Échalote et ses amants/01

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Louis-Michaud, Éditeur (p. 9-16).

ÉCHALOTE ET SES AMANTS

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I

Ohé ! ohé ! les pierrettes !


Quand j’aurais les cent bouches, les cent langues et la voix de fer, dont parlent Homère et Virgile, on jugera qu’il m’eût été impossible d’exposer tous les contrastes de la grande ville.
Mercier. (Tableau de Paris.)


Une foule bariolée et bourdonnante. Des femmes en caracos écarlates, des livreurs surchargés de colis, des rentiers lisant leur journal, des enfants en traînant d’autres dans des boîtes montées sur roulettes, des marchandes de « quatre saisons », les unes derrière les autres poussant leurs voitures, des agents moustachus multipliant les « circulez ! », des chignons décolorés au-dessus de visages mal démaquillés, des jeunes hommes, l’air gouape et insolent, porteurs de panier à provisions et marchandant les comestibles, des faux rapins chevelus, culottés de velours à côtes et coiffés de feutres à la Bolivar, des femmes de ménage levées tôt, des filles de joie couchées tard ou pas du tout, des tas de coquilles d’huîtres au bord des trottoirs, des mosaïques de trognons de choux, de queues de salsifis et de feuilles de carottes sur la chaussée, telle est la rue Lepic, à Montmartre, vers onze heures du matin.

Nul autre endroit de Paris n’offre ce spectacle. Ailleurs, c’est la bousculade des gens d’affaires et le trottinement des fourmis travailleuses. Ici, c’est la flânerie de ceux qui contemplent la vie en amateurs, le marché fantaisiste des gens qui, n’ayant qu’eux-mêmes à nourrir, se tourmentent peu de l’heure des repas et de la toilette à faire pour se mettre à table. On déjeune le plus souvent de choses illusoires ou de cuisine toute préparée. Les charcutiers réduisent une porcherie entière en côtelettes à la sauce qu’on livrera fumantes et illustrées de cornichons coupés, les fruitiers vendent des légumes bouillis, les bouchers du bœuf tout chaud et les rôtisseurs dépècent des volailles blanches et dorées. Dans ce coin de maison les pommes de terre crépitent, là-bas les limandes, plongées dans la graisse chaude, empuantent l’atmosphère, plus loin, et toujours en plein air, se rangent les chapelets de saucisses cuites, les artichauts épanouis par l’ébullition et les tartes poussiéreuses. Ceux qui n’ont pas de domicile ou perchent dans les hôtels borgnes peuvent, de l’un à l’autre étalage, acheter et grignoter de quoi satisfaire leur estomac complaisant. Ils auront dépensé quelques sous et ne mourront pas de faim et, s’ils veulent compléter ces agapes sommaires d’un petit noir à la chicorée, le bar voisin leur servira un jus trouble et sucré pour dix centimes. C’est le record de la subsistance à prix réduit, dans le cadre le plus pittoresque, le plus populeux, avec l’audition gratuite d’orgues de Barbarie et d’orchestres ambulants.

Tout n’a pas été dit sur Montmartre. Personne n’a en son pouvoir de dépeindre une parcelle privilégiée du globe où l’esprit se transforme et évolue selon les générations, où l’art libre et la jeunesse indépendante ont droit de cité et d’où la gaîté et l’amour, déesse et dieu acclimatés sur une colline, font la chasse à la sottise des foules et au gâtisme des pontifes à l’aide des engins les plus perfectionnés de la rosserie et de la blague.

Toutefois le domaine réel de la fantaisie y a, depuis quelques années, subi des atteintes. La curiosité des bourgeois, l’avidité des industriels spéciaux ont empiété sur cette propriété qui n’était à personne et dont profitait tout le monde. Les immeubles modernes ont ravi le soleil aux jardinets sauvages, la municipalité a percé des rues dans les derniers champs parisiens et, remorqués par les gigolettes, des messieurs sans profession et sans scrupules sont venus voisiner avec les peintres et les poètes. L’entôlage et l’escroquerie ont précédé M. Prudhomme lequel, explorateur prudent, avait annoncé sa visite. Le chahut et la jambe en l’air ont intelligemment captivé son regard, tandis que des comparses vidaient ses poches. Sur la plainte de quelques pères conscrits de fichu caractère, la police, personne de mauvaise compagnie, s’est alors immiscée dans les affaires d’une population qui ne demandait qu’à s’amuser et, en guise d’attractions nouvelles, a planté des argousins dans les carrefours et près des porches.

Ainsi la prostitution et ses suites ont triomphé de la bohème et, chambardant les habitudes de la population régnante, ont encouragé les propriétaires à sacrifier les enfants des Muses, qui payaient mal, au profit des horizontales garanties par un citoyen de la basse ville ou un étranger généreux.

Tout près des boulevards extérieurs où, le soir, scintillent les lampes à arc des cafés à rendez-vous galants, la Butte est devenue une sorte de villégiature pour ces papillons indécis sur le choix d’une fleur nourricière mais qui, à l’aube, veulent retrouver le cocon où l’ami entretient la chaleur des draps et le refuge d’affection réparatrice.

Ah ! la joie, après les stages dans les hôtels
voisinant les boutiques à fromages et devant lesquels, chaque nuit, sans le scrupule d’attenter à la beauté de l’amour, Richer fait fonctionner ses pompes hygiéniques et serpenter ses odoriférants tuyaux, la joie de retrouver le petit homme tout seul et sage vous attendant et disposé, par ses caresses, à effacer les traces des baisers payés !

Pourtant, certains de ces messieurs goûtent peu le retour au logis vide. Ils préfèrent attendre, emmi les bars, que la compagne fatiguée vienne les cueillir et les renseigner sur le produit de ses opérations nocturnes. Cette catégorie de protecteurs n’est pas la meilleure. Ils sont pointilleux et acariâtres, froissés par une trop longue veille et irascibles quand la chasse a été mauvaise. Les manilles, les zanzibars, les petits marcs et les vins chauds n’ont pas calmé leurs nerfs susceptibles. Ils n’ont qu’une relative confiance en l’habileté de leur élève et redoutent le client désœuvré qui leur fera perdre, pour une rémunération indigne, un temps précieux et limité. Une nuit gâchée ne se rattrape pas. Il le sait, lui, le petit homme qui, levé le premier, va chez la blanchisseuse réclamer le linge de linon, chez la teinturière retirer les chemisettes et les jupons dégraissés, qui subit les récriminations des créanciers et ouvre la porte aux garçons de recettes de Dufayel. Ah ! son métier n’est pas la sinécure qu’un vain peuple suppose. Il faut avoir l’œil à tout : aux dessous de l’associée comme à sa coiffure, à la propreté de son corps comme aux soins de sa santé. On les voit celles qui s’entêtent à vivre seules, par économie paraît-il, et qui déambulent les frisettes au vent, la jupe mal jointe et les talons éculés ! Où la femme en ménage se fera un pont d’or, la gigolette célibataire traînera sa misère : il lui manque l’inspection du maître et la crainte des mornifles et tourlousines réservées à ses fiasco.

Certes le catéchisme de la demi-mondaine reste à écrire. Elle y lirait ses devoirs et y trouverait, toute tracée, sa ligne d’inconduite. Elle y verrait que chaque
métier a ses charges et que le sien ne se peut exercer sans une sorte de majordome à qui l’on confiera son cœur, son argent et son trousseau de clefs. Ainsi que tout livre d’enseignement religieux apprend à se choisir un directeur de conscience, elle comprendrait les qualités exigibles chez le sien et se le chercherait selon ce modèle.

Aussi ne saurions-nous trop conseiller à toute provinciale débarquant à Paris pour s’y livrer à la galanterie, comme aux jeunes bonniches décidées à lâcher leurs fourneaux et les criailleries plus ou moins imbéciles de maîtres nés pour être domestiques, un stage indéterminé dans ce joyeux Montmartre où, le jour, on traîne la savate, mais qui, le soir, recèle des commerçants anonymes et de naïfs fils à papa. Aucun de ceux-ci ne leur demandera à visiter leur gîte, car leur humeur guerrière ne va pas jusqu’à dépasser le boulevard de Clichy et, en ascensionnant vers le Sacré-Cœur ils craindraient la rencontre de rôdeurs équivoques ou d’apaches problématiques.

Et si, après avoir prodigué leurs charmes et leurs sourires pour des sommes variant entre trois et dix francs, un honnête père de famille ne se rencontre pas pour les installer dans le quartier Marbeuf ou la plaine Monceau, ce sera assurément qu’elles se seront trompées sur leur vocation de courtisanes et que, tout bien réfléchi, le plus sage serait pour elles de retourner garder les vaches de leur patelin ou de se consacrer à l’élevage des lapins et à la récolte des escargots.