L’Héritage de Charlotte/Livre 08/Chapitre 03

La bibliothèque libre.
Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome IIp. 121-135).

CHAPITRE III

LES ORACLES VIRGILIENS

Pendant que George était encore dans les profondeurs de la Cité, Valentin arrivait à la villa gothique, où il demanda à voir Mme Woolper.

Il connaissait fort peu cette femme, il ne l’avait vue que deux ou trois fois quand un hasard quelconque l’avait appelée au salon, et il avait entendu Charlotte parler souvent de son affectueuse anxiété à son égard. S’être montrée bonne pour Charlotte c’était le meilleur des titres à son estime.

« Cette femme nous sera d’un secours inestimable, pensa-t-il. Son âge, son expérience du traitement des maladies, sa familiarité avec la malade, la rendent éminemment propre à la fonction qu’elle aurait à remplir. Si le docteur Jedd ordonne qu’une garde soit installée auprès du lit de Charlotte, voici la garde qu’il nous faut. S’il est possible de transporter la pauvre enfant souffrante, nous ne pouvons trouver de meilleur chaperon pour la protéger et surveiller son transport. »

Qu’un mariage immédiat fût une mesure sage, Valentin n’en doutait pas, puisque ce mariage, en enlevant toutes chances à Sheldon, faisait disparaître les motifs qui le poussaient au crime. Mais en réfléchissant sur cette grave mesure, Valentin avait à sauvegarder aussi bien la réputation que la sécurité de sa future épouse. Il était résolu à ce qu’il n’y eût pas l’ombre d’un scandale dans ce mariage clandestin, pas une ombre de prise à la méchanceté du scélérat aux espérances duquel ce mariage allait donner le coup de la mort. Il savait, lui qui, dès son plus bas âge, avait connu les vilains côtés de la vie, combien il arrive souvent à l’innocent de porter toute sa vie la peine des folies ou des fautes des autres. Et sur la vie de sa bien-aimée, s’il plaisait à Dieu de la lui conserver, il ne voulait pas qu’une imprudence présente vînt jeter une ombre sur l’avenir.

« Cette femme du comté d’York, avec son esprit subtil et son franc-parler, est de toutes les femmes celle qui est la plus apte à la protéger, pensa-t-il en s’asseyant dans le cabinet de Sheldon où la servante l’avait introduit.

Mme Woolper vient de monter à l’instant pour se nettoyer, dit-elle, nous avons enlevé les tapis de la salle à manger et du salon pendant que la famille est absente. Voulez-vous prendre la peine d’attendre ? »

Valentin consulta sa montre.

« Je ne puis attendre très-longtemps, dit-il, et je vous serai fort obligé si vous voulez bien dire à Mme Woolper que je désire la voir pour une affaire de la plus grande importance. »

La servante partit et Valentin fut laissé tout à l’ennui d’attendre que Mme Woolper se fût nettoyée.

Le cabinet de Sheldon à Bayswater n’offrait pas plus d’intérêt aux yeux de l’observateur que celui de son bureau dans la Cité : des livres bien reliés étaient protégés par les panneaux garnis de glaces de la bibliothèque ; il y avait une table à écrire sur laquelle se trouvait une machine à peser les lettres, un grand buvard et un encrier en bronze d’un style sévère ; plus loin, sur une forte table de chêne se voyait la presse à copier avec son lourd levier de fer et sa forte vis de pression semblant destinée à extraire tout sentiment spontané des lettres soumises à son action puissante.

C’est dans ce triste réduit que Valentin se promenait de long en large, le cœur rongé par le démon de l’impatience.

Le soleil de juillet frappait sur la fenêtre et les voix des joueurs de crocket qui faisaient leur partie dans les jardins voisins retentissaient dans les airs.

Il y avait donc des jeunes filles jouant au crocket, pendant qu’elle, la rose du jardin, gisait dans son lit, malade à en mourir !… Oh ! pourquoi ne pouvait-il offrir une hécatombe de ces créatures insignifiantes pour racheter la vie de cette belle entre toutes les belles ?

« Je ne veux pas penser à ces choses, se dit-il. Je ne puis croire à la possibilité de cette séparation. Oh ! non, elle sera sauvée. Contre cette jeune et brillante existence, l’arrêt terrible n’est pas encore prononcé. La Providence a été avec moi aujourd’hui, la Providence me soutiendra jusqu’au bout. »

Il songea combien d’autres hommes étaient arrivés où il en était alors, ayant en face d’eux le grand inconnu, la crise, le point tournant, le pivot sur lequel la vie elle-même accomplit son mouvement de rotation. La pendule de la puissante horloge va, vient par un mouvement solennel, chaque vibration marque un moment, à chaque moment les destinées de l’homme franchissent un pas inexorable. Et quelle est la fin de tout ? Vers quel but le porte chacun de ces pas accomplis sans retour ?

Valentin se rappela les oracles virgiliens, les inductions que les Wesleyens tiraient des textes de la Bible.

Ah ! ne pourrait-il pas obtenir une réponse à la question qui s’était emparée de son esprit ? il obtiendrait une réponse… quelque oracle menteur… peut-être serait-ce une voix du ciel… un apaisement momentané de la tempête de doute qui grondait dans sa poitrine.

« Je doute que Sheldon ait jamais possédé une Bible ou une Énéide, se dit-il en cessant tout à coup de se promener dans la chambre. J’ouvrirai le premier livre qui me tombera sous la main, et dans la première ligne qui s’offrira à mes regards je trouverai un augure. »

Il regarda dans le cabinet.

Derrière les glaces de la bibliothèque d’acajou apparaissaient à ses regards, Hume, Smollet, Shakespeare, Walter Scott, et parmi ces ouvrages une grande et belle Bible de famille.

Mais la bibliothèque était fermée à clef. Dans le cabinet de Sheldon il ne paraissait pas y avoir d’autres livres…

Si, dans un petit casier installé dans la saillie formée par la cheminée, il y avait trois rangées de gros volumes in-4o reliés en vert sombre.

Ce que pouvaient contenir ces volumes, Valentin l’ignorait, et le fait même de cette ignorance ne les rendait pas plus propres au but qu’il se proposait.

Puiser une phrase dans ces volumes qui lui étaient totalement inconnus, c’était s’aventurer dans une obscurité plus profonde que celle que lui offrait l’Énéide ou la Bible, ouvrages qui lui étaient familiers et avec lesquels la connaissance qu’il avait de leurs textes pouvait involontairement lui fournir les moyens d’influencer l’oracle.

Il s’avança vers le casier et il promena son doigt sur le dos des volumes les yeux fixés du côté de la fenêtre.

« Le premier obstacle que rencontrera ma main déterminera le choix du volume, » se dit-il.

Il passa aisément sa main sur les volumes de la première tablette, tout aussi aisément sa main glissa sur ceux de la seconde tablette, et il commençait à douter de l’efficacité du moyen qu’il avait pris pour déterminer son choix ; mais en parcourant la troisième rangée de livres, sa main fut arrêtée au milieu de la tablette par un livre qui était en saillie d’un pouce sur tous les autres.

Il prit le volume et l’apporta sur la table, toujours sans le regarder, puis une étrange frayeur superstitieuse se mêlant dans son esprit à la honte qu’il éprouvait de sa folie dont il avait conscience, il regarda la page qui était devant lui.

La ligne sur laquelle ses yeux se portèrent était l’en-tête d’une lettre. Elle était d’un caractère plus gros que le reste de la page et il se l’expliquait tout naturellement, pendant que debout à une petite distance de la table ses regards s’arrêtèrent sur le livre ouvert qui y était posé.

Cette ligne contenait ceci :

DU PEU DE CERTITUDE QU’OFFRE LA GAZE DE CUIVRE COMME AGENT POUR DÉCOUVRIR LA PRÉSENCE DE L’ARSENIC.

Le livre était un volume de La Lancette, ayant vingt années de date.

« Quel oracle ! » pensa Valentin, riant de sa folie, et avec un certain sentiment de soulagement ?

Dans tout ce qui a un rapport quelconque avec les puissances invisibles se cache un sentiment de terreur pour les cœurs des faibles humains. Il avait fait un appel à ces puissances invisibles, et l’oracle, dans lequel il croyait à demi, avait tourné à sa confusion ; il était heureux de voir que cette ligne ne signifiait rien.

Et pourtant, dans le titre de cette communication scientifique, émanant d’un toxicologiste distingué, il y avait quelque signification sinistre. C’était la lettre d’un grand chimiste démontrant le peu de certitude qu’offraient les moyens de découvrir la présence d’un certain poison : c’était un de ces articles qui, tout en venant en aide à la science, peuvent aussi servir les sombres desseins de l’empoisonneur, en lui apprenant les forces qu’il peut avoir à combattre et en lui fournissant des armes pour en triompher.

Il est inutile de nous appesantir sur le contenu de cette lettre, la première d’une série de communications sur le même sujet.

Valentin la lut avec un vif intérêt. Pour lui, elle avait une terrible importance dans ses rapports avec le passé et avec le présent.

« J’ai laissé le livre s’ouvrir tout seul et il s’est ouvert à la page où se trouve cette lettre… S’ouvrirait-il encore au même endroit ? »

Il répéta l’expérience, et le livre s’ouvrit à la même page. Il recommença une troisième fois, plusieurs fois, et toujours le même résultat se produisit.

Après cela, il examina le livre, et il reconnut qu’il avait été tenu ouvert à cette page par un lecteur, qui s’était fortement appuyé sur le volume.

Il se livra à un examen plus attentif, et il trouva en plusieurs endroits de faibles marques faites au crayon pour souligner certains passages, marques qu’on avait cherché à effacer autant que possible.

La déduction à tirer de ces petits faits n’était que trop claire pour Valentin : un lecteur avait longuement médité et étudié ces passages.

Pouvait-il douter que ce lecteur ne fût l’homme en la possession duquel il trouvait le livre, l’homme qui ce jour-là même lui avait été positivement dénoncé comme un empoisonneur ?

Il feuilleta le volume et cet examen rapide lui révéla un second fait, tout aussi concluant que le premier.

Une vieille enveloppe marquait l’endroit où se trouvait un article sur la coïncidence des mêmes symptômes comme diagnostiques de certaines fièvres lentes et l’empoisonnement par certains poisons.

Là, le volume s’ouvrait également de lui-même et une tache d’encre sur la page semblait indiquer que le volume avait servi d’appui à une personne qui avait pris des notes sur le contenu de l’article.

Ce n’était pas tout.

La vieille enveloppe qui avait marqué la place où il se trouvait avait en elle-même sa sinistre signification : le timbre de la poste portait la date de l’année et du mois dans lesquels le père de Charlotte était mort.

Pendant que le volume était encore ouvert entre ses mains, la porte s’ouvrit soudain et Nancy entra.

Elle avait fait attendre Valentin plus d’une demi-heure. Il ne restait plus, à ce dernier, qu’une demi-heure à peine pour rompre la glace existant naturellement entre deux personnes qui sont entièrement étrangères l’une à l’autre et sonder les profondeurs du caractère de cette femme.

Si elle était venue à lui plus tôt, quand son plan d’action était clairement tracé, il aurait procédé avec une lenteur prudente et raisonnée ; mais arrivant maintenant que son esprit, troublé par la découverte de nouvelles preuves de la culpabilité de Philippe, flottait entre le passé et le présent, elle le prit hors de garde et il entra ex abrupto dans le sujet qui absorbait toutes ses pensées.

Les yeux de Nancy allaient du visage de Valentin au livre ouvert devant lui sur la table, et sa physionomie trahissait une vague terreur.

« Je regrette de vous avoir fait attendre si longtemps, monsieur, mais j’ai nettoyé les grilles et les garde-feux, et j’avais le visage et les mains aussi noirs que ceux d’un ramoneur. J’espère qu’il n’est rien survenu de fâcheux là-bas au bord de la mer, où mademoiselle…

— Tout ce qu’il y a de plus fâcheux, Mme Woolper, le mal est désespéré, presque irréparable ; Mlle Halliday est mal, très-mal, condamnée à mourir, si elle reste confiée à la garde de votre maître.

— Miséricorde ! monsieur Haukehurst ; que voulez-vous dire ? »

La terreur qui était peinte sur son visage n’avait plus rien de vague ; elle avait pris corps et substance : c’était la terreur la plus affreuse que jamais physionomie humaine ait pu exprimer.

« Je veux dire que votre maître connaît mieux les agents qui tuent que ceux qui guérissent. Le père de Charlotte, quand il arriva chez Sheldon, était un homme bien constitué et dans toute la force de l’âge ; il fut pris dans sa maison d’une maladie sans nom et mourut entouré des soins attentifs de son vigilant ami. Les mêmes soins entourent le lit de mort de Charlotte et elle est mourante.

— Mourante !… Oh ! monsieur, pour l’amour du ciel, ne dites pas cela !

— Elle est mourante, et comme son père elle va mourir de la main de Sheldon.

— Oh ! monsieur… monsieur Haukehurst, s’écria la vieille femme en tendant des mains suppliantes vers l’accusateur de son maître, ce n’est pas vrai… ce n’est pas vrai… Pour l’amour de Dieu ! ne me dites pas qu’une pareille chose est vraie ! Je lui ai donné mes soins quand il était au maillot, monsieur, et il n’y a pas jusqu’à la peine qu’il m’a donnée qui ne me l’ait rendu plus cher. J’ai veillé la nuit auprès de lui chaque fois qu’il était malade, ce qui arrivait souvent, et j’ai entendu la vieille horloge de l’église de Barlingford sonner toutes les heures de la nuit. Oh ! si j’avais su que pareille chose dût jamais lui arriver, je voudrais qu’il fût mort dans le petit berceau où il reposait et où il semblait si innocent. Je vous dis, monsieur, que cela ne peut pas être vrai. Son père et sa mère ont vécu honorés et respectés dans Barlingford pendant de longues années ; son grand-père et sa grand’mère avaient avant eux joui de la même estime. Il n’y a pas de nom plus honorable dans nos pays que celui de Sheldon. Et vous pensez qu’un pareil homme a pu empoisonner son ami ?

— Je n’ai pas parlé de poison, madame Woolper, » dit Valentin d’un ton sévère.

Cette femme avait tout connu et elle avait gardé le silence comme les autres.

Pour Valentin, il y avait une inexprimable horreur dans cette pensée qu’un crime avait pu être froidement perpétré au vu et au su de plusieurs personnes, et qu’aucune voix ne s’était élevée pour dénoncer l’assassin.

« Et voilà notre civilisation moderne ! se dit Valentin à lui-même. Qu’on me donne le désert et les jungles. Les fils de Bowanie ne sont pas pires que Sheldon, mais on se tient en garde contre eux. »

Nancy le regardait avec effroi… Il n’avait pas parlé de poison… Mais alors n’avait-elle pas trahi son maître ?

Valentin vit qu’elle avait su ou fortement soupçonné les causes de la mort de Halliday, et que, par conséquent, il obtiendrait facilement toute l’assistance qu’il attendait d’elle.

« Madame Woolper, il faut m’aider à sauver Charlotte, dit-il avec autorité. Vous n’avez rien fait pour tenter de sauver son père, quoique soupçonnant les causes de sa mort. J’ai vu aujourd’hui M. Burkham, le médecin qui a donné ses soins à M. Halliday, et c’est de sa bouche que j’ai appris la vérité. J’ai besoin que vous m’accompagniez à Hastings pour prendre place comme garde-malade au chevet du lit de Charlotte. Si M. Sheldon soupçonne que vous ayez connaissance du passé, ce dont je ne doute pas (un regard jeté sur le visage de la gouvernante le convainquit qu’il ne se trompait pas), vous êtes entre toutes la personne qu’il convient de charger de la garde de cette chère fille. Votre rôle ne sera pas difficile, si nous pouvons enlever la malade et la soustraire au pouvoir de cet homme. Dans le cas contraire, votre tâche consistera à empêcher que toute nourriture, toute potion touchées par la main de cet homme, s’approche de ses lèvres. Vous pourrez vous en acquitter. Ce n’est qu’une question de tact et de fermeté. Nous aurons un des plus grands docteurs de Londres pour nous guider. Voulez-vous venir ?

— Je ne crois pas que mon maître ait empoisonné son ami, dit Nancy avec obstination, et je ne veux pas le croire. Vous ne pouvez pas me forcer de penser mal de celui que j’ai aimé quand il était un petit et innocent enfant que je portais dans mes bras. Qui êtes-vous, vous et votre beau docteur de Londres, qui était un pauvre homme, s’il m’en souvient bien, pour que je vous croie sur parole, contre mon maître ? Si ce jeune homme pensait que M. Halliday avait été empoisonné que ne parlait-il, comme un homme, alors ? Belle besogne, ma foi, que de venir relever ce fait à la charge de mon maître, onze ans après. Quant à la jeune demoiselle, c’est une douce et bonne créature, la plus douce et la meilleure qui ait jamais existé, et je ferais tout pour la servir mais je ne pense pas, je ne puis pas penser que mon maître voudrait toucher à un cheveu de sa tête. Qu’y gagnerait-il ?

— C’est son affaire. Il a gagné à la mort de Halliday, et tenez pour certain qu’il a pris ses dispositions pour gagner à la mort de la fille de Halliday.

— Je n’y crois pas, » répéta la femme avec la même opiniâtreté.

Haukehurst n’était nullement préparé à une telle résistance. Il regarda à sa montre. La demi-heure était presque expirée… Il ne lui restait plus que fort peu de temps pour la décider.

« Grand Dieu ! s’écria-t-il, à quel argument avoir recours pour émouvoir le cœur endurci de cette femme ? »

Quel argument, en effet ? il n’en connaissait pas de plus forts que ceux dont il avait fait usage. Il resta un moment indécis et découragé, les yeux fixés sur sa montre et ne sachant ce qu’il allait faire.

Pendant que Valentin était dans cet état de perplexité, la cloche extérieure sonna violemment et presque aussitôt on entendit le grincement de la roue d’une voiture contre la borne qui protégeait la grille d’entrée

Nancy regarda dans l’antichambre.

« C’est le maître, cria l’une des servantes sortant de la salle à manger toute en désordre, et Madame, et Mlle Halliday, et Mlle Paget, toute la maison enfin !

— Charlotte ici ! s’écria Valentin. Vous rêvez, ma fille.

— Et vous me disiez qu’elle était mourante ! dit Nancy avec un air triomphant. Qu’est-ce que devient maintenant votre belle histoire ?

— C’est Mlle Halliday, cria la servante en ouvrant la porte. Ah ! mon Dieu, s’écria-t-elle en retournant la tête dans l’antichambre avec une expression chagrine, comme elle paraît mal ! »

Valentin se précipita sur la grille. Oui, il y avait là deux voitures, dont l’une contenait les bagages ; les deux cochers étaient affairés contre les portières de leurs véhicules ; un petit groupe de passants s’était formé et attendait pour voir descendre la malade. C’était presque aussi lugubre qu’un enterrement.

« Oh ! qu’elle est pâle ! s’écria une jeune fille avec un enfant dans ses bras.

— Elle est mourante, la pauvre enfant, » dit une femme de manière à être entendue de celle qui était près d’elle.

Valentin se jeta au milieu du groupe de curieux, écarta la jeune fille qui portait l’enfant et la servante qui s’était précipitée à sa suite, Sheldon, le cocher, et tous ceux qui se trouvaient là ; et un instant après Charlotte était dans ses bras et il la portait dans l’intérieur de la maison.

Il croyait faire un rêve et toute cette force exceptionnelle, que l’on sent quelquefois dans les rêves, Valentin la sentait en lui.

Il transporta son cher fardeau dans le cabinet, suivi par Sheldon et Diana.

Le visage qui était appuyé sur son épaule était d’une blancheur qui tranchait d’une manière frappante sur le drap bleu foncé de son habit, la main qu’il serrait dans la sienne, ah ! comme elle était faible et sans ressort.

« Valentin, dit la jeune fille d’une voix endormie et en levant les yeux sur son visage, est-ce vous ?… j’ai été si malade, si fatiguée, qu’ils ont voulu me ramener ici, pour être plus près des docteurs, a dit papa. Croyez-vous qu’il y ait des docteurs capables de me guérir ?

— Oui, chère, avec l’aide de Dieu ! Je suis heureux qu’on vous ait ramenée ici. Et maintenant il faut que je me sauve, dit-il après avoir installé Charlotte dans le fauteuil de Sheldon, je ne serai absent que fort peu de temps, ma chérie. J’ai vu un docteur dans lequel j’ai plus de confiance qu’en M. Doddleson. Je vais le chercher, ma chérie, ajouta-t-il tendrement, en sentant une faible pression de sa main qui cherchait à le retenir. Je ne serai pas long. Pensez-vous que je ne m’empresserai pas de revenir auprès de vous ? Ma bien-aimée, quand je serai revenu près de vous, j’y resterai et pour toujours. »

Elle était trop malade pour remarquer le sens de ces paroles, tout ce qu’elle savait, c’est qu’elle y trouvait plaisir.

Il se précipita hors de la chambre. En moins d’une heure il devait être à l’embarcadère du Pont de Londres, où, selon toutes les probabilités, le train de cinq heures emporterait le docteur Jedd à Saint-Léonard et c’est dans le docteur Jedd qu’il plaçait son principal espoir.

« Me croyez-vous, maintenant ? demanda-t-il à Nancy en traversant l’antichambre.

— Oui, répondit-elle à voix basse, et je ferai ce que vous attendez de moi. »

Elle prit la main du jeune homme dans sa main ridée et la serra vigoureusement.

Il sentit que dans cette ferme pression il y avait une promesse aussi sacrée que les serments les plus solennels enregistrés sur cette terre.

Il rencontra Sheldon sur le seuil et passa devant lui sans lui dire un mot. Le temps pouvait venir où il aurait besoin de dissimuler ses pensées sous un masque de civilité hypocrite envers cet homme ; mais il ne s’y était pas encore préparé.

À la grille, il trouva George.

« Qu’arrive-t-il ? demanda l’homme de loi.

— Avez-vous envoyé votre message ?

— Oui, j’ai adressé un télégramme à Philippe.

— C’est de la peine perdue. Il l’a ramenée à la maison.

— Qu’est-ce que cela veut dire ?

— Qui sait ?… Plaise à Dieu qu’il ait fait un faux calcul. J’ai bien examiné Charlotte et le mal n’a pas empiré. Je vais chercher le docteur Jedd.

— Et vous ne craignez pas que Philippe ne flaire le piège ?

— Je ne crains plus rien de lui désormais. S’il n’est pas trop tard pour la sauver, nous la sauverons. »

Il ne s’arrêta pas plus longtemps et s’élança dans son cab.

« À l’embarcadère du Pont de Londres ! Il faut que nous y soyons un quart d’heure avant cinq heures, » dit-il au cocher.

George n’alla pas plus loin que la grille, sur les domaines de son frère.

« Je me demande si les gens de Barrow feront suivre le télégramme, pensa-t-il. Cela serait peu agréable pour Orcott. Mais il y a dix à parier contre un qu’ils n’en feront rien. La condition normale de tout loueur de logements meublés dans les localités sur les bords de la mer est un état qui touche de très-près à l’idiotisme. »