Échalote et ses amants/05
V
Où Échalote, croyant récolter dix francs, trouve le mariage, ou presque.
Le mariage n’est pas toujours, comme on le suppose, la conclusion de l’amour.
es temps étaient de plus en plus durs pour les
petites filles majeures et le commerce des quatre-saisons,
à la suite d’une contravention dressée pour
rouspétance envers les agents, cessait de plaire à
Échalote. Chouchon, de son côté, se désintéressait
momentanément des fleurs et légumes au profit d’un
joli paresseux, ennemi juré des peaux rêches et des
mains calleuses. Pour comble de déveine, la dernière
matrone qui chaperonnait les mollets de Sophie
Laquette dans les carrefours nocturnes et discrets et
qui, pour cause d’une maladie de jeunesse et d’amour
mal soignée, avait dû recourir à un nouveau dosage
de mercure, cuvait, à Saint-Louis, ses thermomètres
ingurgités et injectés. Échalote, orpheline de cette mère putative et un peu délaissée par son amie
Chouchon, en était donc réduite à voler de ses propres
ailes et à marcher de ses propres pieds. Ces
derniers, sans que son cerveau prît une trop grande
part à leur locomotion, la conduisirent un matin au
14 de la rue Clémence, devant la porte du légendaire
rez-de-chaussée.
M. Plusch, rentré après une nuit de noctambulisme, était encore au lit. Un coup de sonnette impérieux le tira de son sommeil et de ses toiles et le lança, vêtu de sa bannière et du poil de ses jambes, vers la porte d’entrée.
— Qui est là ? — questionna-t-il.
— Moi.
— Qui ça ? moi.
— Échalote.
— Connais pas.
— Ah ! ça, vieille marmotte, est-ce que vous avez l’intention de me laisser poireauter devant votre lourde ? C’est vous qui m’avez demandé de venir vous surprendre l’autre fois, en m’achetant des pommes.
L’esprit de M. Plusch se fit lucide, il se souvint, et simplement, ainsi qu’il sied entre gens d’amour, sans prendre la peine de revêtir un costume plus officiel, ouvrit la porte à Échalote.
— Tu permets que je me recouche, — dit-il en manière d’excuse. — D’ailleurs tu peux venir t’asseoir dans ma chambre, peuh, peuh.
Elle obéit et la conversation s’engagea entre une tête déplumée qui émergeait des draps et un petit bout de femme enfouie sous un chapeau gigantesque et tassée dans un fauteuil.
— Alors, peuh, peuh, les pommes ça ne va pas ?
— Pas trop, mais n’y a pas d’pet, va falloir qu’les poires s’mettent à donner.
Il la remercia d’avoir pensé à lui.
— D’abord j’voulais pas v’nir vous voir, c’est Chouchon qui m’a décidée. « Va, qu’elle m’a dit, c’est un bon fieu, i’n’marchera peut-être pas beaucoup pour le pognon, mais avec lui, on est toujours assurée du boulottage. »
— Brave Chouchon ! Tiens, viens chercher un baiser que tu lui transmettras de ma part.
Le baiser se prolongea, se multiplia, fit, avec la rapidité des générations spontanées, un nombre incalculable de petits, tous différents d’allure, de sonorité et de destination.
— Mais, tu es mal à ton aise, — déclara péremptoirement M. Plusch, — ôte donc ton corset.
— Voilà, — répondit Échalote, en cambrant sa taille, — c’est que je n’en ai pas.
— C’est ma foi vrai, — constata M. Plusch en lui pinçant le dos. — Ôte tout de même quelque chose.
Elle ne se fit pas répéter une proposition qui simplifiait sa démarche. Et, tandis que se dénouaient les cordons et s’affalaient les étoffes, M. Plusch ne perdait pas un des mouvements de sa marchande de pommes.
— Diable, — fit-il soudain, — tu ne m’avais pas dit en avoir ailleurs que dans la voiture, peuh, peuh.
— Des calvilles.
— Farceur.
Dévêtue, Échalote eut l’air, avec sa
chemise trop longue et coulissée d’un
ruban rouge, ses bottines ridiculement
juchées sur des talons pointus,
ses bras ronds et courts et sa tête trop
grosse pour la petitesse de son corps,
d’une de ces poupées fabriquées à Nuremberg
et qui sont la plus belle
attraction des bazars à treize sous.
Sa peau avait la fraîcheur de la porcelaine
employée pour le col et le chef
desdites demoiselles et ses joues
s’égayaient du même rose tendre.
Les cheveux frisottés, surchargés
de tire-bouchons artificiels et
retenus en catogan sur la nuque,
complétaient l’illusion. La poitrine
bombée était enfantine, le buste trop long raccourcissait
les jambes pas très droites. Les mains, courtes et
grasses comme celles des marmots bien nourris, et
la cheville épaisse augmentaient la ressemblance avec
les jouets mal finis et disproportionnés. Poussah,
mais poussah à la chair ferme et parfumée, Échalote
possédait l’essentiel pour plaire aux hommes fatigués
et rassasiés des femmes. Après le défilé des
Vénus potelées, des Dianes musclées, des bacchantes
charnues, elle était la petite fille, l’idole interdite
par les lois civiles, mais que tous les citoyens
souhaitent, à la fin de leur
carrière, rencontrer dans leurs bras engourdis.
Sans difficulté on pouvait entretenir cette illusion
malsaine et Échalote, qui était intelligente,
avait appris à harmoniser ses gestes et sa voix
à l’innocence tenace de sa carnation et de sa
taille. Cette naine tapageuse et voyoue se transformait
dans l’intimité des hommes : elle prenait des attitudes
effarouchées et savait paralyser son verbiage
coutumier en faveur des mots, des sourires et des
petits cris effarouchés des vierges émues mais consentantes.
L’imagination de M. Plusch, de plus d’un demi-siècle d’âge, devait se laisser prendre à ce piège.
Échalote, qui avait longtemps hésité avant de se
rendre rue Clémence, était trop habile pour persister
dans un rôle hostile vis-à-vis d’un monsieur bien disposé.
Ses restrictions cédèrent avec ses derniers
voiles et, comme elle avait besoin de dix francs, il
s’agissait de se montrer femme et de bien faire la
petite fille pour les gagner.
En principe M. Plusch ne donnait pas d’argent à ses maîtresses. Cette aumône lui répugnait et il tenait à sa réputation d’être aimé pour lui-même. Toutefois, ainsi qu’il est d’usage avec les visiteuses qui ne vous demandent rien, il n’hésitait pas à vider son porte-monnaie pour satisfaire leurs caprices. Il les nourrissait, les habillait, leur offrait des bijoux, mais au moins sauvegardait son amour-propre. Échalote comprit vite qu’elle se brûlerait pour toujours dans l’estime de ce personnage si elle insistait sur ses besoins financiers. Jusqu’ici elle avait toujours eu deux joies dans ses visites aux hommes : la première quand on la payait, la seconde quand elle fichait son camp. Aujourd’hui il convenait de faire crédit et de flatter le partenaire. Donc elle n’attaqua pas la question du vil métal, seulement comme elle était en retard de règlement avec sa logeuse et que sa chambre mal aérée ne lui convenait plus, elle accepta de passer la journée, la soirée et les nuits suivantes avec et chez M. Plusch. En échange de cette concession il lui promit de l’emmener, cet après-midi même, chez quelques marchands de toilettes en solde où elle pourrait trouver de quoi renouveler et compléter sa garde-robe. C’était encore un des trucs de M. Plusch que d’entretenir des relations avec les brocanteuses et les fripières. Pour presque rien il habillait, coiffait et chaussait ses femmes et, à les voir passer, tortillant de la croupe et le ventre rentré, parées des laissés-pour-compte ou des robes à peine défraîchies des femmes élégantes il avait l’air, à son tour, de faire des folies pour le beau sexe. Après une promenade dans les rues de la Victoire et de Provence, où pullulent les étalages de robes, de jupons et de corsets usagés, après des discussions sur les prix et des rabais obtenus, M. Plusch put, le premier soir de sa liaison avec Échalote, présenter l’ex-marchande de pommes à ses amis et recueillir les appréciations de ces derniers sur la mine et l’élégance de Mlle Sophie Laquette.
— Hein ! Elle est jolie ma nouvelle maîtresse ?
— Peuh… peuh… — soufflèrent les amis, imitant ainsi un des tics de M. Plusch.
— Allons donc, ne soyez pas jaloux.
On s’égosilla en compliments et M. Plusch offrit des bocks, histoire de fêter son mariage.
— Et puis, vous l’apprécierez mieux au dîner de dimanche. C’est Échalote qui surveillera les fourneaux, peuh, peuh. S’pas, la gosse ?
— Ça colle, — répondit la sympathique enfant.