L’Héritage de Charlotte/Livre 05/Chapitre 01

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Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome Ip. 215-234).


LIVRE CINQUIÈME

PREMIER ACTE DU DRAME DE SHELDON



CHAPITRE I

PRISE D’ASSAUT

Deux jours après son entrevue avec Lenoble, Mlle Paget reçut un court billet de son père.

Il la priait de nouveau de se rendre près de lui.

« Il n’est pas reparti pour la Normandie, » écrivait le capitaine. « Ma chère enfant, il est positivement en adoration devant le sol où se posent vos pas.

« Ah ! mon amour, c’est quelque chose, allez, d’avoir un père.

« Ai-je besoin de vous dire que la première idée qu’il a eue de vos mérites lui a été inspirée par les brillantes descriptions que je lui faisais, en passant, de votre bonté, de votre beauté, de votre héroïsme, durant nos conversations à Cotenoir, lorsqu’une transaction d’affaires nous mit pour la première fois en relations.

« Les intérêts de mon unique enfant ont été toujours chers à mon cœur.

« Un homme moins perspicace n’aurait su découvrir en Gustave qu’un riche étranger ; guidé par mon instinct paternel j’ai tout de suite vu qu’il y avait en lui un mari, le seul mari digne de ma fille.

« Il fallait ma grande expérience de la vie, et j’ose le dire, ma profonde connaissance du cœur humain, pour comprendre qu’un homme qui avait vécu pendant trente-cinq ans, enterré vivant dans une province de France, — un lieu charmant du reste et qui vous plaira beaucoup, — n’ayant jamais vu d’autres mortels que ses voisins, serait de tous les hommes le plus disposé à tomber éperdûment amoureux de la première jeune femme séduisante qu’il rencontrerait.

« Venez me voir cette après-midi sans faute et de bonne heure.

« Tout à vous,

« H. N. C. P. »

Diana se soumit à cet appel.

Mais elle était encore troublée par la surprise qu’elle avait éprouvée lors de son orageuse conversation avec le capitaine.

Elle n’était pas complètement sûre d’elle-même.

Les anciens rêves, les douces et folles illusions qui avaient rempli son cœur de jeune fille n’avaient pas encore été entièrement chassés de son esprit, mais elle comprenait leur néant et elle était à demi portée à croire qu’il y avait quelque sagesse dans les opinions de son père.

« Que puis-je demander de plus ? se dit-elle. Il est bon, brave, loyal, et il m’aime. Si j’étais princesse, mon mariage serait négocié par d’autres, et j’aurais sujet de me considérer comme heureuse si mon fiancé avait les qualités de M. Lenoble, Et il m’aime, moi qui n’avais jamais eu le moindre empire sur le cœur d’un homme ! »

Elle avait pris par Hyde Park, comme la première fois, et ses pensées, bien que confuses, n’étaient pas douloureuses, désagréables.

Un sourire à la fois tendre et réservé se dessinait sur son visage, quand elle entra dans le petit salon où l’attendait Lenoble.

Pour cette pauvre âme désolée, il y avait une certaine douceur dans l’idée que sa présence était attendue par quelqu’un.

Quand elle s’arrêta sur le seuil de la porte, rougissante, tremblante, son adorateur traversa la chambre et brusquement la saisit.

Ses bras vigoureux l’enlacèrent ; il la serra contre sa poitrine, et, dans cette étreinte, il se jura qu’elle était sienne pour toujours.

Dans toutes les histoires d’amour, il y a un moment où l’engagement est comme scellé.

Diana leva les yeux sur ce franc et doux visage et sentit qu’elle avait trouvé son vainqueur.

Maître, ami, protecteur, mari, amant idolâtre et dévoué, champion brave et sans peur, il était tout pour elle, et elle devina sa puissance et sa valeur quand elle leva timidement les yeux sur lui, honteuse de se laisser conquérir si facilement.

« Monsieur Lenoble !… balbutia-t-elle, en essayant de se soustraire à son étreinte qui lui semblait la manifestation supérieure, spontanée d’un droit.

— Gustave maintenant, et pour toujours, ma Diana ! Il n’y a plus pour vous de M. Lenoble au monde. Dans quelques semaines vous direz : mon mari. Votre père vous a donnée à moi. Il m’a dit de me rire de vos refus et de vos scrupules, de vous vaincre, ma radieuse mignonne, comme le Petrucchio de Shakespeare vainquit sa Catherine, avec une audace téméraire qui n’admet pas de résistance. Je me conforme à ses avis. Regardez-moi bien en face, cher ange, et osez me défier de suivre ses conseils. »

Heureusement les yeux du cher ange s’étaient baissés : mais Lenoble était résolu à obtenir une réponse favorable.

« Tu le vois bien, tu n’oses pas me défier, s’écria-t-il, et pour la première fois le mot tu lui parut tendre et bon. Tu n’oses pas me dire que tu es irritée contre moi. Et l’autre, le fou, l’idiot, il est parti, pour toujours, n’est-ce pas ? Ah ! dis oui…

— Oui, il est parti, dit-elle presque dans un murmure.

— Tout à fait parti ?… La porte de ton cœur s’est fermée pour lui et on lui a flanqué son bagage par la fenêtre. C’est bien fait.

— Il est parti, murmura-t-elle doucement. Il n’a pas pu vous résister ; vous êtes si fort, si brave, et lui ce n’était qu’une ombre. Oui… il est parti… »

Elle dit cela avec un soupir de soulagement.

C’était en toute sincérité qu’elle répondait à la question de son fiancé.

Elle sentait qu’elle était arrivée à une crise de sa vie… à la première page d’un nouveau volume et que l’ancien livre, triste et mouillé de larmes, devait être oublié, mis de côté.

« Cher ange, pourras-tu jamais apprendre à m’aimer ? demanda Gustave à voix basse et en frôlant les joues de Diana de son souffle, de ses lèvres, de ses fortes moustaches.

— Il est impossible de ne pas vous aimer, » répondit-elle avec un accent plein de douceur.

Et en réalité il lui semblait que ce chevaleresque enfant de la Gaule avait été bâti par la nature pour troubler les femmes et faire trembler les hommes.

Elle le vit comme une sorte d’Achille en frac, un Bayard sans cotte de maille, un Don Quichotte jeune et frais, généreux, brave, compatissant, doux, et n’ayant pas encore la cervelle détraquée par les bêtises des romans.

Paget sortit de sa retraite, quand la scène d’amour fut finie.

Il affecta de ne pas se douter de la poésie que comportait la situation ; il feignit de s’occuper du thé, des bougies, et des petits riens, ce qui fait que les amoureux purent reprendre leur sang-froid.

Le Français n’était pas le moins du monde déconcerté, il n’était pas plus gai qu’à l’ordinaire, et il vous avait un petit air conquérant qui n’était pas déplaisant.

Diana était pâle, mais il y avait un éclat inaccoutumé dans ses yeux : elle n’avait en tout cas rien en elle qui révélât la victime fraîchement déposée sur l’autel de l’obéissance paternelle.

Tout compte fait, Mlle Paget était plus heureuse qu’elle ne l’avait jamais été.

À vingt-trois ans elle était encore assez fillette pour se réjouir de se savoir aimée sincèrement, et assez femme pour apprécier le sentiment de tranquillité que donne l’assurance d’un avenir heureux.

Si elle était reconnaissante envers son adorateur et si l’affection qu’il lui avait inspirée prenait sa source dans cette reconnaissance, ce n’était pas des considérations intéressées qui avaient ouvert son cœur à la gratitude.

Elle le remerciait de son amour, ce trésor qu’elle n’avait jamais espéré posséder, elle le remerciait parce qu’il l’avait prise par la main et l’avait arrachée à sa solitude, à sa dépendance, parce qu’il l’avait placée sur un trône, sur les marches duquel elle se fut contentée de s’agenouiller.

Que le trône fût une chaise de bambous dans quelque cottage rustique, ou un moelleux fauteuil dans un palais, il lui importait peu.

C’était l’adoration du sujet qui lui était douce.

Elle alla dans la chambre de Charlotte ce soir-là, quand toute la maison fut allée se coucher, comme elle était venue la veille de Noël pour y renoncer à son premier amour et bénir sa rivale.

Cette fois c’était une nouvelle confession qu’elle avait à faire, et une confession qui n’était pas sans lui causer quelque honte : il n’y a rien de plus dur à avouer que l’inconstance, et les femmes n’ont pas l’esprit aussi philosophique que Rahel Varnaghen qui déclarait qu’être constant ce n’était pas aimer toujours la même personne, mais aimer quelqu’un.

Mlle Paget s’assit aux pieds de Charlotte, comme la première fois.

La saison était assez froide.

Il y avait encore un bon feu.

Deux mois cependant s’étaient écoulés depuis que les cloches de Noël avaient sonné à pleine volée dans les ombres de la nuit.

Diana s’était assise sur un petit tabouret. Elle jouait avec la cordelière de la robe de chambre de son amie, impatiente de parler.

L’aveu était humiliant à faire.

Elle était gênée.

Les mots ne venaient pas.

« Charlotte, dit-elle enfin un peu brusquement, savez-vous à peu près à quelle époque vous devez vous marier ? »

Mlle Halliday poussa un petit cri de surprise.

« Mais, naturellement, non, Diana. Comment pouvez-vous me faire une pareille question ? Notre mariage est ce que mon oncle George appelle une éventualité éloignée. Nous ne devons pas nous marier de longtemps, pas avant que Valentin ne se soit fait une situation dans la littérature. Il faut qu’il se soit assuré un revenu qui semble presque impossible à conquérir. C’est la condition expresse à laquelle M. Sheldon… papa… a donné son consentement. Il a été très-sage à lui de penser à ces choses, et comme il a été très-bon envers moi, il faudrait que je fusse bien ingrate, si je refusais de suivre ses avis.

— Et je suppose que cela veut dire que votre engagement est un engagement à long terme ?

— À très-long terme. Et qu’y a-t-il de plus heureux qu’un pareil engagement ? Cela donne le temps de connaître parfaitement l’homme qu’on doit épouser. Je pense que je connais à fond les pensées de Valentin, ses goûts, ses idées, et je me sens chaque jour devenir plus semblable à lui. Je lis les livres qu’il lit, pour pouvoir en parler avec lui, vous comprenez, mais je ne suis pas aussi intelligente que lui, Diana, et il arrive quelquefois que les auteurs favoris de Valentin sont un peu sévères pour moi. Mais je lutte, et plus le combat est rude, plus j’admire l’intelligence de celui que j’aime. Songez-Diana, trois articles différents dans trois différents magazines, le dernier mois. L’article sur Apollodore, dans le Cheapside, vous savez, et cette histoire dans le Charing-Cross : « Comment j’ai perdu mon parapluie et fait la connaissance de M. Gozzleton… » qui est si amusante ! Et l’inépuisable Traité sur les sources de la lumière, dans la Revue scientifique du Samedi. Songez à toutes ces charges qu’il a faites sur Homère, un vieil aveugle, qui a écrit un long poème sur des batailles, et qui l’a si mal fait, qu’aujourd’hui encore, on ne sait pas si c’est un poème complet ou un ramassis de poésies cousues ensemble par un homme qui a un nom grec que l’on ne peut pas prononcer. Quand je pense à ce qu’a écrit Valentin en comparaison de l’œuvre d’Homère, et le peu d’attention que lui accordent les critiques, si ce n’est pour l’agacer, le déclarant creux et frivole, je commence à penser que la littérature s’en va à tous les diables. »

Et sur ce Charlotte devint toute pensive, absorbée par la contemplation du génie de Haukehurst.

Diana avait commencé la conversation très-habilement, avec l’intention de passer par une adroite transition des amours de Charlotte aux siennes ; mais la conversation avait changé de cours, avait dégénéré en une discussion littéraire. Le jeune écrivain que ses premiers coups d’ailes semblaient porter aussi haut que Pindare, l’aigle sublime de Thèbes, aux yeux de son amante qui suivait son vol dans les cieux, en avait fait les frais.

« Charlotte, dit Mlle Paget après une pause, seriez-vous bien triste si je devais vous quitter avant votre mariage ?

— Me quitter avant mon mariage ! N’est-il pas convenu que vous devez vivre avec maman et être une fille pour elle, quand je ne serai plus là ? Et puis vous viendrez à notre cottage, vous me donnerez des conseils pour tenir une maison, vous m’apprendrez comment on devient une épouse raisonnable, utile, économe, et dévouée. Nous quitter, Diana ! Qu’ai-je fait, qu’a fait maman, ou M. Sheldon, ou qui que ce soit, pour que vous puissiez parler d’une chose pareille ?

— Ce que vous avez fait, chère fille, chère amie, chère sœur ? Tout ce qu’on peut faire pour inspirer une affection et une reconnaissance éternelles. Vous avez fait de moi, qui étais une créature aigrie, déçue, envieuse, oui, envieuse, même de vous, votre amie dévouée. Vous avez remplacé l’amertume de mon cœur par la confiance. Vous m’avez appris à oublier que mon enfance et ma jeunesse s’étaient passées dans une longue nuit de misère et de dégradation. Vous m’avez appris à pardonner à mon père, qui avait souffert que ma vie fût ce qu’elle était, sans faire le moindre effort pour m’arracher au sombre découragement dans lequel j’étais tombée. Je ne puis en dire plus, Charlotte, il y a des choses que les mots ne peuvent rendre.

— Et vous voulez me quitter ? dit Charlotte avec un étonnement où se mêlait l’accent du reproche.

— Mon père veut que je vous quitte, Charlotte, et une autre personne aussi… quelqu’un que vous devrez connaître et qui devra vous plaire avant que je sois sûre qu’il me plaît à moi-même.

— Il !… s’écria Charlotte très-surprise. Diana, qu’allez-vous m’apprendre ?

— Un secret, Charlotte. Quelque chose que mon père m’avait défendu de dire à qui que ce soit, mais que je ne veux pas vous cacher. Mon pauvre père a trouvé un généreux ami, un ami qui est presque aussi bon pour lui que vous l’êtes pour moi. Que la Providence est miséricordieuse quand elle donne des amis aux déshérités ! J’ai eu l’occasion de voir suffisamment ce gentleman, qui est si bon pour papa. Il y va, je vous l’avouerai, de l’intérêt de papa. Puis je l’ai jugé généreux, brave, loyal. Je veux parler de M. Lenoble. J’ai consenti à devenir sa femme.

— Diana, s’écria Charlotte avec un air grave qui avait quelque chose d’alarmant chez une si douce créature ; voilà qui ne sera pas !

— De quoi voulez-vous parler, chère ?

— Non, ma chère, non ! J’ai tout compris. Dans l’intérêt de votre cupide, de votre intrigant de père, vous voulez épouser un homme que vous ne pouvez aimer. Vous êtes au moment d’offrir votre pauvre cœur meurtri et désolé sur l’autel du devoir filial. Ah ! chère, vous ne pouvez penser que j’ai oublié ce que vous m’avez dit, il y a deux mois à peine, quoique j’aie l’air frivole et que je vous parle toujours de lui, faisant étalage de mon bonheur, comme si je n’avais aucun souci de la blessure encore mal fermée de votre noble et généreux cœur. Mais je ne suis pas complètement sans mémoire, Diana, et je ne permettrai pas un tel sacrifice. Je sais que vous avez renoncé à lui pour moi… Je sais que vous l’avez arraché de votre cœur, comme vous me l’avez dit ce soir-là. Mais le vide pénible qu’il a laissé dans votre âme sera sacré, Diana. Aucune image étrangère ne viendra le souiller. Vous ne sacrifierez pas la paix de votre vie à l’égoïsme de votre père. Non, chère non. Avec maman et moi, vous avez toujours une famille. Vous n’avez pas à vous soumettre à un marché aussi cruel ! »

Et sur ces mots, Mlle Halliday se mit à pleurer et à couvrir son amie de caresses, comme dut faire la confidente de la fille d’Agamemnon quand la jeune princesse connut l’arrêt de Calchas.

« Mais si je considère comme un devoir pour moi d’accepter l’offre de M. Lenoble, Charlotte ? insista Mlle Paget avec un certain embarras. M. Lenoble est aussi riche qu’il est généreux, et mon mariage avec lui assure un asile tranquille à mon père. Les rêves insensés dont je vous ai parlé la veille de Noël s’étaient déjà évanouis dans mon esprit quand j’ai osé en parler. Je n’avais plus qu’à faire l’aveu de ma folie quand la sagesse m’était venue. Je vous en prie, ne me croyez pas intéressée. Ce n’est pas parce que M. Lenoble est riche que je suis disposée à l’épouser, c’est parce que…

— Parce que vous voulez vous sacrifier à l’intérêt de votre égoïste père ! s’écria Charlotte. Il vous a négligée toute votre vie ; et maintenant il vient trafiquer de votre bonheur. Soyez ferme, ma chérie, votre Charlotte vous reste et elle saura vous assurer un asile, quoi qu’il arrive. Qu’est-ce que c’est que ça, M. Lenoble ? Quelque vieux, laid, désagréable, j’en suis sûre. »

Mlle Paget sourit et rougit.

L’image de Gustave s’était présentée à sa pensée pendant que Charlotte disait cela.

« Non, chère, répliqua-t-elle, M. Lenoble n’est pas vieux, il a trente-cinq ans au plus.

— Trente-cinq ans ! répéta Charlotte d’un air peu charmé. Vous n’appelez pas cela être vieux… Et comment est-il ?…

— Eh bien, ma chère, je pense qu’il est du nombre de ceux que beaucoup de personnes trouvent beaux. Je suis sûre qu’il vous plairait, Charlotte, Il est si franc, si spirituel, si plein de force et de courage, de ces hommes qu’on aime à voir près de soi en cas de danger, de ces hommes près desquels il semble qu’il soit impossible d’avoir peur,

— Diana ! s’écria tout à coup Charlotte, vous l’aimez ! …

— Charlotte !…

— Oui, chère, vous l’aimez, répéta Mlle Halliday en embrassant son amie avec affection. Oui, vous avez la tête perdue d’amour pour lui. Et vous avez honte de m’avouer la vérité, et vous avez presque honte de l’avouer à vous-même, comme si on pouvait tromper un vieux renard comme moi ? s’écria Charlotte éclatant de rire. Et vous, chère inconstante, pendant que je me reprochais d’être la plus coupable et la plus égoïste des créatures du monde pour vous avoir volé l’amour de Valentin, vous transfériez tranquillement vos affections à M. Gustave Lenoble, qui est assez jeune, très-riche, très-brave, très-loyal, très-généreux, et que beaucoup de gens trouveraient beau. Soyez bénie mille fois, ma chérie, vous qui me rendez si heureuse !

— En vérité, Charlotte ?

— Oui, chère, la pensée que votre vie était sans intérêt, sans but, jetait un sombre nuage sur la mienne. Je savais que j’avais été fort égoïste, sans le vouloir, mais je ne pouvais pas m’empêcher de sentir que je n’étais pas complètement exempte de reproche. Maintenant il n’y a plus pour moi que du bonheur. Oh ! ma chérie, il me tarde de voir votre M. Lenoble !

— Vous le verrez, ma chère.

— Mais, en attendant, dites-moi comment il est. »

Mlle Halliday insista pour qu’on lui fît un portrait détaillé de la personne de Lenoble.

Diana lui fit ce portrait, mais non sans un léger embarras : elle ne pouvait y mettre de l’enthousiasme, bien que sentant au fond du cœur pour Lenoble une chaleur de sentiment qui la surprenait.

« Quelle hypocrite vous êtes, Diana ! s’écria Charlotte quand elle se fut exécutée. Je sais que vous aimez ce bon Français presque aussi tendrement que j’aime Valentin et que la pensée de son affection vous rend heureuse ; et néanmoins vous parlez de lui par petites phrases sèches, et vous ne pouvez pas montrer le moindre enthousiasme, même pour sa belle tournure.

— Il est difficile de passer des rêves à la réalité, Charlotte. J’ai vécu si longtemps dans les rêves, qu’au réveil le monde me semble étrange.

— C’est uniquement une manière poétique de dire que vous êtes honteuse d’avoir changé d’idée. Je dirai à M. Lenoble quelle sournoise créature vous êtes et à quel point vous êtes indigne de son amour.

— Vous lui direz tout ce qui vous plaira. Mais rappelez-vous, chère amie, que mon engagement doit être tenu secret encore quelque temps, même pour votre chère maman. Papa attache à cela une grande importance et j’ai promis d’obéir, quoique j’ignore complètement ses raisons. »

Mlle Halliday se soumit à tous les désirs de son amie, en la priant seulement de la présenter à Lenoble.

Diana promit de lui accorder ce privilège, mais on ne tarda pas à s’apercevoir que ce serait pour le moment très-difficile.

Depuis quelque temps, depuis le jour où Charlotte avait été engagée à Valentin, Sheldon s’était montré très-pointilleux avec sa belle-fille.

Les endroits où elle allait et les personnes qu’elle fréquentait, l’occupaient beaucoup, comme des choses très-importantes.

Quand il parlait de cela, il donnait à entendre que ses idées avaient toujours été les mêmes depuis l’époque où Charlotte avait quitté la pension, mais Charlotte savait bien que ce n’était pas exact.

Les théories de Sheldon avaient été beaucoup moins sévères, et Sheldon avait montré beaucoup plus d’insouciance avant que Mlle Halliday fût devenue la fiancée de Valentin.

Une maîtresse de pension n’aurait pu être plus attentive aux moindres actions de ses élèves, plus en garde contre ces loups sous une peau d’agneau, le professeur de chant ou celui de dessin, que Sheldon ne l’était devenu.

Il n’y avait pas jusqu’à ces agréables promenades dans les jardins de Kensington, qui avaient été la récréation de chaque jour, qui ne fussent maintenant interdites.

Sheldon ne voulait pas que sa belle-fille se montrât dans une promenade publique en la seule compagnie de Diana.

« Il y a quelque chose qui n’est pas convenable dans ces sortes de promenades pour deux jeunes filles seules, du moins selon moi, dit-il un matin au déjeuner de famille. Il ne me convient pas de laisser ma belle-fille faire ce que je ne permettrais pas à ma propre fille. Et si j’avais une fille je lui défendrais formellement de se promener seule dans les jardins de Kensington. Voyez-vous, Charlotte, deux jeunes filles aussi séduisantes que vous et Mlle Paget, ne sauraient être trop attentives à leurs pas et démarches. Quand vous avez besoin d’air et d’exercice, vous pouvez trouver l’un et l’autre dans le jardin de la maison, et quand vous voudrez changer de place et jeter un coup d’œil sur les badauds à la mode, vous pourrez aller faire une promenade en voiture avec Mme Sheldon. »

Charlotte se soumit à contre-cœur, mais sans rébellion ouverte : elle trouvait son beau-père ridicule et déraisonnable, mais elle gardait toujours dans son cœur l’idée qu’il avait été bon pour elle et elle était heureuse de lui prouver ainsi sa gratitude.

Son fiancé n’avait-il pas la permission de passer le dimanche avec elle et de venir la voir quand il le voulait pendant la semaine ?

Et qu’était-ce que ces promenades dans les jardins de Kensington, comparées à sa chère présence ?

Il est vrai qu’il lui arrivait quelquefois d’être favorisée de la compagnie de Valentin pendant sa promenade, mais elle savait qu’il sacrifiait pour cela ses heures de travail, et elle sentait qu’il y avait quelque chose à gagner pour lui, dans la perte de sa liberté.

Elle lui dit, la première fois qu’ils se trouvèrent ensemble, que ses promenades du matin étaient interdites, et l’amour est une passion si jalouse, que Haukehurst ne fut aucunement fâché de voir que son idole était si strictement surveillée et si soigneusement gardée.

« Oui, il est certain que M. Sheldon semble un peu ridicule, dit-il, mais au fond, je pense qu’il a raison. Une jeune fille telle que vous ne doit pas sortir sans une meilleure protection que celle que Diana peut vous donner. Les jeunes gens ne se gênent pas pour regarder en face une jolie fille, vous le savez, et je ne puis supporter l’idée que mon idole soit ainsi dévisagée par l’insolence des premiers venus. »

Néanmoins Haukehurst ne trouva pas les idées étroites de son futur beau-père si agréables, quand l’envie lui prenait de conduire son idole aux expositions de peinture pendant l’hiver.

Il lui fut répondu que Mlle Halliday ne devait aller nulle part sans être accompagnée de sa maman, et comme Georgy se souciait fort peu de la peinture et ne se sentait pas de force à soutenir la fatigue que donnent les expositions, il fut obligé de renoncer au plaisir de s’y promener avec sa Charlotte à son bras.

Il déclara alors que Sheldon était un idiot à l’esprit borné, mais il retira l’expression, d’un air contrit, quand Charlotte lui rappela sa générosité.

« Oui, chère, il a été certainement très-bon et très-désintéressé, plus désintéressé même que vous ne le pensez, et plus que je ne puis me l’expliquer moi-même. »

Mlle Halliday avait bien fait de se soumettre de si bonne grâce à ces nouvelles restrictions apportées à sa liberté, car Sheldon avait pris des mesures pour le cas où il aurait rencontré une opposition offensive.

Il avait donné ses ordres à sa femme et des instructions encore plus sévères à Nancy pour que sa belle-fille ne sortît pas sans être accompagnée par sa mère ou par lui.

« C’est une très-bonne fille, voyez-vous, Nancy, dit-il à la vieille gouvernante, mais elle est jeune et étourdie, et comme de raison, je ne me porte pas caution pour Mlle Paget, qui peut être ou ne pas être aussi une bonne fille. Elle sort d’une mauvaise source, et je dois me le rappeler. Il y a des gens qui pensent que l’on ne peut donner trop de liberté aux jeunes filles. Mes idées sont tout autres. Je suis d’avis qu’on ne peut trop veiller sur celles qu’on a le devoir de protéger. »

Tout cela semblait très-noble et très-consciencieux.

Cela parut ainsi, même à Mme Woolper, qui, dans ses rapports avec Sheldon, ne pouvait jamais arracher de son esprit un terrible souvenir.

Ce souvenir était la mort de Tom Halliday et l’horrible soupçon et les craintes qui l’avaient assaillie au sujet de cette mort.

L’ombre de cette vieille terreur se plaçait quelquefois entre elle et Sheldon, maintenant encore, bien qu’elle eût depuis longtemps cherché à se persuader que cette terreur était sans fondement, folle.

« N’ai-je pas vu mon propre neveu enlevé par une fièvre deux fois plus soudaine que celle qui a enlevé ce pauvre M. Halliday ? se dit-elle. Et dois-je croire à d’horribles choses contre celui que j’ai élevé, quand il était enfant, parce qu’une tasse de bouillon gras m’a tourné sur l’estomac. »

Convaincue par ce raisonnement qu’elle avait été cruellement injuste envers son maître et reconnaissante de l’asile qu’elle avait trouvé chez lui dans sa vieillesse, Mme Woolper sentit qu’elle ne pouvait trop faire pour le service de son bienfaiteur.

Elle s’était déjà montrée habile et économe ménagère, elle avait réformé les abus, et introduit un nouveau système d’économie domestique, au grand étonnement de la pauvre Georgy, pour laquelle la responsabilité de l’administration intérieure de la villa gothique avait été un si écrasant fardeau.

Georgy n’était pas précisément reconnaissante envers la vieille femme du comté d’York qui l’avait déchargée de ce fardeau, mais elle avait accepté sa présence sans se plaindre.

« Je ne me suis jamais sentie une bien grande autorité dans la maison, disait-elle à Charlotte, mais ce dont je suis sûre, c’est que depuis que Nancy est ici, je sens que je ne suis plus qu’un zéro. »

Mme Woolper qui avait le coup d’œil vif et observateur, ne fut pas lente à s’apercevoir que Sheldon surveillait avec une anxiété anormale la conduite de sa belle-fille ; elle attribuait cette anxiété à un naturel soupçonneux, à une méfiance des autres, naturelle à son maître et, dans une certaine mesure, à son ignorance du caractère des femmes.

« Il semble penser qu’elle va se sauver et se marier en cachette, sur un mot de ce jeune homme, mais il ne connaît pas combien elle a l’âme bonne et innocente, et combien elle serait peinée de déplaire à quelqu’un qui aurait été bon pour elle. Je ne sais rien sur le compte de Mlle Paget. Elle a plus de morgue que notre jeune demoiselle, bien qu’elle ne soit qu’une sorte de servante bien née, mais elle paraît assez franche. Quant à notre demoiselle, que Dieu bénisse son cher et tendre cœur, il n’y a pas besoin de la surveiller, je le garantirais. Mais ces hommes de la Cité, avec leur hausse et leur baisse, qui causent toujours la ruine de celui-ci ou de celui-là, ils ont beau faire ! Leur pauvre tête est si bourrée de chiffres, qu’ils ne peuvent croire qu’il existe au monde quelque chose qui s’appelle l’honnêteté. »

Telle était la nature des réflexions auxquelles se livrait Nancy quand elle était retirée le soir dans sa chambre.

C’était une petite chambre très-confortable, consacrée exclusivement à son usage. Les trois jeunes servantes et le petit groom qui composaient la maison de Sheldon, préféraient la liberté de la cuisine à la froide étiquette de la chambre de la gouvernante.

Cette pièce, comme toutes les autres dans la maison de l’agent de change, respirait la prospérité.

Il y avait un bon fauteuil qui s’offrait pour reposer les membres fatigués de Mme Woolper ; un feu vif brillait dans la petite grille et se reflétait sur un brillant garde-feu ; des gravures de sainteté ornaient les murs et une petite table ronde, recouverte d’un tapis, servait à poser le panier à ouvrage, et la Bible de famille, que Mme Woolper se faisait un point d’honneur de porter partout avec elle et de garder religieusement, dans la bonne comme dans la mauvaise fortune. Du reste, elle ne la lisait presque jamais. Elle se sentait plus près de la grâce avec sa Bible de famille à côté d’elle. Il lui semblait que de traîner partout cette Bible constituait en soi-même une sorte de religion. Mais elle ne se croyait pas du tout obligée de la lire. Ses yeux étaient vieux, affaiblis, quelque vifs qu’ils fussent à découvrir les négligences des jeunes servantes, mais trop faibles pour de longues lectures.

Quand son regard se portait sur les objets, sur les murs de sa petite chambre le soir, après les travaux de la journée ; quand sa théière en métal anglais était posée sur le garde-feu et que ses rôties grillaient, elle était émue de reconnaissance en pensant à l’homme à qui elle devait tout ce bien-être.

« Que serais-je devenue sans lui ? » se demandait-elle en frissonnant.

La sombre demeure entourée de hautes murailles qu’on nomme le workhouse métropolitain se dressait devant elle ; elle ne savait pas quelles difficultés elle aurait rencontrées pour se faire admettre même dans ce triste asile, elle ne pensait qu’aux horreurs de cet établissement, et elle bénissait la bienfaisance de son ancien maître, qui avait accepté le service de ses mains défaillantes.

Telle était la servante sur laquelle Sheldon comptait ; il la voyait reconnaissante et prête à le servir avec le dévouement presque aveugle d’une esclave. Il savait qu’elle l’avait autrefois soupçonné, mais il croyait qu’elle avait abandonné tous ses soupçons.

« Il y a une prescription pour ces sortes de choses, comme pour les dettes, se disait-il à lui-même, un homme peut s’accommoder de tout, quand il se rend bien compte de sa position. »