L’Héritage de Charlotte/Livre 05/Chapitre 02

La bibliothèque libre.
Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome Ip. 234-245).

CHAPITRE II

FERME COMME UN ROC

Après l’entretien entre les deux jeunes filles à minuit, dans la chambre de Mlle Halliday, l’existence suivit un cours paisible dans la villa gothique, pendant deux ou trois jours.

L’expansive Charlotte, n’ayant pas la permission de parler ouvertement du changement de fortune de son amie, fut contrainte de soulager son besoin de franchise, par de furtifs embrassements, des serrements de main, des signes de tête pleins d’intention, et de malins clignements de ses grands yeux gris bleu.

Elle parlait de Valentin plus que jamais, se sentant libre de chanter à sa guise les louanges de son héros, maintenant que son amie avait, elle aussi, son héros à chanter.

« Et maintenant, chère, c’est à votre tour de parler de M. Lenoble, disait-elle naïvement, quand elle avait rapporté avec une exactitude plus que consciencieuse sa dernière conversation avec son amoureux, ou fait une description flamboyante des délices du fameux cottage qu’elle se plaisait à meubler et à démeubler selon sa fantaisie.

Diana écoutait avec plaisir son babillage.

Elle lui laissait poser et enlever ses tentures idéales, composer et recomposer l’idéale bibliothèque, faire et défaire le plan de cette existence magnifique qui devait être toute de joie, d’amour et d’harmonie ; mais quand son tour était venu et qu’elle lui demandait de se laisser aller à son enthousiasme amoureux, elle ne pouvait rien dire, ses sentiments étaient trop profonds pour pouvoir être exprimés par des mots.

« Ne me demandez pas de parler de lui, Charlotte, dit-elle. Je ne suis pas encore sûre de l’aimer ; je ne sens qu’une chose, c’est qu’il est doux d’être aimé de lui. Je pense que la Providence doit me l’avoir envoyé par pitié. »

La pensée d’avoir un fiancé lui semblait étrange, l’amour qu’elle lui avait inspiré lui semblait aussi une chose mystérieuse, extraordinaire ; elle ne pouvait parler de lui avec la frivolité d’une pensionnaire, et son amour à elle avait si récemment pris racine dans son cœur qu’elle ne pouvait pas encore cueillir les fleurs de cette plante magique.

C’était presque la même pensée qui était venue à Susan Meynell, trente-cinq ans auparavant, quand Gustave Ier l’avait arrachée au suicide, ce sombre péché pour lequel le repentir est impossible.

Ce je ne sais quoi de vaillant, de chevaleresque qui était héréditaire dans la famille des Lenoble les prédisposait à secourir les faibles, les malheureux, les délaissés.

Cette pitié pour ceux qui souffrent n’était qu’un élément de leur surabondance de force.

Protéger les faibles, les femmes, n’était-ce pas l’attribut des natures puissantes de l’antiquité ? Qui fut plus prompt qu’Hercule à voler au secours d’Hésione ? Qui fut plus ardent que Persée à sauver Andromède ? Et quel monstre marin est plus terrible que l’abandon et la pauvreté ?

Quelques jours après arriva une nouvelle lettre de Paget, invitant de nouveau sa fille à se rendre près de lui.

« Lenoble part décidément demain pour la Normandie, — écrivait-il, — pour voir ses filles et probablement leur annoncer son mariage prochain. Il désire vous voir, et comme je lui ai positivement interdit d’aller vous rendre visite à Bayswater, ce n’est qu’ici que vous pouvez vous rencontrer. Il doit venir prendre le thé avec moi, ce soir, à l’heure habituelle, et j’espère vous voir arriver de bonne heure dans l’après-midi. »

C’était une occasion pour cette présentation que Mlle Halliday désirait si vivement.

« Si M. Sheldon et votre maman veulent vous laisser venir avec moi cette après-midi, je serai heureuse de vous emmener, » dit Diana.

Et il lui semblait qu’elle aurait moins l’air d’un agneau allant au sacrifice, si elle pouvait paraître devant son fiancé avec Charlotte.

Mais en ce point, les deux jeunes personnes devaient être désappointées.

Pour tout ce qui concernait sa belle-fille, Sheldon était un vrai dragon.

Ne pouvant révéler l’existence de Lenoble, Charlotte ne put qu’alléguer des motifs frivoles pour justifier son désir d’accompagner son amie.

Ce désir parut tout à fait absurde et déraisonnable à l’esprit pratique de Sheldon.

Il n’hésita pas à se prononcer formellement en ce sens dans le tête-à-tête qu’il eut avec sa belle-fille.

« Quelle nécessité pour vous d’aller voir ce vieillard goutteux. Il a sa fille pour lui rendre ses devoirs ? demanda Sheldon. Véritablement, Charlotte, je suis surpris d’entendre faire une semblable demande à une jeune fille ayant votre bon sens. Mlle Paget est votre demoiselle de compagnie et non votre hôte. Il est de son devoir de se prêter à vos fantaisies, mais vous n’avez pas à vous soumettre aux siennes.

— Mais cette fantaisie est la mienne, papa. J’aimerais positivement à aller passer l’après-midi à Chelsea. Ce serait un petit changement dans nos habitudes, vous comprenez, une petite distraction. »

Sheldon regarda sa belle-fille avec une attention où le soupçon se mêlait à la curiosité.

« Cette visite n’est nullement convenable pour une personne dans votre position, dit-il sévèrement, et je vous prie de ne plus me faire de demandes semblables à l’avenir. »

Cette réponse était décisive.

Charlotte se soumit et Diana partit seule.

Elle trouva Gustave qui l’attendait : il lui proposa une promenade, et le capitaine s’extasia sur les vertus du grand air et le bien qui en résultait.

Les amoureux sortirent donc par une sombre après-midi d’hiver et errèrent dans les tristes régions de Pimlico jusqu’à Saint James Park ; Gustave ravi d’avoir Diana à son bras, et Diana surprise par une sensation de bonheur qu’elle ne pouvait croire réelle, tant elle était nouvelle pour son pauvre cœur.

Gustave était tout passion, tout enthousiasme, tout à ses plans d’avenir. Il aurait voulu que le mariage eût lieu tout de suite. Hic et nunc, disait-il, si la chose avait été possible, mais Diana lui en démontra l’impossibilité.

Son premier devoir était pour les seuls amis qu’elle eût jamais connus.

Gustave discuta la question pendant près d’une heure, temps qu’il leur avait fallu pour arriver à la grille de Saint James Park ; mais Diana était toujours aussi résolue.

« Quelle épouse tyrannique je suis destiné à avoir ! dit Gustave, je crois que vous vous souciez plus de ces Sheldon que de moi, Diana.

— Ces Sheldon ont été si bons pour moi dans le passé !

— Et je veux être si bon pour vous dans l’avenir, répondit Gustave. Vous serez la femme la plus heureuse de la Normandie, si le dévouement d’un mari vous aimant jusqu’à l’idolâtrie peut vous rendre heureuse.

— Qu’ai-je fait pour mériter un tel dévouement ? murmura Diana d’un air surpris.

— Ce que vous avez fait ? Rien, moins que rien. Vous ne voulez même pas courir le risque d’offenser votre famille Sheldon pour me rendre heureux. Mais le Destin a parlé. Le pauvre Lenoble de Cotenoir déposera son cœur aux pieds de cette pâle beauté aux yeux noirs qui s’appelle Diana. Savez-vous ce que je me suis dit lorsque je vous ai vue pour la première fois, là-bas, dans le petit parloir ? Mais, non, comment pouviez-vous le deviner ? La voici, me suis-je dit, regarde-la ! C’est ta destinée, Lenoble, que tu as là, en chair et en os, devant toi. Et toi, mon amour, tu restais calme et muette comme la fatalité. Impassible, froide comme la déesse de marbre devant laquelle les païens se prosternaient, déposant sur ses genoux leurs riches vêtements. Je dépose, moi, tous mes trésors sur vos genoux, mon amour, mon cœur, mes espérances, tout ce que j’ai au monde. »

Tout cela était très-doux à entendre, mais il y avait une épine qui se cachait sous ces fleurs.

Diana se disait qu’un tel amour était au-dessus d’elle, devait être apporté sur un autel plus pur. Et quand elle se rappelait les souillures qui flétrissaient l’honneur de son père, il lui semblait qu’une part de cette honte rejaillissait sur elle.

« Gustave, dit-elle alors, après être restée quelque temps silencieuse, plongée dans de tristes réflexions, ne vous semble-t-il pas qu’il y ait quelque chose de fou dans ces paroles d’amour, de confiance que vous me dites, et que toutes vos promesses ont été un peu faites à la légère. Que savez-vous de moi ? Vous m’avez vue assise dans la chambre de mon père et parce que mes yeux ont eu la chance de vous plaire, vous m’avez demandé de devenir votre femme. J’aurais pu être la pire des femmes.

— Vous l’auriez pu, oui, chère, mais cela n’est pas ; et s’il en avait été ainsi, je n’aurais pas mis mon cœur à vos pieds, quand bien même vos yeux auraient été encore plus beaux, plus doux. Nous autres hommes de premier mouvement, nous avons les perceptions vives, et nous savons mieux ce que nous faisons que nos sages amis ne se l’imaginent. Je n’ai pas eu besoin de me trouver une heure en votre compagnie pour savoir que vous êtes noble et sincère. Il y a un accent dans la voix, une expression dans le visage qui disent plus de choses que les paroles ne peuvent le faire, car, voyez-vous, les paroles peuvent être menteuses, mais l’accent et le regard ne peuvent être que vrais. Oui, mon ange, je vous connais depuis le premier soir où je vous ai vue. Mon cœur a franchi toutes les barrières des soi-disant convenances et d’un seul bond est allé au vôtre.

— Tout ce que je puis voir, c’est que vous avez meilleure opinion de moi que je ne le mérite, mais en supposant même que vous ne vous soyez pas trompé sur mon compte, je crains que vous ne vous trompiez beaucoup sur mon entourage.

— Je sais que votre père est pauvre et que le fardeau de sa pauvreté pèse lourdement sur vous. C’est tout ce qu’il m’importe de savoir.

— Non, monsieur Lenoble, cela ne suffit pas. Si je dois être votre femme, je ne veux pas entrer dans votre famille comme un imposteur. Je vous ai dit la vérité sur moi-même, quand vous m’avez interrogée l’autre jour et je me considère comme obligée de vous dire la vérité sur mon père. »

Et alors elle lui conta en mots clairs et francs l’histoire de la vie de son père.

Elle n’infligea pas à son père une honte inutile ; elle ne se plaignit pas de son enfance négligée, de sa jeunesse sans joie ; mais elle dit à Gustave que son père avait été un aventurier, vivant dans une société douteuse, et gagnant sa vie par des moyens douteux.

« J’espère et je crois que si un asile paisible lui est assuré pour sa vieillesse, il vivra ce qui lui reste de temps à vivre en gentleman et en chrétien, et que son rude combat pour gagner son pain étant fini, il regrettera le passé. Je doute que le sentiment de la honte l’ait jamais quitté pendant qu’il vivait de cette vie coupable et vagabonde, laissant partout où il allait des dettes derrière lui, toujours traqué, poursuivi par des créanciers justement irrités contre lui. Oui, Gustave, je crois que s’il plaisait à la Providence de donner enfin à mon père un asile paisible, il serait reconnaissant de la miséricorde de Dieu et qu’il se repentirait des fautes de sa vie. Et maintenant je vous ai dit quelle espèce de dot je puis apporter à mon mari.

— Mon cher amour, j’accepterai la dot, par affection pour celle qui me l’apporte. Je n’ai jamais entendu être autre chose qu’un fils pour votre père, et s’il n’est pas le meilleur des pères, par son passé, nous nous efforcerons de faire de lui un père convenable pour l’avenir. J’ai compris depuis longtemps que le capitaine Paget était quelque chose comme un aventurier. C’est la poursuite d’une fortune qui l’a mis en relation avec moi, et sans le savoir il m’a apporté ma fortune sous la forme de sa fille. »

Diana rougit en se rappelant que le capitaine n’avait pas agi aussi innocemment à cet égard que le Français le supposait.

« Et vous accepterez même papa par amitié pour moi ? demanda Diana.

— De tout mon cœur.

— Ah ! vous êtes en vérité un fiancé bien généreux !

— Un fiancé qui n’est pas généreux… bah ! Il n’y a rien de méprisable dans la création comme un homme que l’amour ne rend pas généreux. Quand un homme voit la femme qui de par le Destin sera la sienne, s’arrête-t-il à s’informer du caractère du père, de la mère, de la sœur, ou de la cousine ? Où s’arrêter quand on commence à s’engager dans cette voie ? Un homme qui aime ne fait pas d’enquête. S’il trouve un joyau dans le ruisseau, il le ramasse et l’emporte sur son cœur, trop fier de son trésor pour se rappeler où il l’a trouvé, pourvu que le joyau ne soit pas faux, que la perle soit pure et digne de la couronne d’un roi. Et mon diamant est de la plus belle eau. À propos, nous essaierons de tarir le ruisseau… c’est-à-dire que nous essaierons d’éteindre ces petites dettes dont vous parlez, ces dettes d’hôtels garnis, de fournisseurs.

— Vous voudriez payer les dettes de papa ! s’écria Diane avec étonnement.

— Mais pourquoi pas ? Toutes ces misères, dont la pensée est si cruelle pour vous, pourraient être payées avec deux ou trois mille livres. Votre père me dit que je suis appelé à devenir très-riche…

— Mon père vous a dit cela ! Ah ! alors vous l’avez laissé vous engager dans quelque spéculation !

— Il ne m’a pas engagé dans une spéculation, et je ne cours pas de risques que deux ou trois mille livres ne puissent couvrir.

— Toute cette affaire me semble bien mystérieuse, Gustave.

— Peut-être. Elle doit être conduite en secret et je m’y suis engagé. Mais je ne souffrirai pas que votre père m’entraîne dans une affaire douteuse, croyez-le, ma bien-aimée. »

Sur ce, ils reprirent le chemin de la maison du capitaine, et Diana aimait et admirait Gustave de tout son cœur. Une nouvelle vie s’ouvrait devant elle, pure et brillante. Là où il n’y avait eu pour elle qu’un désert aride, apparaissait maintenant un beau paysage éclairé par les rayons de l’espérance.

« Pensez-vous que vos enfants m’aimeront jamais, Gustave ? » demanda-t-elle non sans un léger sentiment d’étonnement à la pensée que cet amoureux si exalté et si jeune de cœur pût avoir des enfants.

Elle s’imaginait que la responsabilité si lourde de la paternité devait rendre grave, austère.

« S’ils t’aimeront, toi ! s’écria Gustave. Enfant… mais ils t’adoreront. Ils ne demandent qu’à avoir quelqu’un à aimer. Leurs cœurs sont des jardins remplis de fleurs, et tu n’auras qu’à les cueillir. Mais seras-tu heureuse à Cotenoir, toi ? Il est un peu triste, le vieux château, avec ses longs et sombres corridors. Mais tu choisiras de nouveaux meubles à Rouen, et nous ferons que tout soit gai, joyeux, comme le cœur de ton fiancé. Tu ne t’ennuieras pas ?

— M’ennuyer avec vous et les vôtres ! Je remercierai Dieu nuit et jour de m’avoir donné cette heureuse demeure, comme je ne pensais pas pouvoir jamais le remercier il y a quelques mois, quand j’étais triste, lasse, et fatiguée de la vie qui semblait devoir être toujours la mienne.

— Et quand vous pensiez à cet autre ? Ah ! quel imbécile il a été, cet autre ! Mais vous ne penserez plus jamais à lui ; c’est un rêve du passé, » dit Lenoble.

Cette confiance en lui-même qui était un attribut de sa nature, ne lui rendait pas l’idée d’un rival tout à fait désagréable ; il était heureux de sa victoire et de la défaite de son indigne rival.

« Diana, je voudrais te montrer la demeure qui doit être la tienne, dit-il. La famille Sheldon t’accordera tout au moins un congé, si elle ne veut pas te laisser partir définitivement. Tu viendras en Normandie avec ton père. Je veux te montrer Cotenoir et Beaubocage, la demeure où mon père est né. Cette habitation te semblera triste peut-être avec tes idées anglaises ; mais elle m’est très-chère.

— Rien de ce qui vous est cher ne peut me paraître triste, » dit Diana.

Ils étaient alors arrivés.

Une seconde fois Mlle Paget prépara le thé pour son adorateur. Chose étrange à dire, l’opération semblait lui devenir plus douce en se répétant.

En acceptant la tasse de thé de la main de sa bien-aimée, Gustave insista sur la question de la visite de Diana en Normandie.

« Au sujet de la famille Sheldon, elle est inattaquable, dit Gustave au capitaine, qui savourait sa tasse de thé et souriait aux amoureux avec l’air d’un patriarche aristocrate. Il ne peut pas être question de mariage avant qu’il plaise à Mme Sheldon de lui rendre sa liberté. Je ne consens à cela que comme un homme doit consentir à ce qui est inévitable, mais je le lui dis, ne peut-elle pas venir en Normandie une quinzaine, rien qu’une quinzaine, pour voir sa future demeure ? Elle viendra avec vous. Elle n’a qu’à demander un congé à ses amis et cela sera fait.

— Bien entendu, s’écria le capitaine, elle viendra avec moi. Si cela est nécessaire, je le demanderai moi-même à Sheldon, mais il vaudra mieux ne pas lui dire où nous allons. Il y a des raisons, bien connues de notre ami Gustave et de moi-même, qui rendent le secret préférable pour le moment. Vous pourrez dire Rouen, c’est assez rapproché pour rester à peu près dans les limites de la vérité, ajouta Horatio avec le ton d’un homme qui ne s’est jamais beaucoup écarté de ces limites. Oui, Rouen, et vous partirez avec moi.

— Avec vous, dit Gustave, je retarderai mon voyage d’un jour ou deux pour avoir le bonheur de faire la route avec vous. Vous devez trouver Fleurus à Rouen, n’est-ce pas ?

— Oui, il doit être là vers le 5 mars, et nous sommes aux derniers jours de février. J’ai reçu une lettre de lui ce matin. Tout va comme sur des roulettes. »

Diana se demanda ce qui pouvait aller ainsi sur des roulettes, mais elle fut obligée de se contenter de l’assurance qui lui avait été donnée par son adorateur, qu’il ne se laisserait pas entraîner dans aucune spéculation.