Œuvres complètes de Bernard Palissy/Recepte véritable par laquelle tous les hommes de la France pourront apprendre à multiplier leurs thrésors/Au lecteur

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Texte établi par Paul-Antoine CapJ.-J. Dubochet et Cie (p. 10-12).

AU LECTEUR, salut.




lettrine mi lecteur, puisqu’il a pleu à Dieu que cest escrit soit tombé entre tes mains, ie te prie ne sois si paresseux ou temeraire de te contenter de la lecture du commencement ou partie d’icelui : mais à fin d’en apporter quelque fruit prens peine de lire le tout, sans auoir esgard à la petitesse et abjecte condition de l’autheur, ni aussi à son langage rustique et mal orné, t’asseurant que tu ne trouueras rien à cet escrit qui ne te profite, ou peu ou prou : et les choses qui au commencement te sembleront impossibles, tu les trouueras en fin véritables et aisées à croire : sur toutes choses, ie te prie te souvenir d’un passage qui est en l’Escriture Saincte, là où sainct Paul dit : qu’un chacun selon qu’il aura receu des dons de Dieu, qu’il en distribue aux autres. Suivant quoy, ie te prie instruire les laboureurs, qui ne sont literez, à ce qu’ils ayent soigneusement à s’estudier en la philosophie naturelle, suivant mon conseil : et singulièrement, que ce secret et enseignement des fumiers, que i’ai mis en ce liure, leur soit diuulgué et manifesté : et ce iusqu’à tant qu’ils l’ayent en aussi grande estime, comme la chose le merite : comme ainsi soit que nul homme ne sauroit estimer combien le profit sera grand en la France, si en cest endroit ils veulent suiure mon conseil. Il y a en certaines parties de la Gascongne et aucuns autres pays de France, un genre de terre qu’on appelle merle (marne), de laquelle les laboureurs fument leurs champs, et disent qu’elle vaut mieux que fumier : aussi, disent-ils que, quand un champ sera fumé de la dite terre, que ce sera assez pour dix années. Si ie voy qu’on ne mesprise point mes escrits, et qu’ils soyent mis en exécution, ie prendray peine de cercher de la dite merle en ce pays de Xaintonge, et ferai un troisième liure, par lequel i’apprendray toutes gens à cognoistre ladite merle, et mesme la manière de l’appliquer aux champs, selon la méthode de ceux qui en usent ordinairement. Ie say que mes haineux ne voudront approuuer mon œuure, ni aussi les malicieux et ignorans, car ils sont ennemis de toute vertu ; mais pour estre iustifié de leurs calomnies, enuies et détractions, i’appelleray à tesmoin tous les plus gentils esprits de France, philosophes, gens bien viuans, pleins de vertus et de bonnes mœurs, lesquels ie say qu’ils auront mon œuure en estime, combien qu’elle soit escrite en langage rustique et mal poli : et s’il y a quelque faute, ils sauront bien excuser la condition de l’autheur. Ie say qu’aucuns ignorans diront qu’il faudroit la puissance d’un Roy pour faire un iardin, iouxte le dessein que i’ay mis en ce liure ; mais à ce ie respons que la despense ne seroit si grande, comme aucuns pourroyent penser. Et puis il faut entendre que tout ainsi qu’à un liure de médecine, il y a diuers remedes, selon les maladies diuerses, et un chacun prend selon ce qui luy fait besoin, selon la diversité du mal : aussi en cas pareil, au dessein de mon iardin, aucuns pourront tirer selon leurs portées et commoditez des lieux où ils habiteront. Voilà pourquoy nul ne pourra iustement calomnier le dessein de mon iardin. Ie say aussi que plusieurs se moqueront du dessein de la ville de forteresse que i’ay mis en ce liure, et diront que c’est resverie ; mais à ce ie respons que, s’il y a quelque Seigneur chevalier de l’ordre ou autres capitaines qui soyent tant curieux d’en savoir la vérité, qu’ils pensent de n’être si sujets ni captifs sous la puissance de leur argent que, pour le contentement de leur esprit, ils ne m’en départent quelque peu pour leur faire entendre par pourtrait et modelle la vérité de la chose. Ie say qu’ils trouueront estrange que ie n’ay point mis en ce liure le pourtrait du iardin, ni aussi de la ville de forteresse ; mais à ce ie respons que mon indigence et l’occupation de mon art ne l’a voulu permettre. I’ay aussi trouué une telle ingratitude en plusieurs personnes, que cela m’a causé me restraindre de trop grande libéralité : toutefois le desir que i’ay du bien public et de faire seruice à la noblesse de France, m’incitera quelque jour de prendre le temps pour faire le pourtrait du iardin, iouxte la teneur et dessein escrits en ce liure ; mais ie voudrois prier la noblesse de France, ausquels le pourtrait pourroit beaucoup seruir, qu’après que i’auray employé mon temps pour leur faire seruice, qu’il leur plaise ne me rendre mal pour bien, comme ont fait les Ecclésiastiques Romains de cette ville, lesquels m’ont voulu faire pendre pour leur avoir pourchassé le plus grand bien que iamais leur pourroit aduenir, qui est pour les avoir voulu inciter à paistre leurs troupeaux suivant le commandement de Dieu. Et sauroit-on dire que iamais ie leur eusse fait aucun tort ? Mais parce que ie leur auois remonstré leur perdition au dix-huitième de l’Apocalypse, tendant à fin de les amender, et que plusieurs fois aussi ie leur auois monstré une authorité escrite au prophete Ieremie, où il dit : Malediction sur vous, Pasteurs, qui mangez le lait et vestissez la laine, et laissez mes brebis esparses par les montagnes ! Ie les redemanderay de uostre main. Eux voyans telle chose, au lieu de s’amender, ils se sont endurcis, et se sont bandez contre la lumière, à fin de cheminer le surplus de leurs iours en tenebres, et ensuyvans leurs voluptez et desirs charnels accoustumez. Ie n’eusse iamais pensé que par là ils eussent voulu prendre occasion de me faire mourir. Dieu m’est tesmoin que le mal qu’ils m’ont fait n’a esté pour autre occasion que pour la susdite. Ce neantmoins, ie prie Dieu qu’il les veuille amender. Qui sera l’endroit où ie prieray un chacun qui verra ce liure de se rendre amateur de l’agriculture, suiuant mon premier propos, qui est un juste labeur et digne d’estre prisé et honoré.

Aussi, comme i’ay dit ci-dessus, que les simples
soyent instruits par les doctes, afin que nous ne soyons redar-
guez à la grande iournée d’auoir caché les talens en
terre, comme bien sauez que ceux qui les
auront ainsi cachez seront bannis du
règne éternel, de deuant la face
de celuy qui vit et regne
éternellement au
siècle des
siècles.
Amen.