste. C’était le Christ qui m’apparaissait tour à tour dans les phases de son existence terrestre et dans les attributs de sa majesté divine. La chose la plus singulière, c’est qu’en arrivant plus tard à Jérusalem, je reconnus les lieux où je passais comme s’ils m’étaient familiers. Déjà je les avais contemplés dans mes rêves. Toute cette nature, si différente de celle où j’étais née, n’avait pour moi plus de surprises. Mais à quoi bon insister sur des sensations indescriptibles! Autour de moi, je te l’ai dit, on me croyait ensorcelée. Mon père attribuait mes souffrances à une maladie du cerveau, ma mère à l’influence d’une bohémienne, et moi, je m’affaiblissais de plus en plus sous l’action d’une force invisible, lorsqu’une circonstance miraculeuse vint m’arrêter enfin sur cette route qui me menait à la mort.

Le jour de l’Annonciation, après la messe, quand déjà ma mère se préparait à servir le repas de midi, la porte de la chambre où nous étions s’ouvrit, et un moine entra. Il se prosterna devant les saintes images, puis, se relevant, il appela mon père par son nom. Celui-ci reconnut en lui un ancien camarade d’études et son meilleur ami, qui, au sortir du séminaire, était entré dans un couvent des environs et y menait une sainte vie. Après les salutations d’usage, les deux amis se mirent à table, et ma mère s’empressa de les servir. Moi, de mon coin, je regardais le père Grégoire (c’était le nom du religieux) avec une attention que de longtemps je n’avais prêtée à personne. De son côté, le moine fixait sur moi un regard clair et profond. Au bout de quelques instans, il demanda à mon père si j’étais malade. — Sa pâleur est singulière, dit-il, et son regard est plus étrange encore. Son âme doit souffrir plus que son corps.

Mon père soupira et lui demanda, comme pour changer la conversation, d’où il venait.

— Directement de Jérusalem, répondit le moine, et ses yeux me cherchèrent de nouveau.

J’avais tressailli de tout mon corps à ce nom de Jérusalem.

— Je me suis détourné du chemin qui mène à mon couvent, continua le moine, pour venir te voir, Damian Alexiewich, mon excellent ami. Outre le besoin que j’avais de t’embrasser encore une fois dans cette vie, un secret pressentiment, que je tiens pour la voix de mon ange gardien, me disait que je pouvais être utile ici.

Et de nouveau le regard du moine se fixa sur moi. Involontairement je me levai et vins m’asseoir près de mon père. Le moine alors se mit à nous raconter son voyage en Palestine et les merveilles de cette terre promise, qu’il avait parcourue pendant une année dans toute son étendue. Sa parole, grave et simple, était d’une douceur pénétrante. À mesure qu’il avançait dans son récit, je paraissais renaître à l’existence, mes angoisses s’apaisaient, et un attendrissement sans bornes me gagnait insensiblement. Quand il nous parla du Saint-Sépulcre, mes yeux, si longtemps secs, se remplirent de larmes, — Voilà ma maladie, m’écriai-je, voilà le désir qui m’obsède, qui me brûle, et que mon cœur ne savait pas reconnaître ! Ce saint homme lui a donné un nom. Je me sens guérie. Je veux aller à Jérusalem, je veux me prosterner devant le Saint-Sépulcre, je veux adorer le Seigneur aux lieux de sa passion.

Et en parlant ainsi, j’étais tombée à genoux sur le plancher. Le père Grégoire avait posé sa main sur ma tête et priait. Ma mère m’embrassait, se félicitant de me voir enfin revenue à la vie. Ensuite, se prosternant devant le père Grégoire, elle le remercia d’avoir rompu le charme qui tenait sa fille chérie depuis si longtemps enchaînée. — Mais saint homme, ajouta-t-elle, achève ton ouvrage; ôte-lui qu’cœur ce désir insensé; regarde-la, si frêle et si faible, et dis si elle pourrait affronter de telles fatigues.

— Lève-toi, femme, dit mon père impatienté; lève-toi, et retiens ta langue. Et toi, ma fille, calme-toi ; essuie tes larmes, demande à Dieu de t’éclairer. La nuit va venir. Ne prenons aucune résolution avant le lever du soleil.

Je pleurais toujours, mais c’étaient de douces larmes qui coulaient silencieusement et rafraîchissaient mes paupières brûlantes. Pendant la soirée, j’accablai le moine de questions sur Jérusalem. Avant de nous quitter, le père Grégoire me donna sa bénédiction, et il me rappela sévèrement le commandement de Dieu qui ordonne l’obéissance aux volontés des parens. Je baissai la tête sans répondre et rentrai dans ma chambre. Au lieu de mes angoisses ordinaires, j’y trouvai enfin un sommeil paisible, et des songes radieux me retracèrent les plus heureuses scènes de mon enfance. Que la matinée du lendemain me parut belle, quand les premiers rayons du soleil me réveillèrent! J’allai m’asseoir à ma fenêtre, pour contempler dans une muette admiration le spectacle que mes yeux fascinés par la maladie avaient dédaigné si longtemps. Le soleil dans son lever majestueux, les hirondelles dans leur vol rapide, les nuages blancs dans leur fuite à travers l’immense azur, tout me parlait du pèlerinage que je brûlais d’accomplir : c’étaient autant de guides, de conducteurs, de messagers qui me répétaient un seul mot : Jérusalem.

Pour célébrer cette première journée de renaissance, j’avais donné plus de soin à ma toilette : mon plus beau ruban retenait mes tresses blondes; un sarafane[18] rouge, une chemise artistement brodée, me donnaient l’air d’une jeune fille parée pour les fiançailles. Je descendis pour rejoindre mon père, qui m’attendait assis sur le banc devant la maison. Ma mère avait les yeux rouges de larmes. Elle vint à ma rencontre, et me prenant par la main : — Vois, Alexiewich, dit- elle, regarde ta fille, et donne-lui ta bénédiction. Il y a longtemps que tu ne l’as vue ainsi, pareille à une belle rose blanche qui s’épanouit à l’aurore. Embrasse-la, maître, et bénis-la avant de la mener à l’église.

— Je l’embrasse et je la bénis, répondit mon père. Dieu a fait un grand miracle en sa faveur. Qu’il daigne l’achever en la rendant digne de ses miséricordes !

La voix de mon père était altérée : mon cœur se serra. Je compris que ma résolution l’avait douloureusement affecté. Nous allâmes ensemble à l’église. Après avoir écouté les offices de la Vierge des affligés, pour laquelle mon père avait une dévotion particulière, nous revînmes à la maison. Il me mena droit au filleul du jardin. Nous nous assîmes.

— Ma fille, me dit-il avec une gravité sévère que je ne lui connaissais pas, tout entière à la maladie de ton âme et de ton corps, tu n’as prêté aucune attention aux événemens qui se sont passés autour de toi. Je ne t’en fais pas de reproches. Ton mal a été extraordinaire, et c’est une guérison miraculeuse qui t’en a délivrée. Mais quelle a été ta première pensée en revenant à toi ? As-tu songé à observer ceux qui t’entouraient, les changemens accomplis pendant de longs jours de fatigues et de souffrances ? Non, ta première pensée n’a été que pour toi-même, pour la proclamation de ton désir. À Dieu ne plaise que je veuille blâmer ce désir ; mais avant d’y songer, tu aurais pu jeter les yeux sur ta mère accablée, affaiblie par le travail, sur ton père vieux et infirme. Regarde-moi donc maintenant avec attention, et dis-moi si rien ne te frappe ?

Surprise, je levai les yeux sur mon père. Je fus effrayée du changement que j’aperçus. Sa chevelure, autrefois abondante et foncée, était devenue rare et presque blanche ; son front était sillonné de rides ; sa bouche était contractée. La souffrance avait marqué de son cachet tous les traits de cette figure, jadis empreinte de tant de calme et de sérénité. — Mon père, dis-je en tremblant, serais-tu malade ?

— Ma fille, je suis mourant.

Je tombai à ses pieds en sanglotant. Je m’accusai d’avoir abrégé cette vie précieuse ; mais mon père me releva, et en quelques mots il rassura ma conscience. Il me révéla aussi la cause de ses douleurs ; il me montra la misère menaçant notre maison, jadis si heureuse, l’école dirigée par un autre, la gêne et les privations succédant à notre ancienne aisance. De notre troupeau, il ne restait que deux vaches qu’on allait vendre avec la prairie qui leur servait de pâturage. Le pauvre se détournait de notre porte, les gâteaux de fine farine manquaient sur notre table. Et après avoir déroulé ce triste tableau, après m’avoir rappelé les exemples de résignation donnés par le Sauveur, mon père ne m’adressa que cette seule question : — Ma fille, veux-tu toujours partir pour Jérusalem ?

Ai-je besoin, maîtresse, de te dire quelle fut ma réponse ? Je me jetai à son cou, puis je courus à ma chambrette, d’où je revins un petit sac de cuir à la main. Ce sac contenait les épargnes que j’avais faites sur le produit de mes broderies. Je vidai mon trésor sur les genoux du vieillard en m’écriant : — Oui, père, j’aspire toujours à Jérusalem, mais je n’irai adorer les saints lieux qu’après avoir accompli mon premier devoir, quand tu pourras me dire : Va en paix; ma bénédiction t’accompagne. Et maintenant parle-moi, mon père, aime-moi comme dans les belles années de notre passé, car ta fille t’est rendue et ne te quittera pas.

Cette journée s’acheva pour moi au milieu des embrassemens et des caresses. Ma mère aussi avait retrouvé sa fille, et sa joie éclata en démonstrations bruyantes. Fatiguée de tant d’émotions, je regagnai de bonne heure ma petite chambre. Le soleil, qui l’éclairait si joyeusement à mon réveil, avait disparu ; la lune nageait lumineuse et froide dans les espaces du firmament. Une épaisse rosée couvrait la prairie comme d’un linceul humide. Le vent frais du matin était tombé, les oiseaux se taisaient dans leurs nids. Tout était triste et morne. — En est-il ainsi, pensais-je, de toutes les espérances de la vie? — Et le nom de Jérusalem revenait sur mes lèvres; mais en offrant au Seigneur la promesse solennelle de faire ce pèlerinage, je lui demandais aussi de m’inspirer la résignation, la persévérance, pendant la longue attente que j’étais résolue à m’imposer. Je fis cette prière à haute voix devant les saintes images de mon kivott, et j’entendis la voix de mon père y répondre. Inquiet de mon état, il avait voulu voir si je dormais. Il venait d’écouter mes paroles et de s’associer à mon serment.


IV.

A partir de ce moment, ma vie n’a été qu’une suite d’épreuves, au milieu desquelles la pensée du lointain voyage qui devait les couronner m’apparaissait comme une suprême consolation. Tu pourras juger par mon récit quels devoirs se succèdent dans la plus humble existence, et combien l’appui de Dieu est nécessaire pour les remplir.

La cause de la gêne que je venais de découvrir autour de moi ne tarda pas à m’être révélée. La passion du jeu avait résisté chez mon frère Siméon aux salutaires influences que mon père avait cru lui opposer en l’envoyant au séminaire de Twer. Le joug de la règle, la surveillance la plus sévère, n’avaient rien pu contre ce triste penchant. Ma mère avait longtemps caché les désordres que par une regrettable indulgence elle avait favorisés; mais enfin la vérité s’était fait jour. Les supérieurs du séminaire avaient annoncé à mon père que des transactions d’argent honteuses et déshonorantes étant parvenues à leur connaissance, ils se voyaient forcés de chasser le jeune homme, si ses parens ne parvenaient pas à satisfaire les personnes atteintes par ces transactions, et que, même à cette condition. Ils ne pourraient garder l’élève coupable que pour un temps limité. Cette nouvelle avait été un coup terrible pour mes parens : ma maladie était alors à son degré d’intensité le plus menaçant, et pour couvrir le déshonneur de son fils, mon père n’avait pas assez des épargnes de plusieurs années d’économie. Il avait fallu que des amis lui vinssent en aide, et on avait obtenu que mon frère achèverait l’année au séminaire, et qu’il paraîtrait ainsi n’en sortir qu’à son propre gré. C’était peu après l’arrangement de cette difficulté que ma guérison était survenue et m’avait rendue à ma famille.

Je passerai rapidement sur quelques incidens qui précédèrent un changement complet dans ma situation. Peu de temps après ma guérison, mes parens reçurent une lettre de ma tante de Twer, qui s’intéressait à Siméon. Elle nous apprit qu’il allait faire un riche mariage, et qu’il dépendait de lui à l’avenir d’effacer toute trace des fautes de son passé. À cette nouvelle, ma mère oublia ses chagrins, et de nouveau mon frère redevint à ses yeux l’appui, le soutien de la famille. — Pauvre femme, dit mon père en soupirant, c’est sur un roseau brisé qu’elle appuie son espoir, et ce roseau la blessera au vif. Puis il me prit à part. — Une triste époque va se dérouler devant toi, me dit-il, une époque de brumes que le regard de ton esprit aura grande peine à percer. Que ta sainte aspiration vers Jérusalem te soutienne ; mais accomplis strictement tes devoirs dans toute leur étendue, si tu veux ressembler à celui qui a bu le calice des douleurs Jusqu’à la lie avant de s’écrier : « Tout est accompli ! »

Quelques jours s’étaient passés depuis cette conversation, quand un ami de mon père vint le voir. — C’est sans doute ton prédestiné, me dit-il en riant, et il se tourna vers ma mère : « Tu sais, femme, quand tu me grondais de lui enseigner l’écriture et le calcul, je te répondais qu’elle séduirait un jour par sa science quelque riche marchand qui l’épouserait pour lui faire tenir ses livres et régler ses comptes. Voilà ce marchand, et je t’assure qu’il est suffisamment riche. J’ai le pressentiment qu’il deviendra ton gendre.

J’avais toujours la pensée de Jérusalem dans le cœur ; pourtant je baisai en souriant la main de mon père. L’hôte qu’il venait d’introduire n’était pas un jeune homme : c’était un très riche marchand, qui était déjà arrivé au milieu d’une vie laborieuse, mais dont la figure exprimait la bonté. Je le laissai seul avec mon père. Quand il fut parti, le vieillard m’appela. — Écoute, ma fille, me dit-il ; ce marchand m’a en effet parlé de toi, sans se prononcer pourtant. Il paraît songer à toi comme à une compagne qui pourrait l’aider dans ses travaux, qui pourrait apporter un précieux esprit d’ordre au sein de ses affaires. Et maintenant, ma fille bien-aimée, écoute-moi. Tu sais que le terme de ma vie approche, tu sais aussi qu’un mariage avantageux vient de se conclure pour ton frère. Une fois mes yeux fermés, il viendra s’établir avec sa femme dans cette maison, qui deviendra la sienne. Ton frère a échangé en connaissance de cause sa liberté, sa jeunesse et son avenir contre la dot d’une personne difforme et âgée. Il me semble que ta mère et toi, vous ne vous trouverez pas bien sous le toit d’un pareil ménage. J’ai ordonné cependant que ta chambre restât entièrement à ta disposition jusqu’au jour de ton mariage. Je t’ai encore légué mes livres et mes manuscrits. C’est bien peu de chose, ma pauvre enfant, mais c’est tout ce que les dissipations de ton frère m’ont laissé. Je ne te prescris, je ne te conseille rien. Agis selon les conseils de ton cœur et de ta sagesse. Seulement rappelle-toi que je remets le sort de ta mère entre tes mains; c’est un legs aussi, un legs solennel que je te fais devant Dieu.

Je ne répondis à mon père qu’en promettant de lui dévouer mon existence. Cet entretien me laissa énergiquement résolue à vaincre mes habitudes de rêverie pour accepter la nécessité du travail. Il ne s’agissait plus de trousseau à faire, mais de pain à gagner. Il fallait remplacer ma mère fatiguée, tout en veillant à la santé de plus en plus affaiblie de mon père. Ma seule force au milieu de ce labeur incessant, c’était la pensée de mon pèlerinage à Jérusalem.

Le triste jour où je devais me trouver seule avec ma mère, où l’heure d’accomplir la dernière volonté paternelle allait sonner, ce jour arriva enfin. C’était le 1er novembre. Mon père s’éteignit doucement entre nos bras, sous le filleul du jardin, comme un voyageur fatigué qui s’endort à la fin d’une chaude journée. Dès le lendemain de cette mort du juste, mon frère arriva. Sa douleur fut plus bruyante que la nôtre. Il criait, il hurlait, il se roulait dans la poussière; mais cet accès dura peu, et il ne tarda pas à se montrer entièrement consolé. Il partit à la hâte après les funérailles, emportant avec lui tout ce qu’il pouvait convertir en argent, et nous laissant, ma mère et moi, à notre désolation. Quand je fus seule, j’allai me prosterner devant les saints de mon kivott, et je renouvelai là le serment que j’avais fait quelques mois auparavant, ce serment auquel mon père s’était associé une première fois sur la terre, auquel il s’associa de nouveau dans le ciel.

Une vie de travail commença dès lors pour nous. Je me mis à mon métier, afin d’amasser quelques épargnes pour les jours noirs[19]. Vous autres riches, vous ne savez pas de quelle consolation le travail nous est à nous autres pauvres. Nous traversâmes ainsi moins péniblement nos premiers mois de solitude. A l’époque des fêtes de Noël et de l’Epiphanie, mon frère arriva avec sa femme, et vint s’établir dans notre demeure. La nouvelle mariée, née et élevée dans une ville, ne pouvait se faire à la vie monotone de notre village. Plutôt que de s’accoutumer à l’isolement, elle préféra se créer des relations vulgaires, où elle porta cette habitude, ce goût du dénigrement propres à quelques personnes disgraciées de la nature. Toute la maison eut bientôt à souffrir des caprices de cette femme impérieuse. Mon frère n’avait plus d’autre volonté que la sienne. Ma vieille mère pétrissait le pain, faisait la cuisine, surveillait la laiterie, pendant que la nouvelle mariée passait ses jours dans l’indolence et l’oisiveté. Moi seule je savais résister à cette femme, qui prétendait s’ériger en maîtresse dans les lieux consacrés pour moi par tant de chers souvenirs; mais le soir, quand je me retrouvais seule avec ma mère brisée de fatigue, je perdais moi-même toute énergie, et nous pleurions ensemble. Nous nous rappelions avec regret les années déjà éloignées où la maison prospérait, grâce à notre commune sollicitude; nous regrettions plus vivement même les journées si tristes qui avaient suivi la mort de mon père, et où nous pouvions encore travailler en liberté. Nous étions comme ceux qui, en hiver, se rappellent avec plus de charme les journées de l’automne que celles du printemps ou de l’été. Quand l’ouragan siffle et que la neige tombe, avec quel étrange plaisir ne se reporte-t-on pas vers ces jours paisibles et brumeux, où l’on suivait des yeux sur le ciel gris le passage des oiseaux voyageurs, où les bêlemens des troupeaux dans les prés fauchés et le frôlement des dernières feuilles nous attristaient comme les derniers adieux d’un ami! Et ne préfère-t-on pas souvent ces journées calmes et mélancoliques à leurs compagnes pleines de soleil, de verdure et de fleurs?

Quand vint la semaine du carnaval, mon frère et sa femme allèrent la passer à Twer. Je me trouvai enfin seule vis-à-vis de ma mère, et j’exigeai qu’elle consacrât ce court délai à réparer ses forces. Vers les derniers jours même de cette semaine, un incident bien imprévu vint m’annoncer une vie nouvelle. L’ne commère se présenta chez nous de la part du riche marchand avec lequel mon père avait parlé de mariage. Iwan Matwéich, c’était le nom du marchand, la chargeait de me demander pour femme. La swacha ou déléguée d’Iwan avait une faconde intarissable. Mon prédestiné était riche, il était généreux, il n’était pas aussi vieux qu’il en avait l’air, et quand il mettrait son nouveau cafetan, sa belle ceinture et son bonnet neuf en zibeline, il serait tout à fait bien. A la vérité, il était veuf; mais sa femme était morte depuis longtemps, et ses fils étaient tous établis dans des villes lointaines. «Quels beaux cadeaux, ajoutait-elle en s’adressant à ma mère, ta fille recevra de son fiancé! Colliers de perles fines, boucles d’oreilles d’émeraude, beaux sarafanes en riches étoffes, douchagrielkas garnis de zibeline[20], pelisses en fourrure de renard noir, rien n’y manquera, excepté le fait d’oiseau et l’eau vive[21]. Toujours du pain de froment et des gâteaux de millet; pas de travail, rien que des jours de fête. » Ma mère me regardait avec des yeux supplians, craignant une résistance à ces offres séduisantes. Je compris ce regard, et, après quelques instans de réflexion, voici ce que je répondis à la swacha :

— Écoute, ma vénérable commère : le mariage est une chose grave et sainte, et ne doit pas être traité comme un trafic entre marchands; au moins c’est ainsi que je l’entends. Epargne-toi donc des éloges exagérés; ils vont mal à l’âge et au caractère de celui qui t’envoie, et encore moins à l’orpheline pauvre et délaissée à laquelle tu les adresses. Notre respectable ami Iwan Matwéich est de l’âge de mon père pour le moins; il n’a jamais été beau, et, si je le connais, il n’a pas la prétention de le devenir. Quant à de beaux habits neufs pour la noce, il peut se les épargner; ils ne m’éblouiront pas. Il est riche, je le sais, et c’est un avantage réel que je comprends et que j’apprécie. Je sais aussi qu’il est veuf, et je connais le nombre de ses enfans. Si je l’épouse, j’espère être pour lui une bonne femme, et je gagnerai, je n’en doute pas, l’estime de ses fils. Je ne crains donc pas leur influence dans mon ménage. Tu dis qu’il est généreux; je le crois, et c’est une belle qualité dont je n’abuserai pas. Mon père m’a dit qu’il était honnête et juste, et c’est ce qui m’importe le plus. Je ne veux ni beaux habits, ni ornemens précieux, ni riches fourrures. Je ne puis lui apporter aucune dot, je ne veux rien accepter de lui, je veux travailler, et je sais qu’il compte me faire travailler. Quant aux friandises que tu me promets, je ne m’en suis jamais souciée, lorsqu’elles abondaient dans la maison de mon père; maintenant que je suis habituée au pain noir de la pauvreté, je m’en soucie encore moins. Je veux être traitée par lui comme la compagne de sa vie et l’associée de ses travaux et de ses peines, quels qu’ils soient, et non comme une poupée qu’on pare pour les autres, et qu’on jette dans un coin, quand elle a été assez admirée. Je te prie de lui répéter exactement les paroles que je viens de dire, comme celles que je vais prononcer, sans rien y ajouter, ni rien omettre. Avant que je me décide, il faut qu’lwan Matwéich m’accorde un entretien œil à œil[22], comme on dit, car j’ai à l’entretenir de choses graves. J’ai des conditions irrévocables à poser. Mon frère et sa femme ne seront de retour que le samedi de la première semaine du carême; qu’il vienne d’ici là, et peut-être pourrons-nous nous entendre.

Pendant ce discours si positif, et auquel son expérience des jeunes filles muettes et rougissantes l’avait si peu habituée[23], car tu sais que dans nos villages les jeunes filles n’ont pas de voix devant les étrangers et ne murmurent les confidences de leur cœur qu’aux oreilles de leurs mères; pendant ce discours, dis-je, la swacha me regardait la bouche béante. Ma pauvre mère était pâle et tremblante de tous ses membres; elle joignait les mains, faisait le signe de la croix, et s’écria quand j’eus fini :

— Ma fille, mon enfant chérie, tu rejettes ton bonheur, tu le foules aux pieds, tu tentes Dieu en refusant ainsi ses dons les plus précieux! Quand donc une jeune fille sans dot a-t-elle fait jamais des conditions à son prétendu? Quand donc une jeune fille modeste et réservée a-t-elle voulu entretenir un homme sans témoins? Seigneur mon Dieu, tu perds la tête !

— Laisse-la, commère, reprit la swacha; elle a peut-être raison. Ivan Matwéich est un homme entre mille, comme ta fille aussi n’est pas une fille à la douzaine. Je lui promets de lui rendre sa réponse mot pour mot. Sainte Vierge ! ce sont de ces discours qu’on entend rarement dans la vie et qu’on n’oublie pas, quand même on aurait uge plus mauvaise mémoire qu’une honnête swacha ne doit l’avoir.

— C’est cela même, ma chère commère, repris-je. Iwan Matwéich est un homme sensé à qui on peut, sans crainte de le blesser, dire la vérité pure. Fais ma réponse, et tout ira bien. Maintenant, mère, ne songeons qu’à traiter avec honneur notre respectable amie. Je vais remplir la samovare d’eau et y mettre de beaux charbons bien rouges; toi, ôte les tasses de l’armoire et prépare vite de bonnes galettes bien chaudes, comme tu sais les faire. Nous allons la régaler de ce thé fleuri[24] que son ami Iwan Matwéich lui-même envoya à mon père quand il le sut malade. Tu seras contente, commère, j’en suis sûre, surtout si tu daignes verser dans ta tasse une petite cuillerée de cette eau-de-vie de France que ma tante nous a fait parvenir de Twer pour réconforter mon pauvre père.

Quand je me couchai le soir, mes prières furent longues et ferventes. Après les avoir achevées, je m’approchai de cette fenêtre, qui me rappelait tant de bonheur et tant de tristesse. Le vent avait chassé la neige contre les vitres du dehors, et on ne voyait ni le ciel ni la terre. Tout était obscur, quoique d’un blanc mat. — C’est comme ma vie, me dis-je. L’ouragan du malheur l’a obscurcie : viendra-t-il jamais, le jour où le ciel de Jérusalem l’éclairera de ses rayons?


V.

Le lundi de la première semaine du carême, nous vîmes arriver Iwan Matwéich. Ma mère me laissa seule avec lui, après m’avoir jeté un regard suppliant et inquiet. L’entretien fut tel qu’il devait être entre un homme prudent et une jeune fille réfléchie. — Tu dois me promettre, lui dis-je, que l’existence de ma mère chez toi sera paisible et tranquille, que jamais une parole de reproche ne fera couler une larme de ses yeux. Moi, en revanche, je te promets la soumission la plus complète, le respect et la vénération que toute femme doit à son mari.

La réponse du marchand me rassura entièrement sur le sort de ma pauvre mère.

— Merci, lui dis-je, merci, Iwan Matwéich, et maintenant que je t’ai posé une condition, permets-moi de te faire une prière. Je désire ne pas recevoir de cadeaux.

— Je ne fais à mon consentement qu’une réserve, dit-il, tu devras recevoir de moi un cadeau : ce sera le premier et le dernier, je te l’assure. Ce cadeau, tu le recevras le jour de notre mariage, et nul n’a besoin d’en rien savoir.

J’acceptai cette offre. Il reprit : — Et maintenant, frappons-nous réciproquement dans la main, et que le Seigneur soit témoin et juge de la droiture de nos intentions à tous les deux !

Après un moment de silence, pendant lequel il examinait l’expression de mon visage, qui reprenait sa sérénité à mesure que je l’écoutais : — Xenia, me dit-il avec un demi-sourire, et ton désir de visiter Jérusalem ?

— Je le renferme au fond de mon cœur, lui répondis-je. Rassure-toi, il est aussi silencieux qu’il est profond; mais qui t’en a parlé?

— Le père Grégoire, me dit-il. C’est mon meilleur ami, comme il était celui de ton père.

Je fus charmée d’être ainsi délivrée de l’obligation de garder un secret vis-à-vis d’un homme pour lequel, une fois devenu mon mari, je n’en devais plus avoir.

Quand ma mère revint, elle fut au comble de la joie en apprenant qu’Iwan Matwéich avait ma parole. Il fut décidé que la noce aurait lieu la semaine après Pâques. Comme le marchand devait aller le lendemain à Twer pour arranger quelques affaires, il promit de voir mon frère et de lui annoncer notre mariage.

Tout fut promptement décidé. La vie qui s’ouvrait devant moi était laborieuse; ce n’était pas l’amour, c’était la raison qui présidait à mon mariage; mais que m’importaient ces travaux, ces obligations sévères devant lesquelles d’autres jeunes filles eussent hésité? J’avais mon devoir à remplir, et, une fois ce devoir rempli, la cité de Jérusalem ne devait-elle pas me recevoir dans son enceinte sacrée? J’envisageai donc mon avenir avec courage. Pourtant, la veille de mes noces, l’idée de ce pèlerinage indéfiniment ajourné me causa une profonde tristesse. Les jeunes filles du village s’étaient rassemblées chez nous pour pétrir les gâteaux d’usage (karawai) et chanter ces belles complaintes de mariage qui font pleurer même les indifférens; alors je ne pus retenir mes sanglots, et je pensai que toute ma vie allait se passer peut-être loin de cette Jérusalem, patrie de mon âme; mais une voix intérieure me répondit : « Dieu et ton devoir. » Il me sembla que mon père me parlait lui-même du haut des cieux. Cette pensée me rendit le calme et le courage.

Le cadeau que me fit Iwan Matwéich était digne de sa fortune et de sa générosité. Après la cérémonie, il me remit un papier en me disant de l’aller lire seule dans ma chambre et de n’en parler à personne. Ce papier était l’acte d’achat, en mon nom, de la maison paternelle avec des champs et des prairies; il me garantissait un revenu plus que suffisant pour assurer mon existence et celle de ma mère. Je remerciai Iwan d’un seul mot, mais il comprit le sentiment qui me le dictait. Le lendemain de la noce, mon frère et sa femme partirent pour la ville, et alors commença pour moi une existence paisible qui devait, pendant vingt ans, n’être troublée que deux fois, par la mort de ma mère et celle de mon mari.

Que te dirai-je encore, maîtresse? J’ai hâte de terminer ce long récit des épreuves que j’ai eu à traverser avant de toucher la Terre-Sainte. Je n’ai point à te parler de mon frère, qui, après avoir perdu sa femme, continua de dissiper tristement les restes de sa fortune. La déplorable fin de ce malheureux fut ignorée de ma mère, qui mourut en le bénissant. Je restai seule avec mon mari, dernier compagnon qui devait lui-même me quitter à son tour. Ma vie s’écoulait tout entière sous les yeux du digne marchand; je ne le quittais que pour aller à l’église, ou visiter la tombe de mes parens. Tout mon temps se passait à écrire et à régler les comptes de son commerce, à broder de beaux ouvrages pour l’église qu’il avait fait rebâtir à neuf et décorer magnifiquement, à lire à haute voix quelques passages des livres de mon père. Mon seul délassement était de passer quelques instans, dans les soirées de la belle saison, sous le filleul du jardin.

Une maladie lente, qui se déclara chez mon mari, le retint bientôt dans sa chambre. Il put alors quelquefois manquer de patience envers moi, mais qui se vanterait de n’avoir jamais cédé à la colère? Et n’étais-je pas sa femme légitime? Ne lui devais-je pas obéissance et soumission complète? Ne m’avait-il pas choisie, fille pauvre et frêle, pour me combler de biens? N’avait-il pas soulagé et protégé la vieillesse de ma mère ? Le chagrin est le lot commun des hommes : savais-je si cet homme grave et silencieux n’avait pas cruellement souffert avant de placer sa main dans la mienne? Son caractère ressemblait à ces grands fleuves de notre Russie. Il était large et profond, mais tranquille. Qui eût pu en découvrir le fond? Et quand un sourire ironique entr’ouvrait ses lèvres, qui eût osé l’interpréter?

Pendant cette longue maladie, il m’arrivait quelquefois de lire à mon mari quelque passage relatif à Jérusalem, quelque description des lieux saints. Je me sentais doucement émue alors, mais je ne versais plus de larmes brûlantes, et mon cœur ne battait plus comme aux premiers temps. Au lieu de me dire : Je veux aller à Jérusalem, je me disais : Je dois y aller. Je me surprenais même à mesurer la longueur de la route, et je pensais aux fatigues, aux difficultés du chemin.

Un jour mon mari, se sentant plus faible, m’appela près de son lit : — Eh bien ! femme, me dit-il, voilà que ton désir va se réaliser. Bientôt tu seras seule, et tu pourras faire ton pèlerinage.

Je lui répondis en toute sincérité : — Si Dieu voulait te conserver pour me fermer les yeux, à moi ta cadette, je renoncerais avec joie à ce rêve de ma vie. Je me contenterais de le remercier ici, en ta présence, pour la miséricorde dont il m’a comblée en t’inspirant de m’associer, moi pauvre créature, à ta destinée. Tu as été pour moi un père et un bienfaiteur, et en te perdant, je perds tout ce qui m’est cher dans ce monde. Je redeviens véritablement orpheline.

— Et cependant tu feras et tu dois faire ton pèlerinage, me dit-il. Tu dois remplir tes devoirs jusqu’au bout. J’ai besoin de ta main pour fermer mes yeux, et j’ai besoin de tes prières pour le repos de mon âme, car j’ai été un homme de passions et de colère. Oui, femme, crois-moi, ajouta-t-il avec un soupir, il faut aller à Jérusalem. En priant pour toi et les tiens, tu prieras aussi pour moi, et tu supplieras le Sauveur du monde de me faire miséricorde, à moi misérable pécheur.

Ce dernier effort l’avait épuisé. A partir de ce court entretien, son état empira, et quelques jours plus tard j’étais veuve, ou plutôt, comme je le disais devant le lit du mourant, je redevenais orpheline.

Ici la paysanne garda un moment le silence. Une larme brillait dans ses yeux. — Et à quelle époque entrepris-tu ton pèlerinage? lui dis-je en lui serrant la main.

— Le surlendemain de l’Annonciation, vingt ans juste après le jour où j’avais fait la promesse de visiter les saints-lieux. Ce jour-là, le soleil m’éveilla comme il m’avait éveillée vingt ans auparavant. J’allai m’asseoir à la même fenêtre; mais combien mes sensations furent différentes ! Autour de moi et en moi-même, tout était changé. Les années avaient tout recouvert de leur voile, la vieillesse avait tout refroidi de son haleine. Je n’enviais plus aux hirondelles leur vol rapide; je leur enviais plutôt le nid où elles trouvaient chaque soir un sûr abri. Le vent, qui me paraissait vingt ans auparavant si frais et si vivifiant, me glaçait les joues, au lieu de les caresser. Seuls, les grands nuages blancs, qui nageaient dans le ciel bleu, m’apparaissaient encore comme de célestes messagers. J’allai, comme il y avait vingt ans, écouter les offices de la Vierge des affligés. Hélas ! personne ne m’attendait à la porte, personne n’était là pour me bénir.

Combien de fois, dans le courant de ces vingt années, je m’étais représenté comme un jour de fête celui qui précéderait mon départ! Maintenant ce jour était venu, et je ne demandais plus à Dieu que de me laisser la force nécessaire pour tenir ma promesse. En rentrant, j’allai m’asseoir sous le filleul du jardin. Celui-là était resté jeune et vivace; jamais ses branches ne m’avaient paru plus touffues, jamais son ombre ne m’avait paru plus fraîche et plus profonde. — Que sont devenus, bel arbre, ceux qui aimaient ton ombrage? m’écriai-je. Ils dorment sous la terre humide, eux qui partageaient avec moi ton bienfaisant abri. Et les heures de ma jeunesse, où sont-elles? — Ces heures fugitives, pleines d’enthousiasme et d’espérances, je ne les apercevais plus que comme un rêve presque évanoui à travers la vapeur des années, et cet arbre que j’arrosais de mes larmes était resté le seul témoin de mes premières souffrances, le seul confident de mes premières joies. Je n’aspirais plus qu’à revenir chercher le repos sous son feuillage, après l’accomplissement de la sainte tâche que j’allais commencer si tard.

Le lendemain, je pris tristement le bâton du pèlerin et une besace, avec quelques hardes et un peu d’argent; puis je me mis en route, confiant à des gardiens dévoués la maison paternelle. A Twer, je rencontrai quelques compagnons. Avec l’aide de Dieu, j’arrivai ici non-seulement saine et sauve, mais avec une santé raffermie. Prosternée devant la place où s’élevait jadis la sainte croix, je pus m’écrier du fond de ma conscience : « Père, ta volonté a été faite, tes commandemens ont été accomplis. »

Telle est mon histoire, maîtresse. Si elle t’a paru longue, rappelle-toi que tu m’as ordonné de ne t’épargner aucun détail. C’est comme une confession que j’ai faite devant l’emblème de notre salut, et je te remercie de l’avoir provoquée. Maintenant descendons à l’église, car j’entends frapper[25] les matines.

Nous nous embrassâmes en silence et nous descendîmes les degrés du Calvaire, appuyées l’une sur l’autre. Je m’arrêtai sur le dernier degré. — Où te retrouverai-je, Xenia Damianowna? demandai-je à la paysanne.

— Je vais demain à Bethléem, me dit-elle, et je ne sais quand je serai de retour. Crois-moi, maîtresse mon amie, ne nous cherchons pas sur cette terre, ajouta Xenia en fixant sur moi son regard serein et en me souriant de son doux sourire.

— C’est bon, lui répondis-je ; mais promets-moi de penser quelquefois à la nuit que nous venons de passer ici.

— Je te le promets, maîtresse, reprit la paysanne avec sa voix lente et grave : ne l’oublie pas non plus, et puisse ce souvenir nous rapprocher dans la céleste Jérusalem, dont celle-ci n’est que le reflet !

Ce furent ses paroles d’adieu. En entrant à l’église, elle se mêla à la foule des pèlerins, tandis que je me faisais conduire par un guide à la place qui m’était réservée. Après la messe, je cherchai des yeux la paysanne de Twer; elle avait disparu, mais le secret de sa vie restait confié à ma mémoire, et cette courageuse femme, que je n’espérais plus revoir, m’apparaissait comme une touchante personnification des instincts religieux de mon pays.


E. DE BAGREEFF-SPERANSKI.

  1. L’auteur du récit qu’on va lire a pu étudier la vie des paysans russes sous bien des aspects qui échappent aux voyageurs, auxquels manque, avec le temps nécessaire pour compléter leurs observations, cette sorte d’intuition qui n’appartient qu’au génie national. Dans l’histoire qui se mêle ici à quelques souvenirs sur les lieux-saints, on trouvera un tableau fidèle des mœurs populaires de la Russie, peut-être aussi une explication sûre, quoique lointaine, des influences religieuses qui dominent et agitent aujourd’hui ce grand empire.
  2. On appelle pain bénit en Russie de petits pains nommés par l’église grecque prosfora, et que le prêtre distribue aux fidèles après en avoir extrait quelques parcelles, qui, consacrées au commencement de la messe, servent d’hosties pour la communion.
  3. Nom donné en Russie au clergé séculier.
  4. En Russie, les Allemands s’appellent muets.
  5. Le peuple russe tutoie indifféremment tout le monde, jusqu’au souverain lui-même. Ce tutoiement donne aux conversations entre le seigneur et le paysan un accent de bonhomie patriarcale qui voile un peu ce qu’il y a souvent d’arbitraire et de despotique dans leurs rapports.
  6. Barine en russe : c’est le titre correspondant à madame, que l’homme du peuple accompagne souvent de plusieurs appellations bizarres, telles que mon âme, mon cœur , ma vie, père ou mère, colombe, ramier, hirondelle, etc.
  7. Le costume du paysan de la Grande-Russie est remarquable par sa ressemblance avec l’antique costume grec. La chemise rouge ou bleue qu’il porte par-dessus ses caleçon, et qui laisse le cou découvert, rappelle la tunique. Un cordon dévoie, brodé d’or chez les riches, est noué autour des reins. L’ouverture de la chemise est de côté et se ferme par des boutons de métal sur l’épaule gauche. D’autres parties de ce costume rappellent l’Orient; ainsi le caleçon large rentre dans une botte de maroquin rouge ou jaune. Quant au cafetan, au châle en soie ou en laine qui le retient, quant au chapeau de castor à calotte basse et, à rebords larges, orné d’une plume de paon, ce sont des détails empruntés un peu à tous les pays.
  8. Ces chœurs sont encore un usage qui rappelle la Grèce. Les jeunes femmes et les filles les conduisent seules; elles ont des chants spécialement appropriés à ces sortes de jeux. Quelquefois elles forment des rondes et représentent en action une ballade ou un conte ; d’autres fois elles se partagent en demi-groupes et chantent des strophes et des antistrophes. Un groupe s’approche, puis recule en cadence, l’autre fait de même; puis des danses s’organisent, auxquelles les jeunes gens prennent part. Tous ces chœurs, toutes ces danses mimiques s’exécutent d’après des chants particuliers. Les refrains rappellent l’ancienne mythologie slave, et les plus vifs, les plus gais même, portent l’empreinte de la sévère nature qui les a inspirés.
  9. Aucun jeune homme, d’après les lois du clergé russe, ne peut être ordonné prêtre avant d’être marié. Aussi, dès la dernière année de leurs études, les jeunes gens cherchent à se pourvoir d’une fiancée qu’ils épousent à leur sortie. du prêtre ne peut se marier qu’une fois. S’il devient veuf, il renonce d’ordinaire à sa cure et entre dans un couvent. Sa carrière alors même n’est pas perdue ; il peut la poursuivre dans les ordres et devenir archimandrite, évêque ou même archevêque.
  10. Le peuple russe nomme prédestinés ceux qui se recherchent, et qui, par convenance ou par hasard, semblent destinés l’un à l’autre. Le peuple suppose que c’est la volonté de Dieu qui règle les mariages. — On nomme swacha la personne qui est chargée par les parens du prédestiné ou par le prétendant lui-même de faire la demande en mariage. Cette personne est choisie ordinairement parmi les veuves les plus considérables du lieu. À défaut d’une veuve qui réunisse les qualités nécessaires, on choisit une femme mariée. Les qualités requises d’une swacha sont beaucoup de discrétion et de souplesse, des lèvres de miel et de la fermeté aussi, pour défendre les intérêts de la partie qu’on représente. Les swachas sont très respectées, et prennent dans les ménages qu’elles contribuent à former le rang de proches parens.
  11. Que la honte soit son partage : c’est une formule appliquée, comme punition, par les anciennes lois russes du XIIe siècle, à celui qui les enfreint.
  12. Kivott, petite armoire plus ou moins ornée où sont suspendues les saintes images; une lampe brûle perpétuellement devant le kivor. Chaque personne, même de la classe élevée, tient à se former un kivott et à l’enrichir. C’est l’oratoire du culte grec.
  13. Les jeunes paysannes, en Russie, travaillent elles-mêmes pour gagner de quoi faire leur trousseau. Elles sont rarement occupées aux travaux des champs. Les mères soignent leur toilette et leur beauté. L’époque de leur mariage met fin à cette vie paisible; aussi est-elle un véritable deuil. Les compagnes de la jeune mariée s’assemblent alors pour déplorer, dans de touchantes complaintes, le sort du beau cygne blanc qui va être métamorphosée en oie grise; elles plaignent la délicate jeune fille, aux mains blanches et paresseuses, à l’épaisse chevelure blonde, que sa mère lissait avec tant de soin tous les matins; elles la montrent obligée à son tour de servir avec humilité ses nouveaux parens.
  14. Diminutif de rebiata, mot qui lui-même est le pluriel vulgaire de rebenik, enfant. Le Russe nomme ainsi ses camarades de travail ou de plaisir; le seigneur applique cette expression et celle de bratsi (frères) à ses serfs; le salut de l’empereur à son armée est : Sdorowa, rebiata (bonne santé, enfans!). L’armée répond en masse : Sdorowie gelaem (nous te souhaitons la santé). Le mot rebiaishki désigne aussi les jeunes adolescens qu’on voit courir en troupe dans les rues des villages. Les rebiaishki russes, avec leur blonde chevelure retombant sur les oreilles, leur tunique rouge ou bleue, leur teint frais et vermeil, sont les plus charmans lutins du monde; il faut les voir, en hiver, se construire de petits traîneaux, s’y atteler à tour de rôle au nombre de quatre de front, pour former le quadrige, orgueil du cocher russe. Ce sont alors de folles courses à travers la neige; c’est une joie, un enivrement qui sont portés à leur comble, si les mouvemens du terrain permettent d’établir des glissades et de précipiter ainsi la course du traîneau. Ces glissades sont la véritable origine du jeu qu’on appelle montagnes russes. C’est pendant l’intervalle compris entre Noël et le carême que ces fêtes de l’hiver sont dans tout leur éclat. La dernière semaine du carême surtout, maslenitza (semaine de beurre), où toute sorte de friandises remplacent la viande, dont l’usage est interdit, est marquée par un redoublement d’entrain dans ces naïves réjouissances. Vieux et jeunes, grands et petits, hommes et femmes, tout chante, tout glisse, tout rit et s’amuse. Le contraste de ces villages remplis d’un joyeux tumulte et des plaines silencieuses et glacées qui les pressent de toutes parts agit lui-même sur les imaginations, et l’excitation qui en résulte transforme le plaisir en une lutte salutaire contre la rigueur du climat. Nulle part mieux que dans ces fêtes villageoises on ne remarque ce qu’il y a d’enfantin dans le caractère du paysan russe et combien sa nature est riche d’insouciance et de gaieté.
  15. Osselets, un des jeux favoris des paysans russes, qui sont très passionnés, en général, pour tous les jeux de hasard.
  16. La maladie qui avait affligé la paysanne dont je recueille ici les souvenirs est très répandue parmi le peuple russe. La cause de cette maladie bizarre est un état de surexcitation nerveuse, produit probablement par l’usage immodéré des bains de vapeur et par les fréquentes variations de la température. L’abstinence excessive que s’impose le Russe à certaines périodes de l’année, pour obéir aux règles de son église, n’y est pas non plus étrangère. J’ai connu moi-même une villageoise qui avait souffert, comme le principal personnage de ce récit, de paroxysmes étranges, d’accès cataleptiques, qui la surprenaient principalement pendant les offices de l’église.
  17. Le mot ami, témoignage d’une tendresse toute particulière, est rarement employé en Russie. Il a un sens très exclusif. Les époux s’en servent quelquefois, surtout en se désignant l’un l’autre à des étrangers; les parens l’appliquent aussi à leurs enfans.
  18. Veste sans manches, de couleur bleue ou rouge, et qui laisse voir une chemise dont les manches descendent jusqu’au coude.
  19. Ce sont les jours néfastes des anciens. Il y a des jours voués en Russie au dieu de la lumière, comme d’autres le sont à l’esprit des ténèbres; le jour malheureux du Russe est le lundi.
  20. Le costume des femmes russes, dans les gouvernemens voisins de Moscou, est à la fois pittoresque et splendide. Outre les sarafanes ou vestes en brocard toutes parsemées d’or ou d’argent, ce costume comprend aussi la douchagrielka (chaufferette de l’âme), manteau en beau damas doublé de fourrures précieuses, le kakoschnik, espèce de bonnet en forme de diadème et brodé d’or ou de perles, le fata, veste rouge et jaune, en forme de mantille espagnole. Ces splendides vêtemens rappellent ceux de la cour de Byzance, et l’usage en a été introduit probablement par les alliances si fréquentes qui rapprochèrent la noblesse russe de celle du Bas-Empire.
  21. Le lait d’oiseau et l’eau vive, l’eau d’immortalité, sont deux merveilles introuvables que les héros des contes russes sont tenus de chercher par toute la terre pour satisfaire le vœu et le caprice de la belle czarevna, qui met sa main à ce prix.
  22. Expression usitée en Russie pour dire en tête-à-tête.
  23. La retenue des jeunes filles est extrême en Russie; on dit d’elles que leurs oreilles doivent être bouchées avec de l’or, car elles sont censées ne rien entendre ni rien comprendre de ce qui pourrait ternir leur pureté virginale. En général, l’existence des femmes dans les parties de la Russie où les mœurs nationales se conservent encore est tout exceptionnelle. Ce n’est nullement celle des femmes de l’Orient; elles ne sont ni voilées, ni espionnées, ni gardées par des eunuques dans des harems : c’est plutôt celle des femmes de l’ancienne Grèce. Le terem qu’habitent les femmes des poyards et la swelelka des filles dans les maisons des villageois aisés me paraissent correspondre aux gynécées grecs. Les femmes, très respectées en Russie d’ailleurs, consultées dans toutes les affaires de famille, ont, d’après nos lois, les mêmes privilèges que les hommes; plusieurs d’entre elles ont même été élues posadnitza, titre qui correspond à celui de bourgmestre, et cependant elles se tiennent tout à fait à l’écart dans la vie ordinaire de la famille, ne mangeant même pas à leur propre table, quand des étrangers s’y trouvent. Elles ne se fréquentent qu’entre elles, et il fallut un décret de Pierre le Grand pour les obliger à se mêler aux hommes dans les réunions qu’il appelait assemblées, et qu’il forçait ses nobles à donner dans sa capitale naissante de Saint-Pétersbourg.
  24. Le thé est le seul luxe que le paysan russe se permet dans son existence. La première acquisition qu’il fait, dès qu’il est en état d’acheter quelque chose au-delà du strict nécessaire, est une samovare ou bouilloire en cuivre jaune, une théière, quelques tasses et quelques cuillers en métal. A mesure que sa fortune augmente, le luxe de son service de thé augmente avec elle. La samovare s’agrandit, les tasses et les cuillers s’embellissent; le thé, d’ordinaire qu’il était, monte en prix, gagne en parfum, et devient chez les riches une dépense exorbitante.
  25. Dans tous les états musulmans, ce sont des espèces de marteaux de bois qui remplacent les cloches.