Échalote et ses amants/02

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II

Où le lecteur, en compagnie d’un monsieur gras et chauve, va se faire présenter à Échalote.


Une femme en a toujours assez quand elle a de quoi remplir la main d’un honnête homme.
Ninon de Lenclos.


Voyez les pommes ! trois sous la livre !… Eh bien, gueule donc aussi, toi, l’Échalote.

La petite femme, haute comme trois reinettes et ronde comme un cervelas à qui s’adressait cet ordre, obéit, le sourire aux yeux et le nez, déjà en pied de marmite, redressé vers le ciel.

— Allons, Mesdames, voyez la belle pomme, trois sous la livre !… Trois sous la livre, les pommes, trois sous la livre !…

— Ça va, gueule toujours.

— C’est ça, et puis zut pour mon cristal, s’pas ? Ah ! tu peux dire que j’en suis une bonne fille !

Les deux associées éclatèrent de rire.

— Ça ne fait rien, — fit Échalote, — si les vieux des Champs-Élysées me voyaient !…

L’autre conclut :

— Ils doubleraient leur prix, pour sûr.

— Alors je gueule encore, mais aide-moi.

Deux voix, l’une rauque, l’autre fraîche, montèrent alors en un duo :

— Demandez les belles pommes !… Trois sous la livre, ma petite dame, trois sous la livre !

Un monsieur entre deux âges, ventru et chauve, arrêta la voiture poussée par Chouchon, l’amie d’Échalote, et marchanda un peu sur le prix et beaucoup sur la qualité.

— Un kilo de cinq, dites ? et des belles.

— Belles comme ma copine, — déclara la marchande.

Le monsieur remarqua l’associée qu’il n’avait point vue. Il était connaisseur, l’effet fut rapide.

— Bonjour la loupiote, — fit-il en s’adressant à Échalote.

— La loupiote vous enquiquine.

La marchande en chef et le gros monsieur s’esclaffèrent.

— Faites pas attention, — supplia Chouchon, — elle s’est levée du pied gauche.

Le monsieur n’était pas susceptible.

— Dites-lui que, si elle veut se coucher du droit, peuh, peuh, il y a tous les soirs un louis, un verre de porto et une bouillotte dans le lit, chez moi, au petit rez-de-chaussée du 14 de la rue Clémence.



— T’entends, Échalote ?

Mais décidément la petite femme n’était pas de bonne humeur.

— Je le connais, c’gros-là, c’est un ballot, il était collé avec Pois-Vert l’été dernier.

— Pas possible, — s’exclama le monsieur, toujours le sourire aux lèvres, — vous connaissez Mlle Pois-Vert ?

— J’te crois, on croûtait ensemble chez la mère Robinet.

— Vous connaissez aussi Mme Robinet ? Mais j’y déjeune tous les jours, peuh, peuh.

— Je sais, dans la salle du fond. Nous, on se mettait près du zinc, c’est moins cher.

— Eh bien, mademoiselle Échalote, quand vous voudrez me faire l’honneur de vous attabler près de moi dans cette même salle du fond, je vous offrirai la nappe et la serviette supplémentaires.

— Quand j’te disais que c’était un ballot, — s’exclama Échalote, — ça offre deux sous aux femmes pour le faire rigoler !

— En attendant, v’là vos pommes, — prononça Chouchon en tendant au gros monsieur un paquet biscornu soutenu par un numéro du Soleil.

Le monsieur régla son acquisition sans vouloir se souvenir du prix diminué.

— Au revoir les souris ! Et si Échalote ne veut pas venir seule, la marchande peut l’accompagner.

Le fait est que Chouchon, dans un autre type, n’était pas à dédaigner. Plus grande, avec quelques années de supériorité dans la chair et les contours, elle était d’une blondeur saine et colorée. Seule la voix, cassée par les cris de la rue, désharmonisait sa personne, mais dans l’invitation faite par le monsieur chauve et ventru, la voix, accessoire inutile, pouvait être supprimée.

— Tu iras ? — questionna Chouchon.

— Pas tout de suite. Y a d’l’or à faire en c’moment aux Champs-Élysées, et pagnoter pour pagnoter autant qu’ce soit avec des types au pognon.

Le lecteur se demandera peut-être pourquoi Échalote, si la fortune l’appelait vers un quartier plus riche, s’en tenait à vendre des pommes dans les rues de Montmartre. La réponse a son éloquence. La police, depuis quelque temps, surveillait les Champs-Élysées où, chaperonnées par des matrones, des fillettes d’un âge variant entre seize et trente-huit printemps allumaient, de leurs regards cerclés de fard indien, les flâneurs révélés par l’étincelle de leur cigare et certains céladons amateurs de jupes courtes et de catogans virginaux. Tant qu’Échalote n’avait pas atteint l’âge légal pour exploiter ses attraits la police ne l’effrayait pas ; elle s’asseyait dessus, disait-elle, et s’en fichait comme d’une chique. Mais, depuis quelques mois, elle avait, à condition que le féminisme eût triomphé, le droit de vote et il s’agissait de ne point se faire ramasser dans une rafle et conduire à Saint-Lazare. À côté de sa dépravation sans bornes elle gardait un préjugé : celui d’une carte nominative délivrée par la préfecture et gênante pour l’avenir. Sans pouvoir préciser ce que serait cet avenir elle l’avait en bonne estime. Elle se savait intelligente, rouée comme pas une, et rien ne prouvait qu’elle ne pût prétendre à l’amour d’un homme sérieux qui eût adopté son cœur vide, son mètre quarante de hauteur et sa malice charmante quand l’intérêt la dominait.

Comme elle l’annonçait, il y avait de l’or « à faire » aux Champs-Élysées et, pour sa part, elle en avait fait.

Vêtue d’une robe de broderie anglaise, la taille sanglée d’une corde à sauter, chaussée de babies, coiffée d’un béret de toile cirée, les cheveux tombant en boucles soyeuses, elle avait ensorcelé des gentlemen. À côté de ses compagnes surmontant leurs corps de gamines d’une figure flétrie et mal étayée par le blanc gras, elle avait l’air d’une pensionnaire en vacances vicieuses. Il n’en fallait pas davantage pour dégourdir les jarrets goutteux et faire trotter les ataxiques. Sous l’égide d’une proxénète du quartier Bréda, dont l’odorat subtil flairait l’argousin sous le pardessus cotonneux et « le melon » à larges bords, Échalote avait connu de beaux jours, ou plutôt de belles nuits. Farceuse dans son boniment, elle poursuivait son mensonge en chambre close et, arguant de sa pureté maintenue, se tirait sans risque de maternité de ces intimités séniles ou curieuses. Cependant, une fois, un inconnu plus exigeant avait rechigné sur la somme à payer d’avance, incertain sur la valeur de la marchandise présentée. Après l’examen coutumier il avait formulé son opinion : « Je suis volé, tu n’es pas une petite fille, tu es une petite femme », ce à quoi Échalote, toujours munie de son esprit de repartie, avait objecté : « Eh bien, mon colon, estime-toi heureux, si j’étais une petite fille je te prie de croire qu’à l’heure qu’il est je t’en ferais chanter un air. »

N’importe, les coups de filet des agents des mœurs, presque chaque soir, ramassaient du gibier. Se sachant signalée, Échalote avait abandonné ce jeu dangereux et, pour le moment, se levait tôt et accompagnait, par les rues montmartroises, Chouchon et sa voiture. Ce métier, d’ailleurs, avait ses surprises que Chouchon exploitait. Quand la course ne l’effrayait pas elle se rendait, toujours en poussant devant elle son éventaire, vers l’avenue de Wagram où, en vendant des fruits, des fleurs ou des légumes selon la saison, elle ne manquait pas de se faire remarquer par les promeneurs matinaux. Des regards échangés, deux mots en passant, un sourire, et on lui jetait des rendez-vous et des adresses. Cette seconde clientèle était d’un bon bénéfice et, quand elle avait récolté des occupations pour son après-midi et souvent même des arrhes destinés à lui donner confiance, les ménagères profitaient de sa camelote vite liquidée.

Échalote, en rupture de racolage public, usait à son tour de la garantie de la voiture à bras. Les deux amies, sous l’aspect de commerçantes vaillantes et braillardes, enflammaient les individus blasés sur les femmes élégantes et oisives, et il n’était pas rare que leur journée se terminât en des appartements suprêmement luxueux où des domestiques stylés avaient ordre de les introduire.

Là, les deux frangines reprenaient leur véritable état civil. Chouchon redevenait Eulalie Dupoton, tout simplement et, Échalote, Sophie Laquette. Si ces noms étaient sans prétention, leur roture même donnait confiance et il faisait bon, en ces temps de fiches et de délation, de se ménager des personnalités doubles et des pseudonymes.

Pourquoi avait-on fait d’Eulalie Dupoton, Chouchon ? Mystère. Un premier amant l’avait d’abord baptisée Chouchou, puis de Chouchou Dupoton, pour circonscrire les syllabes, ses successeurs avaient fait Chouchon. Pour Sophie Laquette, le nom d’Échalote était une trouvaille de camarade spirituel. D’abord elle en avait vendu, ensuite sa taille enfantine, sa rondeur aguichante et son parfum de blonde tournant à la rousse convenaient admirablement à l’évocation de ce condiment, accessoire utile de l’entrecôte Bercy et de la tête de veau.

Camarades d’école, Échalote et Chouchon avaient essuyé leurs pans de chemise sur les bancs de la laïque de la rue Antoinette et reniflé en chœur dans les préaux, lors des récréations, leurs chandelles morveuses, complément naturel des nez retroussés et des mouchoirs perdus. Ensemble elles avaient fait leur première communion en la vieille église Saint-Pierre, tout au haut de la Butte et leurs robes blanches, immaculées et neigeuses, s’étaient, après les vêpres, traînées aux terrasses des bistros, près des maternelles toilettes gris-perle et des paternels pantalons à damiers.

Sans que la vie les séparât une minute, elles avaient appris la couture chez une voisine giletière et de là, en descendant livrer le travail aux tailleurs à 68,50 fr., avaient, dans les faubourgs Montmartre et Poissonnière, frôlé le désir vulgaire et la prostitution en chapeaux fanés et en nippes déteintes. Leur compréhension de Parigotes et leurs flâneries les avaient vite initiées à ce que l’école ne leur avait pas appris et, à la tombée du jour, en regagnant l’impasse Guelma où logeaient leurs parents, il leur plaisait, à leur tour, de se laisser suivre par les gratte-papier délivrés de leurs manches de lustrine et les calicots pommadés et farceurs. À quinze ans l’une sombrait dans les bras d’un employé de la Samaritaine, l’autre sur la poitrine d’un clerc d’huissier. Ces amours, bien qu’initiales, furent sans grands lendemains. Les générosités succinctes de leurs extirpeurs de derniers scrupules eussent pu attacher des bourgeoises mûres mais point des fillettes. Après l’hommage de quelques bouquets de violettes et l’offre de bijoux du genre « tout ce qu’il y a de mieux après l’imitation », les deux amoureuses manquèrent aux apéritifs de leurs amants, connurent des hommes mariés et, finalement, rompant avec leurs familles, se louèrent deux petits logements voisins dans un immeuble assez propret de la rocailleuse rue Tourlaque. Petit à petit, grâce aux profits de la voiture des quatre saisons, aux rencontres généreuses et à l’économie, les appartements se garnirent, d’abord de meubles essentiels, puis de tentures, enfin de gigolos coûteux mais dévoués. Cette béatitude dans le travail et la tendresse, fortifiée, certains soirs, de disputes âpres et de vagues coups de poing, dura plusieurs années, après lesquelles Échalote, ayant eu en partage un trop jeune protecteur, se le vit ravir par l’État qui l’enlaidit d’un uniforme et l’expédia, vu quelques peccadilles d’adolescence, dans l’un des joyeux bataillons africains. Seule pour deux années, car elle était de nature fidèle, Échalote se jura de s’en tenir aux coucheries de rencontre, sans agrémenter son existence privée d’un ami de cœur auxiliaire. Et c’est pour cela que, la sachant maîtresse de son temps et de ses nuits, Chouchon lui conseillait une liaison durable et moins aléatoire que les rencontres champs-élyséennes ou les descentes de la Chaussée-d’Antin.

En ce matin de vente de pommes, le monsieur gras et chauve qui s’était présenté ne déplaisait pas à la commerçante. À la place d’Échalote elle l’eût essayé.

— C’est un ballot, que j’te dis, — rétorquait invariablement la petite fille professionnelle lorsque son amie tentait de lui énumérer les qualités d’un homme d’âge et la confiance que la mine rubiconde du monsieur lui inspirait.

— Tu m’amuses avec tes ballots… d’abord qu’est-ce que c’est qu’un ballot ?

— Une huître, une poire, un poireau, un paquet, un ballot, quoi !

— J’ai compris. Eh bien, prends-le tout de même.

— J’ai pas dit non, bien que Pois-Vert en ait eu sa claque de vivre avec lui.

— Pois-Vert ! — observa Chouchon, — tiens, en fait de ballot, elle en était un, celle-là !

— Oui, elle avait ce qu’il est convenu d’appeler une pochetée.

— Donc, tu vois bien, il ne faut pas s’en rapporter à elle.

— Bon Dieu de bon Dieu, — s’écria Échalote, — puisque j’te dis que j’irai le voir ton client, tiens, — (elle cracha à terre, passa et repassa vigoureusement le pied sur la salive projetée, puis leva une main en signe de serment) — je te le jure. Es-tu contente ?

— Oui, t’es une brave fille. En attendant vendons nos pommes. Gueule toujours.

Et Échalote, pour montrer sa soumission aux avis de son amie, hurla avec encore plus d’acharnement !

— Les pommes ! les belles pommes ! Voyez les pommes, trois sous la livre !