Échalote et ses amants/04

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Louis-Michaud, Éditeur (p. 37-50).

IV

Psychologie du vieux rigolo.


Il avait composé les grâces de sa personne comme celles de son esprit, et savait se donner de ces agréments singuliers qu’on ne peut ni attraper ni définir.
Crébillon Fils
(Les Égarements du cœur et de l’esprit.)


Ce monsieur gras et chauve s’appelait Plusch, il avait cinquante ans et il était sémite. Sémite d’Orient ou d’Occident, sémite d’origine anglaise, russe ou bavaroise, on ne savait, mais sémite bien parisien était le qualificatif indiqué pour distinguer ce personnage ventru et sans cheveux, au nez beaucoup moins juif que celui des Bourbons, à la figure ronde, aux yeux bruns et malicieux, aux mains de chanoine, aux pieds petits et cambrés, aux jambes fluettes sous l’abdomen et aux attaches aristocratiques. Il avait eu de l’argent, beaucoup d’argent. Très sémitiquement il l’avait mangé avec les chevaux et les femmes. Le goût de ces deux objets de luxe lui était resté. Souvent il glissait à un garçon de café affilié à une bande de books quelques cinquante sous représentant la place de plusieurs canassons, et chaque fois qu’une pièce de cinq francs alourdissait son gousset, il la mettait à la disposition de la première petite cocotte venue, pourvu qu’elle eût la peau fine et moins de vingt ans. Au surplus, sa vie matérielle était assurée par des parents, furieux de voir un des leurs incapable de devenir ou de rester millionnaire, mais indulgents pour cette nature sans méchanceté et sans duperie qui les « tapait » avec le sourire aux lèvres et ne leur gardait pas rancune de leur charité.

Toutefois, M. Plusch n’était pas complètement inactif. De ses jours d’opulence il avait conservé des relations : c’étaient pour la plupart des directeurs de théâtre, des tenanciers de tavernes, des boursicotiers, des hommes d’affaires sans références et sans patente, mais décorés d’ordres multicolores et ronflants. Avec le concours des uns il s’était ruiné, avec l’aide des autres il lui arrivait de faire aboutir des combinaisons financières au détriment des peu intéressants petits capitalistes. Alors, aux jours modestes succédaient les nuits d’orgie et de bombance. Tant que durait l’argent, on en jetait sur les tables des restaurants chics et dans les sacs à main des belles empanachées. Les bénéfices bus, mangés et… couchés, on reprenait son ordinaire aux gargotes montmartroises et l’on aimait les gigolettes.

M. Plusch avait organisé son existence sur les principes d’une philosophie aimable et complaisante. Comme le Manolesco de Pierre Weber il avait adopté cette maxime : Tout s’arrange, mais la faisait suivre de ce complément lapidaire : en bien ou en mal. Quand le baromètre était au bien il jouait au grand seigneur ; quand il était au mal, il se consignait dans son rez-de-chaussée.

C’était d’ailleurs à ces périodes de portion congrue qu’il était redevable de ses plus grandes satisfactions charnelles. Si l’on considère que la femme, cotée entre cinq et dix louis après la trentaine quand on la rencontre dans les music-halls ou les bars à la mode, a coûté de cinq à dix francs lorsqu’elle avait seize ans et qu’elle fréquentait les faubourgs, on félicite le dilettante assez expérimenté pour faire coïncider son summum de volupté avec ses économies monétaires. M. Plusch était parmi ces malins. Au lieu de louer un logement dans quelque maison sévère d’un quartier tranquille, il avait opté pour Montmartre, contrée éloignée de sa famille patriarcale et d’où ses fredaines ne parviendraient que très atténuées aux oreilles de ses moralisateurs inutiles.

Son rez-de-chaussée était d’ailleurs une habitation idoine aux rendez-vous galants et unique en son genre. Deux pièces seulement, chambre et bureau, plus une cuisine habilement transformée en cabinet de toilette et d’hydrothérapie. Là, ce n’étaient que céramiques plus ou moins polissonnes, que peintures murales allégoriques et pimpantes. Des nymphes folâtraient sur des prairies, des satyres les poursuivaient de façon assez habile pour utiliser les robinets d’eau, les porte-manteaux et les becs d’éclairage. Tout Montmartre connaissait cette cuisine où les cuvettes et les ustensiles d’argent voisinaient avec les boîtes de poudre, les fers à friser, les polissoirs et les carmins destinés à replâtrer et à retaper les beautés endommagées par les exercices sudorifiques et amoureux. Le bureau était quelconque mais avec un divan. La chambre, capitonnée et mystérieuse, était meublée d’armoires et de chaises claires, de terres cuites et de toiles académiques et d’un lit bas et immense au-dessus duquel se balançaient, sur une pancarte blanc d’ivoire, ces mots fascinateurs : L’essayer, c’est l’adopter. Dans le vestibule, en face de la porte d’entrée, on lisait cette autre inscription sur émail vert pomme : La maison ne fait pas de crédit.

À ces deux enseignes il convenait d’ajouter la devise personnelle du maître de céans. Elle s’étalait en écusson sur quelques verres gravés à la foire et, au-dessous de son effigie dorsale, sur son papier à lettre : Petits moyens, mais bon genre.

Ainsi étiqueté, M. Plusch était peut-être ce qu’il y avait de plus original dans Montmartre. Aussi le recherchait-on dans les jours de spleen et tenait-on à sa compagnie dès qu’un ennui vous embrumait les idées et vous montrait la vie en noir. En admettant qu’il fût lui-même dans un de ces moments où l’on renâcle à créer les péripéties et à faire naître les amusements, il avait assez de souvenirs pour vous dérider l’esprit et assez d’aventures dans son sac pour développer votre horizon. C’est alors qu’il se plaisait à raconter ses amours d’antan, ses bonnes fortunes de joli garçon (il était si beau que sa mère, lorsqu’il était enfant, avait dépensé quinze cents francs de bougies pour le regarder dormir), et ses succès à l’époque où il avait de l’argent et encore des cheveux. De ce passé il revenait au présent et indiquait la manière de se tirer à bon compte de ses désirs masculins tout en atteignant le plus haut degré de l’échelle des sensations. Par exemple il avait chez lui une demi-douzaine de chemises de nuit de femmes, toutes plus enrichies de dentelles et rehaussées de broderies les unes que les autres. Quand il ramenait une fille de tarif réduit, il se hâtait de la revêtir de cette lingerie ; ainsi, pour cent sous il avait l’illusion de posséder une femme de vingt-cinq louis et tout le monde était content. D’autres fois, il invitait deux ou trois souris de la Butte à venir le surprendre le matin. Dans son rez-de-chaussée, après qu’elles lui avaient fait comprendre leurs bonnes intentions, il leur annonçait avec ménagement qu’il était un homme à passions et que rien ne l’emballait comme de voir des femmes se livrer au ménage.

— Ah ! — disait-il, — des petits pieds qui courent dans l’appartement, des croupes qui s’abaissent pour permettre l’essuyage des plinthes, des jambes qui grimpent sur des chaises pour faciliter le lavage des vitres, des bras qui s’agitent pour secouer les tapis !

Les souris échangeaient des clignements de paupières et, pour prouver qu’elles avaient compris, empoignaient balai, brosse et plumeau et se mettaient en demeure de séduire le vieux maniaque et de gagner leur matinée. Enfoui dans un fauteuil, M. Plusch les regardait faire et, par des soupirs de béatitude et d’encouragement, approuvait leur travail. À l’heure du déjeuner tout était terminé : il avait eu un sérail diligent, et son appartement, trop négligé par Blandine qui pourtant en assumait l’entretien, était nettoyé de fond en comble.

De même, hebdomadairement, au jour de la blanchisseuse, il ne manquait pas de se procurer une bonne fille, fraîche arrivée de sa province et qui ne répugnait pas à certaines contingences domestiques. Il lui faisait compter son linge sale, vérifier celui qu’on lui rapportait, remplacer les boutons manquants et repriser ses chaussettes.

Le plus difficile n’était pas que M. Plusch recrutât des femmes pour ces diverses fonctions mercenaires, mais bien qu’il se consignât leur amabilité et leur bonne grâce avant, pendant et après le nettoyage du logement ou le raccommodage des hardes. Or, il excellait dans ces exercices d’élémentaire psychologie et, où d’autres se fussent fait expédier au diable, il récoltait mille délicates œillades et un non moins grand nombre de complaisances intimes dont ses sens émoussés avaient le plus grand besoin.

— J’ai, — disait-il parfois, — une figure qui attire ou la gifle ou le baiser, peuh, peuh.

Or les gifles étaient rares, sauf en manière de plaisanterie féminine, et les baisers pleuvaient dru.

Un matin, pourtant, on l’avait vu entrer au restaurant Robinet, rue Lepic, dans un piteux état. La veille, en quête de frissons d’un genre plus pimenté, il était descendu souper aux Halles. Après quelques explorations dans les boîtes d’apaches, il avait échoué à l’Ange Gabriel et là, remarquant deux superbes créatures bâties comme des gardes municipaux et casquées d’accessoires en celluloïd, il les avait conviées à monter terminer leur nuit dans son rez-de-chaussée. Qu’arriva-t-il ? À quels dangereux assauts se livrèrent ces Messalines de bouges à débardeurs et à postulants assassins ? Personne ne le sut jamais, car M. Plusch ne voulut rien en dire. Toujours est-il que, ce matin-là, il avait la figure — cette figure pour la contemplation de laquelle sa mère avait sacrifié quinze cents francs de bougies — en capilotade, les mains écorchées et le crâne — ce crâne réduit à l’état d’œuf d’autruche pour avoir trop longtemps frôlé le bois d’un lit trop court — strié de telles égratignures qu’il donnait l’aspect d’un cirque miniature livré aux ébats de chats en rut ou en colère.

L’exubérance de ces deux professionnelles du surin constituait le seul incident déplorable de sa carrière d’homme à femmes. Avant elles et depuis elles, le succès n’avait pas boudé. C’étaient, par ordre numérique, le stage plus ou moins prolongé dans le rez-de-chaussée du 14 de la rue Clémence de Ranavalo, jeune personne au teint bronzé, au nez aplati et aux cheveux plats ; de la duchesse de Luxembourg, gaillarde à l’accent germanique qui, de séances chez les peintres en intimités chez les vieux garçons, était arrivée à s’exhiber en maillot chair sur les scènes de music-halls ; de la princesse des Canaries, si serine qu’on eût pu la mettre en cage ; de Mme du Sommerard, horizontale du quartier latin, expulsée de la rue du même nom ; de Pois-Vert, déjà citée par Échalote et comme elle marchande des quatre-saisons ; du Lapin-russe, ainsi baptisée à cause de la couleur de ses yeux. « Par quelle aberration du goût, — avait-on objecté à Plusch, — pouvez-vous posséder une compagne ornée de paupières jambonniques et de pupilles indéfinissables ? — Comment, — répondait-il, — tout le monde a des maîtresses aux yeux bleus, verts ou bruns. J’en ai trouvé une qui a les yeux rouges et vous voulez que je la change ? »

Ingratitude et manque de sens pratique, le Lapin-russe lâcha très vite M. Plusch pour se faire l’Égérie du plus bel escrimeur moderne. Mais si celui-ci était belliqueux, M. Plusch était pacifique : l’idée ne lui venait pas de demander raison à son prochain des sautes de caprices d’une écervelée. Le Lapin-russe reçut la douche de son indifférence, et il vogua vers d’autres insulaires. À partir de ce lâchage immérité, se succédèrent, dans sa cuisine et sous sa courtepointe, Pilou, toujours vêtue de robes idem ; la Iamba, Espagnole oubliée par une troupe de passage, et enfin une mignarde Montmartroise : Loin-du-ciel qu’un poète irrespectueux appelait : Près-des-crottes et que ses récents triomphes au café-concert, où M. Plusch l’avait lancée, ainsi qu’il avait fait pour Ranavalo, éloignaient de la demeure modeste de ce premier entreteneur.

Veuf de ses amours et de ses illusions sur la reconnaissance des femmes, en quête d’une nouvelle amourette qui lui permît de rajeunir son cœur il avait, comme nous l’avons remarqué, invité Échalote à visiter son musée pictural et phallique. Sur cette petite il était, ma foi, très emballé. La raison en était simple : Échalote ressemblait trait pour trait à Loin-du-ciel, la plus suave et incontestablement la plus intelligente de ses maîtresses, dont il gardait le deuil et pleurait la trahison. Sa marotte d’élever ses amies jusque sur les tréteaux des bouis-bouis ou des théâtricules eût dû, vu le départ de Ranavalo et de Loin-du-ciel et les infidélités de la duchesse du Luxembourg, se guérir d’elle-même. Hélas, il était sémite, et la vision d’une maîtresse scintillante de paillettes et de strass, convoitée par d’autres hommes, l’émoustillait. Jamais, pas plus au temps de sa fortune et de sa splendeur qu’à celui de sa gêne, voire de sa misère, il n’avait eu la pensée de s’approprier une petite ménagère ou une ouvrière presque sage. Riche, il avait entretenu de hautes comédiennes ; presque pauvre, il continuait à protéger les arts en achetant, chez les marchandes à la toilette, des costumes de gommeuses dont il travestissait ses conquêtes pour les faire se montrer au public indulgent. Cette tendance à lancer les horizontales de son lit au théâtre lui valait mieux que les remerciements oraux de toutes les ambitieuses. Plus jeune, ventripotent et rubicond, il pouvait encore se croire aimé pour lui-même. On se jetait à sa tête comme s’il eût eu vingt ans, et la protection qu’on lui arrachait pour un patron de caboulot ne valait pas qu’il se crût l’amant payeur de la dame, mais simplement un personnage au bras long. La gloire en restait pour lui seul et sa figure — cette figure qui attirait la gifle ou le baiser — s’épanouissait du sourire de l’homme puissant et généreux.

Pour attirer et retenir le plus grand nombre de petites Montmartroises il s’était fait lui-même une réputation aujourd’hui établie : celle de porter bonheur aux femmes, à condition, naturellement, qu’elles eussent passé une ou plusieurs nuits dans son rez-de-chaussée. En vérité, les faits étaient là pour fortifier sa prétention : Ranavalo, lors d’un séjour à l’Alcazar de Bruxelles, s’était consigné un Flamand très argenté avec lequel elle s’était mise en ménage ; la duchesse de Luxembourg, partie pour un engagement en Russie, s’était fait grande cocotte à Pétersbourg ; la princesse des Canaries était — touchante association — mariée au chef du rayon des plumes d’un grand magasin ; Mme du Sommerard avait épousé un colon algérien ; Pois-Vert, couchée dans le lit, puis sur le testament d’un gâteux millionnaire, était maintenant propriétaire d’un des plus beaux immeubles d’Enghien et dame patronnesse de la paroisse ; le Lapin-russe, sans rompre avec son bel escrimeur, fréquentait un aveugle qui, pour cause, ne voyait pas ses yeux, mais palpait son corps, qu’elle avait fort beau, et lui accordait une mensualité de général de brigade ; Pilou tenait un magasin de confiserie sur les boulevards ; la Iamba, utilisant ses aptitudes et ses relations, avait fondé une maison hospitalière qui, située rue Laferrière, avait la clientèle des journalistes influents et de quelques membres, en civil, du clergé ; quant à Loin-du-ciel, nous avons vu que la protection des hommes lui était chose insignifiante et indigne d’elle puisque, ayant gagné les rayons d’étoile de café-concert, elle ne pouvait que choisir entre les bank-notes d’un Américain et les mauvais traitements d’un amant de cœur.

M. Plusch se trouvait donc, après avoir attiré la veine sur le bataillon de ses conquêtes, dans une solitude tout à la fois morale et immorale. Il avait beau prier toutes les trottinettes rencontrées de venir visiter sa cuisine et compter son linge sale, sa sensibilité ne se laissait point attaquer par de telles soumissions. Plus que jamais il se sentait mûr pour une liaison durable… quinze jours, trois semaines ou plusieurs mois. Or, à chaque incursion d’une étrangère dans son original rez-de-chaussée, une nouvelle dose de déception gagnait son âme. Rien — surtout à Montmartre — ne ressemble à une femme comme une autre femme. Du chignon filasse aux talons Louis XV elles semblent prendre à tâche d’arborer le même uniforme. Dans ces pelures identiques se cache une mentalité de sarcelle, et rien ne peut vous amener à douter de la diversité des caractères féminins comme la fréquentation de ces personnes. M. Plusch, qui approchait de l’âge heureux de l’impuissance, risquait de ne plus se complaire indéfiniment dans leur fréquentation. « Ne me parlez pas, — disait-il déjà, — des affections qui se terminent dans une cuvette. » À défaut de maîtresse il se cherchait une amie et, toujours enfermé dans le même cercle vicieux, ne trouvant pas d’amie, il multipliait ses maîtresses. Or, il sentait, en même temps que sa fatigue, poindre les rhumatismes et pousser sa graisse. Pour être aimé pour lui-même il devait se presser, car sa crainte grandissait de ne pouvoir gratifier sa future associée de ce qu’il avait distribué aux devancières. Mais, sémite là encore, il ne supposait pas le Dieu d’Israël, d’Abraham et de Jacob capable de l’abandonner dans sa vieillesse. Puisque ce grand dispensateur aux petits des oiseaux donne la pâture, il devait réserver aux années caduques et exigeantes des hommes une nourriture stimulante et poivrée. Confiant en la clémence du ciel, M. Plusch attendait la manne exigée par ses besoins mâles et éclectiques.