Échalote et ses amants/17

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Louis-Michaud, Éditeur (p. 193-203).

XVII

Le retour de l’homme prodigue.


« — La Société devient d’une tolérance…
— De maison…
 »
Paul Bourget.
(Cruelle Énigme.)


Après avoir, pour cause de bénéfices successifs, reculé sans cesse son retour, M. Plusch, dans une lettre pleine de tendresses et de promesses de cadeaux, l’annonça enfin.

Victor prit bien la chose. Au fond il en avait assez de la figuration de M. Dutal impasse Blanche-Neige. Il jugeait avec raison que, plus Échalote aurait à prétexter de sorties pour se rendre libre, plus il aurait de chances de la happer à tous les coins de rue.

— Va falloir que tu éloignes ton jeune pétrousquin pour recevoir l’ancien.

— C’est fait, — fit Échalote. — Je lui ai dit que mon père débarquait de son bateau de pommes demain matin et qu’il descendait chez moi.

— Au fait, ousqu’il perche ton daron ?

Échalote soupira :

— Le pauvre ! Il est clamsé depuis dix ans ! Ça ne fait rien, il n’aurait pas refusé de me rendre service.

M. Dutal, qui lui-même vénérait sa famille, accepta donc de s’éclipser pendant quelques jours.

— Promets-moi au moins, — fit-il en pliant sa chemise de nuit, — de m’avertir dès que ton papa sera parti. Je t’avoue que notre séparation va me rendre malheureux.

— Vous inquiétez pas. Mais avant de vous en aller vous devriez bien me laisser un peu de filoustitir. Je ne tiens pas à avoir l’air d’une fille qui ne réussit pas.

— Qu’est-ce donc que du filoustitir ?

— De la galette, quoi ! C’est le gros Mimile qui l’appelait comme ça.

Digne, M. Dutal la rappela à la bienséance.

— Je te prierais, ma bonne chérie, de ne pas me servir à chaque instant ton gros Mimile. Je ne doute pas de l’honorabilité de ce monsieur, mais je préfère ne pas en entendre parler sans cesse, surtout par toi.

— Pensez-vous donc me clouer la langue avec votre pied et croyez-vous que j’oublierai jamais les largesses d’un homme aussi distingué que Monsieur Plusch ? Faudrait voir à voir ! Vous arrivez dans un appartement coquet, confortable, bien tenu, vous n’avez qu’à vous poser sur une chaise et à avancer votre bide vers la nappe, vous couchez dans un bon lit, vous vous lavez dans une grande cuvette et qu’est-ce qui a payé tout ça, vous ou lui ?

— Ta question est maladroite. Si j’étais complètement le maître ici, j’exigerais que l’on bazardât jusqu’au dernier des souvenirs du passé.

Échalote revendiqua ses droits de propriétaire :

— Non mais, j’te le dis ! Vous allez laver mon mobilier maintenant ! D’abord je suis une femme d’ordre, je tiens à mes affaires.

— Je les renouvellerais en mieux.

— Vous bilez pas, on en reparlera plus tard.

À l’arrivée du train ramenant M. Plusch, Échalote était à la gare. Leurs effusions furent d’autant plus prolongées qu’elles étaient naturelles d’un côté et intéressées de l’autre. La vénalité ressemble à s’y méprendre au véritable amour. Les sentiments s’extériorisent en raison directe de la chaleur du cœur ou des tentacules de l’avarice. Depuis qu’ils s’étaient quittés M. Plusch avait bien convoqué quelques femmes dans sa chambre à coucher, histoire de consigner leurs chemises, mais son esprit avait été d’autant moins attaqué par ce jeu que sa chair demeurait paisible. Échalote, seule, occupait ses pensées et troublait la tranquille somnolence de ses sens. Aussi sa joie de la rejoindre était-elle sans restriction et sans mélange.

Dans le fiacre qui les emporta, eux et sa malle, Échalote lui explora les poches. Ravi, M. Plusch se laissait faire, guettant les surprises et les exclamations. Dans le cache-poussière elle cueillit un écrin emprisonnant un sautoir d’or, dans le veston deux bracelets, une broche, une boucle de ceinture et dans le gilet trois délicieuses bagues, parmi lesquelles un anneau massif et incrusté de trois brillants n’était pas pour les doigts mignons, caressants et agrippeurs des petites femmes.

— Celle-ci est à moi, — annonça M. Plusch, — je me la suis offerte un jour de veine au jeu.

Mais déjà Échalote en avait cerclé son pouce.

— Oh ! Mimi, mon bon Mimi, faut me l’offrir aussi.

M. Plusch s’amusait de cette rapacité indéfectible.

— Tout de même, peuh, peuh, si j’y tenais comme à la prunelle de mes yeux.

— Penses-tu, les hommes de goût comme toi ne portent pas de clinquaillerie.

— Garde-la donc, si elle t’amuse, — finit par prononcer le gros homme.

À pleines mains Échalote lui saisit les joues et les picota de baisers.

— Merci, merci, mon Mimi, mon Loulou, mon trésor, t’es un bath coco et je t’aime.

Rue Clémence ils trouvèrent Plumage posté en éclaireur sous le porche.

Les principes de la hiérarchie sociale étaient inconnus de ce portier. Pourvu qu’on lui donnât de fréquents pourboires et qu’on lui permît de prendre un plumet à votre santé on était son camarade. Libre à vous de maintenir les distances, mais à la première occasion on vous donnait congé.

Plumage, coiffé d’une malle anglaise, et Blandine, exagérément ventrue par l’addition d’une valise havane, précédèrent, après force compliments de bienvenue, M. Plusch dans son rez-de-chaussée.

— Eh bien, — leur fit ce dernier, une fois débarrassé de son pardessus et de son porte-cannes, — tout s’est bien passé ? La petite a été sage ?

Ils échangèrent un regard.

— Très sage, très sage, — assura Blandine, — c’est une bonne petite fille que vous avez là.

Pourtant ils savaient l’un et l’autre ce qui se passait impasse Blanche-Neige. Les dérèglements d’Échalote, connus de tout Montmartre, leur avaient fourni de profonds sujets de méditations. Fallait-il ou ne fallait-il pas en informer M. Plusch ? Après avoir, dans la balance de leur conscience, pesé le pour et le contre, ils s’étaient décidés à garder le plus complet mutisme. Leur sacerdoce de pipelets les avait, peu à peu, initiés aux finesses de la diplomatie. Ils comprenaient le danger inhérent à la garde des vertus et méprisaient l’esclandre. Tout bien calculé, il y avait plus d’avantage à favoriser l’adultère que le divorce. La paix des nations et des foyers entretient les petits bénéfices des larbins et telle somme, glissée pour un silence, risquerait de « passer à l’as » dans le désordre des scandales bourgeois. Blandine eut donc soin, après avoir si bien renseigné M. Plusch, de tourner un œil malin vers Échalote. Les prunelles interrogées conclurent le marché. Grâce à cette correspondance visuelle M. Plusch pouvait être heureux.

Il le fut, en effet, tout le jour et même une partie de la nuit.

Au déjeuner, chez Robinet, il retrouva, devant le chevalier de Flibust-Pélago et son masticateur, cet excellent M. Lapaire. La duchesse d’Ersigny ne l’accompagnait pas. Au retour d’une petite villégiature qu’il lui avait offerte sur les bords de la Manche, elle lui avait déclaré en pincer pour les matelots et s’était collée avec un pontonnier des bateaux parisiens. Philosophe, il prenait son parti de cette défection sentimentale et, pour l’instant, oubliait toutes les maîtresses d’aujourd’hui et d’hier au profit d’un deuil touchant, suivi d’un incident non moins délicat.

Personne, sur la Butte, n’ignorait sa manie de photographier les femmes et de collectionner leurs effigies dorsales, lombaires et autres. C’était une des attractions de son appartement comme, chez M. Plusch, les objets d’art profane de la cuisine. Cependant, il ne savait pas que son renom d’amateur d’images charnues dépassait la périphérie où il évoluait en compagnie de ses modèles. Il venait d’avoir la preuve de la presque universalité de sa réputation. La veille, au matin, un coup de sonnette l’avait arraché, en même temps que des bras de Morphée, de ceux d’un sujet de la veille. Vêtu d’un pyjama il était allé ouvrir et avait eu à introduire un couple de gens bizarres : une femme voilée de crêpe et un homme au bourgeron de charpentier. Ils s’annoncèrent comme les parents d’Ernestine Béjot, débarqués à la minute même de Pantin. Ce nom ne lui rappelant rien, M. Lapaire avait demandé d’autres explications et savait maintenant qu’Ernestine Béjot et Mlle Nini-Tutu, ex-habituée de la Galette, ne faisaient qu’une et même trottinette, ronde comme une mandarine et futée comme un musaraigne. Il avait chéri (autant que les exigences de son objectif l’y autorisaient) cette Nini-Tutu, or, les deux inconnus, les larmes aux yeux et des sanglots dans la gorge, venaient lui apprendre qu’elle était morte. Imprudente oiselle, elle avait semé ses plumes aux vents de tous les moulins dansants puis, vaincue par les éléments et les poumons détruits, était allée offrir son dernier soupir à sa banlieue natale. M. Lapaire, très compatible à la peine des autres, souffrait instinctivement chaque fois qu’un être plus jeune que lui disparaissait. En cette occasion il trouva des condoléances où ses regrets personnels mettaient leurs soupirs. Toutefois, il ne savait pas, jusqu’ici, à quelle cause attribuer cette attristante visite. Il pensait à un « tapage » pour la tombe. Décidé à faire honneur au souvenir de la pauvrette il se fût exécuté. Soudain, l’homme avait accéléré le mouvement rotatif de la casquette qu’il gardait entre ses mains, puis il avait parlé. Ce qu’ils désiraient, lui et sa femme, c’était un portrait de l’enfant disparue. Ils n’avaient rien d’elle, pas même une épreuve de baraque foraine ou sa silhouette dans un groupe scolaire. Nini-Tutu, qui était bavarde, les mettait au courant de ses aventures ; ils n’ignoraient pas son passage chez M. Lapaire et savaient de quelle manière celui-ci utilisait ses loisirs. Alors, tout simplement, tout timidement, ils venaient lui demander une épreuve photographique de leur fille : celle qu’il voudrait pourvu qu’on la reconnût. On juge de la gêne de M. Lapaire devant une telle sollicitation. Il n’avait fait poser Nini-Tutu qu’en nymphe, car il méprisait les vêtements qui changent de mode et les corsets qui déforment les torses juvéniles. Dans l’impossibilité où il était de se dérober à la prière de ces vieilles gens, il leur exposa ses sentiments artistiques et leurs nécessités afférentes. Il les trouva disposés à tout comprendre, à condition qu’on leur remît l’image de leur morte bien-aimée. Alors M. Lapaire, élevant le bras vers une panoplie de nudités de toutes envergures, y avait cueilli l’épreuve suggestive d’une Nini-Tutu allongée sur une peau d’ours et habillée d’une seule jarretière. Les parents avaient reçu ce don comme un dépôt sacré. Pendant quelques minutes ils s’extasièrent sur la ressemblance : tout y était, même la petite tache de velours près d’une aisselle. Et, dans son inconsciente simplicité, leur contentement n’était ni impudique, ni ridicule.

M. Lapaire, dont les premiers pas avaient été étayés par les principes de la morale chrétienne et chez qui les distractions adultes, voire caduques, n’annihilaient pas les croyances avouait à ses amis présents n’avoir point trouvé impudente cette démarche des parents affligés.

M. de Flibust-Pélago, toujours enclin à s’apitoyer sur la mentalité de son prochain, prêcha à son tour pour l’indulgence envers l’amoralité du peuple et, les comparaisons s’imposant, flagella de mots cinglants les rentiers pervers dont l’influence malsaine trouble des générations de pauvres filles. C’était eux les coupables, et c’était à eux de faire amende honorable devant les ignorants.

— Ah ! ça, — fit M. Lapaire, — est-ce pour me remercier de m’être laissé entôler par vous que vous me catéchisez maintenant ?

Il portait haut l’orgueil de la nature humaine et ne croyait pas à la force qui peut vous incliner devant la misère quand on a pour soi le triomphe de l’argent et l’estime du monde. D’ailleurs, le chevalier était son débiteur et, des trente mille francs échangés, quelques mois auparavant, contre des promesses de mirifiques bénéfices, il semblait ne résulter qu’un grand courant d’air dans son porte-monnaie.

Le Torpilleur tenta de mettre son grain de sel marin dans ces controverses.

— La pudeur, c’est une affaire de latitude. En Islande, dans les cales de leurs bateaux, si vous saviez ce que les pêcheurs racontent à leurs morues !

— Pas de saletés ici, n’est-ce pas, — commanda Échalote, — on n’est pas plus tôt entre gens distingués, qu’on vient vous parler de poissons !

Les clients de chez Robinet acclamèrent l’interruptrice.

M. Plusch, de plus en plus satisfait des reparties de sa bonne amie, l’encouragea d’un baiser où demeuraient quelques fils de macaroni et un peu de tilleul, car il était au régime des boissons chaudes pour combattre son obésité grandissante.

— Eh bien, chère petite Mademoiselle, — s’enquit M. de Flibust-Pélago, toujours galantin, — faisons-nous des progrès au concert ?

— Ça pige, ça barde, ça boulotte.

Les yeux désorbités, la bouche ouverte en u, le chevalier laissa tomber un « Vraiment ! » si interloqué que toute la tablée en éclata de rire.

— Encore quelques mois de contact avec nous, — déclara M. Plusch, — et vous serez mûr pour les réunions oratoires de Ménilmuche et de la Popinque.

— Vous dites ?…

L’u de la mâchoire édentée devenait majuscule.

— Ne vous frappez pas. L’argot mène à tout, à condition de n’en pas sortir. Voyez Échalote, elle vendait des pommes il y a six mois ; aujourd’hui elle est artiste ; demain, si ça l’amuse, elle sera grande étoile ou femme du monde.

— À moins, — interrompit M. Lapaire, — qu’elle ne tienne un kiosque à journaux.

M. Plusch prit un air de bataille :

— Croyez-vous ? Il y a, en France, des ministresses qui ont commencé comme elle, peuh, peuh.

— Comment donc ! il y a même, un peu partout, des rois qui finissent garçons de bains ! J’en ai rencontré un sur la petite plage où se noya la fidélité de Mme d’Ersigny. Il donnait des leçons de natation pour dix sous.

— C’est peut-être lui qui vous supplanta dans le cœur de la duchesse.

— J’en doute. Il était nègre, et ses sujets, mécontents de sa dynastie, lui avaient, en le détrônant, fait une oblation radicale contre la paternité.

Cette histoire impressionnait Échalote.

— Pauvre ange, — murmura-t-elle, — c’est un mari comme lui qu’il m’aurait fallu.

— Ah ! ça, tu es louf-louf, — fit M. Plusch.

— Pas du tout, rapport à mon ventre.

Elle commençait à prendre ses précautions contre les ardeurs possibles du doyen de ses protecteurs. Maintenant qu’elle avait les bijoux il convenait de rendre à Victor ce qui revenait à Victor, et à M. Dutal ce que ni l’un ni l’autre de ces messieurs n’utilisaient.